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octobre 18, 2014

Le socialisme est-il une espèce idéologique encore en expansion ?

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.


C'est en 1947 qu'un petit nombre d'intellectuels libéraux, réunis dans une station balnéaire des alpes suisses, ont créé la Société du Mont Pèlerin en se donnant pour objet " de définir les principes nécessaires à la préservation d'une société libre ".


En 1947, la menace socialiste était claire. En 1999, elle est moins évidente. Si le socialisme, stricto-sensu, n'est plus un véritable danger pour l'économie de marché et les libertés économiques, la menace vient aujourd'hui de nouveaux adversaires dotés d'arguments et de valeurs différentes.

Faut-il avoir peur du socialisme rampant ? 
Le socialisme est-il une espèce idéologique encore en expansion ? 

Je répondrai très directement non. Qu'il s'agisse de la version soviétique du socialisme, ou de la version suédoise, ni l'une ni l'autre ne sont aujourd'hui dans le vent de l'histoire.

Cela ne veut pas pour autant dire que nous ne devons plus nous inquiéter des menaces qui pèseraient sur nos libertés. Loin de là. Cela veut seulement dire que nous ne devons plus beaucoup nous inquiéter de celles qui viendraient du socialisme. Nous vivons dans un monde où les problèmes qui déterminent la vie des mouvements politiques, intellectuels et culturels ont beaucoup évolué. A ne pas suivre attentivement comment ces mouvements se développent, et ce qu'ils impliquent, nous prenons de très gros risques.

Le terme " socialisme " n'est pas seulement un synonyme pour exprimer l'idée d'un Etat fort et omniprésent, ni même pour résumer la thèse d'une nécessaire régulation de l'économie par l'Etat. Que ce soit sous ses formes soviétiques ou suédoises, la particularité du socialisme est de s'intéresser à certains problèmes plus qu'à d'autres. C'est peut être un terme souvent ambigu. Mais quelle que soit la dose d'ambiguïté qui y soit associée, le fait est que tous ceux qui se réclament du socialisme se retrouvent autour de certains problèmes plutôt que d'autres. Le but du socialisme est une plus juste distribution des ressources économiques, dont ses avocats disent qu'elle conduira également à moins de gaspillages. Toute la rhétorique du socialisme tourne autour de qui obtient ce qui est produit, et comment. Les socialistes sont contre le marché parce que, disent-ils, le marché organise la distribution des ressources d'une manière qu'ils considèrent comme doublement injuste, tant du point de la manière dont le partage se fait, que de l'identité de ceux qui vont en bénéficier.

Le socialisme n'est plus la vraie menace


Dans sa forme la plus pure, l'essence du socialisme est de transformer par la nationalisation des activités. Jusque dans le milieu des années 1980, ce genre de socialisme " dur " était largement répandu, non seulement dans les pays communistes, mais aussi bien dans ce qu'on appelait alors le monde libre. Aujourd'hui il n'y a plus guère que quelques pays extrêmes qui y demeurent fidèles. Dans le reste du monde, la liste des industries qui sont encore nationalisées est de plus en plus courte. Ces formes traditionnelles de socialisme " dur " ont disparu si rapidement, tant comme pratique politique que comme idéal philosophique, que nous avons maintenant tendance à oublier un peu vite à quel point tout cela paraissait normal il n'y a encore pas si longtemps. C'est pourquoi nous continuons à nous faire peur en nous inquiétant par exemple des " menaces du socialisme rampant ". Cela avait un sens dans les années cinquante, lorsque l'expression est née, et que le socialisme avait réellement le vent en poupe. Cela n'en a plus beaucoup aujourd'hui.

L'autre forme de socialisme est celle de la " sociale démocratie ", de l'Etat redistributif. Elle correspond au modèle suédois dont la caractéristique est de pratiquer une redistribution massive qui mêle matraquage fiscal et subventions pour modifier les résultats économiques du marché. Mais l'objectif reste en fait toujours le même : une distribution plus juste des ressources. On reste dans le cadre d'une idéologie d'égalitarisme économique.

Ayant passé quelques temps récemment en Suède, j'ai du mal à admettre qu'on puisse dire du socialisme suédois qu'il soit en expansion, où que ce soit. La vérité est que le système suédois connaît aujourd'hui de grosses difficultés. L'économie suédoise ne crée plus d'emplois . La population y est de plus en plus hostile aux réfugiés et aux immigrants qu'elle considère désormais comme des parasites concurrents dans la distribution des subsides de l'Etat providence. La générosité du discours sur les droits de l'homme des années 1960 et 1970, a disparu. La plupart des suédois sont ouvertement pessimistes. Ils ne voient pas comment leur système pourrait survivre, mais en même temps ils se sentent incapables de surmonter les résistances politiques qui empêchent de le faire évoluer.

La version " sociale démocrate " du socialisme se heurte à la dynamique politique des démocraties modernes. Avec l'ouverture croissante des marchés, la logique du fonctionnement de la démocratie est en effet de s'éloigner des débats et préoccupations abstraites sur des objectifs de justice, pour les remplacer par la rivalité très concrète d'intérêts pratiques défendus par des groupes de pression en concurrence. Les démocraties occidentales, la Suède en premier, ont à juste titre choisi de ne pas sacrifier leurs libertés individuelles et politiques, ni leur prospérité économique, sur l'autel de la défense de leurs idéaux socialistes. Par exemple, ils n'ont pas entrepris d'empêcher leurs citoyens de quitter le pays, ou même, dans la plupart des cas, d'exporter leur argent à l'étranger. La sauvegarde de ces libertés a renforcé la légitimité politique des régimes sociaux-démocrates européens, mais en même temps elle ruine leur capacité à rester fidèles à leurs buts socialistes.

Une idéologie sans avenir


Ainsi que le note Hayek dans La route de la servitude : " Il y a de multiples manières de pratiquer le planisme économique ; mais, pour se maintenir, toutes impliquent que l'organisme central de planification puisse effectivement se protéger de toute influence extérieure. Le résultat d'une telle idéologie économique est dès lors d'amener inévitablement à l'accumulation de toute une série de restrictions portées non seulement au libre mouvement des biens et des capitaux, mais également celui des hommes ". La morale de cette observation d'Hayek est que tout pays qui se dit socialiste, mais qui réussit plus ou moins bien à préserver la liberté de mouvement des biens, des capitaux et des gens, est pris dans une contradiction qui le conduira inévitablement à abandonner ses ambitions socialistes. Tout régime socialiste dépend, pour survivre, du maintien d'un pouvoir monopolistique qui ne peut résister aux forces de la concurrence une fois que celles-ci sont laissées libres de se manifester. L'après guerre s'est traduit par un mélange d'idéaux libéraux, de pragmatisme économique, et de calculs stratégiques complexes justifiés par la guerre froide, qui ont conduit non pas à l'accumulation de restrictions aux libertés individuelles que prévoyait Hayek, mais au contraire à un triple processus d'ouverture des marchés internationaux, de libéralisation des mouvements de capitaux, et de liberté des mouvements de population, grandement facilité par la révolution moderne des moyens de transport et de communication.

Dès lors, ce qui caractérise notre monde d'aujourd'hui, n'est pas la menace d'un " socialisme rampant ". Ce n'est plus du tout notre problème. Parce que nous sommes habitués à combattre le socialisme à partir d'arguments, de tactiques et d'alliances conçus par rapport à un monde où cette menace était encore vraie, il est naturel que nous continuions à voir la main tentaculaire du socialisme derrière tout ce qui tend à accroître encore la redistribution ou l'emprise des réglementations d'Etat. Il est normal que nous continuions de plaquer l'étiquette socialiste à toute politique qui tend à accroitre le rôle de l'Etat. Mais, ce faisant, en perpétuant une définition trop large et imprécise de ce qui constitue l'essence du socialisme, nous risquons de nous priver du moyen de déceler à temps ce que sont, aujourd'hui, nos véritables adversaires et ennemis, et donc de la capacité à leur répondre efficacement.

Le danger, aujourd'hui, vient de la mode des idées " fixistes "


Les processus de marché font beaucoup plus que simplement déterminer qui finalement aura le contrôle de telle ou telle ressource. Ceci signifie que le socialisme n'est pas la seule idéologie susceptible de s'en prendre au marché, et, à l'inverse, que les conservateurs anti-socialistes ne constituent pas la seule force politique à laquelle les libéraux puissent s'allier pour défendre les libertés économiques.

Les marchés exercent de nombreuses fonctions. Ils sont ce qui permet aux gens d'exprimer individuellement leur propre quête du bonheur. Ils contribuent à assurer la dissémination des idées. Ils introduisent le changement dans la manière dont les gens vivent et travaillent, ainsi que dans les traits de caractère qui sont les plus appréciés. Ils font éclater et recombinent tous les modes de classement qui conduisent à regrouper les gens en catégories sociales, économiques, artistiques, etc… Ils encouragent la quête permanente de l'innovation, mais soumettent toute nouvelle idée au test brutal et sans sentiment de la concurrence. Les marchés évoluent par un mécanisme d'essais et d'erreurs qui s'appuie sur des processus d'expérimentation et de rétroactivité. Ils échappent à tout contrôle en particulier, et leurs résultats sont impossibles à prédire. C'est cette dynamique intrinsèque des marchés - leur nature de système de changement et de découverte " ouvert " et décentralisé - qui aujourd'hui attire les attaques idéologiques les plus nombreuses et les plus fortes.

Le défi auquel les marchés et les idées libérales doivent désormais faire face, n'a plus rien à voir avec des problèmes de justice. Il s'agit de problèmes de stabilité, de sécurité, de contrôle - non pas dans l'organisation et la gestion de nos vie individuelles, mais par rapport à la Société et aux choix politiques auxquels elle doit faire face en tant que Tout. L'argument central est que les marchés sont des éléments de perturbation , qui introduisent le chaos, et qui servent trop de valeurs différentes pour orienter la société vers " le bon choix ". Le plus important de tous les défis auxquels le marché est aujourd'hui confronté n'est pas l'idéologie socialiste, mais l'idéologie du fixisme - en grec, la stasis, l'idée que la " bonne société " est une société non pas de changement permanent et imprévisible, mais une société faite essentiellement de stabilité, une société prévisible, une société " sous contrôle ". Dans cette optique, le rôle de l'Etat n'est pas tant de redistribuer la richesse que de diriger, d'endiguer, de discipliner, de contrôler tout ce que l'évolution spontanée des marchés comporte d'imprévisible.

Ceux qui partagent cette vision n'aiment pas le marché parce que la nature décentralisée de ses processus d'évolution n'apporte pas seulement le changement, mais des changements d'un type particulier. En servant les multiples désirs les plus divers des individus, et en récompensant les innovateurs qui trouvent des choses nouvelles pour lesquelles on découvre ensuite de vastes débouchés, les marchés rendent impossible la définition d'une vision unitaire de ce à quoi l'avenir devrait ressembler. Ils ne permettent pas d'établir un pont entre le présent et le futur - un pont qui permettrait de définir en toute sécurité une route du point A au point B. Au contraire, ils n'arrêtent pas de multiplier les carrefours, les embranchements et les détours dans la marche vers un ensemble de futurs qui se présentent sous la forme d'une matrice de chemins de plus en plus complexes et difficiles à discerner. Les processus de marché empêchent la société de se rassembler autour d'un idéal statique - que ce soit l'idéal d'une forme traditionnelle de vie, celui du statu quo, ou encore l'idéal de la " bonne société " du futur tel que conçu par un planificateur génial et désintéressé.

Le marché, obstacle à la réalisation de la " bonne société "


En conséquence, ces nouveaux ennemis du marché se retrouvent sur l'ensemble de l'échiquier politique, tant à droite qu'à gauche, ou même au centre - un mode de classification essentiellement déterminé par la manière dont nous nous positionnons par rapport aux objectifs classiques du socialisme. Prenez par exemple l'émission de la chaîne CNN Crossfire ; une émission dont l'idée de base est de mettre droite et gauche sur un pied d'égalité et ne jamais s'engager plus au profit d'un côté que de l'autre. En y dénonçant les excès de l'économie de changement, son invité de droite, Pat Buchanan, s'est de fait retrouvé plus d'une fois sur le même terrain que son adversaire de gauche, le célèbre Jeremy Rifkin, connu pour la manière dont il fait le procès de la technologie. De la même manière, il s'est récemment retrouvé en complète communion avec le vieil ennemi des grandes entreprises, Ralph Nader. Tous trois s'accordent pour admettre que l'essor du commerce international, l'accélération du progrès technologique, la mondialisation financière, les restructurations industrielles, l'essor de nouvelles activités et le déclin d'autres - en un mot, tout ce qui exprime la dynamique concurrentielle et créatrice du monde économique d'aujourd'hui - nous annonce un terrible avenir. Tout trois étaient également d'accord, au moins au niveau du principe, pour demander que l'Etat intervienne pour endiguer, canaliser, le dynamisme des marchés. Cette exigence n'est pas moins interventionniste que l'appel socialiste à l'intervention de l'Etat. Mais, au sens strict, elle n'est certainement pas socialiste. Elle est d'une autre nature. Elle n'est pas redistributive, mais " fixiste " (stasist), en un mot : conservatrice, au sens propre du terme.

Cette nouvelle façon d'attaquer le marché, de quelque côté de l'échiquier politique qu'elle provienne, se fonde sur l'utilisation de deux tactiques classiques, très différentes des vieux arguments utilisés par le socialisme. Tout d'abord, elle pose que nous ne devrions pas laisser les gens libres de tester de nouvelles idées qui pourraient entraîner des conséquences négatives. C'est l'application du fameux " principe de précaution ", aujourd'hui pierre de touche des mouvements écologiques.

Le " principe de précaution " jette l'anathème sur les processus de marché


Le principe de précaution ne tient le décompte que des effets négatifs imputables aux idées nouvelles, mais n'accorde aucune attention aux avantages potentiels. Ceux-ci ne comptent pas. Et il passe totalement sous silence les coûts associés au maintien d'un statu quo. Il n'accorde aucune valeur à la découverte ou à l'apprentissage, autant comme processus d'évolution sociale que comme instruments de satisfaction personnelle. Dès lors les dés son jetés. Les processus de marché ne pourront jamais satisfaire aux exigences du principe de précaution puisque l'incertitude est constitutive de leur essence même. Par construction le principe de précaution conduit à jeter l'anathème sur les processus de marché.

L'autre manière d'attaquer le marché est tout aussi dévastatrice. C'est l'argument des externalités. La plupart d'entre nous avons admis qu'il se pose effectivement des problèmes d'externalités dans des domaines tels que la pollution de l'air, et nous recherchons des moyens d'y porter remède tout limitant autant que possible les effets pervers que cela pourrait avoir sur le bon fonctionnement des marchés. Mais, à partir de là, il n'est pas difficile de généraliser et de considérer que tout marché comporte potentiellement des risques d'externalités. En donnant au concept une acception indéfiniment élastique, il n'en faut pas plus pour retourner le langage de l'analyse économique des marchés contre le marché lui-même et en faire une machine de guerre contre l'essence même des relations de commerce et d'échange. C'est bel et bien ce que nous voyons de plus en plus avec l'utilisation de l'argument des externalités non plus seulement contre les producteurs, la cible traditionnel des économistes, mais également contre les consommateurs eux-mêmes. Selon cette nouvelle manière de penser, le français qui va au cinéma voir un film américain participe d'un phénomène de pollution culturelle. Mon choix d'un emballage que je juge plus pratique contribue à aggraver la pollution de l'environnement. La manière dont je peint ma porte et mes fenêtre impose une " externalité " à mes voisins qui n'aiment pas la couleur que j'ai choisie. Le plaisir que j'éprouve à faire les magasins, et le fait surtout que j'aime à en parler à mes amis, aggravent une soif inutile de consommation dont finalement tout le monde est victime… Comme l'essence même du marché est l'interactivité de l'ensemble des décisions de choix individuelles, il en résulte que, selon cette manière de voir, toutes nos actions auraient naturellement vocation a être étroitement contrôlées puisqu'elle entraînent toutes des effets sur les tiers. C'est sans fin. Il n'y a pas de limite.

Ceux qui pensent ainsi ne se contentent pas de faire tactiquement alliance avec la droite, ou avec la gauche, selon les questions en jeu. Fondamentalement, ils partagent une même conception du monde, ainsi qu'une même manière de raisonner et de parler. Ceux qui viennent de la gauche ont de plus en plus tendance à reléguer au second rang leur traditionnelle critique du marché au nom de ses conséquences distributives. C'est ainsi que chez les verts, les préoccupations traditionnelles de justice sont de plus en plus souvent remplacées par un discours en faveur d'une économie " soutenable " fondée sur le concept d' " état stable ". La critique que de plus en plus d'anciens gauchistes portent au marché n'est pas de rendre les pauvres encore plus pauvres, mais d'encourager le développement de consommations ostentatoires " socialement " inutiles. Un sociologue comme Richard Sennett, dont l'enfance fut bercée par la lecture de tous les ouvrages de la bibliothèque léniniste, condamne aujourd'hui le capitalisme de la flexibilité ", non parce qu'il exploite les travailleurs ou ne les paie pas assez, mais parce qu'il donne une prime à ceux qui se révèlent les plus instables et qui font preuve des capacités d'adaptation les plus grandes…

Le rêve de " l'état stable "


Le docteur Daniel Callaghan, un spécialiste de la bioéthique, mais aussi un égalitariste impénitent, dénonce la logique de quête infinie du progrès médical qui, selon lui, est produite par la logique interactive de la triple dynamique des marchés, de l'innovation médicale, et de la liberté d'expression des désirs individuels des malades. Il plaide pour une " médecine stabilisée ", ainsi que la mise en place de limites à la recherche d'une santé toujours meilleure. Bien que la socialisation de la médecine soit une manière d'atteindre cet objectif, ses arguments n'ont en soi rien à voir avec une approche socialiste quelconque.

Passons maintenant à ce qu'on appelle le centre. Nous y trouvons des gens qui sont encore plus critiques de la nature dynamique du marché que leurs collègues de droite ou de gauche - parce que le caractère décentralisé des processus de découverte du marché est fondamentalement incompatible avec leur conception du rôle du politique. Les exemples d'une telle position sont nombreux en Europe, sous une forme particulièrement virulente. Notamment lorsque les européens s'amusent à dénoncer la trop grande ouverture des américains à l'égard d'Internet. Mais on en rencontre aussi en Amérique. Un exemple est Arthur Schlesinger Jr. A l'occasion de son 75ème anniversaire, il vient d'écrire dans Foreign Affairs un article où il dénonce les effets de rupture du capitalisme. Il s'inquiète des conséquences entraînées par la dynamique de la mondialisation et des nouvelles technologies. " L'ordinateur, écrit-il, transforme le marché en une vaste foire d'empoigne mondiale qui efface les frontières, amoindrit le pouvoir fiscal ainsi que la capacité de réglementation des états, réduit à néant leur maîtrise des taux d'intérêt et des taux de change, aggrave les écarts de revenus et de richesses tant entre les nations qu'à l'intérieur des pays, affaiblit les protections de la législation du travail, dégrade l'environnement, prive les nations de la possibilité de déterminer elles-mêmes leur propre avenir, leur substitue une économie mondiale sans entité politique correspondante, responsable devant personne ".

La fonction perturbatrice des marchés


A droite, la dynamique des marchés suscite deux principales objections. Comme à gauche, on y attaque la liberté des échanges, l'immigration, la technologie, la grande distribution, tous les éléments de la dynamique des marchés qui remettent en cause les habitudes et les positions acquises. Ces conservateurs n'hésitent pas à faire alliance avec les écologistes qui poursuivent les mêmes fins. Parfois, il est relativement facile de distinguer ce qui relève d'une idéologie de droite ou de gauche. Par exemple, Pat Buchanan est clairement un homme de droite. Mais ce n'est pas toujours aussi simple. Je placerais certainement le Prince Charles plutôt à droite, en tant qu'héritier d'une grande lignée aristocratique, mais ses considérations sur la technologie le classeraient plutôt dans une version gauchiste de l'écologie.

L'une objections les plus communes à droite, du moins aux Etats-Unis, est que le marché, en se mettant principalement au service des désirs individuels, quels qu'ils soient, détruirait l'idée même de l'existence d'un " bien commun ". C'est ainsi que certains conservateurs réclament un programme d'actions fédérales qui permettraient de promouvoir l'idée d'un grand projet national. De manière plus générale, ce que ces conservateurs reprochent à la dynamique des marchés est de laisser se développer des produits, des comportements ou des institutions qui ne correspondent pas à leur conception de la bonne société - qu'il s'agisse par exemple de la violence au cinéma ou de la procréation assistée.

Cette tension est visible même sur le terrain de la politique de l'éducation où les conservateurs sont pourtant en principe favorables à une doctrine de libre choix. L'appel à la liberté du choix leur va bien lorsqu'il s'agit d'un instrument d'action politique dans leur combat contre les syndicats d'enseignants, ou pour échapper à la discipline laïque des écoles publiques. Mais ses corollaires qui s'appellent variété des programmes, concurrence des enseignements, tolérance des autres, entrent souvent en conflit avec leur vision conservatrice d'une " bonne éducation "… L'éducation est un domaine où ces conservateurs ne reconnaissent aucune légitimité au processus de découverte et d'innovation.

Il y a toutefois une bonne nouvelle. Elle tient dans le fait que de la même manière que la chute du socialisme a suscité l'émergence d'alliances inédites contre le marché, elle entraîne aussi des rapprochements inattendus mais favorables au marché. Que les marchés produisent non pas un chaos de ruptures, mais un ordre émergent à caractère positif est une idée qui progresse aujourd'hui dans certains milieux qui, il y a parfois moins d'une génération, étaient encore des fanatiques du socialisme, ou du moins d'une conception planiste de l'ordre social. Savez-vous par exemple qui a écrit ceci : " Quelle est, de nos jours, la chose la plus importante qu'il faut retenir d'un cours d'économie ? Ce que je me suis efforcé de transmettre à mes étudiants est l'idée simple mais forte que la main invisible du marché est toujours plus forte que la main cachée de l'autorité. Pas besoin de direction, de contrôles, de planification. Tel est le consensus désormais parmi les économistes. C'est l'héritage d'Hayek ". Qui est l'auteur, je le répète, de ce plaidoyer en faveur de la dynamique de marché ? Réponse : Larry Summers, aujourd'hui secrétaire d'état américain au Trésor, et qui passe pourtant le prototype même de l'économiste Cambridgien classique.

Les nouveaux alliés du libéralisme


Si l'hystérie de Schlesinger est représentative de l'attitude " fixiste " des critiques centristes, l'optimisme de Summer exprime l'émergence d'une nouvelle coalition centriste favorable au dynamisme des marchés. Cela ne fait pas de Summer un vrai libéral, au sens classique du terme. Cela en fait simplement le type d'allié des libéraux qu'étaient autrefois les conservateurs anti-socialistes, avant qu'ils ne passent dans le camp des opposants au marché les plus acerbes. En Amérique, le centre - mais je pense que cela est également vrai du nouveau travaillisme britannique - est aujourd'hui plein de technocrates qui en sont venus à admettre que l'interventionnisme de l'Etat avait des limites, et reconnaissent les avantages pratiques des solutions de marché.

Il y a aussi tous ces " modérés " - des journalistes, des chercheurs, des scientifiques, des ingénieurs, des artistes et des hommes d'affaires, tous bien moins connus que Summers - qui éprouvent un sincère intérêt intellectuel pour tout ce qui tourne autour de la logique des systèmes auto-organisés parce qu'ils s'intéressent aux théories de la complexité, à la logique décentralisée du fonctionnement d'Internet, aux processus de la découverte scientifique, à l'écologie scientifique, aux mécanismes d'échanges culturels, à la théorie des organisations. Par formation, il s'agit de gens qui sont sensibles aux problématiques de la dispersion du savoir et de l'évolution par des processus de tâtonnement, et qui donc font d'emblée preuve d'une compréhension plutôt ouverte à la théorie moderne des marchés. On ne peut dire qu'ils préfèrent toujours systématiquement le marché à l'Etat, mais c'est plutôt généralement le cas. Eux au moins ne sont pas conditionnés par le réflexe qui conduit tant de gens à considérer automatiquement que seul l'Etat peut apporter la réponse à leurs problèmes. Ils sont plus ouverts à la recherche de solutions qui passent par l'innovation, la concurrence, la liberté des choix, le jeu des rétroactions. L'un des problèmes de notre vocabulaire politique est que le terme de modéré ne permet pas de distinguer entre ceux dont la modération se traduit par une certaine considération pour les processus de marché, et ceux pour lesquels l'expression signifie exactement l'inverse : le choix de solutions impliquant une addition presque infinie de petites interventions locales en lieu et place d'un Etat central.

Les valeurs communes du marché et de la contre-culture


Mais c'est encore au sein de ce qui fut la gauche que les oppositions sont les plus remarquables. Alors que des gauchistes comme Sennett continuent de s'en prendre à tout ce qui a un relent d'économie libérale, beaucoup d'anciens de leurs collègues ont retrouvé dans le marché nombre des valeurs d'innovation, d'ouverture et d'expression personnelle caractéristiques de leur contre-culture. Pour la plus grande consternation tant des gauchistes impénitents qui vouent une véritable haine au commerce et aux affaires, que des conservateurs épris de traditionalisme culturel, celle-ci s'est métamorphosée en une véritable culture de l'entreprise et de l'innovation. La gauche qui nous a donné le socialisme n'est pas la même que celle qui s'est investie massivement dans l'informatique et toute la nouvelle presse consacrée à l'industrie des " micro-entrepreneurs ". Qu'il s'agisse d'Internet ou de cette nouvelle presse d'affaires, il est incontestable que tant l'un que l'autre ont été lancés par des gens qui, tant par leur histoire personnelle que par leurs idées politiques, se considéraient eux-mêmes comme étant partie intégrante d'une extrême gauche systématiquement critique à l'égard des institutions existantes. Ces individus qui n'éprouvaient que mépris pour " le marché " tant que celui-ci n'exprimait qu'une conception statique d'un univers dominé par de grandes organisations commerciales privées à caractère hiérarchique et bureaucratique, ont au contraire épousé avec enthousiasme l'idée du marché vu comme un ensemble de systèmes ouverts dont les multiples interactions créent un terrain favorable à la diversité des expressions et des épanouissements personnels. Les mêmes éléments qui soulèvent aujourd'hui l'opposition des " conservateurs " de tous bords, de gauche comme de droite, contre les marchés, ont servi de ferments à l'émergence d'une nouvelle coalition de gens, le plus souvent venant de l'ancienne gauche, sensibles, eux, aux vertus dynamiques des processus de marché. Sur l'ancien échiquier politique, être socialiste voulait dire être de gauche. Cela impliquait que plus vous vous définissiez comme un adversaire du socialisme, pour quelque raison que ce soit, plus vous êtiez classé à droite. Dans l'ancienne classification politique, les libéraux étaient classés à droite ; ce qui en fait l'aile droite de cette nouvelle coalition.

Les vertus d'une société dynamique et ouverte


Il n'est pas du tout indifférent de savoir si le véritable but des libéraux, aujourd'hui, est de continuer de s'opposer en priorité au socialisme, ou plutôt de défendre et promouvoir une vision des avantages liés à la présence d'une société dynamique et ouverte. Si, à partir d'un préjugé essentiellement anti-socialiste, nous continuons de considérer que nos ennemis traditionnels sont " à gauche ", cependant que nos alliés sont " à droite ", nous risquons de ne pas saisir l'importance du phénomène que représente aujourd'hui la naissance d'une alliance gauche-droite contre les marchés. Nous resterons incapables de comprendre toute la symbolique, ainsi que les enjeux qui se trament autour de débats d'idées aussi essentiels que ceux qui concernent actuellement les biotechnologies, la protection des expressions culturelles, la mondialisation des échanges, ou encore la régulation d'Internet. Nous abandonnerons des domaines entiers de réflexion, de recherche et d'innovation pour le seul bénéfice de rester amis avec des gens qui n'accepteront de réduire les impôts qu'un tout petit peu, et encore seulement pour les familles de contribuables qui ont des enfants. Nous laisserons passer la chance qui s'offre à nous d'aider ceux qui n'ont pas toujours le bon pedigree politique d'approfondir quand même leur connaissance du marché, et d'en tirer de bonnes raisons pour préférer les marchés à l'Etat. Nous sacrifierons la liberté de demain pour sauvegarder les habits du passé.

Ainsi, oui, ma réponse à la question sur " le socialisme rampant " est résolument optimiste. Nous devons bien sûr rester sur nos gardes. Le monde est encore plein de restes d'idéologie socialiste qui ne peuvent faire que le jeu des adversaires de la dynamique des marchés. Mais le socialisme est bel et bien mort en tant qu'idéal, et il est mourant en tant que politique. Les défis du 21ème siècle seront bien différents. Il s'agira de défendre les valeurs d'une dynamique de changement et d'évolution, et de construire une nouvelle coalition politique autour d'elles. La manière dont nous relèverons ce défi déterminera en fin de compte si le prochain siècle expérimentera ou non un renouveau en profondeur des idées libérales.



Virginia Postrel lire ses articles sur N-Y times

source REASON Magazine

Le Libéralisme de Wilhelm Röpke, l'antidote au keynésianisme!

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W. Röpke (1899-1966), un des chefs de file de l'ordolibéralisme, était un partisan de la libre concurrence tout en plaidant pour un conservatisme moral. Récusant le laissez-faire utilitariste, il ne ménageait pas davantage ses critiques à l'encontre de Keynes et surtout de l'Etat providence. Il est le promoteur de l'idée d'"économie sociale de marché"  reprise dans un contexte tout autre aujourd'hui. Un libéralisme à tendance ou composante conservatrice, celui des "fondateurs" (Locke, Montesquieu, Adam Smith...), celui de Tocqueville, dont les héritiers contemporains sont en particulier les représentants de l'ordo-libéralisme allemand et du néo-conservatisme américain, soit W. Röpke et I. Kristol.



Au début des années 1950, la section française de la Société du Mont-Pèlerin, créée en 1947 par F. von Hayek et Wilhelm Röpke, est composée de dix-huit membres, à la jonction entre l’université et le patronat. Le CNPF finance généreusement ses activités. À l’origine de think tanks qui fonctionnent encore aujourd’hui dans de nombreux pays, elle réunit des individus aux convictions diverses, qui vont du libéralisme radical (F. von Hayek ou J. Rueff) à des positions très modérées (W. Röpke), et organise des connexions entre réseaux académiques, politiques et patronaux. Car, et ce fut certainement la conviction de F. von Hayek, « les idées, aussi radicales soient-elles, ne transportent pas avec elles leurs conditions d’efficacité », elles nécessitent pour être mises en œuvre un activisme discret et des alliances improbables.
 
Wilhelm Röpke (1899-1966), l'un des chefs de file de l'influente école allemande de L'ordo-libéralisme allemand pendant les années 1935-1965, aller « au-delà de l'offre et de la demande » ne revient pas à dépasser et encore moins répudier l'économie de marché, mais à la réintégrer dans un lien social et un ordre moral aux connotations parfois très conservatrices. Et s'il récuse le laissez-faire utilitariste, W. Röpke ne ménage pas davantage ses critiques à l'encontre de Keynes et surtout de l'État providence et du « socialisme fiscal » - accusés de conduire à un collectivisme liberticide et ruineux. Donnant accès à la pensée parvenue à pleine maturation d'un néolibéral « social », la réédition de la traduction de Jensseits von Angebot un Nachfrage (1958) jamais republiée depuis 1961 vient d'autant plus à son heure qu'elle éclaire le sens originel de l'idée d'« économie sociale de marché » (dont Röpke fut, avec Walter Eucken et Ludwig Erhard, le promoteur intellectuel) convoquée dans les récents débats sur la Constitution européenne puis ceux relatifs à la crise économique commencée en 2008. (voir biblio ,Mollat de Bordeaux)
L’économiste et philosophe W. Röpke (1899-1966) est, avec Walter Eucken ’un des pères fondateurs du système économique et politique de la République fédérale, aux côtés d’Adenauer et d’Erhard. Sa contribution à la « question allemande » a été essentielle : dès 1945, il plaidait pour l’économie de marché, le fédéralisme et l’arrimage à l’Ouest. Esprit des Lumières, autorité morale plus que praticien, il a défendu tout au long de sa vie – de la République de Weimar à la jeune RFA – les valeurs fondées sur les libertés, la raison économique et la responsabilité politique. Les théories qu’il a développées (échanges extérieurs, conjoncture, libéralisme organisé) poursuivent toutes une approche globale, plaçant le facteur humain au cœur de la cité. Dès lors, la science a pour mission de guider le politique et d’éclairer l’opinion ; l’économie aussi relève des sciences morales. A l’heure où on commence, outre-Rhin, à opérer un retour aux sources de la doctrine qui avait permis à la jeune RFA de renouer avec la prospérité, la lecture de cette biographie s’impose. 

"La crainte de voir les institutions européenne se transformer en super-Etat est aussi ancienne que la Communauté elle-même. Personne, probablement, ne l'a mieux exprimée que Wilhelm Roepke : écrivant en 1958, il voyait dans les institutions communautaires l'instrument d'une planification économique et politique généralisée - d'un saint-simonisme européen - encore plus dangereuse qu'au niveau national. Pour Roepke, la division traditionnelle entre socialistes et libéraux n'était plus la distinction politique fondamentale de nos sociétés. La vraie opposition était celle des "centralistes" et des "décentralistes". Selon ses propres termes, "le problème du monde idéal est la décentralisation ou la centralisation ; s'il faut que le facteur fondamental soit l'individu (et le petit groupe) ou les grands ensembles collectifs - l'Etat, la nation voire un Etat unique englobant le monde entier - est devenue la vraie ligne de partage entre opinions opposées". Pour le "décentraliste" le renforcement politique et économique de l'Europe doit se faire en disant ce qui est vraiment l'essentiel : la variété, la liberté dans la solidarité, le respect de la personne humaine et de son individualité ; Le décentralisme est un élément essentiel de l'esprit européen. Accepter de diriger l'Europe à partir du centre, d'en faire l'objet d'une bureaucratie planificatrice, de la fondre en un bloc compact, équivaut à trahir l'Europe et son héritage spirituel. Un nationalisme et un dirigisme économique à l'échelle continentale ne représentent aucun progrès par rapport au nationalisme et au dirigisme des Etats-nations individuels 
(source Euro92)"

Voici le texte/conf.
Contributions du Colloque du 8 et 9 décembre 2000 Sous la direction de Patricia Commun, TRAVAUX ET DOCUMENTS DU CIRAC:

Aux sources de l'Economie sociale de marché

La pensée néolibérale française et l'ordolibéralisme allemand avec François BILGER

Lorsque j'ai écrit, il y a une quarantaine d'années, ma thèse sur la pensée libérale allemande ( F. Bilger, La Pensée économique libérale dans l'Allemagne contemporaine, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1964.) , j'ai été extrêmement frappé par la parenté existant entre l'école ordolibérale allemande, première véritable expression du libéralisme en Allemagne, et l'école physiocratique française, elle aussi initiatrice du libéralisme en France deux siècles plus tôt. Les similitudes étaient en effet frappantes, tant dans la forme que dans le fond. 
Les deux écoles ont en commun le culte d'un maître dont l'oeuvre contient les fondements théoriques et la synthèse de toute la doctrine : François Quesnay, Walter Eucken. Les deux écoles ont bénéficié de l'apport d'une science étrangère pour construire l'instrument théorique fondamental : la médecine pour le Tableau économique, le droit pour la Morphologie économique. Les deux écoles ont élaboré une doctrine où philosophie et théorie s'interpénètrent pour mener à la recommandation d'un ordre économique global et d'une politique économique très systématique. Les deux écoles ont fait montre d'un certain dogmatisme scientifique, avec la volonté qui en résulte d'enseigner à tous les hommes les voies du salut économique par la création d'un véritable « parti des savants ». Mais les deux écoles ont surtout cherché à gagner à leur cause les dirigeants et l'élite : entourage du roi et salons, conseils scientifiques et médias. Les deux écoles ont eu leur ministre préféré et célèbre : Anne Robert Jacques Turgot, Ludwig Erhard. Enfin les deux écoles ont eu une influence forte sur le plan national mais ont été supplantées sur le plan international par une autre école libérale : écossaise jadis, austro-américaine aujourd'hui. 

Ces similitudes ne doivent naturellement pas masquer d'importantes différences tenant au contexte historique, à l'évolution philosophique et au progrès scientifique. Il est clair en particulier que le système concurrentiel des ordolibéraux n'est pas du tout l'ordre naturel des physiocrates. De son côté, la pensée libérale française a beaucoup évolué depuis le XVIII' siècle. Il m'a cependant paru intéressant de relever cette curiosité historique, en exergue en quelque sorte à l'analyse comparative de l'ordolibéralisme allemand et du néolibéralisme français du milieu du XXè siècle à laquelle on m'a demandé de procéder.

Il m'a paru utile, pour fixer les idées, de rappeler et de grouper sur un tableau comparatif par ordre d'importance ou d'influence - appréciation évidemment subjective - les principaux auteurs et les oeuvres majeures des deux courants.

On peut constater que les oeuvres des divers maîtres sont extrêmement variées. En outre, elles présentent certes de fortes affinités dans chaque pays mais aussi de sensibles différences, de sorte qu'il peut sembler quelque peu artificiel de vouloir confronter la pensée néolibérale française et la pensée ordolibérale allemande. C'est particulièrement vrai en France où l'on a une juxtaposition d'individualités dont les travaux n'ont d'ailleurs jamais donné lieu à une présentation synthétique, ce qui explique sans doute en partie leur moindre influence sur le débat intellectuel. C'est moins frappant en Allemagne où W. Eucken a su réunir dès le départ et faire travailler ensemble un grand nombre de disciples pour constituer ce que l'on a appelé « l’école de Fribourg » avec une revue commune et un corpus central d'analyses et de propositions. S'il n'y avait l'exemple des physiocrates que je viens d'évoquer, on pourrait être tenté de voir dans cette différence une illustration supplémentaire de l'opposition entre l'individualisme ou éclectisme français et le sens allemand de l'organisation collective du travail. Mais il y a en réalité autant de divergences intellectuelles, par exemple entre W. Eucken et Alfred Müller-Armack, qu'entre Maurice Allais et Louis Baudin. En revanche, il est incontestable qu'il existe entre les penseurs des deux pays d'une part une parenté intellectuelle profonde tenant à leur commune adhésion au libéralisme économique, d'autre part un certain nombre de spécificités nationales tout à fait significatives qui justifient en définitive la confrontation des deux courants nationaux.

En bonne logique, cette analyse comparative comprendra donc deux parties, la première mettant en évidence toutes les similitudes et la seconde toutes les divergences que l'on peut relever entre le néolibéralisme français et l'ordolibéralisme allemand.

Les convergences

Ce sont les vastes bouleversements politiques, économiques et intellectuels engendrés par la Première Guerre mondiale, la révolution communiste, la réaction fasciste puis nationale-socialiste, enfin et surtout la crise économique mondiale des années trente qui ont provoqué l'émergence aussi bien en France qu'en Allemagne (comme simultanément dans d'autres pays développés) d'une nouvelle forme historique du vieux libéralisme économique.

Rien d'étonnant donc à ce que, réagissant aux mêmes évènements, un certain nombre d'économistes français et allemands contemporains aient élaboré une nouvelle conception économique largement semblable. Cette parenté se traduit dans trois convergences fondamentales.

Le rejet des nouvelles doctrines économiques collectivistes et autoritaires


En l'espace d'une vingtaine d'années après l'éclatement de la Première Guerre mondiale et les désordres économiques et sociaux qui l'ont suivie, une multitude de doctrines économiques ont surgi ou resurgi et ont rapidement obtenu une adhésion massive aussi bien dans les milieux intellectuels et politiques que dans l'opinion publique. Marxisme, socialisme, corporatisme, planisme, dirigisme, interventionnisme, keynésianisme se sont partagé les esprits. Le capitalisme et le libéralisme qui s'étaient progressivement étendus à l'ensemble du monde au cours du XIXè siècle jusqu'en 1914, étaient brusquement considérés comme historiquement dépassés et comme devant être remplacés par des formes d'organisation et de régulation nouvelles, collectivistes et autoritaires. Après la Russie et l'Italie, l'Allemagne et la France, et à certains égards les Etats-Unis, mirent d'ailleurs en application ces idées nouvelles, sous des formes variées, dès les années trente.

Néolibéraux français et ordolibéraux allemands faisaient alors partie de la très petite minorité de penseurs qui résistèrent à cet engouement massif et à cette vision fataliste de l'Histoire. Au contraire de l'opinion générale, ils considéraient que toutes ces doctrines prétendument nouvelles ne constituaient en réalité que des formes modernisées des vieilles doctrines précapitalistes et prélibérales d'avant la révolution industrielle (mercantilisme, caméralisme, corporatisme ... ) que le développement économique avait logiquement et progressivement fait disparaître et que seule la régression économique, due à la guerre et à des erreurs de politique économique, avait passagèrement réactualisées. Ils démontraient en conséquence que ces doctrines devaient fatalement échouer dans l'organisation économique et sociale des sociétés développées et de surcroît entraîner, comme Friedrich von Hayek l'a particulièrement montré dans son fameux ouvrage La Route de la servitude, une régression politique au détriment des libertés fondamentales. L'histoire a, on le sait, rapidement établi la justesse de la plupart de ces analyses et de ces prévisions.

L'adhésion commune aux principes essentiels du libéralisme classique


Bien loin de considérer', comme leurs adversaires, le libéralisme comme une doctrine historiquement dépassée, tous les ordo- et néolibéraux estiment au contraire qu'il est d'autant plus actuel que l'économie est plus développée et que la découverte de l'harmonie préétablie entre la libre poursuite des intérêts particuliers et l'intérêt général de la collectivité dans une économie de marché de libre concurrence constitue un progrès fondamental de la connaissance économique pour réaliser l'organisation efficace d'une économie évoluée et complexe. Ils entendent donc reprendre les principes essentiels de la doctrine libérale classique tels qu'ils ont été formulés par François Quesnay et Adam Smith et progressivement développés et approfondis par leurs successeurs du XIXè siècle, David Ricardo, Jean-Baptiste Say, Stuart Mill, Frédéric Bastiat, Charles Dunoyer, Carl Menger, Auguste Walras, Alfred Marshall : liberté de production et d'échange, libre concurrence, libre fonctionnement du mécanisme des prix, propriété privée et stabilité monétaire. Tous considèrent que seule une économie fondée sur ces principes est susceptible d'assurer durablement à la fois l'allocation optimale des, ressources et donc le progrès économique et la stabilisation optimale des processus et donc l'équilibre économique.

Mais si les néo- ou ordolibéraux proposent le maintien ou la restauration des grands principes du libéralisme classique, ils estiment aussi, et c'est par là qu'ils se distinguent nettement de leurs prédécesseurs et veulent instaurer un libéralisme moderne, que cette restauration ne suffit pas et que des corrections sont indispensables pour éviter une dégradation progressive du système et de ses performances. Ils pensent que les grands économistes classiques du XVIIIè et du XIXè siècles ont bien perçu la nécessité de libérer l'économie de toutes les entraves étatiques inutiles ou même nocives, mais qu'ils n'ont pas su ou pu de leur temps percevoir la nécessité de bien organiser cette liberté pour éviter qu’elle ne dégénère et ne compromette ainsi le bon fonctionnement et finalement l'existence même de l'économie de marché.

Une volonté commune de rénovation du libéralisme traditionnel


Aux yeux des nouveaux libéraux français et allemands, l'expérience historique a montré que la simple instauration du « laissez-faire » et du « laisser-passer » provoque généralement un extraordinaire dynamisme économique mais est également susceptible d'engendrer dans certaines circonstances des abus de la liberté de la part des entreprises, en particulier la restriction de la libre concurrence, et par là même des déséquilibres économiques ainsi que des distorsions sociales et donc une dysharmonie croissante entre intérêts particuliers et intérêt général. Celle-ci entraîne à son tour le rétablissement d'interventions publiques qui aggravent généralement le dysfonctionnement du système et par voie de conséquence sa contestation publique et provoquent éventuellement son abandon. Le libéralisme absolu, le « laissez-faire », est donc susceptible d'aboutir à sa propre destruction et au rétablissement de formes d'organisation étatique antérieures et inférieures à l'économie de marché.

Pour éviter une telle évolution régressive, les néo- et ordolibéraux considèrent qu'il faut substituer à la notion d'ordre naturel des premiers libéraux, justifiant une liberté absolue, celle d'ordre positif ou légal, instituant une liberté soigneusement organisée, c'est-à-dire une constitution économique comparable à la constitution politique d'une démocratie libérale et tout un régime juridique public et privé nécessaire à l'encadrement des libertés économiques ainsi qu'à la satisfaction des besoins collectifs ou à la compensation des difficultés sociales. En particulier, l'instauration d'une économie de marché efficace et stable exige une législation très précise de la propriété, des contrats, de la faillite, des brevets, de la concurrence, de l’émission monétaire et du crédit, du système fiscal, du travail, de la solidarité sociale, ainsi qu'une définition soigneuse des modalités d'intervention économique et sociale de l'Etat compatibles avec le bon fonctionnement du système. C'est par l'ensemble de ces compléments et perfectionnements de l'organisation que les nouveaux libéraux entendent rénover et améliorer la conception libérale traditionnelle et répondre ainsi aux conditions de l'économie du XXe siècle ainsi qu'aux objections de leurs adversaires.

Cette commune volonté de perfectionnement et d'actualisation de la doctrine libérale ne s'est pas seulement manifestée dans les écrits de tous les néo- et ordolibéraux français et allemands. Elle s'est également traduite dès avant la guerre dans l'organisation d'une rencontre internationale qui peut être considérée comme l'acte de naissance officiel du nouveau libéralisme, le Colloque Walter Lippmann, du nom d'un grand journaliste américain qui venait de publier un ouvrage très remarqué, The Good Society, traduit en français sous le titre La Cité libre.

Ce colloque, organisé par Louis Rougier, eut lieu à Paris du 26 au 30 août 1938. Y participèrent, outre Walter Lippmann et les Autrichiens Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises, Louis Baudin, Jacques Rueff et de nombreux autres du côté français ainsi que les exilés Wilhelm Röpke et Alexander Rüstow du côté allemand alors que W. Eucken, qui y avait été également invité, n'avait pas obtenu à l'époque l'autorisation de quitter l'Allemagne. Au terme de discussions de très haut niveau et particulièrement animées, on s'en doute, dans ce moment si critique de l'histoire européenne, un manifeste commun proclama les principes qui viennent d'être évoqués ainsi que la volonté unanime de contribuer à leur diffusion et il fut décidé à cet effet de créer un « Centre international de rénovation du libéralisme ». Le déclenchement de la guerre empêcha la réalisation de ce projet, mais l'idée n'en fut pas perdue. Elle fut reprise en 1947 avec la création en Suisse, sous l'égide de F. von Hayek, de la Mont Pélerin Society, fameuse internationale libérale, à laquelle participèrent immédiatement la plupart des nouveaux libéraux, avec cette différence, par rapport au Colloque Walter Lippmann, qu'après la guerre le nombre des adhérents allemands, et surtout américains, est devenu sensiblement plus important que celui des participants français.

Au regard de toutes ces données, il est clair qu'il y a eu dès le départ des convergences extrêmement fortes entre les néolibéraux français et les ordolibéraux allemands et que leur accord sur les options doctrinales essentielles les distingue nettement des adeptes de toutes les autres conceptions économiques dans leurs pays respectifs. Mais il y a indiscutablement aussi, et c'est peut-être plus intéressant à relever dans une optique comparative, un certain nombre de divergences mineures mais significatives, tenant aux conditions nationales spécifiques, à la fois réelles et intellectuelles, dans lesquelles les deux doctrines ont été élaborées.

Les divergences


Il est bien connu que, si l'évolution économique, sociale et intellectuelle a été en Europe occidentale assez homogène du Moyen Age jusqu'à la Révolution industrielle, il n'en a plus été de même à partir de la fin du XVIIIe siècle, en particulier entre la France et l'Allemagne. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que des doctrines substantiellement semblables, mais élaborées dans un environnement différent, aient présenté des caractéristiques nationales spécifiques. Dans le cas du nouveau libéralisme du milieu du XXè siècle, on peut relever, me semble-t-il, trois différences notables entre la pensée des néolibéraux français et celle des ordolibéraux allemands, tenant aussi bien à des traditions intellectuelles qu'à des conditions économiques différentes.

Une approche théorique différente des phénomènes économiques


L'analyse économique repose sur une tradition scientifique différente dans les deux pays. Depuis le XIXè siècle, la science économique française s'est caractérisée essentiellement par une approche abstraite et déductive à partir de modèles mathématiques de la réalité économique fondamentale. Successivement, les principaux théoriciens français après Jean-Baptiste Say, à savoir Arsène Dupuit, Augustin Cournot, Auguste et Léon Walras et finalement, au tournant du siècle, Clément Colson ont été des mathématiciens et parfois même des ingénieurs de formation, qui se sont efforcés de mettre en équations les comportements et les relations économiques pour en dégager des lois économiques pures. Les deux principaux représentants du néolibéralisme français, J. Rueff et M. Allais, élèves à Polytechnique de C.Colson, poursuivent tout naturellement cette tradition d'élaboration d'une « physique sociale ». Dans leurs premiers ouvrages de caractère méthodologique, ils affirment d'ailleurs clairement cette orientation et l'appliquent ensuite délibérément en étudiant, l'un les principaux déséquilibres et mécanismes de rééquilibre à l'aide de techniques économétriques, l'autre les conditions mathématiques de l'équilibre général et de l'optimum global de l'économie. C'est à partir de cette analyse rationaliste de l'économie de marché, faisant dans une large mesure abstraction des formes concrètes de la propriété, des marchés et de la concurrence, que l'un et l'autre mettent en évidence le mécanisme des prix et la libre concurrence comme conditions nécessaires et suffisantes du bon fonctionnement de l'économie et l'interventionnisme incohérent des pouvoirs publics comme source essentielle de perturbation du système.

Toute autre est l'approche théorique des ordolibéraux en fonction de la tradition scientifique allemande. Les grands économistes allemands du XIXé siècle après Johann von Thünen, à savoir Friedrich List, Wilhelm Roscher, Bruno Hildebrand, Karl Knies, Gustav von Schmoller, ont pratiqué une approche inductive et concrète des réalités et des tendances historiques ainsi que des systèmes économiques, méthode encore appliquée et développée au XXè siècle par Max Weber et Werner Sombart. Même si W. Eucken a eu l'ambition de dépasser synthétiquement la fameuse « querelle des méthodes » entre les historistes allemands et les théoriciens autrichiens par la technique de l'abstraction isolante empruntée à la phénoménologie husserlienne, sa théorie des types d'organisation de l'économie, l'Ordnungstheorie, qui constitue la base théorique de l'ordolibéralisme, se situe bien dans la droite ligne de la tradition allemande, de même d'ailleurs que l'analyse des styles économiques d'A. Müller-Armack ou celle des grandes étapes historiques d'A. Rüstow. L'étude des formes concrètes de la propriété, des marchés et de la concurrence en llemagne explique aussi que, pour les ordolibéraux, l'économie de marché se trouve menacée non seulement par la perturbation externe par les interventions de l'Etat, mais aussi et même principalement par le dérèglement interne du système du fait des monopoles et cartels privés, ce qui entraîne une opposition plus radicale au « laissez-faire » et l'adhésion à une forme plus rigoureuse d'économie de marché concurrentielle, la Wettbewerbsordnung.

Naturellement, il conviendrait de ne pas exagérer cette opposition épistémologique entre les raisonnements hypothético-déductif et empirico-inductif en vigueur respectivement en France et en Allemagne. Les auteurs allemands et français connaissaient les écrits des uns et des autres. W. Eucken par exemple cite J. Rueff et celui-ci à son tour se réfère à W. Röpke Il n'en reste pas moins que la différence d'approche théorique est tout à fait indiscutable et marquante.

Une option philosophique et éthique différente


Le choix d'un système économique et social ne repose pas seulement sur des analyses théoriques mais implique également des options de philosophie et d'éthique sociale. A cet égard également, on peut constater une divergence sensible entre néolibéraux français et ordolibéraux allemands, tenant à des traditions nationales différentes et qui ne sont pas sans conséquences sur certaines conclusions politiques.

Depuis la Révolution française, la philosophie politique et sociale est en France, on le sait, profondément libérale et individualiste. Même si le libéralisme économique se trouve mis en question et contesté par les doctrines socialistes ou dirigistes du XXe siècle, et même si l'on restaure progressivement en France un dirigisme néocolbertiste et si l'on y instaure un vaste interventionnisme macro-économique, la philosophie politique et sociale ambiante demeure paradoxalement tout à fait anti-étatiste. Les néolibéraux français insèrent donc tout naturellement leur doctrine économique dans ce courant de pensée dominant et mettent avant tout l'accent, notamment chez Louis Baudin et Daniel Villey, sur l'indivisibilité de la liberté et sur la méfiance à l'égard de tous les empiètements de l'Etat sur la sphère individuelle de liberté ou la souveraineté de l'individu. La liberté économique est présentée, indépendamment même de son efficacité économique, comme le complément nécessaire de la liberté politique et sociale et comme une condition indispensable à l'épanouissement de la personne humaine.


L'ordolibéralisme s'insère au contraire dans la toute autre tradition collective de l'Allemagne, marquée depuis le XIXè siècle par une philosophie idéaliste et communautaire dans laquelle la notion d'ordre et la préoccupation d'harmonie sociale éclipsent l'idée de liberté individuelle. Les ordolibéraux, adeptes de. l'éthique kantienne et même chrétienne, rejettent avec vigueur une philosophie purement individualiste et a fortiori la conception hédoniste et utilitariste de ce que A. Rüstow nomme avec un certain mépris le « paléolibéralisme ». Pour eux, la liberté n'est pas le bien suprême. Avec Kant, ils prônent la liberté dans le respect de la loi morale, autrement dit la seule liberté de bien faire et non la liberté absolue. Aussi n’hésitent- ils pas, quand le bon fonctionnement de l'économie de marché le requiert, à restreindre de diverses manières la liberté économique dans l'intérêt général. Plus qu'au bien-être individuel et même à l'épanouissement de la personne, l'économie doit être, selon eux, orientée vers le bien commun et W. Röpke ne craint pas à cet égard d'affirmer son profond accord avec l'enseignement communautaire de l'Eglise.

Une conception différente de l'action politique


Même si, comme on l'a vu, tous ces penseurs s'accordent sur la nécessité d'une rénovation de l'ancien libéralisme, les ordolibéraux allemands sont à cet égard, en vertu de leurs analyses théoriques comme de leurs options philosophiques et peut-être aussi de conditions économiques différentes, plus exigeants que les néolibéraux français et cette divergence d'appréciation était déjà apparue lors du Colloque Walter Lippmann.

Peu sensibles aux dangers émanant de grands groupes privés et très sensibilisés au contraire aux perturbations dues à des interventions publiques intempestives, les néolibéraux français insistent avant tout sur les disciplines à imposer à l'Etat, notamment dans le domaine de l'émission monétaire et de la fiscalité. Dans la tradition walrassienne, ils ne s'opposent pas en revanche au maintien d'un secteur public important, pourvu que celui-ci respecte une gestion au coût marginal. Pour le secteur privé, ils se satisfont de la création des conditions juridiques d'une concurrence libre et loyale, mais n'entendent pas s'opposer systématiquement à la formation de cartels ou de structures oligopolistiques susceptibles, selon eux, d'engendrer une efficience technique supérieure et une compétition plus active et par là favorables à l'intérêt général. Enfin, pour la couverture des risques sociaux, ils sont avant tout favorables à la prévoyance individuelle et à l'assurance privée.

Les ordolibéraux allemands, quant à eux, proposent des solutions plus radicales en ajoutant à la discipline qui doit être imposée à l'action étatique des contraintes nettement plus fortes pour le secteur privé. En particulier, ils appellent à l'instauration d'une politique de concurrence parfaite poursuivie avec rigueur, fondée sur l'interdiction des cartels et pouvant aller jusqu'au démantèlement d'entreprises dominantes ou la fixation publique des prix. Ils considèrent également qu'il convient de compléter l'instauration de cette économie concurrentielle en mettant en oeuvre une politique sociale et même sociétale très active, non seulement pour corriger ses conséquences humaines éventuellement défavorables, mais aussi pour créer des conditions sociales favorables à son bon fonctionnement et au développement d'une société libre et juste. L'appui systématique aux petites et moyennes entreprises tout comme la privatisation massive des entreprises publiques et plus généralement la démocratisation de la propriété du capital constituent à cet égard des interventions stratégiques. Il est clair aussi que cette conception beaucoup plus constructiviste exige un Etat plus fort et plus actif que ne le souhaitent les néolibéraux français.

Cette opposition générale des conceptions de l'action publique ne doit pas masquer des divergences semblables existant à l'intérieur même des deux courants. Par exemple, sur la régulation de l'émission monétaire, J. Rueff est favorable au retour à l'étalon-or, tandis que M. Allais se retrouve avec W. Eucken pour souhaiter un système d'étalon-marchandises et la couverture intégrale du crédit, et que la plupart des autres penseurs des deux côtés s'en tiennent à la politique monétaire traditionnelle. A. Rüstow adopte comme M. Allais une taxation totale de l'héritage, alors que tous les autres néo- et ordolibéraux s'y opposent. Plus on considère le détail des réformes préconisées, plus on rencontre des points de vue opposés, mais à l'intérieur des deux courants tout autant qu'entre eux. Il convient également de noter que les positions ont beaucoup évolué des deux côtés au cours du temps en fonction des évènements comme des analyses, par exemple sur la politique de concurrence chez les ordolibéraux ou sur l'organisation monétaire nationale et internationale chez les néolibéraux français comme chez les ordolibéraux allemands. Il n'en reste pas moins que dans l'ensemble, la conception de ces derniers a toujours représenté une rupture plus nette avec l'ancien libéralisme que celle des néolibéraux français.

En conclusion de cette rapide revue des convergences et divergences entre ces deux courants nationaux du libéralisme au milieu du XXè siècle, il convient de noter que la plupart des maîtres de cette époque ont disparu au cours des années soixante, que de nouvelles générations de penseurs ont pris le relais et surtout que, depuis lors, la doctrine libérale s'est beaucoup transformée dans les deux pays en fonction de l'approfondissement des analyses comme de l'évolution des faits et notamment de la restauration progressive de l'économie de marché et de politiques plus libérales. On peut à cet égard relever à la fois une convergence et une divergence des évolutions dans les deux pays.

La convergence tient au fait qu'aussi bien en France qu'en Allemagne, les penseurs que nous avons évoqués ont beaucoup perdu de leur influence au profit de nouveaux maîtres, à savoir d'une part ceux de la vieille école autrichienne (L. von Mises et F. von Hayek) et d'autre part ceux des nouvelles écoles américaines (Milton Friedman, James M. Buchanan ...). Plus précisément, l'on peut dire que, du point de vue de l'approche théorique et de la conception philosophique, les nouvelles générations d'économistes libéraux ont adopté aujourd'hui l'optique évolutionniste, subjectiviste et individualiste des Autrichiens au détriment aussi bien du rationalisme objectiviste français que du constructivisme communautariste allemand. Quant aux recherches théoriques ponctuelles et aux recommandations pratiques, elles se situent aujourd'hui nettement dans le sillon de la nouvelle économie politique, du nouvel institutionnalisme, de la théorie du public choice des Américains, ce qui appuie un libéralisme beaucoup plus radical. On observe indiscutablement dans les deux pays une évolution parallèle d'un libéralisme à forte organisation économique et à orientation sociale marquée vers un libéralisme plus flexible et plus individualiste, voire même un ultra-libéralisme, et le passage commun d'une conception d'économie sociale de marché à une conception d'économie capitaliste de marché. Il y a une sorte d'inversion de l'évolution du XXè siècle, un retour en arrière vers le XIXè siècle, qui s'observe d’ailleurs également dans les réformes et les politiques économiques pratiquées. On peut dire, je crois, que, sur le plan des idées libérales, le XXIè siècle sera sûrement plus proche du XIXè que du XXè siècle et ceci tant en Allemagne qu'en France.

La différence notable entre les nouveaux libéraux français et allemands actuels réside, me semble-t-il, dans le fait qu'il y a toujours encore en Allemagne, malgré l'influence très concrète exercée durant de longues années par F. von Hayek à Fribourg même, une certaine référence au moins formelle et verbale aux maîtres ordolibéraux et notamment à W. Eucken, alors qu'on constate en France une réelle rupture à cet égard et la volonté d'une véritable refondation du libéralisme sur des références autrichiennes et américaines ainsi que sur la redécouverte des libéraux français du XIXè siècle, en particulier F. Bastiat et C. Dunoyer. Les néolibéraux français du XXè siècle sont soit purement et simplement ignorés, soit critiqués et rejetés. Dans son dernier ouvrage Le Libéralisme, le principal représentant français contemporain de ce courant, Pascal Salin, ne fait aucune référence aux néolibéraux, sinon pour souligner au passage avec vigueur l'opposition philosophique, méthodologique et pratique entre l'œuvre de F. Bastiat et celle de M. Allais ou de J. Rueff. Cette différence d'attitude des jeunes libéraux allemands et français s’explique peut-être en partie par la différence des systèmes universitaires : il n'y a pas dans l'enseignement économique allemand une séparation comparable à celle qui existe en France entre Polytechnique et Universités ni une semblable indépendance statutaire des jeunes universitaires par rapport à leurs maîtres, ce qui ne favorise évidemment pas la constitution d'écoles ou du moins de filières intellectuelles au profil très marqué. L'absence en France d'une grande revue libérale commune comme Ordo en Allemagne constitue évidemment un facteur de dispersion. Enfin, il est clair que les jeunes économistes allemands désireux de se trouver des prédécesseurs libéraux dans leur propre pays disposent d'un vivier historique moins large et moins varié que leurs homologues français, notamment au XIXè siècle.

Mais encore une fois, par-delà ces différences formelles, il y a indiscutablement une évolution parallèle des conceptions dans les deux pays, qui ne traduit pas seulement, comme ce fut le cas au milieu du XXè siècle, une commune réaction à l'encontre d'évènements semblables, mais aussi une tendance beaucoup plus marquée à une homogénéisation de la science et de la doctrine économiques, faisant petit à petit disparaître les spécificités nationales de la pensée économique sous l'influence du phénomène de la globalisation. En ce sens, je conclurai, en réponse au thème central de cette séance, que si l'ordolibéralisme n'était sûrement pas à l'origine la forme allemande d'un libéralisme anglo-saxon, il est en train de devenir, tout comme le nouveau libéralisme français, la forme nationale d'un libéralisme austro-américain de plus en plus universel.


Néolibéralisme français:


- Jacques Rueff (1896-1978) Polytechnicien, Inspecteur des finances, juge et président à la Cour de Justice de laCECA ; auteur de la réforme monétaire française de1958.

Principales publications
Des sciences physiques aux sciences morales, 1922 Théorie des phénomènes monétaires, 1927
L'ordre social, 1945
Epître aux dirigistes, 1949
L'âge de l'inflation, 1963

- Maurice Allais (1911 ) Polytechnicien, économiste mathématicien, Professeur à l'Ecole des Mines, Prix Nobel en1988, formateur de nombreux disciples théoriciens, notamment Gérard Debreu, également Prix Nobel.

Principales publications
A la recherche d'une discipline économique, 1943 Economie pure et rendement social , 1945 Economie et intérêt, 1947
L'impôt sur le capital, 1976
La théorie générale des surplus, 1978

- Louis Baudin (1890-1960) Professeur à la Sorbonne.

Principales publications
La monnaie , 1947
L’aube d’un nouveau libéralisme, 1953

-Daniel Villey (1910-1968) Professeur à l'Université de Paris.

Principales publications
Petite histoire des grandes doctrines économiques, 1944
Redevenir des hommes libres, 1946
Notes de philosophie économique, 1966
A la recherche d'une doctrine économique, 1967

- Autres auteurs

R. Audoin, R. Courtin, G. Leduc, P. Lhoste Lachaume, L. Rougier, L. Salleron...

Ordolibéralisme allemand:


- Walter Eucken (1891-1950) Professeur à l'Université de Fribourg (1927-1950), fondateur de l'Ecole ordolibérale

allemande, membre du Conseil scientifique de la Bizone.

Principales publications
Staatliche Strukturwandlungen, 1932 Kapitaltheoretische Untersuchungen, 1934 Die Grundlagen der Nationalökonomie, 1940 Die Grundsâtze der Wirtschaftspolitik, 1952

-Wilhem Röpke (1899-1966) Professeur à l'Université de Genève. Conseiller du ministre de l'Economie Ludwig Erhard.

Principales publications
Die Gesellschaftskrise der Gegenwart 1942 (trad.franç.: La crise de notre temps, 1945) Civitas Humana, 1944 (trad. française 1946) Internationale Ordnung , 1945
Mass und Mitte, 1950

-Alexander Rüstow (1885-1964) Professeur à l'Université d'Istanbul puis de Heidelberg.

Principales publications
Das Versagen des Wirtschaftsliberalismus, 1945 Ortsbestimmung der Gegenwart, 3 vol., 1950-55 Auf dem Weg zur klassenlosen Gesellschaft, 1958

-Alfred Müller-Armack (1901-1978) Professeur à l'Université de Cologne, Secrétaire d'Etat. Père du concept «d'économie sociale de marché ».

Principales publications
Genealogie der Wirtschaftsstile, 1941 Wirtschaftslenkung und Marktwirtschafi, 1948

Diagnose unserer Gegenwart, 1949

-Autres auteurs

F. Böhm, E. Heuss, H.C. Lenel, F.A. Lutz, K.F. Maier, F.W. Meyer, L. Miksch... 
 Actualisation, cliquez l'image ou figure Alain Laurent, vous pourrez lire le blog Nicomaque. Vous aurez en audio l'intervention  d'Alain Laurent. Séminaire ayant comme objet: Etudier la naissance du mouvement de l'ordo-libéralisme allemand, au sein du libéralisme, au travers de l'étude des écrits et de la personne de Wilhelm Röpke et son rapport avec les libéraux autrichiens (Hayek en particulier).
http://nicomaque.blogspot.fr/2010/03/wilhelm-ropke-et-lordo-liberalisme.html
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Wilhelm Röpke

De Wikiberal
 
Wilhelm Röpke (10 octobre 1899 - 12 février 1966) est un philosophe et économiste allemand. Fondateur de l'ordo-libéralisme, il fut avec Walter Eucken à l'origine de l'« économie sociale de marché » mis en œuvre par Ludwig Erhard, père du « miracle allemand ».  
Il étudia le droit et l'économie partir de 1917 à Göttingen, Tübingen et Marbourg.
Röpke mena ensuite une carrière d'universitaire, enseignant l'économie politique dans les universités de Marbourg (comme Privatdozent, professeur d'université non rémunéré) puis de Iéna . Dans cette dernière, où il occupa son premier vrai poste de professeur d'université à moins de 24 ans, il fut le plus jeune professeur d'université de l'histoire de l'université. Il enseigna ensuite à Graz.
Membre de la Brauns-Commission en 1930-1931, il quitta l’Allemagne en 1933 quand les nazis arrivèrent au pouvoir. Une partie de ses livres furent alors interdits et détruits. Il partit d’abord pour Istanbul puis, en 1937, pour l’Institut des Études Internationales de Genève où il enseigna jusqu’à sa mort en 1966. Il y avait été embauché grâce au soutien de William Rappard le directeur pour renforcer le potentiel de l’institut dans le domaine des études pratiques. Il y cotoya Ludwig von Mises, Louis Rougier, Hans Kelsen ou Paul Mantoux.
En 1938, il participa au colloque Walter Lippmann, un colloque organisé par Walter Lippmann autour de nombreux intellectuels libéraux, afin de « refonder » le libéralisme.
Après la guerre, il prit une part importante aux débats d'idées dans l'Allemagne de l'après-guerre, écrivant de nombreux ouvrages pour peser sur les réformes en cours. Son soutien aux réformes de libéralisation ne fut pas uniquement théorique mais également pratique, par l'écriture de nombreux opuscules à destination du grand public pour les soutenir. Ainsi, il fut un fervent partisan des mesures de libéralisation des prix menées en 1948 en Allemagne, contre l'avis des américains. Il s'opposa ainsi à Ludwig Erhard quand celui-ci refusa de libéraliser les prix des logements. Il a également conseillé le chancelier allemand Konrad Adenauer jusqu'à la fin des années 1950.
Röpke succèda à Friedrich Hayek à la présidence de la Société du Mont-Pèlerin (1961-1962) avant de donner le relais à John Jewkes.
Il fut décoré de l'ordre du mérite de la république fédérale allemande en 1953 dont il était commandeur.

Idées

Son oeuvre est tant économique que philosophique et, comme les autres ordolibéraux, il se démarque des néo-classiques par le rejet de la mathématisation de l'économie. En outre, il s'opposa fermement, comme l'école autrichienne, à l'école historique allemande.
Il fait partie des trois intellectuels de l'époque moderne qui ont redonné tout son sens à l'expression : ordre spontané. En effet, il est le premier à imprimer cette expression, avant Michael Polanyi et Friedrich Hayek. On retrouve cette trace en 1937, en Autriche, dans son livre édité en allemand (Die Lehre von der Wirtschaft) et qui ne fut traduit en anglais qu'en 1962 (Economics of the Free Society). Il explique qu'une économie de marché est un ordre spontané et non pas un ordre commandé.

L'existence de l'ordre au lieu de l'anarchie, l'ordre spontané, si on veut, n'est pas en lui-même un phénomène étonnant. Les processus particuliers à la vie économique dans une société libre rend évident la supériorité fondamentale de l'ordre spontané sur l'ordre commandé. L'ordre spontané n'est pas juste une autre variété d'ordre, bien qu'il soit d'une habileté surprenante à fonctionner, si cela est nécessaire, même sans le commandement provenant d'en haut. Car si on montrait qu'une organisation d'un système économique d'une société libre peut être fondamentalement différente de l'organisation d'une armée, il y a des raisons de croire que c'est la seule possible.
Wilhelm Röpke, Economics of the Free Society (1962), p.4
Ce livre fut interdit par les envahisseurs nazis en 1939 et il fut détruit chez l'éditeur. La traduction française apparue en 1940 (Explication économique du monde moderne, Paris, Librairie de Médicis) et le courage de l'éditeur trompa la vigilance des censeurs. Les traductions en suédois (1946), en italien (1949), et en finnois (1951) étendirent le rayonnement d'influence de ce livre au-delà du confinement des pays de langue allemande.
Sa pensée est ancrée dans des valeurs chrétiennes fortes avec l'idylle bucolique d'une société rurale telle qu'il pouvait la voir en Suisse. Il craint également la massification sociale que la société industrielle rend possible. Pour dépasser ces questions, il faut refonder le libéralisme sur un corpus de valeurs morales et non uniquement économiques. L'inflation est un cancer qui tue l'économie et toute la société. Il développe par exemple ces idées dans Au-delà de l'offre et de la demande, titre dans lequel au-delà signifie qu'il faut s'appuyer sur plus que la loi de l'offre et de la demande pour permettre une économie et une société stable. Il s'oppose enfin avec fermeté à l'inflation et aux monopoles, aux conséquences dévastatrices, tant sur le plan économique que politique.

octobre 13, 2014

JOUVENEL/HAYEK et la Socièté du Mont-Pélerin ou Libéraux/Libertariens, la source de tous nos maux!

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

Si Bertrand de Jouvenel a toujours cultivé le goût des réseaux internationaux, il se retrouve au lendemain du second conflit mondial fort dépourvu en la matière, puisque le milieu franco-allemand, dans lequel il a baigné des années durant, est désormais disqualifié.



Acquis au principe du rapprochement franco-allemand, Bertrand de Jouvenel ne peut jouer sur ce plan un rôle à sa mesure. Il trouve cependant une opportunité de rebondir au plan international via la naissance de la Socièté du Mont-Pélerin, créée par Friedrich von Hayek lors d'un "meeting" tenu près de Vevey en Suisse du 1er au 10 avril 1947
(pour la naissance et les débuts du Mont-Pélerin, nous suivons les développements que lui consacre François Denord, Néo-libéralisme version française, op.cit.,p.219 et suiv. François Denord a en particulier utilisé les papiers de Friedrich von Hayek. Voir aussi Yves Steiner, "Louis Rougier et la Mont-Pélerin Society", in Jean-Claude Pont, Flavia Padovani Flavia (ed.), Louis Rougier: vie et oeuvre d'un philosophe engagé. Témoignages - Ecrits politiques. Philosophia Scientiae, op. cit., p.71-77.)
 
Reconnu hors du milieu des économistes depuis la parution en 1944 de son livre La Route de la servitude, Hayek, installé à Londres au début de 1944, réfléchit alors avec Lionel Robbins à une future Fédération économique européenne et songe à mettre sur pied une conférence internationale. Cette première tentative n'est pas isolée: à Londres se met en place un think tank libéral, l'International Liberal Exchange, de même qu'à l'Institut universitaire des hautes études internationales de Genève, Wilhelm Röpke envisage la création d'un journal. Après différents échecs, Hayek réussit, avec l'appui du Suisse Albert Hunold, à trouver des fonds auprès d'hommes d'affaires et d'industriels suisses. En avril 1947, 39 participants se retrouvent sur les bords du Léman pour mettre sur pied la Socièté du Mont-Pélerin, qui compte à l'origine une majorité d'universitaires, principalement des économistes, et qui ne cesse de s'étoffer jusqu'au début des années cinquante (173 membres issus de 21 pays en 1951.
 
Bertrand de Jouvenel connaît personnellement Hayek. Il l'a rencontré lors d'un dîner à Londres au lendemain de la guerre (Bertrand de Jouvenel, Problèmes de l'Angleterre socialiste, La Table ronde, 1947, p. 97. ) et a entretenu avec lui une correspondance régulière de 1949 à 1954. (Si l'on se réfère aux archives de BdJ. ) Bertrand de Jouvenel entre à la Socièté du Mont-Pélerin dès la première réunion et y reste jusqu'au début des années soixante. Sa participation à la rencontre du lac Léman en 1947 a été très active, ainsi que le souligne une correspondance de William Rappard à André Siegfried:
 
"Hayek avait de plus invité Jouvenel qui habitait dans les environs du lieu de notre réunion. Grâce à son intelligence et à sa connaissance de l'anglais, il fut celui des Français qui prit la part la plus active aux discussions, tous se rendaient compte cependant, et lui, je crois, le tout premier, que pour des raisons que vous comprendrez sans peine, il ne serait pas opportun de l'appeler à représenter votre pays au sein du conseil." (Lettre du 9 mai 1947, conservée dans les papiers de Friedrich von Hayek et citée in François Denord, Génèse et institutionnalisation du néo-libéralisme en France (années 1930 - années 1950), op.cit.,p. 393-394 (note 277) )
 
Quelques mois plus tard, bertrand de Jouvenel n'a cependant pas manqué de reconnaitre publiquement sa dette à l'égard des hommes du Mont-Pélerin qu'il remercie chaleureusement, en qualifiant de "précieux stimulant" le " commerce intellectuel" qu'il a entretenu avec eux. (Bertrand de Jouvenel, L'Amérique en Europe. Le plan Marshall et la coopération internationale, op. cit., p.II. )



Bertrand de Jouvenel participe pendant près de dix ans à la vie du Mont-Pélerin et joue au tournant des années cinquante auprès de Hayek un rôle de conseiller pour les questions françaises. Ainsi, lorsqu'il s'agit d'organiser le congrès de Beauvallon de 1951, Hayek installé à Chicago, sollicite Jouvenel et lui demande de l'aider à le préparer. S'il a trouvé des intervenants pour ce qui concerne les pays "sous-développés", le second thème choisi, " le traitement du capitalisme par les historiens", est beaucoup plus délicat. Hayek a des désirs précis: il veut en finir avec la "propagande socialiste". Selon l'économiste, "très peu a été fait pour détruire ces mythes" créés selon lui depuis Engels jusqu'aux Webb. Le seul intervenant potentiel, T. S. Ashton, devrait n'évoquer que le cas Engels et Hayek voudrait prolonger la réflexion; il propose à Jouvenel de s'en charger. Il déplore d'autre part l'absence de réponse des participants français à ses demandes (Louis Baudin lui a répondu, mais ce n'est pas le cas de Roger Truptil ou de Raymond Aron). (Lettre du 30 mai 1951(FBJ) ) Bertrand de Jouvenel réagit très vite, assure Hayek de sa présence, lui dit qu'il est en mesure de briguer le titre de participant le plus assidu aux rencontres ("I am trying to qualify for the title of the most assiduous member"), et l'informe que son intervention livrera une analyse de la condamnation morale du capitalisme à travers les facteurs variés qui l'ont générée.  Surtout, Jouvenel lui propose une liste d'invités possibles pour Beauvallon: Robert Strausz-Hupé, professeur de science politique à l'université de Pennsylvanie, Louis Salleron, qui vient de publier un livre sur Les Catholiques et le capitalisme, sans oublier des hommes qu'il se propose de lui faire rencontrer à l'occasion de son prochain passage à Paris: le banquier Alexandre de Saint-Phalle, le Suisse Silberschmidt et son jeune ami Patrice Blank.
  


Cette proximité entre Jouvenel et Hayek marque l'acmé de la représentation française au Mont-Pélerin. Avec 18 membres en 1951, la section française tient le second rang europée, derrière la section britannique. Présidée par Jacques Rueff, elle est principalement composée d'économistes, professeurs agrégés d'économie politique comme Louis Baudin, René Courtin, Charles Rist ou Daniel Villey, mais aussi d'ingénieurs-économistes tels que Maurice Allais et Jacques Rueff. On y trouve aussi des représentants du monde des affaires, principalement membres de l'Association de la libre-entreprise, à l'instar de Roger Truptil, P-DG du groupement de la construction navale, d'Ernest Mercier, de Louis Marlio ou de Georges Villiers, le patron du CNPF. Une troisième catégorie est formée d'intellectuels, de publicistes et d'écrivains (Raymond Aron, qui a connu Hayek à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale (Raymond Aron, Mémoires, Julliard, 1983, p. 167 et p. 191. Il évoque la "générosité" de Hayek et de Lionel Robbins, enseignant alors à la London School of Economics. Il les rencontre dans le cadre du Reform Club et dîne avec eux presque chaque jeudi.), Jacques Chastenet, André Maurois). Le financement de la section française est principalement assuré par le CNPF, qui a par exemple pris en charge l'intendance du quatrième "meeting" de la socièté, tenu en septembre 1951 sur la Côte d'Azur, et qui a réuni 68 participants. Trois Français y ont présenté des contributions: Raymond Aron, Louis Baudin et Bertrand de Jouvenel. La liste des intervenants montre que les suggestions de Jouvenel n'ont pas été retenues. Plus largement d'ailleurs, l'influence des Français est en baisse. Ainsi, une circulaire du Mont-Pélerin (Hayek), datée du 29 novembre 1952, indique une liste de nouveaux membres: aucun nom de Français n'apparaît. De son côté, Jouvenel commence à prendre ses distances avec Hayek. Les deux dernières années de leur relation épistolaire sont principalement occupées par un conflit sur la publication de sa conférence de Beauvallon.
(Tout est parti d'un courrier de hayek du 21 mars 1952 dans lequel il explique à Jouvenel que les actes du congrès de Beauvallon doivent paraître aux Presses universitaires de Chicago, et lui demande une petite révision de son texte, "The intellingentsia and capitalism". Quelques mois plus tard, l'affaire n'est toujours pas close et, le 13 novembre 1952, Hayek informe Jouvenel que l'éditeur se propose de revoir un peu le style pour l'angliciser, et d'intituler la contribution: "Le traitement du capitalisme par les historiens continentaux". Jouvenel répond le 17 novembre qu'il n'a pas le temps de s'occuper de l'affaire. l'éditeur remanie le texte, ce qui suscite de la part de Jouvenel protestation et courriers irrités. L'affaire n'est pas sans intérêt, car la même situation se reproduit une dizaine d'années plus tard avec Irving Kristol.)

De plus, Jouvenel, qui s'emploie à diversifier ses activités, prétexte une surcharge de travail pour ne pas se rendre au congrès de la Socièté à Venise en 1954.
(Lettre de Bertrand de Jouvenel à Friedrich von Hayek, 5 septembre 1954 (FBJ). C'est la dernière lettre conservée dans le fond Jouvenel.)
 
L'implication de Bertrand de Jouvenel dans les réseaux néo-libéraux se mesure aussi à sa participation à des ouvrages collectifs. Il figure ainsi dans un volume publié en 1954 par Friedrich von Hayek (congrès de Beauvallon) ("The Treatment of Capitalism by Continental Intellectual", from Capitalism and the Historians, edited by FA von Hayek, Chicago, University of Chicago Press, 1954, p. 91-121, repris in Bertrand de Jouvenel, Economics and the good life. Essays on political economy, edited with an introduction by Dennis Hale and Marc Landy, New Brunswick (USA) and London (UK), transaction publishers, 1999, p. 137-154.) et compte parmi les contributeurs  d'un volume d'hommage à Ludwig von Mises publié aux Etats-Unis. ("Order versus Organization", in On Freedom and Free Enterprise: Essays in Honor of Ludwig von Mises, edited by Mary Sennholtz, Princeton, N.J.: Van Nostrand, 1956, repris in Bertrand de Jouvenel, Economics and the good life. Essays on political economy, op.cit., p. 65-75. ) On retiendra de ces participations son étude sur le traitement du capitalisme par les intellectuels européens. Jouvenel y met en cause les écrits des économistes et des historiens, qui livreraient une vision tendancieuse et par trop dépréciative du capitalisme et de son histoire, n'épargnant pas le système soviètique, le Magnitogorsk des années trente supporte-t-il la comparaison avec le Manchester des années 1830? (Bertrand de Jouvenel, "The treatment of Capitalism by Continental Intellectuals", op.cit.,p. 140-142 ) et rappelant avec une ironie mordante que l'hostilité des intellectuels aux hommes d'argent ne saurait faire oublier l'importance de ces derniers dans le développement des Lumières. Bertrand de Jouvenel stigmatise en particulier les motivations de l'anti-capitalisme: raisons affectives et éthiques. Elles lui paraissent superficielles et apparentées aux motivation du clergé médiéval: la sécularisation des intellectuels (Jouvenel joue avec l'emploi des termes intellectuels et clercs et compare l'accumulation de capital de l'Etat et le secteur public à celle opérée par les monastères (ibid.,p. 143-144). ) ne serait donc qu'une apparence. Replacés dans leur contexte, les propos de Bertrand de Jouvenel ne sont pas sans évoquer des passages de l'ouvrage de Raymond Aron, L'Opium des intellectuels, paru en 1955.
(Nous songeons en particulier au chapitre IV, intitulé "Hommes d'Eglise et hommes de foi". )
 
Cela étant, on retrouve ici, vingt-cinq ans après L'Economie dirigée, le "réaliste" Bertrand de Jouvenel qui entend, par une rationalité maîtrisée, aménager un système capitaliste qui lui paraît positivement en voie de transformation ( et Jouvenel de se référer à l'amélioration du niveau de vie des masses dans les démocraties capitalistes). A l'inverse, les intellectuels dans leur majorité seraient en décalage profond avec les réalités.

 
 
A la fin des années cinquante, le Socièté du Mont-Pélerin marque le pas. L'organisation a du mal à se renouveler et à remplacerles figures de proue décédées (comme Charles Rist, ‡ 1955). la socièté est aussi traversée par des divisions idéologiques profondes qui opposent Hayek au secrétaire européen Hunold. Au coeur de la controverse réside le sens à donner au libéralisme: aspiration libertarienne ou libéralisme social? La querelle Hayek/Hunold, qui combine dissensions personnelles et divergences idéologiques, se solde par le départ du second. Il entraîne dans son sillage Röpke et une quinzaine d'Européens parmi lesquels les Français sont nombreux. C'est ainsi que Raymond Aron et Bertrand de Jouvenel quittent la Socièté du Mont-Pélerin tandis que Maurice Allais, qui n'a jamais accepté de considérer comme intangible le principe de supériorité de la proprièté privée sur la proprièté collective, fonde une nouvelle organisation, le Mouvement pour une socièté libre, qui n'est pas sans rappeler l'expérience des Nouveaux Cahiers à la veille de la guerre. (François Denord, Néo-libéralisme, version française, op. cit., p. 235 )
 
Le clivage entre les libéraux au début des années soixante est donc profond et se décline en deux alternatives: refus de principe ou acceptation d'une dose d'intervention étatique en matière économique et sociale; place du marché dont la centralité est remise en question par des libéraux sociaux soucieux, comme Bertrand de Jouvenel, de conférer une place au politique et de  rester fidèles à l'héritage contractualiste de libéralisme, lequel ne saurait être assimilé à un simple économisme.
 
Bertrand de Jouvenel a fort bien identifié ces enjeux dans une longue lettre amicale, en anglais, adressée à Milton Friedman le 30 juillet 1960.
(Je remercie beaucoup François Denord de m'avoir communiqué une copie intégrale de cette lettre conservée dans les papiers de Friedman (86/2). Les citations en français résultent de notre traduction )

Il n'hésite pas à rappeler sa dette à l'égard de la Socièté et " l'immense faveur" que lui fit Hayek en l'invitant à la première rencontre. Il regrette à cet égard que la Socièté n'ait pas retenu le nom de socièté Tocqueville, comme cela semble avoir été un moment envisagé; cela aurait empêchéselon lui les dérives qu'il pointe crûment.
 
La Socièté "s'est orientée de plus en plus vers un manichéisme selon lequel l'Etat ne peut rien faire de bien tandis que l'entreprise privée ne peut faire rien de mal".

Pour Bertrand de Jouvenel, l'entreprise privée ne saurait être " l'incarnation de la liberté". Il met en avant l'exemple français, qui lui semble un compromis raisonnable entre public et privé. Il ne se limite pas à ce constat et entend voir le rôle de l'Etat redéfini. Renouant avec l'héritage de son premier essai, L'Economie dirigée, dont il se réclame explicitement, Jouvenel propose de distinguer les actions de l'Etat en deux catégories: les actions à caractère technique et celles à caractère idéologique. Concernant les premières, il se déclare prêt à collaborer avec un gouvernement sur ce terrain et condamne le culte absolu de la libre entreprise: "Je n'ai pas d'objection vis à vis de l'Etat, mais seulement contre les "méthodes coercitives". A cette divergence doctrinale s'ajoute une remise en cause des méthodes et des buts de la Socièté du Mont-Pélerin. Bertrand de Jouvenel trace les contours d'un contre-modèle qui préfigure son nouveau grand projet, Futuribles. La Socièté du Mont-Pélerin devrait selon lui "s'attaquer de façon constructive aux problèmes du présent et du futur", ce qui, admet-il volontiers, est " très différent" de ce qu'est alors l'organisation, à laquelle il reproche de se complaire dans l'idéalisation d'un "XIXème siècle mythique". Le Mont-Pélerin est sans avenir à ses yeux et Milton Friedman, impuissant à redresser une telle situation. Quant à lui, il a d'autres activités en vue et ne compte pas se rendre à la prochaine réunion, prévue à Kassel.

par Olivier DARD
Source: Bertrand de Jouvenel (Perrin)

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