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Pour dépasser une confusion préjudiciable au débat politique en France.
A l’occasion de la sortie de « La fin du capitalisme…et après ? de Lucien Pfeiffer, Ed Yves Michel, mars 2006
L’identification
fautive du libéralisme et du capitalisme pousse le débat politique
français dans une impasse. Le quiproquo est d’autant plus
inextricable que la confusion est entretenue aussi bien par les
défenseurs du libéralisme que par ses ennemis. Or, il n’y a finalement
pas grand rapport entre cette philosophie générale de la vie
en société qu’est le libéralisme, dont les retombées irriguent
également les domaines économique, social et politique, et ce régime
économique moderne de l’entreprise et de la production de
richesses qu’est le capitalisme, susceptible d’être lui-même plus ou
moins libéral d’ailleurs. Au mieux, leur intersection est limitée, sans
recoupement, au domaine économique. D’où l’épuisement
des libéraux (doctrinaires ou politiques) dans un combat sisyphien
de défense des intérêts particuliers des patrons, du syndicalisme
patronal et des grandes entreprises qui n’est pas le leur et
les empêche par avance de pouvoir capter la sympathie réelle de
larges couches de la société civile. D’où le refus de la gauche
d’avancer résolument vers des solutions qui pourraient ressembler à
des concessions idéologiques à l’égard du patronat et du pouvoir
économique installé.
Pourtant la
distinction entre libéralisme et capitalisme est une clé. Elle permet de
comprendre la plupart des positions très peu libérales des
organisations professionnelles et du monde patronal en général, dans
lesquels se retrouve la vaste majorité des entreprises existantes : pour les subventions, pour les
niches fiscales, pour le protectionnisme, rebaptisé depuis peu patriotisme économique ; contre les « class actions » et en général contre
« l’excès » de réglementation protectrice des consommateurs (qui
vise pourtant à compenser dans la plus pure ligne du droit civil des
contrats l’asymétrie d’information entre les
particuliers et les professionnels), contre le droit de la
concurrence etc. D’une manière générale, d’un point de vue libéral, les
chefs d’entreprises, individuellement ou coalisés, en
France ou ailleurs, tiennent un discours opportuniste, traduisant le
point de vue exclusif du producteur, par principe favorable aux
libertés qui l’arrangent et défavorable aux libertés qui le
dérangent. Incohérence doctrinale logique et inhérente à la position
d’hommes d’affaires ayant des intérêts importants et multiples à
défendre à court terme, parfois semblables, parfois
divergents, parfois même contradictoires.
Le meilleur exemple
de cette incohérence doctrinale, tiré de l’actualité, est la position
des grands groupes franco-européens vis-à-vis des offres
publiques d’achat (c’est-à-dire une des opportunités les plus
solidement établies du marché financier) comme Suez, Arcelor ou Danone :
pour le rachat d’Electrabel par Suez et contre son
opéabilité par Enel, pour l’OPA d’Arcelor sur Dofasco et contre
l’OPA de Mittal sur Arcelor et contre toute OPA en ce qui concerne
Danone. La même incohérence est observable aux Etats-Unis
lorsqu’une société pétrolière de petite taille est « menacée »
d’être rachetée par une entreprise chinoise, lorsque des fonds d’Arabie
Saoudite sont sur le point d’opéer une société
détentrice de ports américains, ou lorsque le péril nippon menaçait.
Ce discours de circonstance purement patronal et de défense d’intérêts
acquis, anti-libéral à la lettre, est bien la preuve
que le discours capitaliste, opportuniste selon les circonstances et
les positionnements ne peut se confondre avec l’expression d’une
doctrine libérale ancrée sur le respect des règles de marché,
par définition contestataire à l’égard de la fortune installée,
favorable au nouvel entrant et au nouveau venu. De la même façon, on
considère trop souvent une politique américaine
« probusiness » comme libérale alors qu’elle est simplement
« pro-capitaliste », faisant primer l’intérêt des producteurs américains
installés sur celui des consommateurs
américains et a fortiori étrangers, à rebours de la perspective
libérale qui subordonne logiquement l’intérêt du producteur à celui du
consommateur dans la coopération sociale. Les économistes
libéraux comme Adam Smith ou Bastiat, loin d’identifier libéralisme
et discours patronal, industrialiste ou capitaliste, comme on le fait si
souvent aujourd’hui dans une défense brouillonne,
n’avaient aucun doute sur l’existence d’une contradiction
fondamentale et insurmontable entre l’intérêt des chefs d’entreprises et
la liberté économique symbolisée par la libre concurrence, qui
bénéficie en réalité au consommateur final en augmentant sa liberté
de choix.
Le libéralisme une philosophie politique générale de limitation du pouvoir par le pouvoir
La philosophie
libérale prise en son sens le plus général est une philosophie
originellement de gauche qui domina dans le premier temps l’esprit de
la révolution française : refus de l’arbitraire du Prince et du
favoritisme à remplacer par des lois générales s’imposant à tous sans
exception (« rule of law » dans l’univers
anglo-saxon), abolition des privilèges, contestation de l’excès de
pouvoir, le libéralisme est une philosophie de partage du pouvoir et de
revendication de justice égale pour tous, une
philosophie méritocratique qui aspire à substituer le talent
vérifiable à l’héritage du rang par le sang comme facteur de promotion
sociale, à ouvrir les fenêtres de la société pour faire de la
place à ceux qui n’ont pas pignon sur rue, à faire droit à
l’initiative individuelle et à la récompenser. Elle accorde une place
essentielle à la notion de responsabilité individuelle (qu’il
s’agisse de personne physique ou morale) qu’elle considère comme le
principal facteur d’harmonisation de l’intérêt individuel avec l’intérêt
général, de l’autorégulation et de la dynamique
sociales, et qu’elle définit techniquement comme le fait d’avoir à
éprouver, de ne pas être empêché d’éprouver, positivement ou
négativement, les conséquences de ses actes. On le constate en
passant, par rapport à une image contemporaine systématiquement
déformante, le libéralisme n’est donc ni originairement droitier, ni
principalement économique.
Elle s’exprime de manière cohérente sur les plans politique,
par les « checks and balances » mis en œuvre par la
constitution américaine qui a, elle, pris Montesquieu au sérieux
(contrôles et contrepouvoirs ou séparation des pouvoirs propre à la
démocratie parlementaire, élection à intervalle régulier des
dirigeants), économique par le « laissez-faire laissez passer » physiocratique (liberté du commerce et de l’industrie
et libre échange) et social, par la « libre
association » des hommes (syndicalisme, mutualisme, confessionnalisme,
associationnisme) pour les fins les plus diverses qui
sont les leurs, sans privilège ni monopole, chaque association
devant faire la preuve par ses adhésions et ses cotisations, les dons et
les legs qu’elle reçoit, de son utilité sociale et de sa
capacité à perdurer. La dimension sociale du libéralisme (qui a
également pu être celle du capitalisme) ne doit en effet pas être
oubliée, même si elle est la moins connue ou la plus oubliée,
puisque c’est à l’auto-organisation sociale, souvent patronale,
parfois ouvrière, que l’on doit attribuer tous les développements de la
protection sociale au 19 ème et 20 ème siècle auxquels la
gauche marxiste s’opposait alors violemment puisque ces réformes
retardaient d’autant le Grand Soir. Elle est aujourd’hui encore la plus
prometteuse. Bien sûr, ces « mots d’ordre » du
libéralisme dans toutes ses dimensions, sont à prendre comme des
expressions de tendances dans un environnement donné et non comme des
modes d’emploi absolus à prendre ou à laisser, ou bien à
appliquer sans réflexion et sans nuance du jour au lendemain dans
n’importe quel contexte. La simplicité des slogans du libéralisme ne
peut en effet en aucun cas dispenser les libéraux de
réfléchir aux stratégies politiques adaptées aux contextes
spécifiques, dont dépend in fine la réussite des réformes
« libérales » ou a fortiori laisser penser que les libéraux
d’aujourd’hui, tels les révolutionnaires d’hier, disposent des
recettes toutes faites et d’emploi universel de la réforme politique
économique et sociale. La qualité éventuelle du contenu ne
préjuge pas du succès de la méthode.
Cette philosophie
politique générale est en principe celle qui est la plus à même de
répondre aux légitimes appétits et intérêts des nouveaux venus
dans la société civile, dans la vie économique et politique, qu’il
s’agisse des jeunes à chaque génération, des étrangers de passage, des
immigrés ou de ceux que les circonstances de la vie ont
pu un moment marginaliser. Dans la crise actuelle du modèle
français, au lieu de servir de bouc émissaire facile, propice à
l’inaction et finalement au défaitisme, elle devrait faire l’objet d’un
consensus général tant elle fournit de clés méthodologiques et de
ressources possibles pour débloquer les impasses. Comment résoudre, par
exemple, les problèmes du modèle centralisé d’éducation
nationale sinon en élargissant les marges de manœuvre et les
responsabilités des acteurs de terrain de l’école publique, des
collèges, des lycées et des universités, en arrêtant de brider les
énergies individuelles qui ne demandent qu’à s’exprimer et les
initiatives prometteuses ? Comment progresser sans accepter de passer à
la méfiance institutionnalisée a priori que traduisent
des directives centralisées à la confiance dans des personnes
évaluées a posteriori ? Comment faire émerger des solutions nouvelles
adaptées à une réalité foisonnante sans expérimenter la
liberté scolaire dans des conditions de concurrence décentes par
rapport à l’enseignement public au moyen par exemple d’un chèque
scolaire remis aux contribuables ou de toute autre formule viable
?
Par quel aveuglement
généralisé notre pays et son « opinion élitaire » en est-elle venue à
vouer aux gémonies la planche de salut et la
solution de bon sens pour ceux-là mêmes qu’elle prétend s’acharner à
défendre ? Au rejet du vivier des meilleurs remèdes, de la créativité
sociale et politique par l’application conséquente du
principe de subsidiarité et l’expérimentation de « variantes
institutionnelles » alors même que le blocage d’un système centralisé et
la crise des structures existantes sont
devenus patents ? L’histoire intellectuelle et sociale en rend
compte, par le virage du socialisme français vers le marxisme en
particulier et le socialisme réel, rejetant autogestion,
décentralisation et négligeant le champ expérimental de l’économie
sociale. Mais la confusion intellectuelle entre libéralisme et
capitalisme et le nœud intellectuel qui en résulte, des deux
côtés de l’échiquier politique et social, doctrinalement bloquante, y
jouent peut-être un plus grand rôle encore que l’idéologisation des
problématiques sociales ou « l’égoïsme
collectif » des nouvelles corporations.
Le capitalisme un régime économique induit par le développement de la société de capitaux
Le capitalisme de son
côté n’est ni une doctrine, ni une philosophie sociétale, mais un fait
social et historique : le régime économique devenu
prédominant dans les « temps modernes », avec l’apparition et
l’expansion de la société de capitaux. Un régime économique qui n’est au
demeurant pas exclusif des régimes économiques
antérieurs de « l’entreprendre » : les entreprises individuelles
représentent aujourd’hui plus d’un tiers de 3,3 millions d’entreprises
actives de toute nature, les associations et
sociétés civiles plus d’un quart. Le capitalisme n’a donc pas aboli,
contrairement à certaines prophéties ou même à l’analyse
schumpétérienne, la propriété individuelle et la petite
entreprise.
Le capitalisme ne se
place donc pas sur le même plan que le libéralisme, même s’il en est un
des fruits sur le plan économique. Il ne concerne de
fait que le champ économique et dans ce champ économique, la partie
qui est la plus en vue et dont l’esprit inspire l’ensemble, même si elle
n’est pas nécessairement représentative du point de
vue de tous les entrepreneurs et spontanément accordé au point de
vue du consommateur ou du client. A la limite, la défense du
capitalisme, dans le cadre d’une complicité « naturelle »
entre grands dirigeants pour diverses raisons, principalement
sociologiques, peut revêtir un aspect d’attaque frontale contre une
vision libérale de la vie économique visant à limiter le pouvoir
de marché des plus grands acteurs par la contestation des monopoles
(dont le démantèlement des grands monopoles institutionnels est un
aspect essentiel) et des abus de position dominante devant
les tribunaux. En tout cas, une politique pro-capitaliste au sens où
elle défendrait les grandes entreprises en général ou celles d’un pays
particulier, est loin d’être en soi et de ce fait une
politique libérale. On se rappellera ici d’ailleurs la réticence
libérale lors du développement de la société de capitaux au 19 ème
siècle, tenant à la limitation de la responsabilité
patrimoniale du « capitaliste » à la hauteur de ses apports dans la
société anonyme (d’où la préférence des entrepreneurs authentiquement
libéraux dans leurs conceptions comme les
Michelin pour la société en commandite par actions par rapport à la
société anonyme).
Comme l’a démontré
l’entreprenant penseur Lucien Pfeiffer, et lui seul à notre
connaissance, le capitalisme, c’est-à-dire le régime économique
induit par le développement de la société de capitaux, doit son
succès à l’invention d’une modalité de couverture du risque économique
permettant de dépasser (sans l’abolir) sa couverture
traditionnelle dans l’économie rurale par le prêt à gage. Si
l’entrepreneur emprunteur échoue dans l’entreprise rendue possible par
le prêteur de fonds auquel il s’est adressé pour se lancer, il
est à la fois lui-même ruiné et il reste de surcroît débiteur de la
somme empruntée, intérêts et capital. Cette situation d’échec de
l’emprunteur est en fait l’une des principales sources
traditionnelles du salariat, du servage et même, lorsqu’il n’est pas
aboli, de l’esclavage. Le capitalisme s’est éloigné de ce schéma en
accommodant à la vie économique en général et au droit des
sociétés « terrestres » les règles du prêt à la grosse aventure
mises au point ou redécouvertes à l’occasion du commerce avec les pays
du nouveau Monde, qui font jouer au capitaliste le
noble rôle d’assureur du risque de perte économique. Ce faisant la
société de capitaux a permis à la coopération de la fortune installée et
des entrepreneurs dépourvus de moyens suffisants pour
entreprendre par eux-mêmes de franchir un palier important. Elle a
permis à l’entreprise de changer de dimension et a ainsi fourni le
déclic institutionnel au développement occidental. Elle a en
fait permis l’essor industriel de l’Europe et du Nouveau Monde
caractéristique des temps modernes.
Les règles du prêt à
la grosse aventure permettaient en effet aux apporteurs de capitaux
d’accepter les risques économiques particuliers liés au
transport maritime intercontinental en associant le prêteur aux
bénéfices de l’aventure en contrepartie du renoncement au remboursement
du prêt en cas de naufrage. Il en va ainsi pour l’apporteur
de capitaux dans la société anonyme emblématique de la société de
capitaux : en contrepartie de l’acceptation du risque de perte sans
recours de ce capital, il prend le contrôle de
l’entreprise en s’appropriant la société dont il constitue le
« capital » par ses apports en nature ou en espèces, dans le but d’en
maîtriser la gestion et d’en minimiser les risques.
Il reçoit de ce fait les bénéfices de cette aventure terrestre
aléatoire tant qu’elle se déroule favorablement, et absorbe directement
les pertes dans le cas contraire (absence de dividendes et
éventuellement consommation du capital investi ou
« appauvrissement »).
Cette mécanique
juridique explique le succès du capitalisme et son rôle dans l’essor
occidental, qui a été sans rival, et est désormais mondialisé.
La société de capitaux a en effet permis d’augmenter la taille de
l’entreprise en deux temps et a ainsi rendu possible les grandes
aventures industrielles des 19ème et 20ème
siècles. Par son principe même dans un premier temps, qui permet
d’associer la fortune traditionnellement foncière et immobilière et les
entreprenants et ingénieux moins fortunés, au moyen de la
société de capitaux et des règles de partage des bénéfices. Par
l’organisation de la coopération entre « capitalistes » plus ou moins
fortunés dans un second temps via l’appel public à
l’épargne des sociétés de capitaux sur les bourses de valeurs
mobilières, dont l’apparition puis la sophistication ont contribué à
façonner le paysage économique et financier
« capitaliste » qui nous est désormais devenu familier, même s’il ne
concerne aujourd’hui encore qu’un nombre tout compte fait limité
d’entreprises (un millier au plus toutes cotes
confondues en France). Les actionnaires majoritaires qui
administrent les entreprises obtiennent ainsi le moyen en partageant les
bénéfices de multiplier les occasions de bénéfices et de mettre
en permanence au point de nouveaux produits, les évolutions
relatives de la profitabilité, réelle ou anticipée, des entreprises
servant de guide à leurs investissements. C’est donc un régime
économique bien adapté au lancement de grandes entreprises,
d’activités fortement « capitalistiques » comme l’on dit, de nouveaux
produits nécessitant des phases de recherche et de
développement, de nouveaux services sur une grande échelle, qui
n’auraient pas pu être inventés ou développés sans lui. Et c’est un
régime qui incorpore sa propre dynamique puisqu’il est animé
par le moteur de l’intérêt individuel ou familial, lequel garantit
en principe la réactivité des propriétaires de l’entreprise, associés ou
actionnaires, aux innovations des concurrents destinées
à séduire les consommateurs dans un modèle économique où l’offre
crée la demande.
L’innovation
institutionnelle évidente à la réflexion dont découle le capitalisme
est pourtant restée inaperçue dans la littérature qui
traite du capitalisme ou du développement
Il est juste d’ouvrir ici une parenthèse sur la portée de la découverte de Lucien Pfeiffer, même si lui-même ne s’y attarde pas.
Ni l’invention très
terre à terre du licol de cheval au 12 ème siècle, qui permet
d’appliquer la force animale à la traction de la charrue, à
laquelle Georges Duby prête une vertu décisive, ni, à l’autre
extrême du spectre des explications, la révolution philosophique
galiléo-cartésienne au 17 ème siècle censée permettre la
mathématisation du monde et donc, comme par miracle, son
arraisonnement par la technique selon Heidegger, ni l’explication
religieuse mise en avant par Max Weber, selon laquelle l’éthique
protestante aurait rendu possible l’apparition au 16 ème siècle de
l’esprit du capitalisme (alors que le capitalisme prend historiquement
son essor en Europe dans la très catholique Lombardie et
en Italie du Nord en général près de deux siècles auparavant comme
l’a bien montré Murray Rothbard), ni l’invention de la comptabilité en
partie double vers le 13 ème siècle, que Goethe
considérait comme l’une des plus belles inventions de l’esprit
humain, ne permettent plausiblement de comprendre pourquoi l’Occident à
partir de la Renaissance a décollé par rapport à une Chine
scientifiquement et techniquement plus avancée que l’Europe.
En revanche, le
mécanisme de la société de capitaux permet bien, lui et lui seul à vrai
dire, de comprendre l’intérêt que les hommes fortunés ont eu
à devenir des capitaines d’industrie et à transformer le monde en
s’accordant avec les entreprenants moins fortunés. Cette explication,
quoique « non homologuée » par l’histoire
officielle de la pensée, et même de la pensée économique, et qui
semble, il est vrai, une fois formulée, presque tautologique, paraît
donc bien être la seule qui soit à la hauteur du phénomène à
expliquer, en intégrant le facteur humain de la motivation à agir.
L’écart « orthogonal » de développement entre l’Orient et l’Occident ne
peut pas être d’origine purement
intellectuelle ou « idéaliste », et relever, tel un « deus ex
machina », d’une simple différence philosophique, culturelle ou
religieuse. Il ne peut pas plus sérieusement
résulter, dans une perspective matérialiste symétriquement inverse,
de découvertes purement matérielle ou technique, aussi importantes
soient-elles. Mais il peut bien être le produit d’un facteur
juridico-économique, d’une innovation institutionnelle de grande
portée, qui a permis d’une part à la source « constante » et universelle
de motivation des hommes qu’est leur intérêt
personnel ou collectif, de trouver un débouché nouveau et, qui
d’autre part, a fourni au goût permanent et largement réparti
d’entreprendre des hommes des moyens décuplés de s’exprimer. La
formule de la société de capitaux permet de comprendre pourquoi et
comment tant d’énergie humaine a désormais pu être canalisée dans
l’activité économique.
Mais l’inventeur de
cette explication génialement simple n’a pas pour objectif suprême de
faire breveter sa découverte et de la voir enfin
homologuer par l’Académie des sciences morales et politiques, car il
pense pour agir et faire progresser la société en réformateur qu’il est
et non pour se contenter de faire oeuvre de penseur.
Il pense mieux le développement de l’Occident que les penseurs
professionnels ne l’ont fait, mais sa découverte faite, et une fois
posée devant nous et « en nous » avec l’évidence
incontournable des choses vraies, il ne s’arrête pas là et veut nous
emmener tout de suite plus loin, alors même que nous voudrions prendre
le temps de savourer cette précieuse étape de la
pensée. Et c’est ici qu’il devient important de comprendre que le
libéralisme, l’imagination au pouvoir en matière d’organisation sociale
dès lors qu’on ne nuit pas à autrui ou on ne le lèse pas,
peut nous conduire plus loin que le capitalisme, ne serait-ce que,
si l’on veut revenir au point de départ du raisonnement avant d’aller
plus loin, parce qu’il y a d’autres manières de couvrir le
risque économique que celle fournie par la société de capitaux,
telle celles que peuvent fournir, à l’extérieur de l’entreprise, les
sociétés d’assurance. Celles-ci ont d’ailleurs déjà bien
défriché le sujet.
La société de capitaux n’est pas nécessairement le cadre indépassable de « l’entreprendre »
Le régime économique
capitaliste incorpore, observe aussitôt Lucien Pfeiffer, une sorte de
défaut constitutif, qui expliquerait le malaise
économique croissant, en particulier dans les grandes entreprises
contemporaines, publiques ou privées, et la recherche intense et
multiple en provenance d’horizons les plus divers de nouvelles
formes de coopération sociale pour entreprendre autrement dans un
cadre libéral. Les salariés, qui font vivre et prospérer l’entreprise,
sont étrangers à la société, même s’ils en sont des
co-contractants privilégiés, alors que les propriétaires de la
société, qui sont les décideurs du sort de l’entreprise, peuvent lui
rester parfaitement extérieurs. Il rejoint ainsi la littérature
retraçant les conflits d’intérêts entre « stake-holders » et
« stock-holders ». La rémunération des salariés qui travaillent dans
l’entreprise entre dans le prix de revient à
soustraire du prix de vente pour déterminer le bénéfice légitime de
la société. Elle constitue un coût fixe pour l’entreprise et, par
conséquent met en opposition l’intérêt du capitaliste et du
salarié, du moins à court terme, puisqu’ils sont « dans le même
bateau » tant que la société n’est pas dissoute. Comme le disait Alfred
Sauvy le travail, dans ce cadre, devient un
simple passif : un mal nécessaire. On doit donc pouvoir imaginer des
modalités d’entreprendre, des innovations institutionnelles, qui
surmontent ce hiatus propre à la société de
capitaux.
C’est une gerbe de ce
genre d’institutions nouvelles que propose Lucien Pfeiffer dans son
dernier livre : l’abolition possible du salariat dans
une société de partenaires dont la rémunération proviendrait
exclusivement des résultats de l’entreprise, la rémunération des moyens
de production entrant dans le prix de revient ; le
développement parallèle du métier de gestionnaire des moyens de
production pour répondre à la demande d’un nouveau type de sociétés
dépourvues de moyens de production propres, c’est-à-dire la
sortie du crédit-bail du corset bancaire qui en limite le potentiel
et les fonctionnalités ; l’extension de la technique du crédit-bail,
dont il fut l’inventeur en France, à la propriété de
l’entreprise, pour que les résultats mêmes de l’entreprise
permettent une accession de plein droit des entrepreneurs sans fortune à
la propriété de leur entreprise grâce à un nouveau fonds
commun : le FC4P (fonds commun de prise de participation provisoire)
; le développement de l’assurance externe du risque économique propre à
la vie des affaires par les mécanismes
assurantiels pour fournir une alternative à la modalité capitaliste
de couverture interne du risque de l’entreprise.
Comme on l’a vu, à
l’aide de notre détour par le tréfonds institutionnel du capitalisme, il
n’y a en fait pas de vrai rapport entre capitalisme et
libéralisme même économique. Les exemples ci-dessus montrent que le
libéralisme peut ouvrir « l’entreprendre » à d’autres modalités de
coopération humaine dans le but de servir autrui,
aussi valables d’un point de vue libéral, que la modalité
capitaliste, pourvu que ces modalités restent contractuelles et non
contraintes, qu’elles lui préexistent, co-existent avec elle ou
soient encore à inventer. Si le libéralisme d’un point de vue
économique inclut le capitalisme comme le genre inclut l’espèce, c’est
donc sans exclusive ni « préférence » en toute
rigueur de termes. Il n’y a aucune bi-univocité entre capitalisme et
libéralisme. Le potentiel libéral est en réalité illimité.
A la
limite il peut exister un capitalisme foncièrement non-libéral et un
communisme libéral et par conséquent des évolutions plus ou
moins libérales du capitalisme
La preuve de la
nécessité de cette distinction est apportée par l’existence de types de
capitalisme, comme le « capitalisme monopoliste
d’Etat » dans lequel les relations sociales « patron-salariés » sont
finalement peu différentes de la grande entreprise capitaliste privée.
Comme si les nationalisations se
révélaient incapables de faire émerger quoique ce soit de nouveau
dans ce domaine si ce n’est peut-être le « pire » et dans lequel le
risque, souvent grand et parfois inconsidéré, est
assumé, à la place de l’actionnaire privé, par le
citoyen-contribuable, ce qui est parfaitement critiquable d’un point de
vue libéral. A l’inverse, il existe des formes de communisme, comme
celui
des monastères, en vertu duquel moines et moniales renoncent à toute
forme de propriété individuelle (on ne peut par exemple même pas leur
faire un don individuel puisqu’ils ne peuvent ouvrir un
compte bancaire à leur nom) parfaitement admissibles dans une
société libérale, dès lors que cette dépossession totale est
volontairement consentie et même recherchée au moyen du vœu de pauvreté.
L’existence d’un capitalisme anti-libéral, monopoliste d’Etat ou
monopoliste tout court, et d’un communisme libéralement impeccable
apportent donc bien la preuve par neuf de la nécessaire
distinction entre libéralisme et capitalisme. En tout cas le libéral, pour reprendre une phraséologie passée de mode et qui avait son charme, n’a pas, en tant que tel,
une vocation particulière à être le « suppôt du Grand Capital » ou son avocat systématique.
Un libéralisme
critique du capitalisme est donc parfaitement admissible (alors qu’en
revanche l’inverse est inconcevable) comme l’a finalement bien
compris Jean-Yves Calvez l’un des nombreux et classiques
pourfendeurs des deux soi-disant frères jumeaux au nom de la doctrine
sociale de l’Eglise ou Zeev Sternhell. Certains développements,
internes au capitalisme, comme le développement de l’actionnariat
salarié et le regard renouvelé que certains portent sur les fonds de
pension après une première réaction réflexe de rejet
montrent par ailleurs la plasticité du capitalisme dans un sens de
rééquilibrage du pouvoir entre salariés et actionnaires d’une part,
dirigeants et actionnaires, minoritaires en particulier,
d’autre part. Il convient donc de se garder de tout nouveau
manichéisme, et d’avoir présent à l’esprit que le capitalisme lui-même,
qui n’est pas une réalité monolithique, est susceptible
d’évoluer de l’intérieur par conviction propre des dirigeants ou
sous la pression des actionnaires, des parties prenantes, des événements
ou du débat démocratique dans un sens plus ou moins
libéral, plus ou moins transparent, plus ou moins équilibré.
Mais en admettant que
certaines caractéristiques du capitalisme, en particulier les avatars
récents d’un capitalisme fonctionnarisé marqués par le
développement des « compensations » discrétionnaires, des « golden
parachutes » et des options d’achat d’actions, qui tendent à transformer
le capitaine d’industrie d’hier en
corsaire assuré tous risques et mieux garanti que des salariés qui
sont censés avoir opté pour la sécurité aux dépens du profit ; en
admettant que les pratiques managériales d’un nombre
grandissant de grandes entreprises « capitalistes » de type Enron ou
Vivendi , tant publiques que privées d’ailleurs, deviennent
critiquables et suscitent un rejet croissant, on perçoit
alors l’urgence de soigneusement préserver la distinction entre
capitalisme et libéralisme, sauf à vouloir condamner la porte de sortie
de la crise de sens de notre société et fermer la porte de
la réforme. Pour celui-ci, qui reste le parti du mouvement et de
l’évolution pacifique, les clés de l’avenir et l’invention des solutions
aux problèmes de chaque temps relèvent du champ
contractuel, de la créativité individuelle, sociale et
institutionnelle, dont le déploiement passe par l’initiative personnelle
ou par le débat et la coopération multidimensionnels au sein de la
société civile et politique.
La réforme sociale passe donc par une clarification doctrinale qui ne saurait faire l’économie du libéralisme
Et c’est pour cela
que l’on ne peut prétendre se passer du « libéralisme » comme doctrine
de ralliement, au moins de la chose, sinon du
nom. Le mot est en effet tellement empoisonné et le consensus
anti-libéral est si étendu en France, que l’on peut bien se demander si
l’entreprise visant à redonner du lustre au
« libéralisme », en le distinguant du concept trop étriqué de
« capitalisme » (terme repris de Marx son inventeur qui a choisi à
dessein ce mot impopulaire dès l’origine et de
son temps, pour servir de repoussoir « dialectique » au socialisme)
n’est pas vaine et condamnée à l’avance. Nous ne pouvons ici qu’exprimer
une conviction : on ne pourra pas bâtir
une société d’initiatives et de participation, organisée selon le
principe de subsidiarité pour laisser faire à tous les niveaux ceux qui
ont la volonté et la capacité de régler les problèmes
(dont aucun n’est insurmontable à dire vrai) et de faire avancer les
choses ou d’en construire de nouvelles, contre la doctrine générale des
libertés et de la créativité humaine qu’est le
libéralisme, loin de tout conservatisme. Régime libéral et
perfectibilité sociétale s’impliquent réciproquement de facto.
Le consensus en
faveur du libéralisme politique en est un témoignage encourageant :
comment être sérieusement libéral en politique et
anti-libéral en économie ? Le marché, loin d’être
cette abstraction que dénoncent encore, en France, les anti-libéraux en
droit, n’est en réalité rien d’autre que le
parlement de l’économie, dont la criée sur les
bourses de valeurs mobilières ou dans les ports de pêche donnait ou
donne encore la meilleure image : la recherche par
tâtonnement, essais et erreurs parfois, du meilleur compromis social
possible entre toutes les partie prenantes, dont les intérêts sont
divergents (le vendeur veut vendre le plus cher possible,
l’acheteur veut le meilleur rapport qualité / prix) mais
complémentaires (le vendeur a besoin de l’argent de l’acheteur,
l’acheteur a besoin du bien ou du service du vendeur). Le marché n’est
d’ailleurs pas défendu comme une abstraction « substantialisée » par
les libéraux eux mêmes, contrairement au reproche que leur font leurs
adversaires, mais comme la structure de
coopération spontanée des personnes et des « maisons » dans une
économie monétaire : le marché, ce sont les autres en face de moi que je
sers et chez qui je me sers (coopération),
en tenant compte des autres autour de moi qui ont des appétits
concurrents dont je dois tenir compte pour parvenir à mes fins
(concurrence). Le marché, ce sont toujours « les autres »,
en face ou à côté de moi. L’économie de marché, rendu possible par
la monnaie, n’est rien d’autre que la libre coopération humaine régulée
par la concurrence (simple moyen, mais en pratique
essentiel comme facteur de dynamisme du producteur pour capturer les
votes monétaires du consommateur, au service de cette coopération
mutuelle) et surveillée par les tribunaux, c’est-à-dire se
déroulant dans le cadre du droit civil et commercial.
Que proposent
d’ailleurs concrètement ceux qui, en économie, faute d’argument
rationnel, sont contraints aux artifices rhétoriques et se révoltent
par exemple contre la « dictature des marchés » ? L’état patron qui a
partout fait faillite ? Aucun libéral impartial et non doctrinaire ne
peut laisser entendre que tous les
hommes soient parfaits et nier qu’il existe des exploitations de
situation ou des abus de pouvoir de marché en ce bas monde que nous
savons tous, indépendamment de nos préférences doctrinales,
être plein d’injustices diverses liées à nos convoitises. Aucun libéral ne soutiendra que l’économie de marché libre soit le paradis sur la terre, car l’évolutionnisme libéral s’oppose à
l’utopie révolutionnaire. Elle peut même être qualifiée de pire des régimes, à l’exception de tous les autres.
C’est la vraie raison de son universalisation, par-delà les décombres
du
socialisme réel et de l’économie mixte, dans une très large gamme de
variétés régionales et nationales, propres à un régime par définition
ouvert à la diversité des traditions et des mœurs.
L’anti-libéralisme économique est devenu de ce fait, partout où il
subsiste, une impasse théorique et pratique.
Autre encouragement à
ne pas se priver de cette reviviscence nécessaire du libéralisme : le
rejet du libéralisme ne semble pouvoir se
maintenir, après la chute du Mur de Berlin et l’effondrement du
socialisme réel à l’Est et au Sud, qu’au moyen de son travestissement
sous le terme d’ultralibéralisme, procédé dialectique
conservatoire mis au point par les socialistes occidentaux afin de
poursuivre le même combat, tout en faisant semblant de reprendre à leur
compte et d’adopter le terme « libéral » et
son contenu doctrinal qui, dans les pays du socialisme réel, faisait
évidemment, à leur grand dam, l’objet d’une vénération consensuelle
chez tous les opposants à la « dictature du
prolétariat ».
La remise en
mouvement volontaire de la société civile et de la société politique
françaises passe donc à nos yeux par cette clarification
doctrinale préalable et une réhabilitation non honteuse du
libéralisme, le mot et la chose, même si cela doit prendre un peu de
temps et passe par quelques ralliements médiatiques d’intellectuels
de gauche, qui n’osent pas encore aujourd’hui franchir ce Rubicon.
Cette clarification, en mettant fin à ce grand écart intellectuel
déchirant entre « les libéralismes » et en nous
réconciliant en profondeur avec l’une de nos grandes traditions,
entraînera un retour de la confiance en soi et de l’estime de soi,
individuelle et collective. Elle rendra possible un
retournement positif de l’opinion éclairée et publique en faveur des
idées et des valeurs libérales, et même du terme de « libéralisme ».
Celui-ci n’a cependant pas nécessairement
besoin d’être agité en permanence comme un chiffon rouge devant les
yeux de ceux pour qui une propagande anti-libérale en a fait un
épouvantail sans retour possible, mais qui sont partants pour
sortir de nos impasses pratiques.
En ce sens, le
progrès du libéralisme passe aussi par l’arrêt d’une certaine
auto-caricature du libéralisme de la part des libéraux eux-mêmes.
Ceux-ci doivent tenir compte du terrain miné sur lequel ils opèrent,
et savoir ne pas alimenter, par leurs excès ou leur impatience, la
caricature que l’on se complaît en France à faire du
libéralisme. A eux d’humaniser l’image trop brutale que la
représentation sociale et les media se font du libéralisme et de montrer
par leurs raisons, leurs positions et leurs comportements, leur
ouverture d’esprit, leur effective tolérance (quelle autre doctrine
peut légitimement revendiquer cette vertu ?) que cette image est fausse :
que l’homme est acteur et fin ultime, alpha et
oméga de la société, que l’homme, dans la réalité de ses
préoccupations concrètes et parfois vitales, y compris l’homme démuni ou
moins bien loti, est bien au centre de leur conception et de leur
souci, que la vision libérale de la société est bien un projet pour
tous, où chacun puisse trouver sa place harmonieusement. A eux en
particulier à ne pas se laisser aller à la tentation de
représentation monopolistique du libéralisme, antinomique du
libéralisme lui-même ou à s’octroyer une sorte d’infaillibilité
doctrinale. A eux de savoir s’ouvrir à la tradition proudhonienne de
la gauche française, subvertie par la gauche étatiste d’origine
allemande.
La
distinction entre capitalisme et libéralisme permet de surcroît une
analyse plus subtile de la politique économique américaine que
celles auxquelles nous sommes accoutumés de part et d’autre
Le distinguo
entre libéralisme et capitalisme auquel invite tant l’histoire
économique que celles des idées politiques jette une
lumière incidente sur le malentendu « assourdissant » des positions
françaises sur certains aspects de la politique américaine. Celle-ci ne
devrait être jugée, selon la tradition
empirique (modeste) qui fait le fond de la philosophie libérale,
qu’a posteriori au cas par cas, et non pas idéologiquement et a priori.
Adopter cette distinction permet en effet de comprendre
d’une part, que le rejet de certains aspects de la politique
économique américaine ne doit pas se faire au nom de l’anti-libéralisme,
puisque le libéralisme fournit au contraire le meilleur
arsenal critique de certaines pratiques américaines, déviantes au
regard du libéralisme censé les inspirer. Pensons ici par exemple au
renforcement des subventions agricoles ou à
l’institutionnalisation de la manipulation monétaire par la
suspension de la convertibilité-or du dollar qui fausse la
mondialisation et nourrit son rejet depuis plus de 30 ans désormais.
Cette
distinction permet d’autre part de mieux comprendre pourquoi
l’allégeance systématique à l’égard des points de vue américains, alors
même qu’ils relèvent de la défense la plus traditionnelle et
la plus triviale de leurs « intérêts nationaux » (« tout être
exerçant tout le pouvoir dont il peut disposer » selon Thucidyde) par
des « intellectuels » européens
se réclamant du libéralisme peut en fait desservir gravement la
cause libérale. Des observateurs impartiaux et même une fraction du
grand public ne peuvent voir dans ce biais irrationnellement
pro-américain qu’un parti-pris d’avocat et un saut dans une nouvelle
sorte d’idéologie, les incitant par contrecoup à un rejet en bloc de ce
« libéralisme » de façade, qui n’est rien
d’autre qu’un « mercantilisme » déguisé et par contagion, de manière
regrettable, au rejet de tout ce qui ressemble de près ou de loin au
« modèle américain ». Dans ces
conditions, l’irrationalité anti-libérale ambiante et celle des
défenseurs d’un pseudo-libéralisme se nourrissent mutuellement et
alimentent une sorte de jeu de dupes, dont notre société, son
avenir, sa jeunesse et ses marges, font les frais.
On songe ici à la
lucide désolation de Frédéric Bastiat (mon vénérable cousin) qui
préférait voir « une cause bien attaquée que mal
défendue ». Malgré notre optimisme foncier, la réhabilitation du
libéralisme en France passe par une intelligence stratégique du
« marché » national des idées sur lequel
« l’entrepreneur libéral » opère volens nolens, un marché qui est impitoyable on le sait avec les entrepreneurs maladroits ou trop pressés.
Cette clarification
intellectuelle des notions bien distinctes de libéralisme et de
capitalisme, malgré une intersection limitée, nous paraît être
comme une sorte de prolégomène à toute acceptation future des
réformes. Seule en effet la conviction bien établie que la réforme donne
sa chance à tous et, au premier chef, aux moins bien lotis
et aux « outsiders » de la société, qu’elle n’est pas simplement une
dialectique (au profit) de nantis ou de gens à l’abri de tout risque
économique véritable, au sein de l’Etat ou
d’une collusion Etat / grandes entreprises, publiques ou privées,
pour augmenter « les risques des autres », pourra faire bouger et même
basculer un peuple qui a peut-être
« la tête près du bonnet » selon l’expression de Hegel, mais qui
surtout n’accepte pas de prendre des vessies pour des lanternes.
L’approche libérale ne peut réussir que dans une
logique d’ouverture sociale concrète pour beaucoup, comme les
fondateurs dans les années 60 de l’Association pour la Liberté
Economique et le Progrès Social (ALEPS), Jacques Rueff en particulier,
l’avaient bien compris contre leur temps. La citadelle française des
droits acquis ne pourra être investie que si le sentiment de justice
d’une « masse critique » de la population y
trouve son compte et si un nombre suffisant de personnes entrevoit
les bénéfices individuels et collectifs de la libéralisation.
Cédric d’Ajaccio
Source: ALTERNATIVE LIBERALE 2006