« J’espère ne désespérer personne ». C’est par cette phrase quelque peu anxiogène
qu’Hubert Védrine introduit son propos, à la toute fin du colloque. Dans l’intitulé « La
France a-t-elle encore une politique au Moyen-Orient ? », il a d’abord lu une référence à la
« politique arabe de la France », et croit y déceler la nostalgie d’une période de l’histoire qui
ne reviendra jamais. Des éléments structurants du monde se sont désagrégés depuis l’époque
mitterrandienne où l’on se demandait déjà si « politique arabe » était une référence, une
injure ou un idéal à reconstruire. La politique étrangère française du temps du « gaulo-
mitterrandisme » ne se souciait guère de l’opposition entre chiites et sunnites. Du reste, le
fondamentalisme religieux de quelques-uns n’entrait pas en ligne de compte dans la relation
avec un monde arabe « un peu idéalisé ». Aujourd’hui, cette question est au premier plan et
« concerne absolument tout le monde, du Maroc à l’Indonésie, à n’importe quelle banlieue
d’Europe ou au Sahel ». La façon de considérer le conflit israélo-palestinien était alors
complètement différente. Mais l’espérance de sa résolution au bout d’un processus de paix
que l’on croyait possible s’est éteinte avec l’assassinat de l’ancien premier ministre israélien
Yitzhak Rabin en 1995. « Il est de plus en plus clair maintenant que c’est fini, dit-il. « les
sionistes religieux fanatiques ont gagné. » Il faut ajouter à cette nouvelle donne la fin de la
dépendance américaine au pétrole saoudien, et bien sûr le retour de l’Iran sur la scène internationale avec l’accord conclu le 14 juillet dernier sur le nucléaire, malgré l’engagement
considérable de Benyamin Nétanyahou pour l’empêcher et les craintes de l’Arabie saoudite.
La Russie était complètement absente du jeu international depuis la fin de l’Union soviétique
en décembre 1991. Ce n’est qu’avec les événements récents des trois ou quatre dernières
années qu’elle a retrouvé un rôle dans la région — ou plutôt que ce rôle est devenu visible.
Le plus petit commun dénominateur
Les trois quarts des pays européens n’ont aujourd’hui aucune politique étrangère digne de ce
nom. L’expression commune européenne est donc forcément celle du « plus petit commun
dénominateur, sur la base de principes sympathiques mais complètement inopérants ». Des
politiques particulières — ou de voisinage — se mènent au cas par cas. « L’expression
européenne est un cas où le total est inférieur à la somme des parties », dit-il. Elle « se
transformera peut-être un jour en quelque chose de créatif mais pour le moment, ce n’est pas
le cas. » L’Europe se contente donc d’assister à la désagrégation de ce qui avait été mis en
place après la première guerre mondiale avec les accords Sykes-Picot et lors de la conférence
de San Remo, quand les « puissances chrétiennes » ont mis fin à la domination, jugée par
eux abusive, de l’empire ottoman en le disloquant. Cette configuration géopolitique a
longtemps tenu par des procédés assez autoritaires, voire répressifs. « Tout un siècle de
dureté, de cruauté (...) est en train de se désagréger en créant un tableau nouveau. On voit
bien que personne ne contrôle l’ensemble. Personne ne peut refaire Sykes-Picot (...). Même
en additionnant un Américain et un Chinois, un Américain et un Russe, cela ne marcherait
pas. » Il n’y a donc pas de puissance « plus ou moins globale », ni de puissance régionale
qui puisse imposer sa loi, même si beaucoup interagissent dans un jeu complexe. L’Iran reste
fort, sans doute plus encore après l’accord ; pas suffisamment cependant pour imposer sa
solution à toute la région. La Turquie non plus, qui a « un peu rêvé d’une sorte d’époque néo-
ottomane dont aucun Arabe ne veut, bien sûr, et on voit bien que cela s’est heurté à des
difficultés et qu’ils sont plutôt sur la défensive ». L’Égypte ne peut guère espérer plus que
contrôler le Sinaï et influencer l’est de la Libye. En Arabie saoudite, le roi veut rassembler un
« front sunnite », stopper le retour iranien et combattre les chiites « par Syriens et Yéménites
interposés ». Mais Riyad, qui était dans une lutte frontale contre les Frères musulmans, se
voit plus ou moins contrainte de passer des compromis avec eux. Ce qui embarrasse sans
doute Abdel Fattah Al-Sissi, qui mène contre eux une répression féroce en Égypte. « Quant
aux autres pays, bien malin qui peut prédire ce qu’ils seront dans 20 ou 30 ans. » Aucune
puissance au monde n’est aujourd’hui capable d’avoir un schéma d’ensemble et encore moins
de l’appliquer ; et « toutes les théories complotistes surestiment de façon déroutante la
puissance des comploteurs potentiels. »
Des États sous influence
Il y a une politique étrangère française de facto, parce qu’il faut bien prendre des décisions et
entretenir des contacts avec les uns ou les autres. Au Maghreb, elle paraît quelque peu
tâtonnante. « Elle n’est pas toujours en complète contradiction avec les orientations d’avant,
mais elle n’est pas toujours claire non plus, et on ne sait pas très bien où elle va », mais on
peut le dire tout aussi bien de la politique américaine, à l’exception notable de l’Iran. L’accord
sur le nucléaire le 14 juillet dernier est en effet le résultat d’une réelle politique stratégique qui
aura des conséquences tout à fait importantes dans la durée. En revanche, concernant Israël,
Barack Obama avait bien tenté de demander l’arrêt la colonisation de la Cisjordanie, mais
Nétanyahou lui a opposé une fin de non-recevoir. Car l’influence des lobbies est très grande :
celle des colons en Israël tout autant que celle d’Israël sur le Congrès américain, sans parler du fameux lobby très intelligemment construit au fil du temps par le Likoud, énorme,
évangéliste... et républicain. L’état d’affaiblissement des systèmes de décision démocratiques
oblige à tenir compte, dans les analyses internationales, des phénomènes de diasporas,
d’influence, de lobbying. Il y a quelques années, on aurait encore pu faire de l’analyse
internationale un peu abstraite, en tout cas en ne parlant que des États. Mais ils sont
précisément limités dans leur action, tiraillés, influencés. En tous cas, Obama ne s’est jamais
tout à fait relevé politiquement du refus de Nétanyahou ; il a simplement réussi à résister à sa
campagne, extrêmement forte et virulente, contre l’accord nucléaire avec l’Iran. La politique
américaine est donc extrêmement affaiblie sur ce point.
Du bon côté de l’histoire
Après les « printemps arabes » que l’on n’a pas vu venir, il y a eu l’Égypte et le coup d’État
militaire du 3 juillet 2013 contre le président élu Mohamed Morsi. La France a considéré de
façon pragmatique et relativement empiriste qu’après tout, il fallait « faire avec » Abdel
Fattah Al-Sissi. Pour certains hommes politiques français, la leçon à tirer des événements
intervenus au Proche-Orient entre 2011 et 2013 a été qu’il fallait désormais se placer « du
bon côté de l’histoire » en aidant à renverser Bachar Al-Assad. Or, si cette position est
honorable moralement, elle a conduit à une impasse. Globalement, la politique occidentale qui
s’est concentrée sur le fait qu’Assad devait partir n’a donné aucun résultat, d’où des
évolutions plus réalistes dans la période récente. Ainsi François Hollande a-t-il finalement
autorisé à la défense ce qu’elle demandait depuis un an : mener des frappes aériennes en
Syrie, où se trouvent la tête et les camps d’entraînement de l’organisation État islamique
(OEI). Domine désormais l’idée qu’Assad doit certes quitter le pouvoir ; non pas comme une
condition sine qua non à toute négociation avant, mais « à un moment ou un autre ». Sur cet
aspect de la politique française, l’hésitation prévaut. Quant à la politique de la France vis-à-
vis du Maghreb, elle se résume à « s’entendre le moins mal possible simultanément avec
l’Algérie et le Maroc. » Après l’Égypte, l’Iran. La France a maintenu jusqu’au bout une
politique très dure sur l’accord avec l’Iran, ce que Riyad a su apprécier concrètement par des
achats de Rafale, de Mistral, etc. « Il n’y a pas à critiquer la France d’en profiter, après
tout. » En revanche, distinguant les opportunités économiques et commerciales de ce qui
pourrait ressembler à un début d’alliance, Hubert Védrine prévient : si ces « opportunités »
devaient prendre l’allure d’une sorte d’alliance avec le « front sunnite » qu’appelle de ses
vœux l’Arabie saoudite, cela ne correspondrait à aucun des intérêts fondamentaux de la
France. Il défend la position de Nicolas Sarkozy dans la question libyenne. « J’ai essayé
d’être honnête avec la décision de Sarkozy à l’époque, en rappelant qu’il ne s’est pas excité
sur le sujet tout seul. Il y a quand même eu un début de printemps arabe, la révolte de
Benghazi, la menace de Mouammar Kadhafi de noyer cette révolte “dans une rivière de
sang” — et il l’aurait sans doute fait —, la demande du Conseil de coopération du Golfe
(CCG) d’une intervention protectrice, la demande de la Ligue arabe. » C’est pourquoi, dans
la résolution de l’ONU au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies intitulé
« Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression »,
l’intervention militaire en Libye ne fait pas partie de la liste des interventions unilatérales non
légitimes (au contraire de l’intervention américaine en Irak en 2003). On peut néanmoins
s’interroger sur le bien-fondé et les objectifs de cette intervention, note-t-il, quand on constate
l’état actuel de décomposition de la Libye, même si du point de vue européen, le principal
problème réside dans le fait que le verrou libyen anti-immigration ait sauté. « Il aurait peut-
être fallu instaurer une espèce de protectorat provisoire, mais aucun Libyen ne le voulait ».
Interventionnisme ou isolationnisme ?
Dans un tel contexte, qu’est devenue la politique étrangère française ? s’interroge l’ancien
ministre des affaires étrangères de Jacques Chirac. Il n’y a que des « morceaux de politique
française juxtaposés ». Dans le conflit syrien, l’hésitation demeure : l’OEI est-elle la menace
majeure ? Ou doit-on considérer que l’objectif numéro 1 est le régime syrien ? Quel est
l’intérêt de la France à le renverser ? La hiérarchisation des objectifs, la clarification n’ont été
faites ni par la France ni par personne. Dès lors, que faire face à cette décomposition du
Moyen-Orient en cours ? Le choix est large, de l’interventionnisme à une non-intervention
quasi totale. La position de la France pourrait consister à prendre acte de son impuissance et à
attendre qu’une sorte de traité de Wesphalie soit instauré entre pays arabes pour réorganiser la
région. Quelqu’un comme l’ancien premier ministre Dominique de Villepin n’est pas loin de
dire qu’il ne faut plus jamais intervenir nulle part, même au titre du chapitre VII de la Charte
de l’ONU. La position inverse consisterait à considérer que la menace de l’OEI est sérieuse, et
qu’en conséquence il convient de se donner les moyens d’y mettre fin en mettant sur pied une
véritable coalition, beaucoup plus large que celle qui aujourd’hui ne fonctionne pas. Elle
devrait comprendre la Russie (et non pas le régime syrien), l’Iran et la Turquie — qui
abandonnerait son double jeu. C’est du reste ce que demandent les militaires américains : une
fois l’objectif atteint, que fait-on ? La réponse se trouve du côté d’une solution politique pour
l’Irak et pour la Syrie, affirme-t-il — sans évoquer à aucun moment la résolution du conflit
israélo-palestinien. « Sur l’Irak, on ne peut pas le faire sans l’Iran ; c’est moins impossible
depuis l’accord du 14 juillet, mais avant c’était considéré comme impensable ». En ce qui
concerne la Syrie, il faut être en mesure de garantir la sécurité des alaouites, exposés à une
vengeance contre le régime syrien qu’ils représentent. Et entrer dans un vrai débat à propos de
Bachar Al-Assad. Quelles sont les garanties de reconstruction de la Syrie ? Est-elle
simplement encore possible ? Ceux qui envisagent d’éradiquer l’OEI doivent aller jusqu’au
bout du raisonnement en envisageant « l’après », c’est-à-dire des solutions politiques. « Le
simple fait de l’énoncer dit à quel point on en est loin ». Par conséquent, le plus probable est
qu’on reste dans un entre-deux, par peur de devoir s’allier avec la Russie, ce qui est pourtant
incontournable, affirme-t-il.
À la recherche d’une dynamique
« Je ne dis pas qu’on ne peut rien faire ; il y a toujours quelque chose à faire », conclut-il à
propos de la Syrie. Mais pour agir, encore faut-il savoir quels sont les intérêts vitaux de la
France. Pour les peuples, c’est évident : qu’ils puissent revivre en paix. Pour la France et tous
les pays impliqués, c’est neutraliser les menaces de terrorisme, même lointaines. Il n’y a pas
tellement d’autres intérêts vitaux ; pas d’intérêt vital pétrolier dans l’affaire syrienne, par
exemple. Cette question des intérêts vitaux est au fondement de toute politique étrangère,
laquelle ne se limite pas à s’empêtrer dans des guerres de position ; c’est la recherche d’une
dynamique. Par conséquent, répondre à l’interrogation posée par le colloque : « la France a-t-
elle encore une politique au Moyen-Orient » revient à les déterminer clairement. Il est
nécessaire de maintenir des liens bilatéraux avec chaque pays arabe, mais il est impossible
d’en faire une synthèse. Malgré tout, l’affirmer écarte de facto toute posture radicalement
isolationniste. Certes, le décalage entre l’idée que la France se fait de son rôle, de ses
responsabilités et sa capacité d’action réelle est à la fois ridicule et attristant, mais « ce n’est
pas parce qu’on ne contrôle pas tout, qu’on ne peut pas refaire Sykes-Picot, qu’on s’en fiche,
advienne que pourra », résume-t-il tout en expliquant qu’il cherche à esquisser une sorte de
ligne équilibrée, quelque part entre l’action intempestive et irresponsable et l’inaction totale.
Reconstruire une politique de la France envers les pays arabes ne peut se faire que
laborieusement, « sans oublier qu’il y a par ailleurs une gigantesque bataille historique et
longue au sein de l’islam et que de toutes façons il faut qu’on aide les modernisateurs, ou
DEPUIS les attentats perpétrés contre le journal français Charlie Hebdo le 7 janvier 2015,
l’Europe puis la Tunisie, symboles de la démocratie, ont connu les attaques et les menaces des
groupes djihadistes basés au Moyen-Orient. Cette déferlante de violences terroristes est
massivement revendiquée par l’Etat Islamique, né officiellement le 29 juin 2014, et appelé
Daech par ses détracteurs. Pourtant, l’EI ne se résume pas à une organisation criminelle. Son
recrutement, la formation de ses partisans, sa médiatisation, son financement, sa prétention à
devenir un Etat, démontrent qu’il existe « une puissance Daech ». Cette nouvelle machine de
guerre totalitaire repose sur la mise en action de principes idéologiques djihadistes (basés sur
le takfirisme), c’est-à-dire, l’une des lectures contemporaines, la plus radicale, de ce qu’on
appelle l’islamisme. En même temps, islamisme, ce néologisme à la sémantique plurielle ne
se limite pas à la concrétisation radicale et violente de l’EI ou de sa mère-porteuse, Al-Qaïda.
Dans mon ouvrage, j’ai tenté d’établir l’analyse et la synthèse des diverses réalités islamistes.
Le suffixe -isme détermine la revendication idéologique d’un groupe à son adhésion à un
système de valeurs ancré sur un principe philosophique, religieux, politique, économique : par
exemple, l’athéisme, le féminisme, le socialisme, le libéralisme, etc. Le mot islamisme prend
aujourd’hui plusieurs sens et la formation de cette notion à partir de sa racine - islam - fait
l’objet de nombreuses critiques de la part des partisans-mêmes de la religion musulmane, non-
islamistes dans leur grande majorité. Le contexte historique et géopolitique du Moyen-Orient
depuis le XIXe siècle au moins, et la présence plus ou moins marquée de l’Occident, ont joué
un rôle de taille dans la construction de ce que l’on appelle la nébuleuse islamiste. Au départ,
cette idéologie s’est organisée sur un projet politique en plaçant le message coranique au
centre de sa doctrine. Ainsi, le projet politique émane du message religieux, mais s’en détache
aussi. L’islamisme n’est pas l’islam. Pourtant, l’amalgame prévaut souvent, car si l’islam est
avant tout une religion de loi et donc du droit, elle est aussi empreinte de l’idée de
gouvernance, dès les origines. La dimension politique fait donc partie intégrante de l’islam.
Cependant, et il paraît fondamental de le souligner, les principes islamistes poussent le projet
de construction politique plus loin. Dans la perspective islamiste, la structure étatique
islamique doit englober toute la société, ses lois, ses principes économiques, ses individus.
L’islamisme présente donc un aspect totalisant, à la fois politique et social. La mise en actes
politiques appelle des moyens très variés. Pour mettre en place une structure de pouvoir
islamiste et assurer sa prédominance sur la société musulmane, il existe trois configurations,
et donc trois types d’islamisme. L’activisme politique d’abord, l’activisme missionnaire
ensuite, et la troisième voie : l’activisme violent et terroriste, appelé également djihâdisme.
Ces trois systèmes de pensée fondent des courants dont les moyens d’action diffèrent : action
politique pour le premier ; prosélytisme, quiétisme et prédication pour le deuxième, violences
et attentats pour le troisième. Il paraît donc nécessaire de questionner la double nature
religieuse et politique de l’islam afin de comprendre comment les islamismes traduisent une
interprétation politique du message religieux initial qui, depuis les années 1970, a été
réinterprété politiquement jusqu’aux dérives totalitaires des djihadistes actuels de l’EI.
Nous développons spécifiquement ici les fondements et enjeux des islamisme politiques puis
djihadistes.
I. Les islams dans l’Islam : du religieux au politique
A. L’islam : une religion politique totale
L’islam constitue la troisième religion monothéiste, révélée par le Prophète Muhammad dans
la première moitié du VIIe siècle après JC, dans la péninsule arabique. Islam signifie en arabe
se soumettre aux lois de Dieu. Allah, pour les croyants musulmans, renvoie au Dieu unique, créateur de l’Univers. Son prophète, Muhammad, chef de guerre du clan des Qurayshites, -
une tribu arabe puissante de la Mecque -, a été choisi par Allah. L’islam reconnaît les
différents prophètes des religions monothéistes juive et chrétienne, il place Muhammad
comme le dernier d’entre eux. Le caractère prosélyte de la religion musulmane s’est imposé
dés le départ : l’islamisation a permis à la religion de se développer très rapidement de la
deuxième moitié du VIIe siècle au début du VIIIe siècle. Aux côtés de l’islam, il existe
l’Islam. En effet, la naissance de la religion musulmane s’est accompagnée d’une expansion
du domaine géographique sur lequel elle exerce une influence ; le Dâr-al-Islam, « Domaine
de l’Islam ». Il correspond à un ensemble géopolitique gouverné par un musulman et où les
lois privées sont encadrées par la Charia. L’Islam renvoie donc au territoire se trouvant
sous domination arabo-musulmane. La réglementation religieuse a des incidences fortes dans
la vie civile et politique de l’Islam. Si le livre saint des musulmans est le Coran, il fait partie
d’un ensemble appelé Loi islamique ou Charia, composé aussi de la Sunna pour les Sunnites.
Elle tire son essence du Coran et de la Sunna et englobe certains principes de droit : et de
deux sources de droit : l’ijma et le Qiyâs. En effet, le caractère politique de l’islam est
précisément déterminé par la nature et l’encadrement de la Charia. Elle est protégée et
appliquée grâce au fiqh : réglementation juridique qui régit l’organisation interne de la
communauté des croyants à la fois dans le domaine religieux mais aussi dans le secteur
politique et social. L’ensemble de ces règles concerne l’Oumma : la communauté des
musulmans évolue à l’échelle de la planète. C’est la contraction de l’Oumma islamiyya : la
communauté islamique. La Charia est à la fois religieuse et sociale. Suivie par les musulmans
des Etats islamistes, elle ne s’applique pas de la même manière et selon les mêmes règles,
dans les différents Etats qui l’ont adoptée.
B. les courants de l’islam : sunnisme, chiisme et bien plus encore
Si l’islam demeure numériquement la deuxième religion au monde, il se divise en plusieurs
branches. L’islamisation est un processus qui touche le Moyen-Orient et le Nord de l’Afrique
aujourd’hui, mais également l’Afrique subsaharienne dans sa partie nord-Ouest et la région
des Grands lacs, une partie de l’Asie Centrale et l’Indonésie. Les sunnites suivent la Sunna
(actions et paroles du Prophète au quotidien) et respectent la tradition de succession du
Prophète, depuis les origines. Les sunnites constituent presque 90 % de la population
musulmane mondiale. Les chiites, un peu plus de 10% de la communauté, se sont opposés à la
succession originelle et ont choisi de suivre Alî, cousin et gendre du Prophète, au sein du parti
du Shia. Ils ne reconnaissent pas la Sunna et considèrent que l’imam est la source unique de
l’autorité spirituelle et temporelle de l’islam. Pour les sunnites, il demeure un simple chef de
prière. La famille chiite se scinde en plusieurs branches parmi lesquelles : les zaydites, les
duodécimains et les ismaéliens. En lien avec leur opposition à la succession du Prophète, les
chiites donnent une place centrale à l’imam, le véritable Guide de la communauté. Chacune
des mouvances chiites est établie en fonction des modalités de succession de l’imam. Les
zaydites (au Yémen notamment) sont les moins rigides à l’inverse des duodécimains (en Iran
et en Irak), majoritaires, qui croient que le douzième imam (IXe siècle) n’est pas mort.
N’ayant pas de chef religieux depuis, ils ont accepté la tutelle temporelle des sunnites, ce qui
leur a valu leur intégration et leur a assuré plus de succès que les deux autres courants.
Cependant, l’exemple des guerres civiles syrienne ou yéménite actuelles montre que sunnites
et chiites peuvent encore s’opposer radicalement. L’opposition des courants religieux
musulmans se nomme la fitna : c’est-à-dire la guerre au cœur de l’islam qui sème le désordre
et la discorde au sein de l’Oumma. Celle-ci peut inclure des confrontations entre sunnites
comme c’est le cas entre les partisans de l’EI contre les kurdes.
C. L’interprétation du Coran au cœur de la complexité islamique
Le fondamentalisme est une idéologie visant à rappeler le retour aux fondements d’un
message dont le sens aurait été dévoyé au fil du temps. Toutes les grandes religions
monothéistes connaissent des mouvances fondamentalistes en leur sein. L’enjeu est la
création d’une version qui interprète les textes sacrés d’une religion de façon littérale, sans
prendre en compte la transformation des sociétés concernées. Dans l’islam, les
fondamentalistes souhaitent revenir au message originel diffusé dans les sourates du Coran et
dans les hadiths (paroles du Prophète compilées au IXe siècle) qui forment la Sunna. Les
premières formes de fondamentalisme musulman apparaissent peu après la période
prophétique. Elles ont évolué jusqu’aux wahhabisme et salafisme actuels. Les
fondamentalistes contemporains admettent l’interprétation mot à mot du Coran, c’est-à-dire
l’exégèse appelée tafsir. Ce qui différencie les mouvances islamistes actuelles demeure
l’application de l’ijtihad : l’« effort de réflexion ». En islam, c’est l’interprétation personnelle
des sources coraniques par les docteurs en droit musulman qui sert à fabriquer des normes
juridiques. Elle suppose une utilisation de la Raison ; les wahhabites n’utilisent pas la Raison
et restent très proches des normes existantes à la différence des réformistes salafistes qui s’en
servent. Ainsi, le fondamentalisme s’incarne d’abord chez les wahhabites, mais les liens entre
wahhabites et salafistes sont devenus ténus à partir des années 1970 et de fait, le
fondamentalisme a pu conquérir aussi certaines branches salafistes.
II. Du fondamentalisme à la naissance d’une revendication politique et sociale : les
islamismes
A. Le Réveil d’une revendication islamiste: du wahhabisme (XVIIIe siècle) au
réformisme salafiste (XIXe siècle)
Les premières formes d’islamisme, en tant qu’idéologie politico-religieuse, sont apparues dés
le IXe siècle, moins de deux cents ans après la révélation de Mohammed. Ibn Hanbal (780-
855), le fondateur de l’école islamiste dite hanbalite s’oppose à l’« islam éclairé » imposé de
force par le calife abasside de l’époque. Ainsi, les hanbalites ont contesté l’ordre politique
établi en tentant d’imposer un ordre moral et social très sectaire. Le wahhabisme, doctrine
islamiste saoudienne développée au Moyen-Orient (Qatar par exemple) demeure l’héritier
légitime du hanbalisme : une des quatre écoles religieuses nées entre la mort du Prophète et le
IXe siècle. L’école hanbalite refuse toute prise en compte du contexte historique et social
d’écriture du Coran et de la Sunna. Elle demeure la plus rigoriste. Deux successeurs au
mouvement hanbalite ont permis à cette doctrine d’émerger : - au XIIIe siècle, Ibn Taymiyya ,
juriste rendu célèbre par son intransigeance et son intolérance envers les mauvais musulmans
et les Infidèles (chrétiens, juifs, païens), - cinq siècles plus tard, Mohammed Ibn Abd al-
Wahhab rejette tout autant la présence des mécréants dans tout l’Empire ottoman, dont son
Arabie natale dépend alors. Issu d’une famille qui suit la doctrine hanbalite, il a voyagé dans
de nombreux pays de l’Empire avant d’écrire un ouvrage sur l’Unicité de Dieu. C’est à partir
de cette œuvre autant que du combat de son fondateur que le mouvement wahhabite se
développe. Mais à la différence du hanbalisme, ce mouvement n’est pas seulement doctrinal ;
il a une dimension politique. En effet, pour donner un bras armé à sa doctrine, Abd al-Wahhab
a conclu un pacte avec un conquérant arabe, Muhammad Ibn Saoud. Ce dernier favorise alors
la diffusion du wahhabisme au gré de ses conquêtes, de celles de ses descendants, à partir de
leur région d’origine – le Nejd [1]. Mais en deux siècles, le wahhabisme s’étend bien au-delà
car la famille Saoud parvient en 1932 à constituer un État très puissant et très vaste : le
Royaume d’Arabie saoudite. L’État saoudien a ainsi fondé ses racines sur le terreau doctrinal
wahhabite.
Dans l’actualité récente, on a montré la proximité entre les wahhabites saoudiens
et les salafistes, notamment égyptiens. Pourtant, si elle peut être mise en lien, leur pensée
s’inscrit dans un contexte historique et géopolitique différent et les deux mouvances ne
doivent pas être confondues. La salafiyya n’est donc pas le wahhabisme. Les salafistes se
réclament des penseurs wahhabites, mais leur mouvement n’est pas né en Arabie saoudite. En
effet, le salafisme a pris forme dans un ensemble géographique disparate (Égypte, Syrie, Irak
et Inde), à partir du XVIIIe siècle. Il n’apparaît véritablement qu’au XIXe siècle, un siècle
après la naissance du wahhabisme. De l’arabe salaf, ancêtre, la salafiyya prône un retour aux
valeurs des pieux ancêtres, c’est-à-dire aux principes des fondateurs de l’Islam, depuis le VIIe
siècle. Il s’agit du Prophète mais aussi de ses quatre premiers successeurs : les califes
Rashidun, « les bien guidés » qui ont régné tour à tour, au VIIe siècle, sur le Dâr-al-Islam
naissant : Abou Bakr, Omar, Othman et Ali. Pour les salafistes, la Sunna et le Coran doivent
être compris et lus sans faire appel à la raison individuelle mais uniquement par la mise en
application et l’imitation des gestes et paroles du Prophète. C’est pourquoi de tous les
islamistes, les salafistes sont ceux qui ont la lecture la plus littérale des textes sacrés. En
d’autres termes, les wahhabites ne vont pas aussi loin. D’abord née d’une réflexion très
moderne, la doctrine salafiste a mué vers un fondamentalisme puritain, se confondant avec le
wahhabisme saoudien. Mais la construction de la doctrine salafiste obéit à des logiques
historiques différentes. En effet, trois âges distincts ont marqué l’évolution doctrinale de la
salafiyya : du XIXe siècle aux années 1990. Au départ, contrairement aux wahhabites, les
penseurs salafistes n’ont pas basé leur doctrine sur la pensée hanbalite. Ils sont partisans d’une
pratique de l’interprétation ouverte à l’ensemble des quatre écoles juridiques sunnites : ils
s’appuient sur la rigueur juridique de l’école hanbalite mais non sur son radicalisme. Aussi, au
XIXe siècle, deux grands penseurs et fondateurs du mouvement ont impulsé la création du
mouvement réformiste salafiste : Jamal al-Din dit al-Afghani (1838-1897) et Muhammad
Abduh (1849-1905). Il s’agit du premier âge du salafisme. Cette première vague ne
s’autoproclame pas « salafiste » mais réformiste ; l’identification du courant s’élabore
seulement au XXe siècle. Leur objectif est de préparer le monde musulman au
questionnement posé au monde entier par l’Occident, en pleine industrialisation. L’arrivée des
Occidentaux dans l’Empire ottoman notamment, a imposé naturellement à l’Oumma une
analyse de la solidité de ses structures et de ses valeurs : son identité, sa culture, ses
fondements spirituels et intellectuels. Le mouvement réformiste incarne donc une révolution
dans l’idéologie islamiste : il marque le réveil de l’esprit de l’islam, à l’échelle sociale et
politique. Les fondateurs du salafisme ont estimé que la société musulmane devait se réformer
et imposer un retour aux valeurs des « pieux ancêtres » car, selon eux, la société ottomane est
en train de péricliter à tout niveau. Le salafisme est donc, au départ, un compromis entre un
retour aux valeurs des pères fondateurs de l’Islam et l’intégration des nouveautés apportées
par l’Occident. Par exemple, l’ouverture aux progrès technologiques était souhaitée par les
salafistes du Premier Age. L’Occident ne représentait pas une menace mais plutôt un modèle
dont il fallait se servir pour réformer le monde musulman. Seulement, suite à l’effondrement
de l’Empire ottoman dans les années 1920, les Occidentaux ont cherché à investir ce nouvel
espace. Les salafistes ont alors intégré à leur doctrine une volonté de résistance au
modernisme et se sont rattachés davantage aux mouvements fondamentalistes wahhabites de
l’Arabie centrale. En d’autres termes, il s’est agi d’un regain de résistance identitaire basé sur
l’identité religieuse. Cela correspond à la seconde vague du salafisme articulée autour de la
figure centrale d’Hassan Al-Banna (1906-1949), fondateur égyptien de la confrérie des Frères
musulmans. Pour lui, la présence occidentale en Égypte génère des pratiques contraires aux
valeurs de l’islam. Il est partisan d’un salafisme nouveau. Certains chercheurs refusent de lier
aujourd’hui salafisme et Frères Musulmans. Il vrai qu’en Egypte ou en Tunisie par exemple,
ces mouvances sont détachées ; leurs objectifs et moyens d’action diffèrent et par conséquent leur doctrine aussi. Les salafistes de cette deuxième vague ont accepté d’intégrer la culture
religieuse soufie dans leur pensée, courant mystique de l’islam que les wahhabites rejettent.
Autre rupture avec le wahhabisme, les salafistes comme les Frères musulmans n’intègrent pas
le rôle de l’autorité politique de la même manière dans leur doctrine. Les wahhabites relient
historiquement le pouvoir politique des monarques saoudiens à la pensée islamiste. Pour les
Frères musulmans, cet automatisme n’est pas envisageable. Salafisme et wahhabisme
saoudien peuvent, néanmoins, être concordants à partir des années 1950. Les Frères
musulmans, persécutés en Égypte et en Syrie, sont accueillis en Arabie saoudite et chargés de
diffuser les valeurs islamistes aux jeunes dans les écoles et universités. Les Frères assurent
donc la moralisation de la société en préparant la communauté dès son plus jeune âge ; c’est
un islamisme basé sur la prédication et qui commence par le bas. Ainsi, islamisme politique
et islamisme de prédication se rencontrent et se complètent. Leur rapprochement est
néanmoins à nuancer car les Frères musulmans, salafistes réformistes, ne sont pas inféodés à
la famille politique saoudienne. L’arrivée des Américains en Arabie saoudite les pousse
rapidement vers l’Irak. Un nouveau courant émerge et radicalise les thèses du salafisme de
deuxième génération. Le jeu politique a donc un impact direct sur le mariage idéologique des
wahhabites et des Frères musulmans salafistes du deuxième âge. À partir des années 1980,
wahhabites et Frères musulmans ne sont plus considérés comme alliés. Partisans de l’islam
politique, les Frères s’opposent aux pratiques saoudiennes. Cependant, le salafisme ne se
cantonne pas à la version donnée par les Frères musulmans. Le troisième âge salafiste est
nourri par les thèses de l’intellectuel saoudien, Sayyid Qotb (1906-1966). Son émergence est
aussi précipitée par la révolution chiite iranienne et à partir de 1979, le salafisme se referme
sur les thèses wahhabites les plus puritaines. Les thèses de Qotb ont nourri l’émergence d’une
idéologie radicale devenue le djihadisme (voir III). Finalement, trois types de courants
salafistes ont été déterminés (Bernard Rougier) : . Le salafisme originel, littéraliste et
missionnaire qui n’admet de ses partisans ni la participation au pouvoir politique, ni leur
utilisation des médias modernes. . Le salafisme réformiste, représenté par le courant de la
Sahwa. Ses partisans dépassent la fonction de missionnaires des premiers. Ils ont vocation à
diffuser au plus grand nombre leur vision de l’Islam et leur vision politique du monde. Ils
condamnent l’influence des Occidentaux sur les dirigeants du Moyen-Orient, car elle
déstabilise l’ensemble de l’Oumma. Le pouvoir temporel doit suivre les préceptes du religieux
et non l’inverse. . Enfin, le salafisme djihâdiste est lui-même divisé en plusieurs mouvements.
De manière générale, il prône le devoir de djihâd pour tous les musulmans. C’est le cœur de la
doctrine. Il existe des djihâdistes locaux comme en Palestine qui n’ont pas vocation à imposer
un califat mondial, et des djihâdistes internationaux, dont les membres d’Al-Qaida font partie.
Aujourd’hui, les trois courants salafistes ont généré des groupes politiques comme non-
politiques, aux moyens d’action différents qui n’ont pas nécessairement de liens entre eux
dans les pays qu’ils touchent.
B. De l’apprentissage des pratiques politiques à la mise en place des régimes politiques
islamistes : révolution chiite, printemps arabes et résistance politique ou terroriste La
réalisation d’un projet politique n’existe pas dans tous les groupes islamistes. Seuls les
Frères Musulmans, les salafistes réformistes et les chiites khomeynistes embrassent cette
ambition. Cependant, si ces trois tendances visent l’instauration de la Charia, les
moyens utilisés pour y parvenir et les modes d’application de la Loi islamique ne sont
pas les mêmes. Très schématiquement, deux types d’islamisation peuvent s’opposer dans
la mise en place du projet : par le haut, l’institution de la Charia permet au peuple de
s’islamiser, ou par le bas, l’islamisation du peuple génère la création d’un État
islamique. Aussi, dans le cadre de l’activisme radical, la lutte des djihâdistes résistants à
la politique anti-islamique d’un régime exprime un message politique à prendre en compte. Trois types d’intégration politique des islamismes dans le monde : l’islamisme
consacré par l’État, l’islamisme légitimé par les élections ou associé au pouvoir, puis les
groupes islamistes résistants et clandestins.
L’islamisme consacré par l’État
Prenons l’exemple de l’Iran, véritable modèle révolutionnaire à suivre pour l’ensemble des
islamistes du Dâr-al-Islam, chiites comme sunnites. L’activisme révolutionnaire et chiite est
né avec un homme : l’ayatollah Khomeiny, il a instauré la théocratie chiite en 1979 en
renversant le Shah d’Iran soutenu par les Américains. Ce courant islamiste est national
puisqu’ancré en Iran, mais il montre une dominante présente au sein de tous les mouvements
islamistes chiites : la capacité des ayatollahs, des oulémas et des mollahs d’encadrer les
croyants, en autonomie vis-à-vis de la sphère étatique, tout en continuant de faire progresser
les connaissances en matière de normes religieuses. La révolution islamique de 1979 a défini
un cumul de deux fonctions pour le grand ayatollah. Il cumule le rôle d’autorité politique, à
côté d’un président de la République élu au suffrage universel, et demeure le chef spirituel de
la nation : son Guide Suprême. En 2015, ce dernier est Ali Khamenei et le Président de la
République élu : Hassan Rohani. Les mollahs iraniens exercent un contrôle important sur
l’exécutif et sur la stricte application de la charia dans toute la société iranienne. L’islamisme
chiite s’incarne dans l’organisation de la République islamique iranienne.
Islamismes consacrés par les urnes
La reconnaissance politique des partis islamistes se réalise pleinement lors de leur
participation aux élections présidentielles ou législatives. Elle consacre leur pouvoir politique
s’ils parviennent à les gagner. Évidemment, les mandats sont, en principe, temporaires et
parfois interrompus mais ils traduisent l’évolution du degré d’ancrage politique des
islamismes à l’échelle étatique. Les Printemps arabes ont favorisé l’apparition de la prise de
pouvoir légale des islamistes et leur insertion dans le jeu politique démocratique en Tunisie,
en Egypte et même au Maroc. Entre 2011 et 2012, en Égypte et en Tunisie, les élections
portent les islamistes au pouvoir, au Yémen elles les y associent et, en Libye, elles les incluent
au jeu politique. Pourtant, la stabilité politique n’est pas acquise et aucun des partis islamistes
n’exercent aujourd’hui seul, le pouvoir. Dans d’autres pays comme la Turquie ou le Liban, les
islamistes ont été intégrés avant 2011 aux appareils politiques par le biais d’élection, soit en
tant que parti élu soit en tant que groupe rattaché à une coalition.
Clandestinité et résistance politique des islamismes
L’interdiction des partis politiques islamistes par les pouvoirs publics laisse aux islamistes
deux possibilités : l’action clandestine ou l’exil. Pour les activistes clandestins, le djihâd
devient légitime, ils jugent leurs gouvernants comme des impies car ils ne protègent plus
l’Oumma. Le Président égyptien actuel, Al-Sissi, a déclaré illégale l’organisation des Frères
Musulmans égyptiens, le 25 décembre 2013. Il les assimile à des terroristes au même titre que
les partisans de l’Etat Islamique. En dehors de la région arabe-musulmane, il existe également
des conflits violents liés à la revendication politique mais aussi nationale et culturelle de
certains groupes islamistes. C’est le cas des Ouïghours en Chine d’Asie centrale et des
islamistes du Caucase pour les Russes. Aux périphéries de ces « États continents », les
territoires intégrés au prix de conquêtes difficiles et tardives – la Tchétchénie, définitivement
russe au milieu du XIXe siècle et le Xinjiang, devenu chinois en 1949 –, concentrent des
peuples marqués par une forte identité ethnique et religieuse. Depuis le 11 septembre 2001, le Mouvement islamiste du Turkestan oriental dont se réclament les Ouïghours est sévèrement
réprimé par l’administration chinoise au nord-ouest du Xinjiang ; de violentes confrontations
ont encore lieu aujourd’hui. Du côté russe, après les deux guerres russo-tchétchènes des
années 1990, le mouvement djihâdiste s’est autoproclamé en 2007 chef de « l’émirat du
Caucase », à partir duquel il fomente régulièrement des attentats contre Moscou (l’émir du
Caucase, Dokou Oumarov, est mort en mars 2014). Pour la Chine et la Russie, islamisme et
terrorisme se confondent.
III. De la résistance identitaire à l’activisme violent et terroriste : les djihadismes
A. Les fondements d’une idéologie radicale : du Coran aux Pères fondateurs du
djihadisme
Le moyen ultime pour les islamistes les plus radicaux de sauvegarder l’unité de l’Oumma ou
de lutter contre les forces mécréantes est le djihâd, « le combat sacré ». Le Coran évoque le
grand djihâd, un combat personnel sur soi pour devenir meilleur et le petit djihâd ou djihâd
par l’épée .Le petit djihâd est donc défensif ou offensif. Il devient défensif s’il existe une
menace sur l’Oumma, tout musulman doit y participer. Le djihâd offensif est utilisé dans le
cadre de la conquête du Dâr-al-Islam. Le djihâdisme contemporain marque un passage
déterminant dans l’évolution structurelle de l’ensemble des islamismes. Il est le fruit et le
moteur de l’islamisme radical. Il ne partage avec les deux autres formes d’islamismes –
missionnaire et politique –, que leur finalité : créer un État islamique. Mais les djihâdistes
restent hostiles à la simple prédication et à la coopération avec le pouvoir politique. Le terme
djihâdisme est donc un néologisme, indiquant la volonté d’adhérer au petit djihâd. Dès lors,
l’usage du djihâd demeure la matrice de leur croyance religieuse. Les islamistes djihâdistes
sont sunnites, ils établissent la guerre sainte contre les régimes impies à l’intérieur du Dâr-al-
Islam ou à l’extérieur quand ils considèrent que le territoire est occupé par une puissance non
musulmane menaçante ( en Afghanistan pendant la guerre contre les Soviétiques (1979-1989
par exemple). Le djihâd est donc le mode opératoire principal des djihâdistes afin de
conquérir ou reconquérir le pouvoir. C’est la manifestation de la défense armée de l’Oumma.
Au début de la conquête coloniale au XIXe siècle, un djihâd de résistance a lieu en Algérie, au
Soudan et en Libye. Mais il peut également concerner d’autres acteurs du monde islamique, il
engendre ainsi la fitna (le désordre entre les musulmans). L’actuelle lutte de l’État Islamique,
contre les forces chiites irakiennes et syriennes ou contre les Kurdes sunnites, en donne un
exemple concret. La construction idéologique du djihadisme contemporain s’est élaborée à
partir des thèses anciennes d’Ibn Tamiyya (hanbalite du XIVe siècle) adjointes à celles de
Maududi et de Sayyid Qotb plus récemment. La pensée du théologien Maududi est à l’origine
de l’islamisme pakistanais. Maududi demeure l’une des trois figures islamistes les plus
importantes du XXe siècle, aux côtés d’Hassan Al-Banna et de l’ayatollah Khomeiny. Né en
Inde, ce sunnite fondamentaliste est proche des milieux déobandis (mouvement islamiste né
en 1867 dans le Nord indien, prônant l’encadrement religieux de la vie quotidienne par la
production de fatwas et s’étant diffusé dans les années 1970 en Afghanistan et au Pakistan,
après intégration des principes wahhabites, les écoles deobandies sont à l’origine du
mouvement des Talibans). Maududi a une vision nouvelle sur le rôle de la religion
musulmane dans l’État pakistanais qu’il voit naître. Il promeut sa langue officielle, l’ourdou,
tout en défendant la constitution d’un État islamique plus global, à l’échelle de l’Empire des
Indes. Il s’oppose au nationalisme et au pouvoir des oulémas mais croit en la construction
d’un État islamique, qui sera capable d’islamiser le peuple, par le haut. La révolution
islamique constitue le cœur de son projet. Elle passe par l’application du djihâd par
l’activisme politique. Bien qu’il ait inspiré Qotb et nombre d’islamistes radicaux et clandestins, Maududi agit en toute transparence. En 1941, il fonde légalement un parti : la
Jamat Ulema Islami (JUI). Plus tard, et partant d’Egypte, les idées de Sayyid Qotb ont à leur
tour fortement marqué les groupes islamistes jusqu’aux membres djihâdistes d’Al-Qaida.
Avec elles, l’intransigeance salafiste émerge : les soufis sont considérés comme hérétiques car
ils se livrent au culte des saints ; les chrétiens et les juifs – les « gens du Livre » toujours
respectés dans la tradition musulmane – sont traités de mécréants, c’est-à-dire d’incroyants.
Cependant, au-delà de cette vision, le discours de Qotb va plus loin : il prône un islamisme
radical qui défend le djihâd en terre mécréante mais aussi en territoire musulman quand celui-
ci est menacé par des idées contraires à la Loi islamique, c’est-à-dire d’influence occidentale.
Il oppose «vrais musulmans» et «apostats». En acceptant des compromis avec les
Américains, les souverains saoudiens font partie des apostats. Du discours de Sayyid Qotb est
né un nouveau courant de pensée : le takfirisme. Les partisans takfiri doivent excommunier
les autres musulmans jugés impies. Il s’agit d’une lecture radicale du discours de Qotb visant
à séparer les bons musulmans du monde impie, et ceux générant la fitna. Ce groupe
d’islamistes radicaux, la Société des musulmans, se structure au moment où Sadate, le
président égyptien, restreint le champ d’action des islamistes égyptiens, à partir de 1977. Isolé
au départ, le mouvement s’exporte dans les pays du Golfe et fait des émules chez les étudiants
égyptiens des Gamaat islamiyya. À partir du moment où les takfiri sont arrêtés, les Gamaat se
radicalisent. Séparées des Frères Musulmans mais suivant Qotb, elles incarnent un salafisme
violent et djihâdiste et recrutent parmi les populations pauvres et urbaines. Leur dissolution,
après l’assassinat de Sadate – dont elles sont les responsables –, les mènent à la radicalisation
terroriste dans le monde musulman comme aux États-Unis dans les années 1980-1990. Elles
sont intégrées au sein du groupe du Djihâd islamique égyptien dans les années 1990,
responsables entre autres, des attentats sur le site touristique de Louxor. Les Gamaat ont
essaimé leur pensée et leurs modes d’action en Afrique subsaharienne et en Asie centrale.
Dans le monde musulman, après le départ des colonisateurs occidentaux, au tournant des
années 1950 et 1960, trois types de djihâd se mettent donc en place progressivement : celui
des partisans de S. Qotb dans les années 1970 et 1980, dans le cadre de la guerre
d’Afghanistan contre les Soviétiques ; le djihâd des années 1990 contre les régimes militaires
algérien, égyptien et en Bosnie ; enfin, depuis la fin des années 1990, le nouveau djihâd contre
l’Occident. Ce dernier est la raison d’être du mouvement Al-Qaida. En effet, cette forme
d’activisme est devenue une idéologie qui s’est mondialisée ; elle prend racine dans les
premières formes du takfirisme. La naissance d’Al-Qaida s’explique par une réorientation de
la logique du djihâd internationalisé construit en Afghanistan, contre les anciens alliés des
moujahidines, les Américains. Ainsi, les membres de l’organisation s’attaquent à la fois aux
« ennemis proches », c’est-à-dire aux gouvernements impies du monde musulman – Moyen-
Orient et Afrique subsaharienne – mais également aux « ennemis lointains » : les États-Unis
et leurs alliés, dont les Infidèles : juifs comme chrétiens. Al-Qaïda représente le renouveau du
djihadisme. L’objectif de ses deux fondateurs – Abdullah Youssouf Azzam et Oussama ben
Laden – est de revenir à la base du message coranique interprété, selon eux, par la mise en
place du califat mondial instaurant l’unité de l’Oumma. Au départ, Al-Qaida crée un réseau à
partir des groupes de vétérans d’Afghanistan, notamment avec les talibans, les Gamat
islamiyya, les Jamaa islamiyya pakistanaise et indonésienne. Ensuite dans les années 1990, le
mouvement se transforme en un centre de formation de djihâdistes très organisé doté de
camps d’entraînement en Afghanistan et au Pakistan. Les secteurs d’influence sont divisés et
dirigés par des chefs régionaux appelés « émirs », au Moyen-Orient, en Algérie et dans le
sous-continent indien. L’organisation soutient également les djihâds plus ciblés en Occident
comme celui du GIA algérien en France.
B. Le 11 septembre ou la mondialisation du djihadisme : d’Al-Qaïda à l’EI
A partir du 11 septembre 2001, le djihadisme mondialisé entre sur la scène des grands
acteurs géopolitiques. Al-Qaida devient l’organisation terroriste à abattre, le cœur des
préoccupations sécuritaires de l’ensemble des démocraties occidentales. La rhétorique de
l’Axe du Mal de Georges W. Bush se développe. Ses interventions en Afghanistan (2001) et
en Irak (2003) relancent alors le djihâd au Moyen-Orient. Cela crée une nouvelle ligne de
fracture décisive pour l’avenir géopolitique du monde musulman, entre islamistes
sunnites et chiites. L’intervention occidentale et la traque effectuée à l’encontre d’Oussama
Ben Laden et de ses troupes, ont porté un coup à la nébuleuse d’Al-Qaïda. Elle est
restructurée et se divise en deux sous-groupes en 2009 : Al-Qaida au Maghreb islamique
(AQMI) et Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA). Au-delà de cette nouvelle
structuration, Al-Qaida concentre des mouvances plus ou moins proches de ses principes. En
Somalie, Al-Shabbab a prêté officiellement allégeance à AQMI depuis 2009. Ansar al-charia,
groupe armé et salafiste tunisien, a reconnu sa filiation récente avec la nébuleuse. L’AQPA
est le résultat de la fusion des Saoudiens et des Yéménites du mouvement. Si l’Arabie
saoudite a mis hors de ses frontières les membres d’Al-Qaida, le Yémen les a tous récupérés
malgré les offensives régulières de l’armée yéménite depuis 2012. En Asie du Sud-Est, la
Jemaah Islamiyya ainsi que les islamistes philippins d’Abu Sayyaf, se sont revendiqués
structures d’Al-Qaida mais la cellule mère du Pakistan n’a jamais confirmé ce lien Al-Qaida
n’est plus actuellement la seule incarnation du djihâdisme, en Irak et en Syrie, l’Etat
Islamique offre une nouvelle image de l’islamisme radical dans le monde. Les djihâdistes
sunnites d’Al-Qaida, partis lutter contre les forces occidentales en Irak, trouvent sur leur route
l’opposition des chiites du nord-est irakien. La même année en 2003, Abou Moussad al-
Zarkaoui fonde la branche irakienne d’al-Qaida : « al-Qaida au Pays des deux Rives » (les
deux rives renvoient au Tigre et à l’Euphrate, fleuves irakiens délimitant la Mésopotamie).Il
radicalise les objectifs de la « maison-mère » provoquant la réaction d’ Oussama Ben Laden
qui décide de se séparer de son allié irakien. L’État Islamique en Irak (EII) naît alors de
cette scission. L’opportunité d’un développement territorial de l’organisation s’établit au
moment de la mise à mort du système politique baasiste de Saddam Hussein par les
Américains, puis, à partir de 2011, de la brèche ouverte par le Printemps arabe en Syrie.