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Il y a un peu plus d’un an (le 11
Janvier 2007) se tenait à l’ancienne Ecole Polytechnique un colloque
organisé par l’Institut d’Histoire de l’Industrie, sur le thème :
« Modernité des pères fondateurs de la science économique
française ». Ce fut l’occasion de revenir sur les contributions d’un
certain nombre d’auteurs libéraux. Pour ma part, j’y
ai présenté une communication sur deux auteurs de la
Restauration, auxquels je m’intéresse depuis longtemps, et dont je
considère qu’ils restent injustement méconnus, même de ceux qui
aujourd’hui multiplient les contributions sur l’histoire du
libéralisme en France. Il s’agit de Charles Comte et Charles Dunoyer.
Ceci est le texte des notes à partir desquelles j’ai fait mon
exposé. J’ai la faiblesse de penser qu’il s’agit d’un texte qui
n’est pas inintéressant pour ceux qui s’intéressent à l’histoire des
idées libérales de notre pays.
Mon intention est de jeter un coup de projecteur sur l’épopée du
Censeur européen et de ses deux fondateurs : Charles Comte (1802-1835)
et Charles Dunoyer de Segonzac (1806-1869). Une épopée
relativement courte : 1814-1820, mais qui exerça une influence
très importante sur les débats intellectuels et politiques de la
Restauration.
Trois raisons justifient qu’on en parle aujourd’hui:
1/ - Il s’agit d’abord de redresser une injustice .
Sauf pour quelques spécialistes de l’histoire des idées, Comte et
Dunoyer figurent
généralement parmi les auteurs libéraux de la Restauration
oubliés de nos contemporains. Ce qui est paradoxal dans la mesure où la
notoriété dont ils bénéficièrent à l’époque fut immense;
mais aussi parce que l’épopée du Censeur européen marque à bien
des égards l’acte d’établissement de l’école libérale radicale
française, qui s’incarnera plus tard dans la création de la
Société d’économie politique(1842). Aujourd’hui, on redécouvre
Say ou Bastiat ; mais Comte et Dunoyer restent oubliés.
2/ - Ils anticipent,
plus d’un siècle auparavant, les approches de l’Ecole moderne dite des”
choix publics”. On trouve dans leurs écrits une
façon de penser l’Etat et le politique centrée sur le concept de
la “capture réglementaire”, qui anticipe sur les travaux contemporains
d’auteurs économiques influents, comme les professeurs
James Buchanan et Gordon Tullock.
3/ - Ils occupent une position charnière
dans l’histoire des idées politiques et économiques modernes. S’ils
sont par certains égards les
ancêtres des anarcho-capitalistes anglo-saxons d’aujourd’hui,
leur pensée joue aussi un rôle paradoxal dans la genèse de l’idéologie
socialiste en raison de leur association avec le comte
Henri de Saint Simon (période 1814-1817), mais aussi du fait de
leur proximité avec Auguste Comte (le cousin de Charles).
La richesse de la Restauration
Il y a deux manières d’aborder l’histoire de la pensée libérale au 19ème siècle.
1. la première se situe du point de vue de l’histoire des idées
politiques. C’est celle que l’on trouve de manière classique dans des
ouvrages comme celui d’André Jardin : Histoire du
Libéralisme politique de la crise de l’absolutisme à la
constitution de 1875 (Hachette 1985), dans Louis Girard : Les libéraux
français 1815-1875 (Aubier 1985), ou encore René Rémond :
L’histoire des droites en France (1954).
On y parle souvent de Constant, de Mme de Staël, de Guizot, des
doctrinaires, de Tocqueville, mais les libéraux « radicaux » comme Say,
Tracy, Augustin Thierry, Comte et Dunoyer sont le plus
souvent négligés, ou ne sont mentionnés qu’au détour d’une
phrase.
2. la seconde se place au niveau de l’histoire des idées
économiques. On y étudie les physiocrates, les « idéologues » (Say,
Tracy); puis on saute à Bastiat et au Journal des économistes de
la période 1840-1850. De la période de la Restauration on ne
retient que Sismonde de Sismondi et la naissance de la préoccupation «
sociale » (cf l’ouvrage de Francis Paul Bénoît). A la
rigueur on y trouve une mention du Traité de la Propriété
(1840)de Charles Comte, ainsi que des échos de sa. polémique avec
Proudhon. Mais Dunoyer (L’industrie et la morale reconsidérées dans
leur rapport avec la liberté, 1825; Nouveau traité d’économie
sociale, 1830;La liberté du travail, 1844), lui, est bien souvent
oublié.
Depuis quelques années, on assiste cependant à un retour
d’intérêt pour le libéralisme de la Restauration. Jusqu’à une époque
récente, si l’on s’intéressait à la pensée politique de cette
période, c’était pour étudier soit les « conservateurs »
défenseurs de la restauration monarchique (de Bonald, Chateaubriand),
soit les socialistes « utopiques » comme Saint Simon et Auguste
Comte. On étudiait surtout ces derniers en tant que précurseurs
du socialisme scientifique de Marx, développé après la Révolution de
1848.
Depuis une décennie on assiste à une prise de conscience de ce
que la Restauration fut en réalité une période cruciale pour l’émergence
en France du libéralisme en tant que théorie politique
moderne. On note la multiplication de livres sur B. Constant,
sur Tocqueville (cf la collection de Commentaires), sur Guizot (cf
Rosanvallon), et même Bastiat.
Dans son ouvrage sur Guizot, Rosanvallon soutient que « La
Restauration constitue un véritable âge d’or de la réflexion politique
». Elle constitue « le moment libéral » par excellence de la
pensée politique française. Mais les « libéraux radicaux » que
furent Comte et Dunoyer en restent exclus. Alors même qu’ils
bénéficiaient à leur époque d’une très forte notoriété.
Qui étaient Comte et Dunoyer ?
Charles Comte est né en Lozére en1782; Charles Dunoyer en 1786, à
Turenne. Ils appartiennent à une génération qui avait en gros 10 ans en
1795, 20 ans en 1805, 30 ans en 1815.
Ils font partie d’une génération née juste avant la Révolution
française qui, lorsqu’elle se retrouve au lycée, adhère pleinement aux «
principes de 1789 », mais reste profondément marquée
par les excès jacobins de la Terreur. Adolescents à l’époque du
Directoire, ils absorbent le libéralisme des philosophes modérés, de
Condorcet et des Girondins, mais rejettent le
Rousseauissme et sa variante politique, le Jacobinisme. Lycéens
au moment de l’arrivée de l’Empire, ils bénéficient des réformes du
système éducatif français mises en oeuvre par les «
idéologues » et qui incorporent les grands principes de base du
libéralisme, malgré le rejet final de « l’idéologie » par Napoléon.
Etudiants à Paris (où Dunoyer arrive en 1803), ils
assimilent la tradition du droit naturel, selon Pufendorf et
Grotius (donc Locke). A l’Athénée, ils suivent les cours, alors très
populaires, de J.B. Say, dont Charles Comte deviendra le
gendre. A Paris, ils fréquentent le salon de cet autre grand «
idéologue » qu’est Destutt de Tracy.
Charles Comte et Charles Dunoyer se rencontrent à Paris en 1807.
En 1814, lors de la première Restauration, ils créent ensemble Le
Censeur, un journal initialement publié sous forme
hebdomadaire - qui deviendra Le Censeur européen en 1816.
Pendant la période 1815-1820, leur journal s’impose comme la publication
indépendante d’analyse et de réflexion la plus influente du
microcosme parisien. Ils assoient leur notoriété sur un combat
acharné pour la liberté d’expression et contre la censure. Une censure
dont ils seront eux-mêmes victimes à plusieurs reprises,
et qui obtiendra finalement leur peau en 1820, au terme d’un
affrontement judiciaire qui les rendra célèbres, mais conduira Comte à
l’exil (dont il reviendra en 1825), et Dunoyer en prison
pour quelques mois.
Leur maître à penser est Benjamin Constant, qui termine sa
carrière comme chef de file incontesté du journalisme libéral au début
de la Restauration. Leurs travaux se situent alors dans le
«main stream » de la pensée politique libérale de l’époque. Il
s’agit d’imaginer des solutions politiques « constitutionnelles »
permettant d’éviter les excès dictatoriaux que le pays a connu
sous l’Empire, puis sous la Restauration des Bourbons. Leur
journal milite pour la liberté d’expression, la liberté de la presse, la
liberté des cultes, la souveraineté de l’Etat de droit,
l’établissement d’une constitution écrite, la reconnaissance des
droits individuels, une justice administrée par des magistrats et des
jurés indépendants, le libre échange, la fin des
subventions et des monopoles, une fiscalité minimale…
Qu’est-ce qui fait leur originalité ?
A partir de 1817, devant l’échec des efforts déployés pour
‘libéraliser’ les institutions politiques, leurs analyses deviennent de
plus en plus “radicales”. Ils s’opposent autant aux «
conservateurs » à la Guizot ou à la Royer Collard
(constitutionnalistes, mais suspicieux de la démocratie, défenseurs du
suffrage censitaire, et surtout qui acceptent un certain
interventionnisme économique de l’Etat) qu’aux libéraux «
indépendants » à la Constant (le « centre gauche » de l’époque, surtout
préoccupés de la liberté de la presse, et de l’affirmation
des droits civiques).
Leur grande préoccupation est de « comprendre ». Comprendre
comment les grands idéaux des encyclopédistes et de 1789 ont pu
déboucher sur le retour du despotisme, avec son cycle infernal de
dictature populaire, militaire, réactionnaire. Comprendre
pourquoi tous les espoirs fondés sur La Charte ont à nouveau pu être
déçus. Comprendre comment on peut y mettre fin. (Ce sont en
quelque sorte « les nouveaux philosophes » de la Restauration)
La réponse, ils la trouvent dans une démarche de type «
métahistorique », dans la recherche d’une sorte de continuité historique
dont le vecteur serait l’industrialisme - concept qu’ils
empruntent à Jean-Baptiste Say, avant qu’il ne soit accaparé (et
détourné) par Saint Simon et ses disciples.
La liberté par l’industrie
Pour Comte et Dunoyer, la libération des peuples passe par «
l’industrie », c’est à dire par ce que nous appellerions aujourd’hui le
marché, le libre échange, le laissez-faire, ou encore même
la mondialisation, car c’est l’essence même de l’industrie et de
la liberté du commerce que de favoriser l’essor de vertus individuelles
(calcul, rationalité, responsabilité, risque, donc
précaution) propices à l’affirmation d’une attitude de liberté.
Malheureusement les croyances et les valeurs n’évoluent pas au même
rythme que l’industrie. Alors que celle-ci se répand et
concurrence les anciennes manières de faire, les attitudes, les
valeurs, les institutions, elles, restent liées à l’ancien ordre des
choses (le mercantilisme). C’est dans ce décalage,
expliquent-ils, que réside la source de l’échec des idéaux de
l’Encyclopédie et de la Révolution à faire obstacle au retour du
despotisme.
Comment y mettre un terme ? Ce ne sont pas les efforts déployés
pour mettre au point des solutions constitutionnelles qui permettront
d’en sortir si les gens continuent d’adhérer à des
valeurs qui leur font accepter volontairement leur servitude ?
Le seul espoir réside dans la poursuite, l’accélération du progrès
industriel lui-même. Autrement dit, c’est le « développement
économique » et le libre-échange, produits de la libération de
l’économie des monopoles mercantilistes, qui doivent libérer les gens de
leurs croyances, donc de leur propre servitude, et
ainsi rendre possible la réforme politique. Le
constitutionalisme met la charrue avant les boeufs. Il faut d’abord
changer les structures mentales avant d’avoir des chances d’agir avec
succès
sur les structures politiques; et cela seul le développement
économique peut permettre de l’obtenir. (Débat très moderne que l’on a
retrouvé dans certains pays de l’Est avant la chute du mur
de Berlin - par exemple en Pologne -, ou qui dure encore comme
en Chine).
La lutte des classes
Leur analyse se fonde sur une conception « dialectique » de
l’histoire qui est celle d’un processus conçu comme le produit d’une
confrontation permanente entre deux classes, d’un côté celle
des dirigeants et oppresseurs, de l’autre celle des opprimés et
exploités. C’est l’approche que développe par exemple Augustin Thierry
dans sa fameuse histoire des révolutions anglaises
(1817), ainsi que dans son histoire de la conquête de
l’Angleterre par les Normands (1825, mais dont les premiers éléments ont
été publiés dans le Censeur européen dès 1819).
L’histoire y est vécue comme un combat constant entre exploités
et exploiteurs. Pour Thierry, il s’agit d’un combat entre Tiers Etat et
Noblesse, le Tiers Etat luttant à travers les siècles
pour assurer la reconnaissance et la sécurité de ses droits de
propriété, ainsi que l’élargissement continu de ses opportunités
industrielles et commerciales. Pour Comte, l’opposition la plus
significative est celle qui oppose les oisifs, bénéficiaires de
rentes de l’Etat mercantiliste, et ceux qui travaillent, qui
entreprennent et qui produisent (les producteurs).
Cette approche en termes de conflit entre « classes » n’est pas
totalement nouvelle. On en trouve déjà les prémisses dans la théorie
physiocratique de la production avec l’opposition entre
une « classe productive » et une « classe stérile ». Mais alors
que chez les Physiocrates la première s’identifie au monde agricole, à
tout ce qui cultive la terre, et la seconde à tout ce
qui ne vit pas de la terre, chez Comte et Dunoyer l’opposition
se fait d’un côté entre ceux qui travaillent et entreprennent, quelque
soit le secteur d’activité auquel ils appartiennent (on
retrouve là tout l’apport de la théorie libérale de Say), et de
l’autre ceux qui détiennent le pouvoir et les privilèges - c’est à dire
l’Etat et les classes privilégiées qui lui sont liées.
Cette approche débouche donc sur une vision où l’histoire de la
civilisation s’analyse d’abord et avant tout comme un processus de «
libération » des classes exploitées par l’émergence d’une
économie et d’une culture marchande (l’industrie) qui se fait
aux dépens des anciennes contraintes de l’Etat mercantiliste, avec ses
clientèles, ses monopoles et cloisonnements corporatistes.
Un libéralisme radical
Cette approche les amène à une conception de l’action politique
où le rôle du politique n’est pas seulement d’aménager des poids et
contrepoids (checks and balances) constitutionnels pour
limiter les abus du pouvoir; mais d’accompagner, de faciliter ce
mouvement « historique » dans son inévitable achèvement. Comment ? En
introduisant une séparation radicale entre la «
société civile », paisible et productive, et le monde de l’Etat qui est
celui des privilèges et de leur exploitation par ce que l’on appellerait
aujourd’hui les « lobbies ». C’est à dire en «
dépolitisant » le contenu des relations sociales et économiques.
« Après avoir longuement analysé comment les classes sociales «
exploiteuses » se sont maintenu au pouvoir à travers les siècles,
raconte David Hart, ils ont entrepris d’en tirer des leçons,
des prévisions pour l’avenir de la société française. Pour
Dunoyer en particulier, celui-ci passait par une dépolitisation
croissante de la société française, voire la disparition complète de
l’Etat, pour laisser place à une situation où tous les aspects
de la vie sociale et économique seraient régulés par l’interaction des
forces de l’offre et de la demande et la loi des contrats
sur un marché libre. A certains de leurs moments d’euphorie
libérale, Comte et Dunoyer sont même allés jusqu’à suggérer la
possibilité - bien avant Gustave de Molinari (dans son célèbre
opuscule “les soirées de la rue Saint Lazare” de 1849) - d’une
société où même les fonctions de police et de défense seraient soit
devenues inutiles, soit reprises par le marché. Mais,
ajoutaient-ils, cette société authentiquement «libérale» ne
pourra se réaliser que le jour où le développement du « régime
industriel » aura si complètement modifié les attentes de l’opinion
publique à l’égard de l’Etat que les politiques mercantilistes
auront perdu toute légitimité aux yeux des français ».
Leur interrogation sur le pourquoi des événements et des
déceptions qu’ils viennent devivre les conduit ainsi à développer une
perspective libérale poussée à l’extrême dulaissez-faire et de
l’Etat minimum. D’où leur qualificatif de « libéraux radicaux
».C’est cette tradition radicale qui servira d’armature aux activités de
la Société d’économie politique (fondée en 1842, et dont
Charles Dunoyer fut le premier président) et que l’on retrouvera
dans les colonnes du journal de la Société ( Le Journal des
Economistes), ainsi que sous la plume de Frédéric Bastiat ou de
Gustave de Molinari.
C’est cette tradition qui, après une éclipse d’un siècle, nous
revient des Etats-Unis à travers les ouvrages de ceux qu’on appelle «
les libertariens », ou « anarcho-capitalistes ». Ce qu’on
nous présente comme une importation anglo-saxonne, soit disant
totalement étrangère à la culture française, a en réalité de solides
racines françaises . Et ce sont des anglo-saxons (les
historiens américains Leonard Liggio et Ralph Raico par exemple,
l’Australien Hart) qui nous font aujourd’hui redécouvrir ce qui fut en
son temps une tradition libérale française fort
influente et respectée, mais largement oubliée par la suite.
Une pensée charnière
Que retenir de cette histoire ? Pourquoi reparler aujourd’hui de ces gens-là ? Je citerai principalement trois raisons.
1. D’abord en raison d’une série de paradoxes inattendus. Je
viens d’en évoquer un : le retour de leur tradition via le monde
anglo-saxon.
L’Ecole libérale de Manchester généralement citée comme l’école
fondatrice du libéralisme économique moderne, n’est en réalité qu’une
école parmi d’autres. Il y a une tradition libérale
française authentique, fondée sur des concepts, des approches
radicalement différentes. Celle-ci est philosophiquement plus proche de
Godwin, de Mackintosh et de Paine (les “radicaux”
britanniques qui considèrent que, face au système politique, la
Déclaration des droits est un artifice insuffisant pour assurer la
garantie des droits naturels), que de Bentham, Malthus et
Ricardo qui dénoncent déjà les ‘défaillances’ du marché (cf la
théorie des crises de surproduction à laquelle répond la ‘loi des
débouchés’ de Say) . C’est là quelque chose qu’on a oublié, et
qu’oublient encore le plus grand nombre de ceux qui remettent
aujourd’hui les auteurs de la Restauration à la mode (Constant, Guizot,
Tocqueville).
Mais le plus énorme des paradoxes est bien entendu la filiation
qui relie cette école de pensée « ultra-libérale » à la genèse des idées
socialistes, et même marxistes, qui viendront plus
tard.
Les concepts de « classe sociale », de « mode de production »,
de « structure de production », d’ « exploitation », de « mouvement
historique » sont exactement ceux qui seront « retournés »
et utilisés pour servir de fondement au développement de la
pensée socialiste. D’abord les socialistes « utopiques » de la première
génération, puis ceux de la génération marxiste.
Le lien de filiation se fait par l’intermédiaire du comte Henri
de Saint Simon et d’Auguste Comte (un cousin de Charles Comte, qui
restera très longtemps en contact épistolaire étroit avec
Charles Dunoyer). Si, sous l’influence d’Auguste Comte (qui
devient son secrétaire en 1817, en remplacement d’Augustin Thierry),
Saint Simon rompt avec ses amis du Censeur européen, c’est
qu’en fait il ne donne pas les mêmes réponses aux questions
qu’ils se posent. L’aristocrate ne croît guère à l’amélioration
spontanée des moeurs sous l’influence des disciplines de «
l’industrie » naissante. D’une vingtaine d’années plus âgé (il
est né en 1760, il décède en 1825), il n’a pas le temps d’attendre
l’effet du temps. Il croît davantage à la « rééducation » par
la prise en main du processus de développement par une nouvelle
élite dirigiste d’ingénieurs et de banquiers ayant pour objectif de
promouvoir ce qu’on appellerait aujourd’hui « la croissance
».
En 1827, dans un article publié par la Revue encyclopédique
(”Notice historique sur l’industrialisme”), Charles Dunoyer se livrera à
une analyse et une critique approfondies des thèses et
prétentions “scientistes” présentées par les saint-simoniens
dans leur journal Le producteur. Mais ils partent de prémisses largement
identiques. Ce sont les inventeurs de « la
sociologie historique ».
Dans une large mesure, l’un des actes de fondation du mouvement
socialiste est la grande diatribe que mène Proudhon contre le livre de
Comte sur la propriété (Traité de la Propriété, 1834).
Diatribe à laquelle Comte n’a malheureusement pas pu répondre
puisqu’il est mort en 1837, soit trois ans avant la parution des deux
ouvrages de Proudhon sur le sujet.
C’est vraisemblablement par l’intermédiaire de Proudhon que Marx
a eu connaissance indirecte des travaux de Comte et Dunoyer. Bien que
de manière plutôt méprisante, il les évoque à plusieurs
reprises dans sa correspondance.
Les ancêtres du Public Choice
2. Le second motif tient à leur mode de représentation de l’Etat
et du politique qui est extrêmement moderne si on le compare à la façon
dont les économistes appréhendent aujourd’hui le
fonctionnement du marché politique.
Derrière leur théorie des classes sociales, on retrouve un
schéma qui nous est aujourd’hui devenu familier : l’idée de la « capture
» réglementaire. A savoir que l’existence d’une
réglementation ou d’un contrôle économique quelconque induit
nécessairement l’émergence d’une « classe » de gens pour qui la
jouissance des privilèges liés à leur fonction devient rapidement
une fin en soi, et donc un objectif de pouvoir politique.
Conclusion : la seule manière de débarrasser le monde de
l’exploitation d’une classe par une autre consiste à détruire le
mécanisme même qui rend cette exploitation possible : le pouvoir de
l’Etat de distribuer et de contrôler la propriété et la
répartition des avantages qui y sont liés.
Dans un passage du Nouveau Traité Dunoyer attaque l’idée que le
citoyen devrait obligatoirement sacrifier ses intérêts à ceux de la
communauté politique ou de l’Etat. La pierre fondatrice du
pouvoir politique, note-t-il, est la croyance qu’il existe un
code d’obligations morales pour le citoyen, et un autre pour l’Etat et
ses représentants. Dunoyer rejette cette dichotomie. S’il
est immoral d’user de la force contre la personne ou la
propriété d’une autre personne, fait-il remarquer, il est tout aussi
immoral pour un homme ou une communauté politique d’en faire
autant.
Dunoyer note aussi l’étrange transformation qui frappe les
individus selon qu’ils agissent en tant que personnes privées ou membres
de communautés politiques. La majorité des individus,
fait-il remarquer, semblent comprendre que le vol et la violence
sont un mal lorsqu’ils sont commis par un individu contre un autre.
Mais dès qu’ils agissent en tant que membre d’une
communauté ou d’un corps politique, ils acceptent le bien fondé
de ces mêmes actes au nom de ce qu’ils sont commis par l’Etat ou ses
représentants, contribuant ainsi à leur propre
asservissement. On ne peut atteindre la vraie liberté, conclue
Dunoyer, que si les individus rejettent ce divorce entre morale publique
et morale privée, et s’accordent tous à respecter la
propriété ainsi que la liberté personnelle de tous.
Derrière ce langage très “normatif”, on trouve en réalité une
approche méthodologique des fonctionnements de ce que l’on appellerait
aujourd’hui “le marché politique” très proche, bien que
encore très frustre, des concepts qui inspirent les travaux de
l’école néo-libérale contemporaine des choix publics. Comte et Dunoyer
ambitionnent de donner une étude “scientifique” de l’Etat
et de son développement. Ils ont une façon de penser le
politique qui en fait, à bien des égards, les précurseurs d’auteurs
comme James Buchanan et Gordon Tullock.
Le lien n’est pas purement fortuit. James Buchanan reconnait
lui-même que c’est en Italie, lors d’un séjour sabbatique à Rome, dans
les années 1950, qu’il découvrit les intuitions qui
allaient orienter de manière déterminante son champ de
recherche. Or il faut relever que c’est précisément chez les économistes
et universitaires italiens du 19ème siècle que l’école
française d’économie politique a entretenu la postérité la plus
féconde et la plus durable lorsque son influence s’est mise à décliner
sérieusement sur le sol français, à partir des années
1870.
Les initiateurs du paradigme anarcho-capitaliste.
3. Au total, Comte et Dunoyer considèrent l’Etat comme la source
même des privilèges et des injustices, plutôt que comme l’instrument
par lequel ces problèmes peuvent être résolus.
C’est ce qui les oppose fondamentalement non seulement aux
démocrates rousseauistes de l’époque, aux socialistes, mais aussi aux
conservateurs qui, à l’inverse, veulent utiliser le pouvoir
étatique pour créer une société plus juste et meilleure en
réglementant plus ou moins strictement le contenu de la propriété
privée.
Comte et Dunoyer rompent complètement avec les traditions de l’humanisme civique, de la démocratie à la Rousseau et du conservatisme
orthodoxe qui demandent que l’individu se soumette à la communauté
politique, à la ” volonté générale “, qu’elle soit exprimée par
un type d’institutions ou un autre. Ils ne demandent rien de la
sorte aux individus.
Dans leur vision d’une société libérale et industrielle, souligne David Hart, il n’y aurait aucun service militaire obligatoire puisqu’on aurait aboli les armées
permanentes, et que l’échange commercial remplacerait la guerre comme
forme normale d’interaction entre les nations. Il n’y
aurait aucune obligation de voter puisque l’Etat serait minimal
ou inexistant. Dans une société comme celle imaginée par Dunoyer, il n’y
aurait aucun devoir civique, puisqu’il n’y aurait
aucun Etat ni « civitas » pour imposer l’obéissance. Les seules
obligations qui s’imposeraient aux individus seraient des règles morales
choisies par chacun, qui évolueraient progressivement
avec l’émergence de sociétés industrielles, modifiant ou «
perfectionnant » la manière de penser et de faire des gens. Parmi ces
obligations volontaires figurent en premier lieu le devoir de
respect mutuel de la propriété et de la liberté de tous ceux qui
participent à l’échange, ainsi que le renoncement à toute violence.
Murray Rothbard, le pape de l’anarcho-capitalisme moderne,
n’éprouverait sans doute rien à redire à une telle vision. En fait,
Rothbard lui-même a subi l’influence des écrits de Comte et
Dunoyer. Non pas directement - car il ne lisait pas le français -
mais indirectement, par l’intermédiaire de son proche ami le professeur
Léonard Liggio (aujourd’hui à George Mason
University)´qui a publié en 1977, dans le Journal of Libertarian
Studies, un long article (Charles Dunoyer and French Classical
Liberalism) qui reste encore la source d’information et d’étude
la plus documentée sur le rôle joué par le Censeur européen et
ses animateur au sein de l’école libérale française du 19ème siècle.
Dans un texte de 1974 (Egalitarianism as a Revolt against
Nature), Murray Rothbard présente une interprétation de
l’histoire moderne, avec une vision du socialisme présenté comme une
idéologie authentiquement “réactionnaire”, qui s’inspire très
directement de celle présentée un siècle et demie plus tôt par
Charles Comte et Charles Dunoyer dans les pages du Censeur européen.
La Concurence - Conférence d'Henri Lepage
La concurrence est-elle applicable à tous les domaines ? Comment ont été
justifiés les monopoles historiques ? L'oligopole permet-il de
concilier les avantages de la concurrence et du monopole ? Comment
garantir la concurrence ? Autant de questions aux quelles Henri Lepage
répond, à l'aide d'exemples historiques.
Alain Madelin a lancé
fin novembre un cycle de conférences intitulé "à la découverte de
l'économie" qui a lieu toutes les semaines dans le 17ème arrondissement
de Paris. Une conférences sur deux est donnée par lui-même et les autres
par des intervenants de renom.
Pour aller plus loin :
http://www.wikiberal.org/wiki/Monopole
http://www.wikiberal.org/wiki/Cartel
http://www.wikiberal.org/wiki/Concurr...
Henri Lepage
De Wikiberal
Henri Lepage, né le 21 avril
1941, est un économiste français. De tendance
minarchiste, avec une réelle ouverture à l'égard de l'
anarcho-capitalisme qu'il relaie régulièrement, il est connu pour ses ouvrages
Demain le capitalisme et
Demain la propriété. Il est l'actuel président de l'
Institut Turgot.
Diplômé de l'Institut d'Études politiques de Paris, il poursuit des études d'économie à la
London School of Economics et à l'université du Colorado. A partir de 1965, il collabore à la revue
Entreprise. Au milieu des années 70, il décide d'enquêter sur la nouvelle pensée économique en essor aux
États-Unis. De ce travail d'enquête approfondi sortira
Demain le capitalisme (1978), dans lequel il évoque autant les travaux de
Milton Friedman ou
Gary Becker que, brièvement, l'
anarcho-capitalisme.
Son essai connaît un retentissement qui ne sera pas sans effet sur le
regain d'intérêt pour le libéralisme que connaîtra la France au tournant
des années 80.
Fort de ce succès, il va rédiger un deuxième essai, plus important encore:
Demain le libéralisme (1980), dans lequel il proposera une vulgarisation des nouvelles théories de la
concurrence et de la règlementation. Surtout, ce livre va contribuer à faire enfin connaître aux lecteurs francophones
Friedrich von Hayek. Mais son maître-ouvrage reste sans aucun doute
Pourquoi la propriété
(1985), traitant cette question tant d'un point de vue historique que
philosophique, juridique que, bien sûr, économique. Lepage y parle aussi
bien des risques liés à la participation dans l'
entreprise que des vertus du
capitalisme pour résoudre les problèmes de
pollution ou encore des aspects éthiques du
droit de
propriété. En 1990, il poursuit sa production intellectuelle dans
La Nouvelle Economie industrielle.
Henri Lepage analyse les limites et les défauts scientifiques des
arguments généralement utilisés pour justifier l'intervention des
pouvoirs publics.
Au début des années 1990, il lance avec
Alain Madelin l'
institut Euro 92,
qui constitue une réserve inestimable d'articles portant sur des sujets
aussi variés que la monnaie, l'environnement, la santé, ou encore
l'histoire des idées libérales. Il collabore aussi à la revue
Politique internationale. Certaines des interviews qu'il réalise pour ce support seront reprises dans
Vingt économistes face à la crise.
Depuis le début des années 2000, Henri Lepage participe à une nouvelle aventure libérale, celle de l'
Institut Turgot. Il en prend la présidence en
2008, remplaçant
Guy Millière.