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octobre 24, 2014

L'anarcho-capitalisme serait-il un idéal de socièté ? La France des "Lumières" serait-elle toujours aussi innovante ?

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

Les idées philosophiques précèdent toujours leur application. Il n'y a pas d'acte sans idée, il n'y a pas d'organisation sociale sans idée. Une fois qu'on a compris qu'un maximum de liberté est à la fois souhaitable et logiquement possible, on est naturellement amené à appeler de ses voeux une société anarchique, ou anarcho-capitaliste. 


 
Il se trouve de surcroit que l'histoire de l'humanité a été jusqu'à présent celle d'un perpétuel changement, qui grosso modo a conduit à une amélioration progressive. Pourquoi ne pas penser et souhaiter que l'on puisse arriver un jour à un stade avancé de liberté? Il n'y a là aucune contradiction. Être « concret » et « pragmatique » ne signifie pas qu'on souhaite bloquer la société au stade où elle est actuellement, qu'on refuse tout progrès ou toute avancée. Les anarcho-capitalistes ne sont pas, au contraire, des ultra-conservateurs qui refusent tout changement dans les coutumes de la société.

          Une fois assimilé le fait que l'avancée de la liberté politique coïncide nécessairement avec l'avancée du niveau matériel, scientifique, intellectuel et moral des masses, on peut également faire la réflexion suivante: qu'il serait inquiétant que l'humanité ait connu par le passé une anarchie généralisée et stable, car cela signifierait qu'il y a eu depuis une régression massive de la liberté et donc un retour à un stade antérieur de barbarie. Cela s'est déjà produit, quand par exemple suite à une guerre ou autre catastrophe, des démocraties sont revenues au stade de dictatures. Cela pourrait se produire également dans le futur au sein d'une hypothétique société libre – anarchique. C'est le fameux argument de « l'instabilité » de la société anarcho-capitaliste.

« L'instabilité » de la société anarcho-capitaliste

          Cette accusation d'instabilité est souvent évoquée par les adversaires de la liberté politique radicale – l'anarchie. Elle est symptomatique d'une difficulté à comprendre ce qui fait la stabilité d'une société.

          Imaginez que vous vous trouviez il y a quatre mille ans en Egypte et que vous tentiez de défendre l'idée de démocratie. Nul doute que personne ne vous accorderait plus de cinq minutes avant de vous traiter au minimum de doux rêveur. On vous rétorquerait que sans le Pharaon, la société sombrerait dans le désordre, la violence et le néant; que le Pharaon est le seul à pouvoir infléchir les dieux, et qu'il ne saurait être question de s'en passer. Vous seriez amené à entrer dans un débat métaphysique et épistémologique complexe face à des gens qui n'en connaissent pas les rudiments, en vain. La tâche des anarcho-capitalistes dans le monde actuel est du même ordre.

          Aucun gouvernement au monde n'est capable d'assurer la stabilité d'un système social. Cette stabilité est le produit de l'idée que les gens se font de leur système social. S'ils pensent massivement que la démocratie est le meilleur système, alors il y aura une démocratie, d'autant plus stable que l'idée est partagée. S'ils régressent et se prennent à croire qu'un dictateur est « nécessaire », au moins momentanément, alors il y aura une dictature. S'ils pensent qu'un Pharaon est indispensable, il y aura un pharaon, et cela peut durer des milliers d'années. Si un jour, une proportion suffisante de gens sont intimement persuadés que l'État – tout État – est par nature nuisible et qu'il faudrait l'abolir, alors il disparaîtra dans l'oubli général. La société anarcho-capitaliste verra alors le jour, et beaucoup de gens ne comprendront pas comment leurs ancêtres pouvaient croire à l'utilité de l'État. Et aucun groupe n'aura la moindre de chance de le rétablir en s'appuyant sur des arguments que tous considèreront désormais comme du boniment.

          La guerre contre l'État est une guerre d'idées. C'est une guerre de diffusion de l'information, d'explication, de pédagogie, de construction conceptuelle: il s'agit de comprendre que la liberté est bonne dans tous les domaines de l'existence, et d'autant plus qu'ils sont fondamentaux. Il s'agit de comprendre que toute restriction de la liberté introduit de la destruction et du désordre au détriment de la masse et au profit d'une petite élite. Tant que les gens n'auront pas compris cela, l'État prospérera. Le jour où ils l'auront compris, aucune force au monde, aucun groupe armé ne pourront empêcher la disparition inéluctable de l'État. Mais pour en arriver là, il faut accepter de prendre connaissance des écrits des auteurs libéraux, ce que la plupart des gens refusent farouchement de faire.

          Qu'est-ce qui empêche qu'un Pharaon prenne le pouvoir aujourd'hui en se réclamant d'Osiris ? Ce n'est ni la Police, ni l'Armée. C'est l'information qui est dans vos têtes, à vous qui me lisez. Cette information vous fera dire: « En voilà une idée loufoque! On n'a pas besoin de 'Pharaon'. » Vos descendants diront peut-être un jour: « En voilà une idée loufoque! On n'a pas besoin de 'Président de la République'. »

La société anarcho-capitaliste, une « utopie »?

          On entend souvent dire que l'anarcho-capitalisme est « utopique ». Tout dépend du sens qu'on veut donner à ce mot, bien sûr. « Utopie » n'est pas entendu ici au sens originel de l'île proto-communiste Utopia qui est manifestement inadapté à l'anarcho-capitalisme; je suppose qu'« utopie » désigne ici plutôt une société qui ne peut exister dans le monde réel parce que certaines de ses caractéristiques ne correspondent pas à la réalité métaphysique du monde.

          L'utopie communiste, par exemple, se fonde sur l'hypothèse de l'homme « nouveau », elle ne tient pas compte du fait que l'homme est ce qu'il est et pas autre chose. Par conséquent, elle doit nécessairement échouer, c'est-à-dire détruire, parce que l'homme n'est pas un homme « nouveau ». C'est une donnée métaphysique et quand on ne tient pas compte des données métaphysiques, on se heurte à un mur.

          L'utopie « anarcho-communiste » relève de la même erreur. Elle y ajoute de surcroît (au moins dans certaines de ses versions) l'idée que le monde sera « libéré de la rareté »: tous les biens seront disponibles pour tous en abondance. Cette théorie nie une donnée métaphysique, qui est justement la rareté des biens. Elle est donc « utopique » et ne peut que mener à des désastres. Elle veut également supprimer l'argent. Or l'argent est une condition métaphysique nécessaire à l'existence d'une société avancée, compte tenu de ce qu'est l'homme et de ce qu'est l'univers. Par conséquent, cette utopie ne peut pas prendre corps sans occasionner une régression épouvantable du niveau de vie des hommes. Il n'est besoin d'aucune expérience pour en avoir la certitude absolue.

          Rien de tel avec l'anarcho-capitalisme qui se fonde au contraire sur des arguments logiques et se garde de contredire toute donnée métaphysique. C'est au contraire par l'analyse fine de la nature de l'univers et de l'homme qu'on parvient à la conclusion de l'anarcho-capitalisme comme idéal de société. La tradition libérale qui y mène est d'abord une tradition du rationalisme, scrupuleusement respectueuse de la réalité et de la logique.

          C'est la raison pour laquelle je ne me dis pas particulièrement « anarcho-capitaliste », mais surtout rationaliste ou tout simplement réaliste. 


  par M. Mithra
Source: QL


Préface à l'édition électronique 2006

Pierre Lemieux (1988), L’anarcho-capitalisme. Paris: Les Presses Universitaires de France, 1988, 126 pp. Collection: Que sais-je?, no 2406. [Autorisation accordée par l'auteur le 18 novembre 2005.
 
Presque vingt ans ont passé depuis que j’ai écrit ce livre. Je le réécrirais aujourd’hui de manière différente. L’anarcho-capitalisme et les théories sous-jacentes ont fait l’objet de nombreuses recherches et d’une importante littérature autant philosophique qu’économique [1]. Du côté de l’économie, je n’avais pas mesuré l’importance des idées d’Anthony de Jasay, dont les premiers écrits sur l’anarcho-capitalisme [2] sont contemporains de mes propres écrits. Les travaux de Robert Axelrod et de Robert Sugden, auxquels j’ai introduit nombre de lecteurs français, ont été suivis d’une vaste littérature utilisant la théorie des jeux pour expliquer la coopération spontanée parmi des acteurs égoïstes.

Sous l’influence de de Jasay, mais également d’économistes néoclassiques [3] et de l’école du Public Choice [4], je suis devenu plus agnostique devant la construction théorique, à la Rothbard, de la société idéale de l’avenir. Même si je continue à croire que les fondements philosophiques de l’anarcho-capitalisme sont solides, j’insisterais maintenant davantage sur sa dimension économique. Plus économiste, j’utiliserais le présent ou le futur plutôt que le conditionnel. Au lieu de me laisser tenter par une éthique englobante comme celle de Rothbard ou de Rand, j’essaierais de ne faire intervenir qu’une éthique minimale, d’économiser sur l’éthique [5].

Bien que mon « Que sais-je ? » se voulait évidemment un exposé universitaire plutôt qu’un pamphlet politique, on peut se demander si l’anarcho-capitalisme est un idéal à poursuivre. Comme je l’ai expliqué dans un article récent [6], nous ne savons pas dans quelle mesure ni dans quelles conditions l’anarchie est possible dans une société moderne, ne serait-ce que parce que les États, qui infestent la planète entière, en rendent l’expérimentation extrêmement coûteuse. D’un point de vue théorique, Holcombe a bien défendu la thèse que l’État est inévitable et que, n’en déplaise à Rothbard, il n’est pas impensable que l’anarchie mène à un État pire que ceux sous lesquels nous vivons actuellement en Occident [7]. À l’encontre de ces doutes, notons que les États sont entre eux, sur la scène internationale, comme dans un état de nature [8]. Mais quelles conclusions peut-on en tirer quant à la possibilité d’anarchie parmi les individus ? De plus, il arrive souvent qu’un État gouverne ou essaie de gouverner la communauté des États : l’État britannique au 19e siècle, l’État américain aujourd’hui. Je demeure un anarchiste théorique, mais je crois que l’anarcho-capitalisme est plus un idéal à viser et une idée à expérimenter qu’un programme à la Rothbard.

Dans le court laps de temps qui sépare l’édition papier de l’édition électronique de L’anarcho-capitalisme, la progression de la tyrannie a été foudroyante. L’effondrement du bloc soviétique s’est accompagné de la soviétisation douce des États qui l’avaient combattu et qui ont inventé la tyrannie à visage humain. Amélioration, certes, pour les anciens esclaves du communisme, mais détérioration pour nous. Même en Amérique, les gens se sont habitués à être fichés et à porter le passeport intérieur que constituent les papiers d’identité officiels. Les techniques d’identité biométriques et les bracelets de surveillance (le cas emblématique étant celui de Martha Stewart à sa sortie de prison) ont fait leur apparition. Partout dans le monde, et peut-être davantage en Amérique, les gens se sont habitués à être fouillés. Les prisons sont remplies de gens qui ont commis des crimes qui s’appelaient des libertés il y a à peine quelques décennies.

L’État monstrueux que l’on connaît maintenant n’est pas un produit du 9 septembre 2001 : c’est parce qu’ils avaient déjà des pouvoirs inouïs que « nos » États ont pu se servir de la « guerre à la terreur » pour écraser davantage nos libertés. Contrôle des marchés financiers au nom de la répression des transactions d’initiés, contrôle des entreprises pour motifs d’« éthique » ou de « gouvernance », lutte à la drogue puis au tabac, contrôle des transactions monétaires pour contrer le « blanchiment d’argent », généré lui-même en bonne partie par des crimes fabriqués par l’État, renforcement des contrôles des armes à feu aux mains de quiconque n’est pas un agent de l’autorité, limitations de la liberté d’expression au nom du prétexte du jour, pouvoirs accrus de la police – toutes ces mesures avaient commencé bien avant 9/11, et l’État n’a fait qu’ajouter « terrorisme » aux raisons antérieures pour contrôler ses sujets.

Les grands prêtres de la religion environnementale continuent de s’improviser porte-parole des générations futures, dont ils présument qu’elles seront satisfaites d’un monde vert d’esclaves heureux. De plus en plus ouvertement, l’État favorise ses clientèles électorales les plus fidèles et déclare la guerre aux styles de vie qui le menacent, qu’il s’agisse des fumeurs, des chasseurs, des propriétaires d’armes, des entrepreneurs et financiers innovateurs – bref, de ceux qui n’aiment pas se soumettre.

Sans doute le totalitarisme islamiste est-il menaçant, car il nous ferait passer de Charybde en Scylla, d’une tyrannie douce à une tyrannie dure. L’État, « notre » État, répond à la menace totalitaire en devenant lui-même plus totalitaire. Pour paraphraser Auberon Herbert, dans son article « The Ethics of Dynamite » [9], les tyrans islamistes ne sont que le nec plus ultra de l’État.

À l’aube du 21e siècle, l’important n’est-il pas de comprendre comment le Léviathan avance et comment l’enchaîner, plutôt que de théoriser sur l’idéal d’une liberté totale ?

Et pourtant, il est difficile d’imaginer l’avenir de l’humanité sous le joug de cette institution fruste et dangereuse qu’est l’État. Des troupeaux d’hommes sont forcés, officiellement pour leur propre bien, de payer des impôts qui servent essentiellement à favoriser certains d’entre eux et à enrégimenter et contrôler tout le monde. À la manière dont les choses progressent, l’argument de Rothbard selon lequel nous n’avons rien à perdre à essayer l’anarchie risque fort de devenir incontournable.

Et pourtant, si nous ignorons les idées philosophiques et économiques qui soutiennent l’anarcho-capitalisme, nous serons incapables de transmettre aux nouvelles générations les idées nécessaires pour critiquer et combattre l’État. J’espère que ce petit livre, écrit dans la grande noirceur du 20e siècle, servira de témoignage et, pour certains, de point de départ pour une périlleuse mais fascinante réflexion.

[PL / Préface Anarcho-capitalisme v4.doc — 13 février 2006 à 05:56— Ce texte compte 5664 signes, ou 1031 mots.]


[1]      Voir, par exemple, John T. Sanders et Jan Narveson, For and Against the State, Rowan and Littlefield, 1996; et la recension que j’y ai consacrée sous le titre « Sommes-nous moralement tenus d’obéir aux lois ? », Figaro-Économie, 12 septembre 1996. (Les articles que j’ai publiés après 1995 sont généralement disponibles à www.pierrelemieux.org.) Le petit livre de Jasmin Guénette, La Production privée de la sécurité (Montréal, Varia, 2005) fait état de plusieurs recherches récentes. Il faut lire le débat entre Randall Holcombe et, d’autre part, Peter Leeson et Edeard Stringham dans les numéros de l’hiver 2004 et du printemps 2005 de The Independent Review, disponible à www.independent.org/publications/tir/.
[2]      Anthony de Jasay, The State (première edition: 1985), Indianapolis, Liberty Fund, 1998.
[3]      Voir notamment les ouvrages de David Friedman ; le dernier est Law’s Order. What Economics Has to Do with Law and Why It Matters, Princeton, Princeton University Press, 2000.
[4]      Voir Pierre Lemieux, « The Public Choice Revolution », Regulation, vol. 27, no 3 (automne 2004), p. 24-29, disponible à http://www.cato.org/pubs/regulation/regv27n3/v27n3-2.pdf.
[5]      Anthony de Jasay, « Before Resorting to Politics », in Against Politics : On Government, Anarchy, and Order, London et New York, Rougledge, 1997, p. 143-191.
[6]      Pierre Lemieux, « Explaining the State », Laissez Faire Electronic Times, 10 juin 2002, reproduit à www.pierrelemieux.org/artstate.html.
[7]      Randall G. Holcombe, « Government : Unnecessary but Inevitable », The Independent Review, vol. 8, no 3 (hiver 2004), p. 325-342.
[8]      Voir Peter T. Leeson et Edward P. Stringham, « Is Government Inevitable ? Comment on Holcombe’s Analysis », The Independent Review, vol. 9, no 4 (printemps 2005), p. 543-549.
[9]      Parlant des anarchistes de son époque qui protestaient à la dynamite, Herbert écrivait: « Dynamite is [...] a purer essence of government, more concentrated and intensified, than has ever been employed. It is government in a nutshell, government stripped, as some of us aver, of all its dearly beloved fictions, ballot boxes, political parties, House of Commons oratory, and all the rest of it. How, indeed, is it possible to govern more effectively, or in more abbreviated form, than to say: “Do this – or don’t do this – unless you desire that a pound of dynamite should be placed tomorrow in your groundfloor study.” It is the perfection, the ne plus ultra, of government. » Cet article de 1894 est reproduit dans Auberon Herbert, The Right and Wrong of the State, and Other Essays, Indianapolis, Liberty Fund, 1978, p. 191-226.


Pierre Lemieux
Professeur associé
Université du Québec en Outaouais
le 18 novembre 2005






Au sens propre du terme, l’anarcho-capitalisme est la doctrine selon laquelle une société capitaliste sans État est économiquement efficace et moralement désirable. 

L’anarcho-capitalisme se distingue des doctrines pro-capitalistes orthodoxes en ce qu’il étend l’anarchie constitutive de l’économie capitaliste à tous les domaines: même quand il s’agit d’offrir les services de sécurité publique (police, tribunaux, défense nationale), l’État devrait céder sa place à des entreprises ou des associations libres, pri- vées et concurrentielles. L’anarcho-capitalisme se distingue de l’anarchisme traditionnel de deux manières: d’abord, loin de nier la propriété privée, il se fonde sur elle pour réconcilier les multiples actions individuelles; ensuite, après avoir posé l’égalité formelle de tous les individus en droit, l’anarcho-capitalisme admet les inégalités matérielles que produit ou cautionne la liberté totale. L’anarcho-capitalisme se présente ainsi comme la limite et le mariage des deux doctrines: la liberté de l’anarchisme s’étend à l’économie, et la liberté capitaliste envahit le social et les conditions de base de la vie en société.


 Les précurseurs
 
Conjonction de l’anarchisme et du capitalisme, l’anarcho-capitalisme a trouvé ses premiers précurseurs chez les économistes libéraux classiques d’une part et chez les anarchistes individualistes d’autre part. 

Les économistes libéraux classiques découvrirent et expliquèrent le fait essentiel que la liberté engendre l’ordre. Déjà, dans sa Fable des abeilles publiée en 1714, le médecin londonien Bernard de Mande- ville (1670-1733) avait soutenu que les vices privés sont des bienfaits publics. Adam Smith (1723-1790) reprendra cette idée dans sa célèbre Richesse des nations (1776): en cherchant son intérêt individuel, l’individu est amené pas une main invisible à travailler pour l’intérêt de la société. Au moment où Adam Smith exposait ses théories empiristes en Angleterre, florissait en France l’école rationaliste des physiocrates, à laquelle se rattachent notamment François Quesnay (1694- 1774), Pierre Dupont de Nemours (1739-1817), Pierre Mercier de la Rivière (1720-1793), Robert Jacques Turgot (1727-1781). Les phy- siocrates veulent substituer l’empire de la nature, de la raison et du droit naturel à l’autorité arbitraire du souverain. 
La liberté s’identifie à la maxime « laissez faire, laissez passer » qu’ils reprennent (Selon Albert Schatz, cette maxime remonte au « laissez-nous faire » servi par l'industriel Legendre à Colbert qui lui demandait ce que le roi pourrait faire pour le commerce, ou peut-être au « laissez faire, morbleu! » de d'Argenson, apôtre du libre-échange.) pour réclamer la liberté de l’industrie et du commerce. L’intérêt personnel gouvernant, « Le monde va alors de lui-même », écrit Mercier de la Rivière. Les économistes libéraux français du XIXe siècle comme Jean-Baptiste Say (1767-1832), Charles Dunoyer (1786-1863) ou Frédéric Bastiat (1801-1850) occupent une place de choix dans la tradition libérale, ne serait-ce que pour avoir amené le courant économique si près de l’anarcho-capitalisme. 
Parmi les précurseurs, un deuxième grand courant de pensée converge (avec les économistes libéraux) vers l’anarcho-capitalisme: il s’agit de l’anarchisme individualiste, représenté par les Anglais William Godwin (1756-1836) et Herbert Read (1893-1968), l’Allemand Max Stirner (1806-1856), le Français Pierre-Joseph Proudhon (1809- 1864), les Américains Ralph Waldo Emerson (1803-1882), Henry David Thoreau (1817-1862), Josiah Warren (1798-1874), Lysander Spooner (1808-1887), et Benjamin Tucker (1854-1939). Celui-ci écrivait:

 « Les anarchistes sont simplement des démocrates jeffersoniens impavides. Ils croient que “le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins” et que le gouvernement qui gouverne le moins n’existe pas. »
 
Le premier anarcho-capitaliste: Gustave de Molinari 

Le mariage des deux courants fut consommé par Gustave de Molinari (1819-1912), économiste français d’origine belge, qui fut le premier anarcho-capitaliste au sens contemporain. Gustave de Molinari croyait à une loi naturelle qui définit un droit individuel équivalent à la « souveraineté individuelle ». Dans une approche tout à fait lockéenne, il écrivait: 

« La souveraineté réside dans la propriété de l’individu sur sa personne et sur ses biens et dans la liberté d’en disposer, impliquant le droit de garantir lui-même sa propriété et sa liberté ou de les faire garantir par autrui... Si un individu ou une collection d’individus use de sa souveraineté pour fonder un établissement destiné à pourvoir à la satisfaction d’un besoin quelconque, il a le droit de l’exploiter et de le diriger suivant les impulsions de son intérêt, comme aussi de fixer à son gré le prix de ses produits et de ses services. C’est le droit souverain du producteur. Mais ce droit est limité naturellement par celui des autres individus non moins souverains, considérés en leur double qualité de producteurs et de consommateurs. » 

À cette théorie du droit, Molinari ajoute les conclusions des économistes libéraux classiques, qu’il pousse à la limite de leur logique.
 
Tout ce qui est demandé peut être produit sur le marché. Dans Les soirées de la rue Saint-Lazarre, qui se présente comme un dialogue socratique entre un socialiste, un conservateur et un économiste c’est-à-dire un libéral, Molinari explique que, la propriété étant le fondement des « lois naturelles, immuables et absolues » qui gouvernent la société, la liberté du travail et la liberté contractuelle favorisent l’intérêt de tous, le libre-échange est efficace, « l’intervention du gouvernement dans la production est toujours nécessairement nuisible », même dans la production de la monnaie. Le domaine public et les routes pourraient être avantageusement privatisés: des entrepreneurs formeraient des compagnies immobilières pour construire des villes, des routes et les autres biens publics que les individus recherchent, et demanderaient un loyer aux clients qui s’y établiraient. 

La justice et l’efficacité du marché valent aussi pour la protection ou sécurité publique. Se présentant comme un « économiste radical », Molinari exposa d’abord cette thèse anarcho-capitaliste dans deux oeuvres parues en 1849, son ouvrage Les soirées de la rue Saint- Lazarre et son célèbre article « De la production de la sécurité » publié dans le Journal des Économistes

« Ou le communisme vaut mieux que la liberté, et, dans ce cas, il faut organiser toutes les industries en commun, dans l’État ou dans la commune.
Ou la liberté est préférable au communisme, et, dans ce cas, il faut rendre libres toutes les industries encore organisées en commun, aussi bien la justice et la police que l’enseignement, les cultes, les transports, la fabrication des tabacs, etc... » 

Reconnaître au gouvernement un monopole de la production de la sécurité est incompatible avec le principe général des avantages de la libre concurrence. Le monopole étatique de la sécurité débouche sou- vent sur le communisme et toujours sur la terreur et la guerre. Il faut lutter pour « la liberté de gouvernement » en laissant le marché organiser et fournir la sécurité. 

Contrairement à la société, un « fait purement naturel » répondant aux besoins des hommes et à leur instinct de sociabilité, le gouverne- ment est une institution « artificielle », dont l’objet est de « garantir à chacun la possession paisible de sa personne et de ses biens », de pourvoir au besoin de sécurité qu’engendrent la violence et la ruse de certains individus. Le gouvernement est donc nécessaire mais le principe économique des avantages de la libre concurrence s’y applique: le gouvernement même doit être concurrentiel, « la production de la sécurité doit, comme toute autre, être soumise à la loi de libre concurrence ». 
 
« Un seul gouvernement, explique-t-il, n’est pas plus nécessaire pour constituer l’unité d’un peuple, qu’une seule banque, un seul établissement d’éducation, un seul culte, un seul magasin d’épiceries, etc. » 

Les seuls autres principes qui puissent gouverner « l’industrie de la sécurité », et qui la gouvernent de nos jours, sont « ceux du monopole et du communisme ». Aucune raison ne justifie de faire du gouvernement, de l’industrie de la sécurité, une exception au principe que la libre concurrence est préférable au monopole et au communisme. 

Les gouvernements, dit Molinari, ne savent pas mieux gouverner que les gens eux-mêmes. Il conçoit une société où, comme tous les autres biens et services, la sécurité serait librement échangée sur le marché. Pour prévenir ou réprimer les agressions contre lui, un individu achèterait des services de sécurité auprès du producteur ou assureur de son choix. « Chacun s’abonnerait à la compagnie qui lui inspirerait le plus de confiance et dont les conditions lui sembleraient les plus favorables », écrivait-il aussi dans Les soirées de la rue Saint-Lazarre. Un individu pourrait évidemment choisir de se protéger lui-même, mais les avantages de la division du travail joueraient là comme ailleurs. Les consommateurs jetteraient leur dévolu sur des fournisseurs offrant des conditions économiques intéressantes et aussi des « garan- ties morales » de justice. Chacun accepterait de se soumettre à sa compagnie de sécurité au cas où il se rendrait lui-même coupable de « sévices contre les personnes ou les propriétés », et tous accepteraient « certaines gênes » pour faciliter le travail de la justice. 

Molinari croyait que des monopoles territoriaux apparaîtraient naturellement dans le marché de la sécurité. Mais ils ne mettraient en péril ni la justice ni l’efficacité puisque chaque producteur voudrait conserver la loyauté de sa clientèle devant les concurrents en puissance, qui n’attendraient qu’un signal d’insatisfaction des clients pour pénétrer dans le marché: « En cas d’une augmentation abusive du prix de la sécurité, [les consommateurs] auront, en effet, toujours la faculté de donner leur clientèle à un nouvel entrepreneur, ou à l’entrepreneur voisin. » 
 
Si, comme l’écrit Molinari, « la production de la sécurité doit, dans l’intérêt des consommateurs de cette denrée immatérielle, demeurer soumise à la loi de la libre concurrence », il résulte qu’« aucun gouvernement ne devrait avoir la droit d’empêcher un autre gouverne- ment de s’établir concurremment avec lui, ou d’obliger les consom- mateurs de sécurité de s’adresser exclusivement à lui pour cette denrée ». La concurrence entre les monopoles régionaux de facto détenus par diverses compagnies de sécurité dont aucune ne détiendrait de monopole de jure produirait la liberté de gouvernement. 

La guerre et l’oppression disparaîtront avec l’organisation mono-polistique qui les maintient: « De même que la guerre est la conséquence naturelle du monopole, la paix est la conséquence naturelle de la liberté. » L’autorité que les consommateurs délèguent à leurs producteurs de sécurité sera une « autorité acceptée et respectée au nom de l’utilité et non l’autorité imposée par la terreur ». « Nous sommes bien convaincus [...], écrivait Molinari en conclusion de son article de 1849, que des associations s’établiront un jour pour réclamer la liberté de gouvernement, comme il s’en est établi pour réclamer la liberté de commerce ». 

Les libertariens d’aujourd’hui perpétuent cette union entre l’anarchisme et le capitalisme, quoique l’éventail des idées libertariennes embrasse un vaste courant dont l’anarcho-capitalisme n’est que la fine pointe. 




L’anarcho-capitalisme
Conclusion 
L’anarcho-capitalisme affirme que l’anarchie qui a partie liée avec le capitalisme est possible et désirable. C’est un courant de pensée riche qui fait appel à des théories politiques et économiques parmi les plus avancées de notre temps. Réhabilitant à la fois la valeur du capitalisme et la faisabilité de l’anarchie, l’anarcho-capitalisme rénove et le vieux rêve libertaire et l’idéal libéral. 

Il y a une belle continuité entre Mercier de la Rivière, qui voyait que, sous le régime de l'intérêt individuel, « Le monde va alors de lui- même », et Murray Rothbard, pour qui « L’impôt est du vol pur et simple », en passant par les fortes tirades de Lysander Spooner sur les lois de « nos soi-disant ambassadeurs, ministres, présidents et séna- teurs » qui « n’imposent pas plus d’obligations que n’en créent les ententes que les brigands, les bandits et les pirates jugent utile de conclure entre eux ». 

Bien qu’inachevée et souffrant d’incohérences parmi ses différentes école, l’anarcho-capitalisme demeure une doctrine séduisante qui impose une remise en question des idées collectivistes, étatistes et égalitaristes qui ont tant marqué le XXe siècle. L’anarcho-capitalisme met en lumière les grandeurs et les limitations du libéralisme et de l’anarchisme dont il procède. Il fournit un modèle et une Utopie libérale. Il apporte une contribution heuristique majeure à l’économie, à l’éthique, au droit et à la politique. La contribution de l’anarcho- capitalisme se limitera-t-elle à cela, ou peut-on espérer que l’avancement de l’humanité et le progrès de la civilisation consommeront un jour le mariage des deux grands idéaux modernes que sont l’anarchisme et le libéralisme?

 Anarcho-capitalisme

De Wikiberal
L'anarcho-capitalisme est la combinaison du libéralisme ainsi que d'une philosophie individualiste : une philosophie individualiste du droit basée sur la non-agression.
Sont légitimes toutes les interactions entre adultes consentants ; sont illégitimes toutes les atteintes à la propriété d'un tiers non consentant.
Les anarcho-capitalistes considèrent que nul ne peut déléguer à autrui que des droits qu'il possède individuellement, et que nul n'ayant le droit d'agresser autrui et de lui imposer ses valeurs, nul n'a a fortiori le droit d'investir un État de ce droit.
Un État ne saurait avoir de légitimité qu'auprès de ceux qui l'auraient individuellement accepté - c'est pourquoi les contributions obligatoires (impôts directs et indirects, etc.), les règlementations étatiques (législation, décrets, mesures administratives, etc.) sont illégitimes, à moins de ne s'appliquer qu'à ceux qui les acceptent volontairement, auquel cas elles perdent leur caractère obligatoire et étatique. Une autre façon de présenter leurs idées est donc la panarchie

Origine du terme "anarcho-capitalisme"

Bien que la notion d'anarcho-capitalisme existe depuis le XIXe siècle (publication en 1849 de De la production de la sécurité par Gustave de Molinari dans le Journal des économistes, premier exposé de l'anarcho-capitalisme), le terme a été inventé par Murray Rothbard autour de 1950. A cette époque, Rothbard se rend compte, au cours de discussions avec des étudiants de gauche, de la contradiction qu'il y a à être partisan à la fois d'une économie de marché libre à tous points de vue et d'une police d'État :
« Ma position dans son ensemble était incohérente. Il n'y avait plus que deux possibilités logiques : le socialisme, ou l'anarchisme. Comme il était hors de question pour moi de devenir socialiste, une logique irrésistible m'a conduit à être un anarchiste de la propriété privée, ou comme je devais l'appeler plus tard, un anarcho-capitaliste. »
    — Murray Rothbard
On devrait sans doute préférer le terme d'anarchisme de marché, car le terme de capitalisme garde un sens historique de capitalisme en complicité avec l'État.

Libéralisme

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Les anarcho-capitalistes rejettent la vision selon laquelle il y aurait une sphère d'activité économique et une sphère d'activité politique.
C'est l'État qui, pour des raisons fiscales, appelle « économiques » les activités qu'il peut exploiter (taxer, réglementer à son profit), « politiques » les activités qu'il promeut aux dépens des exploités, et « personnelles » les activités qui lui échappent. Pour eux, il faut abolir l'agression des citoyens par l'État, et alors la sphère « politique » est réduite à néant, cependant que la distinction entre « personnel » et « économique » devient non pertinente, puisque tout échappe au parasitisme fiscal.
Pour eux, l'économie est une science, un point de vue sur l'ensemble de l'activité humaine.
Ils se réclament comme successeurs de l'école libérale classique (dont le meilleur représentant selon eux est Frédéric Bastiat), et de l'école autrichienne (dont le meilleur représentant est Ludwig von Mises).
Ils se réclament d'ailleurs de Gustave de Molinari, successeur de Bastiat, et de Murray Rothbard, successeur de Mises, qui sont allés jusqu'au bout du libéralisme, en refusant complètement toute légitimité à l'État.
Pour eux, l'économie qui a un sens est la praxéologie, l'étude logique de l'action humaine. Ils rejettent les points de vue étatistes sur l'économie, tels que développés par les néo-classiques, économétristes, statisticiens, keynésiens et marxistes.

Capitalisme

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Les anarcho-capitalistes sont capitalistes dans le sens qu'ils revendiquent un système où chaque être humain est pleinement propriétaire de lui-même, des fruits de son travail, et de ce qu'il a obtenu de la coopération volontaire d'autrui, par échange ou par don.
Tout être humain est aussi comptable de ses actes, tenu par les engagements qu'il prend, responsable des pertes de son travail, et débiteur pour les torts qu'il a causé à des tiers non consentants.
Est un capital tout ce qui reste du travail et qui n'a pas été consommé immédiatement - le capital appartient donc à celui qui l'a créé. Toute propriété est un capital. Chacun est propriétaire du capital qu'il a créé. La mise en commun du capital, la répartition des tâches et des responsabilités, la spécialisation des compétences et l'échange des services sont des moyens complémentaires d'être plus productif, i.e. de produire davantage de satisfactions. Et la garantie que ces moyens bénéficient à tous est que chacun peut décider librement de participer ou de ne pas participer aux termes de l'accord — c'est le caractère volontaire d'un accord qui est garant tout à la fois et de sa légitimité et de son caractère bénéfique.
Une autre façon de comprendre l'anarcho-capitalisme est donc le volontarisme.

Individualisme

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Leur ontologie est individualiste, et en cela ils sont proches des libéraux, y compris des minarchistes, et aux antipodes des socialistes, collectivistes, etc.
Si les anarcho-capitalistes rejoignent les anarchistes socialistes quant à la critique de l'État, cependant ils rejettent le collectivisme libertaire qui est une des tendances de l'anarchisme, qui n'aboutit selon eux qu'à recréer l'État sous des noms nouveaux (syndicats, communautés...).
Individualisme et collectivisme sont donc plus essentiels qu'anarchisme et étatisme pour définir la façon de penser des gens.
On peut donc aussi comprendre l'anarcho-capitalisme comme un individualisme radical.
La partie « capitalisme » de l'anarcho-« capitalisme » n'est évidemment pas un capitalisme d'État, mais un système d'échanges entre individus consentants ou entre organisations volontaires (une entreprise n'étant vue que comme un « ensemble de contrats »). Cela n'empêche aucunement l'existence de communautés pratiquant un socialisme volontaire avec propriété commune, tant que celui-ci n'est pas coercitif.

Anarchisme

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L'État n'ayant aucune justification doit être aboli, l'ensemble de ses fonctions étant confié au secteur privé (éducation, santé, défense, justice, police, monnaie, etc). La justice est alors rendue par des tribunaux arbitraux. La monnaie est créée par des monnayeurs. Ces monnayeurs peuvent être des banques libres.
L'anarchisme des anarcho-capitalistes diffère de celui des anarcho-communistes (ou -syndicalistes) qui prônent l'abolition de toute propriété privée, ce qui pour les anarcho-capitalistes est une absurdité. En effet, une société sans propriété privée serait caractérisée par l'interdiction systématique d'employer quelque ressource que ce soit sans l'accord de tout le monde, de sorte que, comme le dit Hans-Hermann Hoppe, « littéralement personne ne serait jamais autorisé à faire quoi que ce soit avec quoi que ce soit ».
Pour les anarcho-capitalistes, la propriété privée n'est pas quelque chose qui serait institué par l’État (et donc qui disparaîtrait en même temps que l’État dans un contexte anarchiste), c'est un état de choses qui apparaît naturellement (au même titre que l'échange) dans le contexte de rareté des biens qui est celui de la condition humaine. La propriété peut également devenir collective dès lors qu'il y a consentement des acteurs concernés.

Les tendances

On peut distinguer au moins deux tendances anarcho-capitalistes :
La différence principale entre les deux est que les jusnaturalistes invoquent des principes a priori, comme la non-agression, pour indiquer ce qui est "bon socialement", alors que les utilitaristes s'en remettent entièrement au marché pour le découvrir a posteriori. Les uns sont ainsi plutôt kantiens, les autres davantage hayekiens.
Par exemple, pour un jusnaturaliste le droit appliqué dans la société devrait être le même partout, comme reflet d'un droit naturel unique, les seules différences d'une juridiction à l'autre relevant de la convention ou de la procédure. Pour un utilitariste à la Friedman, chaque tribunal privé applique son propre droit et donc plusieurs législations peuvent coexister dans une même société (ces législations pourraient, ou non, converger vers une espèce de droit naturel).

Questions et objections fréquentes

Parce que l'anarcho-capitalisme constitue une rupture de paradigme par rapport au modèle d'organisation étatique, il suscite d'innombrables questions. Trouvez quelques réponses dans la FAQ anarcho-capitaliste.

Auteurs

Voir aussi anarcho-capitalistes.




octobre 20, 2014

Tocqueville, libéral politique, non économique et la critique

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

Alexis de Tocqueville (1805-1859) et son père Hervé (1772-1856)

Libéral et démocrate avant l’heure, Tocqueville s’intéresse à l’évolution de la société française. La démocratie étant inexorable, celui qui est à la fois sociologue, philosophe et penseur politique met en garde contre le despotisme égalitaire.
 Annexé par la droite comme un des principaux maîtres à penser du libéralisme, l'auteur de " la démocratie en Amérique ", s'il était un adversaire du socialisme, a quand même fondé un mouvement de la jeune gauche. 

Tocqueville (1805-1859), malgré ses origines familiales ultraroyalistes, est avant tout un philosophe de l'égalité et de la démocratie. Il a foi dans le progrès de l'égalité entre les êtres humains. Quand il a voulu entrer en politique, Tocqueville a créé la Jeune gauche en 1847, une organisation voulant réduire la pauvreté. Il faut se souvenir que la fin des années 40 voit la France traverser une grave crise économique. Nous sommes au début de la révolution industrielle et la question sociale se pose de manière tendue. Pour réduire la pauvreté, Tocqueville et ses amis préconisent une intervention de l'Etat par l'impôt progressif). Ministre des Affaires Etrangères sous la Deuxième république, Tocqueville retourne à ses écrits avec l'Empire. La gauche préexisant au socialisme, on peut que dire que le libéralisme de Tocqueville est avant tout un libéral au sens du XIXe siècle au sens où il s'oppose au conservatisme. Il s'agit d'une pensée éclairée, et dans le cas de Tocqueville, sociale., C'est ainsi qu'il étudie dans les dernières années de sa vie, l'industrie et montrer qu'elle a suscité l'apparition d'une "aristocratie" plus dure que l'aristocratie traditionnelle. Dans le combat contra la pauvreté et pour l'égalité, il est partisan de la réglementation. Pour cela, l'Etat doit disposer de moyens : l'impôt doit exister et être progressif. C'est la méfiance de Tocqueville envers l'état et la tyrannie de la majorité qui a conduit les libéraux d'aujourd'hui à en faire un de leurs auteurs de référence, c'est oublier certains de ses écrits. Pour lui, la liberté des citoyens était une donnée fondamentale car elle leur permettait de s'organiser et de défendre leurs intérêts et de faire vivre la démocratie. Mais, il voit dans l'individualisme un danger pour la démocratie. C'est dire la modernité de sa pensée.

 

Ainsi, et à l'exception notable de Sismondi, le paupérisme pose un défi majeur au libéralisme : ce ne sont plus les marges seulement de la société qui sont contaminées, mais son coeur même. Comment concilier les exigences de la société industrielle et celles de la liberté ? 

C'est le défi que Tocqueville va relever.

Keslassy montre une réalité contre laquelle nous ne saurions aller : Tocqueville, libéral politique, ne saurait être considéré comme un libéral économique. Tocqueville n'abonde pas dans le sens des réflexions de Say sur l'industrie ou sur la pauvreté. Il ne partage pas son crédo quant à la loi des débouchés. Il ne fait pas confiance aux fluctuations naturelles du marché. Non seulement il ne nie pas la possibilité de crises, mais il les croit même "endémiques". Il préconise la solidarité plutôt que l'individualisme économique. 


L'influence littéraire majeure de Tocqueville est exercée par le traité d'Economie politique chrétienne de Villeneuve-Bargemont (15). Ce dernier voit dans l'industrialisation une "féodalité nouvelle" plus dure et plus despotique que l'ancienne féodalité fondée sur l'aristocratie foncière. Villeneuve constate que le paupérisme a pris naissance en Angleterre, partie de Ricardo (16). Il reproche aux représentants de l'école classique de trop circonscrire l'objet de leurs recherches : l'économie politique n'a pas résolu le problème d'une équitable distribution. (17) Néanmoins, l'auteur rejoint les classiques dans leur dénonciation des poor laws, et affirme par ailleurs que les inégalités sont naturelles. Villeneuve voit la source de tous les maux dans le fait que la société humaine s'est trouvée hors des voies tracées par la Providence. A la suite de l'extension indéfinie de l'industrie, les maux partiels produits de tout temps par l'égoïsme se sont étendus et généralisés. Mais, au-delà, le paupérisme représente la colère divine. Villeneuve a une vision providentialiste pessimiste, que l'on peut rapprocher de la vision providentialiste optimiste d'un Burke. C'est donc l'introduction du christianisme qui pourrait le mieux apaiser les souffrances humaines. La religion écarte ses principales causes (la démoralisation), mais en plus elle multiplie les moyens de secourir la misère. Conclusion logique : le manque de pratique religieuse explique principalement l'indigence des masses.

Villeneuve prône donc la charité, le travail, la modération des besoins. Il relève un paradoxe : à cause de leurs bas salaires, les ouvriers ne peuvent acquérir les nouveaux produits qu'ils contribuent à mettre sur le marché. L'Etat doit donc garantir un salaire minimal. L'intervention de l'Etat doit également s'étendre à l'organisation de l'instruction morale et religieuse, donnée gratuitement avec obligation d'en profiter, pour restituer les sentiments religieux et les habitudes de tempérance. Villeneuve déplore enfin la dégradation morale des ouvriers, stigmatise le pauvre. A contrario, Tocqueville, lui, ne considère jamais que la déchéance morale de l'ouvrier puisse être à l'origine de sa misère.

Sur les trois causes principales d'indigence que Villeneuve-Bargemont dénombre (immoralité du peuple, développement du monde industriel et mauvaise politique philantropique), Tocqueville rejoint complètement le penseur chrétien sur les deux derniers points. 


Keslassy relève également l'influence non négligeable que Vauban a sur Tocqueville (18) : ils préconisent tous deux une fiscalité pesant moins lourdement sur les moins nantis et une taxation proportionnelle aux revenus, dans un souci d'efficacité. 


Quel est le cadre intellectuel de Tocqueville ? Celui-ci, que son histoire familiale pousse à craindre les foules, explique que le principe inégalitaire se justifie uniquement par une ascension toujours possible. S'il condamne l'aristocratie française, c'est avant tout pour son enfermement. Il est en cela un précurseur de l'école italienne, et singulièrement de R. Michels. C'est un aristocrate agraire rallié à la démocratie. Sa seule vraie conviction positive, c'est la volonté d'oeuvrer pour la liberté en défendant les résultats de la Révolution. Il défend ainsi, sans cesse, toutes les libertés : de presse, d'association, de culte. 


Les Etats-Unis
 

Dans son premier ouvrage, Du système pénitentiaire aux Etats-Unis et de son application en France, de 1833, 

Tocqueville pense que "les fluctuations de l'industrie appellent, quand elle prospère, un grand nombre d'ouvriers qui, dans ses moments de crise, manquent d'ouvrage"

 Par conséquent, l'une des raisons de l'indigence de masse est le manque de débouché des biens industriels. C'est l'exact contre-pied de la loi de Say que prend Tocqueville. Il ne croit pas qu'il soit possible d'établir un rapport fixe entre la production et la consommation.

Mais Tocqueville dénonce aussi la charité légale dans cet ouvrage : il accuse les maisons de charité (alms houses ou poor houses) d'accueillir à la fois les indigents qui ne peuvent pas, et ceux qui ne veulent pas, gagner leur vie en travaillant. 


L'Angleterre, Manchester et l'Irlande
 

C'est après son premier voyage en Angleterre, en 1833, que Tocqueville abandonne cette thèse moraliste : il dénonce à nouveau la charité légale, mais c'est l'existence d'un droit du pauvre sur l'Etat qui explique la mauvaise régulation morale due à l'existence des poor laws ; elles imposent la dégradation morale des pauvres. C'est après ce premier voyage qu'il rédige son Mémoire sur le paupérisme, en 1835. Il y relève un curieux paradoxe :

 "les pays qui paraissent les plus misérables sont ceux qui, en réalité, comptent le moins d'indigents, et chez les peuples dont vous admirez l'opulence, une partie de la population est obligée pour vivre d'avoir recours aux dons de l'autre" (19). 

Il oppose à la pauvreté de la péninsule ibérique, à peine visible parce qu'intégrée, la pauvreté anglaise qui se propage à côté de l'opulence. Plus une société s'enrichit et plus elle produit nécessairement de la pauvreté. Or, peut s'observer un véritable progrès social et économique. Comment Tocqueville explique-t-il ce paradoxe ? 


Il part de l'état primitif de la société dans lequel les hommes, sauvages, nomades et chasseurs, se contentent de peu. Il prend l'exemple célèbre des Indiens d'Amérique pour justifier son propos. Ils sont en situation d'affiliation sociale, dans la mesure où ils sont intégrés à un réseau de sociabilité très fort. La pauvreté ne peut pas exister, dit Tocqueville, quand il y a pauvreté des désirs : les inégalités sont alors inexistantes.

Par la suite, l'humanité, passant d'une économie de subsistance à une économie de production, va connaître un premier mouvement de différenciation entre les hommes, mouvement qui va produire de l'inégalité. (20) De la propriété foncière naissante, l'aristocratie voit le jour. Ces propriétaires fonciers parviennent à dégager un surplus, et ce superflu est un signe ostentatoire qui distingue les individus et se transmet aux enfants. Ce n'est que par la suite, avec la diversification de cette aisance dans tout le corps social, qu'un sentiment de frustration se fera jour, provoquant l'augmentation du palier de la misère. Des individus vont alors se trouver en situation de possible désaffiliation sociale. Pour satisfaire ces nouveaux besoins auxquels la culture de la terre ne peut pas suffire, une portion de la population quitte chaque année les travaux des champs pour s'adonner à l'industrie. Or l'extension du paupérisme est directement liée à l'augmentation de ceux qui composent la classe industrielle. Tocqueville avance ici le concept de paupérisation relative : les besoins toujours plus nombreux bénéficient à tous ; mais la classe industrielle en bénéficie relativement moins que les gens aisés. 


A l'opposé des économistes libéraux, Tocqueville pense qu'il est sans effet d'exciter la convoitise des pauvres, pour tenter de remédier à l'indigence de masse. Le contraste éclatant des niveaux de vie pourrait pousser les classes inférieures à une révolte amenant violemment la fin de l'aristocratie. C'est cela la principale hantise de Tocqueville. L'amour pour l'égalité pousse les gens vers la "frustration relative" : plus l'égalité progresse objectivement, et plus l'inégalité résiduelle est ressentie comme insupportable. En fait Tocqueville, qui part d'une même observation que Smith (c'est l'envie qui fonde le désir d'acquisition), arrive à une conclusion opposée : cette course au bien-être ne permet pas l'hamonie, mais plutôt le chaos. 


Le paupérisme n'a pas pour origine les égarements moraux des ouvriers et des pauvres. Il provient, nous dit Tocqueville, de l'accroissement des besoins issus du développement de la civilisation. Ce faisant, les pauvres ne sauraient être considérés comme les responsables uniques de leurs conditions, dans la mesure où celles-ci résultent largement des indéterminations du marché. Il dit ainsi, dans le Second Mémoire sur le paupérisme (1837), qu'il y a des malheurs sur lesquels les ouvriers "ne peuvent rien". 


Tocqueville, et c'est encore une différence avec les auteurs libéraux, regrette que l'agriculture doive céder sa place à l'industrie dans le processus de production. Il dénonce la concentration de la propriété foncière et l'exode rural. L'aristocratie anglaise tout particulièrement, est en danger dans la mesure où Tocqueville s'aperçoit que seuls les riches peuvent accéder à la propriété territoriale. L'élévation sociale est bloquée par la concentration foncière. Mais les pauvres, dussent-ils bénéficicer d'un remembrement foncier, auraient-ils de quoi acheter ces futures petites terres ? 


C'est à Manchester que Tocqueville observe, avec horreur, les méfaits de l'industrialisation naissante. Les industriels locaux se servent de la main d'oeuvre bon marché venue d'Irlande pour faire baisser les salaires de tous les ouvriers anglais. Les travailleurs irlandais n'ont aucune formation et acceptent donc de bas salaires. Ils permettent par là la baisse de l'ensemble des salaires. Cette démonstration nous semble toutefois un peu vague : si le nombre de travailleurs peu payés augmente, le salaire moyen baisse, c'est entendu. Mais cela ne saurait provoquer, sans un autre facteur, la baisse de l'ensemble des salaires. Quoi qu'il en soit, Tocqueville, en compagnie du docteur Kay, visite les lieux de misère de Manchester, puis de l'Irlande. Là, il pense que les propriétaires terriens pressurent le plus possible la population paysanne, afin de pouvoir encore mieux la contraindre à accepter des salaires de misère. Keslassy montre, à juste titre, que Tocqueville reproche d'abord et avant tout à l'arstocratie irlandaise de ne pas être du tout conforme à l'image qu'il se fait de l'exemplarité de l'aristocratie.

D'ailleurs Tocqueville déplore souvent, essentiellement dans la seconde Démocratie en Amérique, le déclin de l'agriculture, qui se modernise moins rapidement que l'industrie. Cette dernière représente tout au contraire une nouvelle féodalité, dans la mesure où le monde industriel est le seul, dans une société démocratique, où peut encore proliférer l'aristocratie. Tocqueville méprise ce capitalisme qui est une nouvelle forme d'asservissement, qui reproduit la structure du pouvoir aristocratique : deux mondes qui s'ignorent et se détestent, des privilégiés qui le resteront, une quasi lutte des classes. Il va même jusqu'à fustiger le caractère aliénant de la division du travail : en elle, "l'homme se dégrade à mesure que l'ouvrier se perfectionne" (21). Il craint qu'elle s'étende et qu'elle finisse par empêcher les travailleurs d'accomplir leurs obligations de citoyens (22). 


Le paupérisme est à l'origine d'une désocialisation qui doit être prise en charge. Tocqueville prône l'association, qui permet de multiplier les contacts entre les individus. C'est le moyen de lutter contre le materalisme et l'individualisme, c'est-à-dire contre la séparation produite par l'égalité des conditions. 


Tocqueville propose alors la création de colonies agricoles, notamment sur le système de l'Etat de New York. L'Etat, propriétaire des terres, les met à disposition des pauvres -- ce qui diminue d'autant les charges du Trésor public nécessaires à l'entretien des pauvres. Mais Tocqueville ne mesure pas vraiment la tragédie que cette solution impose : le déplacement des populations. C'est pourquoi il se penche sur la charité privée. Quelles sont ses qualités ? Elle est aléatoire, et n'installe donc pas le pauvre dans une dépendance à l'égard de l'Etat. Elle permet de renforcer ou de créer un lien social entre le riche et le pauvre : le premier se préoccupe du pauvre par compassion ou par devoir religieux ; le second se sent alors dans l'obligation de se montrer reconnaissant. Mais la charité privée a des faiblesses : elle est incapable de contrecarrer le paupérisme, qui est un phénomène collectif.

C'est pourquoi Tocqueville prône "l'association des personnes charitables", qui, "en régularisant les secours, pourrait donner à la bienfaisance individuelle plus d'activité et de puissance". Ces associations auraient pour objectif de réduire la pauvreté locale à partir des ressources financières locales, elles mèneraient des actions directes pour les invalides et donneraient du travail aux pauvres valides. Elles prendraient la forme de sociétés de secours mutuel auto-organisées. Le pauvre n'y aurait aucun droit au secours, la base de l'association étant le volontariat. Le pauvre ne serait donc pas victime de la dépravation, et le riche ne supporterait pas un impôt dirimant. Tocqueville croit d'autant plus à la réussite d'un tel système que les pauvres eux-mêmes y participeraient et qu'il présenterait le bénéfice essentiel de responsabiliser les indigents. Ces associations auraient toute lattitude pour refuser de renouveler leurs aides si elles considéraient qu'elles ont été mal utilisées. La répression du mendiant serait dès lors légitime, puisqu'elle signifierait qu'il n'a pas eu le désir de changer sa condition. 


Tocqueville étudie ensuite la charité légale. Aucune autre solution ne peut apparaître aussi belle et grande que celle qui consiste à faire peser sur la société le soulagement de ses membres les plus démunis. Mais elle n'est pas sans danger. La loi sur les pauvres entraîne la démoralisation sociale, c'est-à-dire l'abaissement des pauvres. L'homme est naturellement oisif, dit Tocqueville. Si, finalement, il se met à travailler, c'est soit pour s'assurer les plus élémentaires besoins de l'existence, soit pour améliorer ses conditions de vie. Le premier motif, le plus stimulant, est rapidement effacé par l'assistance légale et durable. L'individu qui bénéficie des secours publics n'a plus d'intérêt à sortir de sa condition d'assisté puisque l'essentiel lui est assuré. Tocqueville ne tombe pas dans l'illusion qui consiste à croire que l'Etat peut distribuer des secours selon les causes qui ont provoqué le besoin :

 "les lois auront déclaré que la misère innocente sera seule secourue ; la pratique viendra au secours de toutes les misères" (23).

Il ne croit pas plus que remettre au travail de force les pauvres valides soit une solution réaliste : aurons-nous toujours du travail à donner ? A terme, l'absence de rentabilité de ces activités ne va-t-elle pas replacer les pauvres dans une situation plus précaire ? La distribution géographique du travail est-elle en adéquation avec l'emplacement de la population sans emploi ? Bien sûr que non. L'indigent prendra l'habitude de recevoir un revenu systématique, qu'il considérera avec le temps comme un droit acquis. Il perdra ainsi ce qui lui reste de dignité, et ne comprendra pas que cette aide puisse lui être retirée. La bienfaisance légale n'a pas la propriété de créer un lien de reconnaissance entre les classes sociales. La charité légale entraîne inéluctablement la disparition de la charité privée (les riches ne se sentant plus dans l'obligation de secourir le pauvre), ce qui détruit la seule possibilité de relation entre le riche et le pauvre. Par ailleurs, puisque le pauvre doit rester dans sa paroisse à attendre la prochaine distribution de secours, la loi sur les pauvres contient aussi une grave détérioration de la liberté de déplacement de ceux-ci. Mais entendons nous-bien : comme Keslassy le souligne fort bien, Tocqueville met l'accent sur les effets pervers de la protection sociale ; pas sur les effets bénéfiques de l'absence de celle-ci. 


Tocqueville se bat donc pour la division de la propriété foncière, parce qu'il pense qu'outre ses avantages intrinsèques, il s'agit de la seule alternative à une économie fondée sur une industrie génératrice de paupérisme et synonyme de désordre. Il pense que la petite propriété est économiquement au moins aussi rentable que la grande, mais qu'elle est en plus avantageuse socialement car elle favorise la création des classes moyennes. Cette catégorie sociale est l'élément stabilisateur par excellence.

Dans le même ordre d'idées, Tocqueville prône la division de la propriété industrielle.
Ceci permet de responsabiliser l'ouvrier, qui entre dans le capital de la firme dans laquelle il travaille. Tocqueville est donc favorable aux coopératives ouvrières et aux sociétés par actions. L'association ouvrière n'est pas seulement une institution d'assistance, comme chez Fourier et surtout Owen, mais au surplus un moyen pour les ouvriers de s'affranchir du salariat. Néanmoins, cette solution paraît prématurée à Tocqueville. Il envisage donc un autre remède : le développement de l'épargne des classes laborieuses. L'épargne est la concrétisation d'une vertu : la prévoyance. Elle a les mêmes effets positifs que la propriété. Elle intéresse le peuple à la stabilité publique. Il montre l'exemple de Félix de Viville à Metz, qui a lié économiquement les caisses d'épargne et les monts de piété. 




Une troisième voie ?

 

Tocqueville pense que la démocratie est l'avenir. Pas un avenir seulement politique, mais aussi social : l'égalité des conditions. Il s'agit d'un principe dynamique qui est responsable du passage de l'aristocratie à la démocratie. C'est une équivalence de statut qui permet de mieux accepter les inégalités matérielles. Certes, il existe toujours un maître et un esclave, mais la place devient interchangeable. Et si l'un continue de servir l'autre, c'est uniquement en vertu de la seule légitimité possible en démocratie : le contrat. Ainsi l'égalité des conditions est l'antithèse de la société aristocratique et non pas de la société matériellement inégalitaire de l'époque moderne. Car le principe de mobilité sociale n'est pas applicable à l'industrie. En d'autres termes, l'industrie est une verrue, une anomalie : elle accroît les inégalités dans une société démocratique égalitaire. Si la démocratie favorise l'industrie, celle-ci pourrait être le fossoyeur de celle-là : par un chemin détourné, l'industrie ramène les hommes à l'aristocratie. C'est pourquoi Tocqueville, grâce aux Annales de la Charité, promeut un catholicisme social qui veut lutter contre les velléités révolutionnaires qui someillent de moins en moins en France. Une fois député, il fonde avec quelques amis (Dufaure, Rivet, Corcelle,..) un nouveau parti, la jeune gauche. Quel est leur programme ? Il consiste à assurer aux pauvres l'égalité légale et tout le bien-être qui soient compatibles avec l'existence légale du droit de propriété et l'inégalité des conditions qui en découle. C'est pour sauver ce droit de propriété, mis en danger par les mouvements de foules, que la jeune gauche prône ces réformes en faveur des classes populaires. 


C'est en rédigeant le programme de la jeune gauche que Tocqueville découvre en profondeur les écrits socialistes. S'il désapprouve radicalement l'idée de transformer l'organisation politique et sociale, il dira, au regard notamment des thèses de Considérant, qu'il approuve le but fixé par les socialistes : remédier à la misère. Il est en revanche bien plus influencé par le programme concret d'un Louis Blanc (coopératives ouvrières de production et ateliers sociaux). Mais il trouve au socialisme un défaut majeur : il conduit à la négation du droit de propriété. Or, la sauvegarde de ce droit est fondamentale car elle est un moyen essentiel pour responsabiliser l'individu et assurer sa sécurité en cas de mauvais coup de fortune. Par ailleurs, et conjointement, la théorie égalitariste portée par le socialisme entraîne la négation de la liberté : 

"la démocratie et le socialisme ne se tiennent que par un mot, l'égalité ; mais remarquez la différence : la démocratie veut l'égalité dans la liberté, et le socialisme veut l'égalité dans la servitude" (24). 

Il s'oppose donc au droit au travail, dans la mesure où, si l'Etat emploie tous les chômeurs, il ne pourra plus refuser aucun travailleur ; dès lors, selon Tocqueville, il ne faudra pas longtemps pour que l'Etat devienne l'unique propriétaire des moyens de production. 


Mais Tocqueville est-il, à l'aune de son opposition au socialisme, un partisan des thèses économiques libérales ? Il est permis d'en douter avec Keslassy. Tocqueville sollicite en effet l'intervention de l'Etat sur le plan de la charité ; plutôt qu'un droit au travail, il préfère en effet accorder un droit à l'assistance. Il accepte l'introduction d'une charité régulière, et pense donc que l'Etat a un rôle à jouer sur le plan social, notamment pour aider les invalides. Il prône un Etat qui intervient ponctuellement et en des espaces bien délimités. C'est seulement lorsque le système d'aide publique a un caractère régulier et permanent qu'il est néfaste.

D'autre part, Tocqueville pense que l'Etat doit prioritairement intervenir dans le monde industriel car, à ses yeux, c'est là qu'il s'y rencontre les inégalités les plus criantes.Il réclame l'intervention du législateur pour relever (ou au moins maintenir) les salaires des ouvriers industriels. En effet, comment les ouvriers pourraient-il épargner et accéder à la classe moyenne sans argent ? Il ne pense pas que les ouvriers atteindront naturellement la classe moyenne, par l'accroissement de leur bien-être, comme le président Say, Chevalier, ou Nassau.

Tocqueville pense surtout que les inégalités sont le résultat d'un long processus historique : il est par conséquent dubitatif devant l'idée d'un ordre naturel que défendent les économistes libéraux français de l'époque (25). Il pense que le marché ne peut aboutir, seul, à l'harmonie que décrit Bastiat. Il a en effet en tête les conflits entre les riches et les pauvres, qu'il perçoit dans le monde industriel. Il est en cela aux antipodes de Constant. Ce dernier veut en effet favoriser la bourgeoisie industrielle et commerçante, car elle lui semble être une garantie contre un retour au despotisme. Il réclame le libre jeu de la concurrence pour régler le niveau des salaires. Alors que Constant pense que le libéralisme politique préfigure le libéralisme économique, Tocqueville pense au contraire que la liberté politique est une fin en soi et qu'elle ne saurait être assimilée au libéralisme dans l'ordre économique. Plus fondamentalement, il ne pense pas que l'intérêt individuel soit un rempart suffisant contre la montée de l'Etat. Bien au contraire, le repli de l'individu sur soi est, pour Tocqueville, la porte ouverte à l'emprise croissante de l'Etat. Il se positionne donc contre la loi le Chapelier, et veut placer des corps intermédiaires entre l'individu et l'Etat. Il se situe lui-même à égale distance entre l'individualisme et l'étatisme. 


C'est donc à tort, nous dit Keslassy, que Tocqueville est considéré comme un chantre de la société libérale -- il faut aussitôt préciser qu'il ne peut s'agir que de son libéralisme politique et non d'un quelconque libéralisme économique. Hayek tout particulièrement; dans la Route de la servitude, affirme que Tocqueville est un libéral complet, y compris donc sur le plan économique. Pourtant, l'oeuvre entière de Tocqueville a toujours eu pour objectif de parvenir à concilier liberté et égalité.

Pour notre part, nous partageons l'analyse de Keslassy sur ce point : il est tout à fait abusif de faire de l'auteur de la Démocratie en Amérique un laudateur du libéralisme économique, un ancêtre de Madelin. En revanche, l'auteur est beaucoup moins convaincant quand il tente d'en faire un aieul de Shröder ou de Blair. Vouloir faire de Tocqueville un précurseur de la "troisième voie" nous semble aussi vain que la chimère consistant à faire de lui un "libéral avancé" avant l'heure. Tocqueville est plutôt un conservateur social on ne peut plus classique. Il est plus antibourgeois qu'aristocrate. Son libéralisme (politique) n'est pas dicté par le goût, mais par la nécessité, un peu comme Stendhal et Balzac. A vouloir à tout prix en faire un précurseur, il nous semble qu'il faut voir en lui le précurseur de Bismarck : en France ou en Angleterre chez Tocqueville, comme dans la république de Weimar, les deux fustigent le monde industriel non par amour des ouvriers, mais par peur d'une révolution. C'est en effet pour faire taire toutes les velléités socialistes que le chancelier promulgue ses lois sociales. 


Tocqueville est fondamentalement un obsédé de l'ordre. C'est en cela qu'il est très conservateur, à des lieux d'économistes libéraux tutoyant l'anachisme (Dunoyer, Comte, Molinari). Son conservatisme social ne sera dépassé que par un Napoléon III. 


Source Catallaxia
 
15 : Vicomte Alban de Villeneuve-Bargemont, Economie politique chrétienne, 1834.
16 : Et non de Smith qui est Ecossais.
17 : Nous ne pouvons suivre l'auteur sur ce point : l'utilitarisme de Bentham, rejoint plus tard par celui de Stuart Mill, et qui sera prolongé au XXe siècle par les travaux de Pareto, tente de résoudre ce problème de l'équitable distribution.
18 : Vauban, Projet d'une dîme royale qui supprimerait la taille, 1707.
19 : Mémoire sur le paupérisme, in Mélanges, Oeuvres complètes, XVI, p.117.
20 : Un paradigme plus explicite, nous semble-t-il, consiste à distinguer le temps de l'homo agricola du temps de l'homo faber. C'est l'homo faber, l'homme façonnant son environnement et non plus le subissant, qui explique l'avènement de la propriété.
21 : Tocqueville, Oeuvres complètes, I, 2, p.165.
22 : C'est sur ce point, rarement ou jamais évoqué, et sur ce point seul, que se manifeste vraiment la raison pour laquelle Tocqueville doit être vu comme un libéral politique et non économique. Il ne craint pas l'exploitation des travailleurs en soi, comme Engels, mais sa conséquence : le désordre, la révolte. C'est ce qui explique également que Tocqueville redoute l'industrie : la classe ouvrière ne reçoit pas les secours qu'elle recevait dans le monde rural. L'aristocratie industrielle est donc plus cruelle que l'aristocratie foncière. Tocqueville se cantonne-t-il à cela ? Non, il souligne surtout qu'une telle situation est grosse de révoltes futures. Ce n'est jamais par misérabilisme que Tocqueville analyse si durement le monde industriel, mais parce qu'il craint véritablement les désordres qu'il pourrait causer.
23 : Tocqueville, Oeuvres complètes, XIV, p. 130
24: Ibid, I, p.1147.
25 : Cette philosophie thomiste est explicite chez Say, Comte ou Dunoyer. Elle l'est tout autant, de nos jours, chez Rothbard. Mais elle n'est pas toute la pensée libérale de l'époque : il y a un courant contractualiste, de type lockéen, qui existe déjà chez les libéraux.

Le libéralisme de Tocqueville à l'épreuve du paupérisme,


par Eric Keslassy.
Coll. Ouverture Philosophique, L'Harmattan, 2000.



La critique ou la "vérité" 

En détournant Tocqueville, Eric Keslassy fait passer un certain nombre de thèses à fort relent marxiste-léniniste

Extrait : Certes, Tocqueville n’est pas un pur libéral au sens classique. Contrairement à Bastiat, les questions économiques l’intéressent peu. De là à en faire un quasi-socialiste ! Et pour dissiper tout malentendu, voici ce que Tocqueville écrivait à propos de l’Angleterre, dans son premier mémoire sur le paupérisme, en 1835. Tocqueville se demandait : « Au mal du paupérisme aujourd’hui endémique dans les sociétés modernes, quel remède apporter ? » Il répondait : « L’Angleterre a cru le trouver dans la charité publique et elle a établi la taxe des pauvres. Le remède a été égal au mal s’il n’a pas même été pire que le mal. » Et il ajoutait : « Toute mesure qui fonde la charité sur une base permanente et qui lui donne une forme administrative crée une classe oisive et paresseuse, vivant aux dépens de la classe industrielle et travaillante (…). Je suis profondément convaincu que tout système régulier, permanent, administratif dont le but sera de pourvoir aux besoins du pauvre, fera naître plus de misères qu’il n’en peut guérir, dépravera la population qu’il veut secourir et consoler, réduira avec le temps les riches à n’être que les fermiers des pauvres, tarira les sources de l’épargne, arrêtera l’accumulation des capitaux, comprimera l’essor du commerce, engourdira l’activité et l’industrie humaines et finira par amener une révolution violente dans l’État, lorsque le nombre de ceux qui reçoivent l’aumône sera devenu presque aussi grand que le nombre de ceux qui la donnent » (Mémoire sur le paupérisme,1835).

Source: Fb - Damien Theillier 

 

 Le post entier chez Contrepoints (en lien)


Le sociologue Eric Keslassy fait partie de ces auteurs de référence qu’on trouve dans la plupart des manuels de sciences économiques et sociales. A l’instar d’un Denis Clerc, fondateur d’Alternatives Economiques, Eric Keslassy passe pour être un auteur « non partisan », entendez par là : anti-libéral, c’est-à-dire « bien-pensant ». Eric Keslassy est un universitaire, « spécialiste » de Tocqueville. Mais alors que Tocqueville ne cesse de dénoncer les excès de l’égalitarisme et la possible dérive de la démocratie vers une forme de despotisme doux : l’étatisme, Eric Keslassy réussit le tour de force de présenter Tocqueville comme un prophète de la social-démocratie, un précurseur de la discrimination positive et de la redistribution. Joli tour de passe-passe qui ne trompe que les fervents lecteurs d’Alternatives Economiques, un journal « non partisan ».

Mais Eric Keslassy ne se contente pas de détourner Tocqueville à des fins idéologiques, sous couvert d’une pseudo-neutralité, il fait passer comme évidentes un certain nombre de thèses à fort relent marxiste-léniniste. Telle est la « stratégie du toc ».

Pour bien comprendre la « stratégie du toc », ouvrons Démocratie et égalité (2003), souvent donné à lire aux élèves par des professeurs très bien pensants et regardons-y de plus près. Destiné aux lycéens et aux étudiants, chaque chapitre de ce court ouvrage s’efforce de répondre à une question concernant les liens entre démocratie et égalité. Qu’est-ce que la démocratie ? La démocratie peut-elle concilier égalité de droit et égalité de fait, liberté et égalité ? Permet-elle la mobilité sociale ? Se traduit-elle par plus de justice sociale ? Présenté comme une synthèse des différents points de vue sur la démocratie et l’égalité, le livre est en réalité fondé un certain nombre de présupposés ou de postulats philosophiques jamais explicités et toujours tenus pour évidents.

L’idée centrale affirmée implicitement à travers tout le livre est que les droits économiques et sociaux seraient les vrais droits et que l’égalité ne serait juste qu’à condition d’être une égalité réelle. Autrement dit la démocratie serait une imposture tant que des inégalités économiques et sociales subsistent. Bref, sans le dire, Keslassy expose la vision catastrophique et apoca­lyptique du développement des sociétés capitalistes, propre à la pensée de Marx, ce qui justifierait la redistribution forcée et  la discrimination positive, pour le bien de tous !

Mais la stratégie du toc ne s’arrête pas là. Pour donner un semblant de pluralisme à son propos, Keslassy offre généreusement au lecteur un chapitre consacré à la pensée libérale. Or il intitule ce chapitre « Le paradigme ultra-libéral », disqualifiant d’entrée de jeu les auteurs dont il va parler. Et tout le chapitre est destiné à donner au lecteur un aperçu de l’enfer « ultra-libéral », le dissuadant d’ouvrir un jour un livre de Robert Nozick (dont le nom est mal orthographié dans le livre : « Nozik », ce qui donne une idée de la médiocrité du livre) ou de Friedrich Hayek.

Quand Lénine plaidait pour l’ « égalité réelle » !
La propagande idéologique contenue dans ce livre n’apparaît pas au premier abord. Commençons par citer Keslassy, page 36, dans un chapitre intitulé La tension entre l’égalité de droit et l’égalité de fait :

« L’égalité formelle n’est pas l’égalité réelle… La volonté d’effacer les différences dans les champs civil et politique, et ainsi d’établir une norme valant pour tous, n’a pas répondu à la demande d’égalité dans les domaines écono­mique et social. Dans les faits, les disparités économiques, sociales ou même politiques n’ont pu être supprimées. On s’aperçoit que, non comptant (sic !) d’être multidimensionnelles, les inégalités sont cumulatives. En révélant le divorce profond entre principe et réalité, il ne fait aucun doute qu’elles fragilisent la démocratie ! »

De tels propos pourraient paraître bien innocents, en première lecture. En réalité, ils font écho à d’autres textes plus anciens mais souvent oubliés. Ouvrons par exemple L’Etat et la Révolution de Lénine en 1917. Voici ce qu’on peut lire :

« La démocratie a une importance énorme dans la lutte que la classe ouvrière mène contre les capitalistes pour son affranchissement. Mais la démocratie n’est nullement une limite que l’on ne saurait franchir ; elle n’est qu’une étape sur la route de la féodalité au capitalisme et du capitalisme au communisme. Démocratie veut dire égalité. On conçoit la portée immense qui s’attache à la lutte du prolétariat pour l’égalité et au mot d’ordre d’égalité, à condition de comprendre ce dernier exactement, dans le sens de la suppression des classes. Mais démocratie signifie seulement égalité formelle. Et, dès que sera réalisée l’égalité de tous les membres de la société par rapport à la possession des moyens de production, c’est-à-dire l’égalité du travail, l’égalité du salaire, on verra se dresser inévitablement devant l’humanité la question d’un nouveau progrès à accomplir pour passer de l’égalité formelle à l’égalité réelle, c’est-à-dire à la réalisation du principe : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » »

Si l’on remplaçait « communisme » par « social-démocratie » dans ce texte, on croirait lire Alternatives Economiques ou Eric Keslassy… Pour Lénine, comme pour Keslassy, l’objectif est de parvenir à la démocratie réelle. En d’autres termes, il faut passer de l’égalité formelle à l’égalité réelle. Cela passe par la suppression des classes, c’est-à-dire la redistribution forcée ou la spoliation.
Cependant vouloir établir une égalité réelle pour compenser l’inégalité de fait, revient tout simplement à rétablir l’inégalité en droit qui prévalait avant la démocratie. Cela consiste à sacrifier la liberté des uns au profit des autres. C’est pourquoi tous les régimes qui sont partis à la conquête des droits matériels par le pouvoir politique ont détruit les droits formels (les droits-libertés) sans jamais élever le niveau de vie des peuples, bien au contraire.

En effet, l’égalité des chances est une notion indéfinissable, donc arbitraire. Pour la réaliser, c’est-à dire pour égaliser tout le monde, il faudrait savoir qui mérite ou ne mérite pas quelque chose. Mais là est le problème. Peut-on dire qu’untel n’a pas mérité telle rémunération ou que tel autre mériterait de gagner plus ? Pour pouvoir le dire il faudrait examiner la situation de chacun depuis sa naissance et remonter au-delà. Il faudrait que les redistributeurs soient doués d’une forme d’extra-lucidité et qu’ils soient eux-mêmes en position de surplomb par rapport au reste de la population, tels des dieux, ce qui serait tout à fait contraire au principe d’égalité. Pire, il faudrait instaurer une politisation extrême de la société. Car les différences se transmettent essentiellement par la famille : talents, capital, intelligence, culture, éducation. Si donc le principal obstacle à l’égalité des chances est la famille, le pouvoir politique doit exercer un contrôle total sur la famille.

Karl Popper à la fin de sa vie avouait : « Je suis resté socialiste pendant plusieurs années encore, même après mon refus du marxisme. Et si la confrontation du socialisme et de la liberté individuelle était réalisable, je serais socialiste aujourd’hui encore. Car rien de mieux que de vivre une vie modeste, simple et libre dans une société égalitaire. Il me fallut du temps avant de réaliser que ce n’était qu’un beau rêve ; que la liberté importe davantage que l’égalité ; que la tentative d’instaurer l’égalité met la liberté en danger ; et que, à sacrifier la liberté, on ne fait même pas régner l’égalité parmi ceux qu’on a asservis. »
Karl Popper, La Quête inachevée, éd. Calman-Lévy, 1976, p. 46-47.

Les faux « droits économiques et sociaux »
Que sont les droits économiques et sociaux ? Ce sont ces droits collectifs que Marx appelle « droits réels », ou « droits matériels » et que certains appellent aussi droits-créances. Ce sont des protections, des prestations, des services reçus sans contrepartie, reçus de l’extérieur, en particulier de l’État au nom de l’égalité des chances : droit à la santé (« gratuite »), droit au logement (« gratuit »), droit à l’éducation (« gratuite ») etc. Ces droits sociaux ne sont fondés ni dans la nature des choses humaines, ni sur des libertés. Ce sont des revendications, des « dûs » transformés en droits par la loi. Les droits sociaux signifient que l’on reconnaît à l’Etat le droit de prendre aux uns pour le donner aux autres. Si l’on accorde aux uns un droit sur ce qui est produit par le travail des autres, cela signifie que ces derniers sont privés d’une partie de leurs droits, et donc condamnés à une forme de travail servile.
Mais un droit qui ne peut être réalisé que par la violation d’un autre droit n’est pas un vrai droit. Tels sont les droits économiques et sociaux qui ne peuvent être réalisés que par la servitude réglée d’une partie de la population, les plus riches mais aussi et surtout la classe moyenne.

Or violer les droits des uns pour satisfaire les autres est immoral. La liberté formelle est compatible avec la liberté matérielle mais à une condition seulement : le respect intégral des droits individuels, seule norme de justice objective. Les seuls droits qui soient inscrits dans la nature des choses humaines, ce sont les droits-libertés (par opposition aux droits-capacités). C’est d’ailleurs seulement à condition de respecter ces droits que la prospérité est possible et donc avec elle une plus grande liberté matérielle pour l’ensemble des hommes.

Ainsi, selon Raymond Aron, « les revendications pour les enfants de toutes les classes sociales d’une chance égale, donc d’une puissance égale, d’entrer à l’Ecole polytechnique, ou encore pour les femmes d’une liberté-capacité de promotion égale à celle des hommes, ces revendications, toujours insatisfaites et impossibles à satisfaire, relèvent de l’égalitarisme doctrinaire. »
(Essai sur les libertés, 1965, Postface, novembre 1976, éd. Livre de Poche, coll. Pluriel, 1976, p.239)

Aron ne souscrit pas à la définition exclusive de la liberté par la capacité matérielle (la « capabilité » dans le langage des sociologues), définition qui conduit à l’assimilation de la liberté et de l’égalité. 

« Les sociétés socialistes n’ont pas réalisé l’égalité qu’elles visaient mais elles ont éliminé toutes nos libertés, personnelles et politiques. Que leur exemple nous serve de leçon : les hommes ont tous le même droit au respect ; ni la génétique ni la société n’assureront jamais à tous la même capacité d’atteindre à l’excellence ou au premier rang. L’égalitarisme doctrinaire s’efforce vainement de contraindre la nature, biologique et sociale, il ne parvient pas à l’égalité mais à la tyrannie. » (Ibid. 240) 

L’égalité des chances détruit ainsi l’égalité formelle en instituant une caste de redistributeurs qui traitent comme des esclaves les producteurs de la richesse.
Pourtant ne faut-il pas souhaiter que tous les individus disposent des ressources matérielles nécessaires pour s’accomplir eux-mêmes et pour être réellement libres d’écrire leur destin ? La réponse est oui, sans hésitation. Mais la volonté de bâtir un monde plus juste pour tous ne peut justifier n’importe quel moyen et certainement pas la redistribution forcée. Une nation civilisée peut-elle tolérer qu’une personne se trouvant en situation involontaire de détresse totale soit abandonnée à elle-même ? La réponse est non, bien évidemment. Mais la solution qui consiste à vouloir égaliser les chances par la contrainte de l’Etat et la servitude d’une partie de la population est tout simplement inacceptable.

Un « retour de l’aristocratie ? » Une interprétation biaisée de Tocqueville
Selon Keslassy, nous vivons aujourd’hui dans une société de classes similaire à celle de l’Ancien Régime. Dans un chapitre intitulé : Le retour de l’aristocratie ? Keslassy croit deviner chez Tocqueville une analyse qui rejoindrait celle de Marx : la Révolution Française n’aurait fait que substituer la classe des bourgeois à celle des aristocrates, perpétuant la domination et l’exploitation d’une classe par une autre. L’artistocratie n’aurait pas disparu, elle aurait simplement été remplacée par le capitalisme. Et l’auteur de s’appuyer sur une lettre de Tocqueville écrite en 1835, après une visite à Manchester. Tocqueville aurait nuancé son propos sur le développement graduel de l’égalité des conditions.

 Keslassy ajoute : « Il va même jusqu’à penser que de l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie ».

Raymond Aron qui ne passe pas pour être un interprète fantaisiste de Tocqueville, a réfuté cette fausse interprétation. Dans Les étapes de la pensée sociologique, il marque bien la différence entre Tocqueville et Marx. Selon lui, Tocqueville  

« s’efforce de montrer que l’activité industrielle et commerciale ne reconstitue pas une aristocratie de type traditionnel. L’inégalité des fortunes qui est impliquée par l’activité commerciale et industrielle ne lui paraît pas contradictoire avec la tendance égalitaire des sociétés modernes. D’abord, la fortune commerciale, industrielle et mobilière, est mobile, si l’on peut dire. Elle ne se cristallise pas dans des familles qui conservent leur situation privilégiée à travers les générations. D’autre part, entre le chef d’industrie et ses ouvriers ne se créent pas les liens de solidarité hiérarchique qui existaient dans le passé entre le seigneur et ses paysans ou fermiers. Le seul fondement historique d’une véritable aristocratie, c’est la propriété du sol et l’activité militaire. Dès lors, dans la vision sociologique de Tocqueville, les inégalités de richesse, si accentuées puissent-elles être, ne sont pas contradictoires avec l’égalité fondamentale des conditions, caractéristique des sociétés modernes. »

Certes Aron indique bien que Tocqueville, dans un passage (cité par Keslassy), admet un instant que si une aristocratie doit se reconstituer un jour dans la société démocratique, ce sera par l’intermédiaire des chefs d’industrie. Mais Aron ajoute immédiatement : 

 « dans l’ensemble, il ne pense pas que l’industrie moderne suscite une aristocratie. Il pense plutôt que les inégalités de richesse tendront à s’atténuer au fur et à mesure que les sociétés modernes deviendront plus démocratiques, et il croit surtout que ces fortunes industrielles et commerçantes sont trop précaires pour être l’origine d’une structure hiérarchique durable. »

Selon Tocqueville les inégalités caractéristiques de toute société industrielle ne sont pas comparables aux inégalités de classe de l’Ancien Régime. La société industrielle de classe moyenne dans laquelle nous vivons est démocratique par essence. Elle n’exclut personne de la citoyenneté et elle tend à augmenter le bien-être pour tous. Par ailleurs, les fortunes sont précaires et les inégalités de fortune sont très mobiles, du fait même de la concurrence.

Certes, Tocqueville n’est pas un pur libéral au sens classique. Contrairement à Bastiat, les questions économiques l’intéressent peu. De là à en faire un quasi-socialiste ! Et pour dissiper tout malentendu, voici ce que Tocqueville écrivait à propos de l’Angleterre, dans son premier mémoire sur le paupérisme, en 1835. 

Tocqueville se demandait : « Au mal du paupérisme aujourd’hui endémique dans les sociétés modernes, quel remède apporter ? » Il répondait : « L’Angleterre a cru le trouver dans la charité publique et elle a établi la taxe des pauvres. Le remède a été égal au mal s’il n’a pas même été pire que le mal. » Et il ajoutait : « Toute mesure qui fonde la charité sur une base permanente et qui lui donne une forme administrative crée une classe oisive et paresseuse, vivant aux dépens de la classe industrielle et travaillante (…). Je suis profondément convaincu que tout système régulier, permanent, administratif dont le but sera de pourvoir aux besoins du pauvre, fera naître plus de misères qu’il n’en peut guérir, dépravera la population qu’il veut secourir et consoler, réduira avec le temps les riches à n’être que les fermiers des pauvres, tarira les sources de l’épargne, arrêtera l’accumulation des capitaux, comprimera l’essor du commerce, engourdira l’activité et l’industrie humaines et finira par amener une révolution violente dans l’État, lorsque le nombre de ceux qui reçoivent l’aumône sera devenu presque aussi grand que le nombre de ceux qui la donnent » (Mémoire sur le paupérisme,1835).

D’un prétendu « cens caché » !
Page 40, Eric Keslassy intitule un chapitre : De l’idéal démocratique au « cens caché ». Le cens est un impôt qu’il fallait payer au 18ème siècle afin de pouvoir être électeur. Keslassy affirme que les inégalités face aux élections fonctionneraient aujourd’hui comme un « cens caché » et aboutiraient au même résultat : les dominés seraient écartés. 

Keslassy écrit : « Ainsi, une majorité d’individus est, comme jadis par le cens électoral, tenue à l’écart des activités politiques. La méfiance à l’égard des masses ne se manifeste plus directement comme au début de la démocratie moderne mais, malgré l’instauration d’un véritable suffrage universel, par un « cens caché » qui continue à écarter les couches les plus populaires du « champ » démocratique. » 

 La masse serait volontairement tenue à l’écart de la vie politique, créant ainsi une « ségrégation politique » ! La théorie du complot fonctionne à plein régime.
Dans le chapitre suivant, Keslassy dénonce la persistance des inégalités de sexe : la faible représentation des femmes en politique ou dans le staff des grandes entreprises et leurs salaires inférieurs.
Il écrit : 

« La démocratie rencontre quelques difficultés à traduire l’égalité en droit dans les faits. L’exemple du maintien des inégalités entre hommes et femmes sur les plans économique, social et politique est particulièrement instructif pour prendre la mesure de ce phénomène. (…) Aujourd’hui encore, l’égalité professionnelle n’existe pas : même s’il tend à se réduire, l’écart salarial reste important puisqu’en 1998 le salaire des femmes est en moyenne inférieur de 19 % à celui des hommes. »

A l’encontre de ce lieu commun, la vérité est que les différences de salaires relèvent davantage de facteurs structurels que d’une discrimination au travail par des patrons sexistes ou misogynes. Certes, à diplôme égal les femmes sont moins payées. Mais elles font moins d’heures supplémentaires et beaucoup d’entre elles privilégient la sécurité et la souplesse des horaires plutôt qu’un salaire élevé. C’est ainsi que même les femmes chef d’entreprise font le choix d’être moins bien payées que les hommes. La raison en est qu’elles préfèrent travailler moins que les hommes pour bénéficier d’une meilleure vie sociale et familiale.

Les femmes sont, en moyenne, aussi intelligentes et capables que les hommes, mais elles sont biologiquement différentes et cette différence physique produit également des différences de psychologie, de tempérament et d’intérêts. Selon Susan Pinker, psychologue canadienne, « plus les femmes ont de choix, et plus elles choisissent des parcours différents des hommes. (…) Les hommes suivent un modèle de réussite où le travail prime sur tout. Ce n’est pas une vie nécessairement désirable ». On ne peut pas généraliser, souligne la psychologue, mais il reste que si certaines femmes ont les mêmes ambitions de carrière que le modèle masculin standard, un grand nombre d’entre elles ont d’autres priorités. Pour la plupart, l’important n’est pas de grimper les échelons le plus vite possible et de gagner beaucoup d’argent, dit Susan Pinker. Elles cherchent avant tout un travail valorisant, une meilleure qualité de vie et une carrière qui leur permet de contribuer positivement à la société en interagissant avec les autres. (Sciences humaines n°214, le 04/2010, in Les femmes ne sont pas les clones des hommes, entretien avec Susan Pinker).

L’égalitarisme conduit au « tout-politique », totalitaire par nature.
Les totalitarismes caractéristiques du XXe siècle sont le résultat de l’emprise du pouvoir politique sur l’existence et de la sphère publique sur la sphère privée. Hannah Arendt l’a bien montré, l’expérience totalitaire fait douter  

« non seulement de la coïncidence de la politique et de la liberté, mais encore de leur compatibilité. Nous sommes enclins à croire que la liberté commence là où la politique finit, parce que nous avons vu que la liberté avait disparu là où des considérations soi-disant poli­tiques l’emportaient sur tout le reste ».
(H. Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », in La Crise de la culture, Ed. Gallimard, coll. « Idées », 1972, p. 193)

Par ailleurs, les communautés qui réclament des droits sociaux sont autant de clientèles à courtiser par les décideurs politiques, prêts à leur accorder toute sorte de privilèges et de passe-droits en échange de leurs votes. C’est le chantage des intérêts organisés. C’est pourquoi la liberté et l’égalité ne peuvent être pensées sur le seul terrain poli­tique de la sphère publique. Il faut au contraire penser une limitation très stricte de la sphère politique. « Moins il y a de politique, plus il y a de liberté », dit clairement Hannah Arendt. Cette dernière rompt avec la pensée traditionnelle des Lumières qui subordonnait la liberté au traitement politique de l’égalité : 

« C’est précisément cette coïncidence de la politique et de la liberté qui ne va plus de soi à la lumière de l’expérience poli­tique qui est aujourd’hui la nôtre. » (lbid., p. 186-222).

Tocqueville déjà permettait de comprendre que la passion égalitaire conduisait à étendre indéfiniment le champ de la politique. Les sociétés démocratiques sont envieuses, elles demandent à l’Etat de protéger toujours davantage leur bien-être, au prix d’un sacrifice de leur liberté. Si Tocqueville décrit admirablement ce phénomène et anticipe avec lucidité la formation inéluctable d’une sociale-démocrate, il ne l’approuve pas pour autant.

Pour preuve, son opposition à l’inscription du droit au travail dans la Constitution de 1848. A cette occasion, il s’en prend violemment au socialisme. Esquissant un projet de discours, il écrit dans ses notes : 

« N’y a-t-il pas quelques traits communs qui permettent de discerner le socialisme de toutes les autres doctrines ? Oui, trois :

1. Appel à toutes les jouissances matérielles, au sensualisme sous toutes ses formes.
2. Atteinte directe ou indirecte à la propriété individuelle.
3. Mépris de l’individu. Défiance profonde de la liberté humaine.
Partout où ces trois caractères sont réunis, là est le socialisme. Le socialisme ainsi entendu, ce n’est pas une modification de la société que nous connaissons. Les socialistes pour se faire bien voir, prétendent être les conti­nuateurs, les héritiers légitimes de la Révolution française, les apôt­res par excellence de la démocratie. C’est un masque qu’il faut leur enlever. [...] Vous vous dites les continuateurs de la Révolution ! Vous en êtes les corrupteurs. Vous prétendez continuer son œuvre, vous faites quelque chose de différent, de contraire. Vous nous ramenez vers les institutions qu’elle avait détruites. [...] La démocratie et le socialisme sont non seulement des choses différentes mais profondément contraires, qui veut l’une ne peut pas vouloir l’autre, qui dit République démocratique et sociale dit un contresens. La démocratie c’est l’égalité dans l’indépendance, la liberté, le socialisme, c’est l’égalité dans la contrainte, la servitude. »
(A. de Tocqueville, séance de la Constituante du 12 septembre 1848, in O.C. t. III, vol. 3, p. 177

Tocqueville, on le voit, oppose les principes de 89, libéraux, à ceux de 93, collectivistes et totalitaires. La République n’a pas, ne peut pas avoir à charge d’assurer le bien-être à chaque citoyen. Elle ne doit à chacun que les lumières et la liberté.

Dès lors, pour sauvegarder la liberté, il faut encourager à la vie privée et résister à l’élargissement de la sphère publique. Hannah Arendt posait la question : « N’est-il pas vrai que nous croyons tous d’une manière ou d’une autre que la politique n’est compatible avec la liberté que parce que et pour autant qu’elle garantit une possibilité de se libérer de la politique ? » Toute volonté de transformer la société, qui définit le politique, n’est pas nécessairement totalitaire. Mais seul un projet de société qui vise à sauvegarder la sphère privée, c’est-à-dire la sphère des décisions individuelles ou s’exerce le droit de propriété, est légitime au regard de la dignité humaine.

* Nicolas Martin enseigne la philosophie


 

Alexis de Tocqueville

De Wikiberal
Alexis Henri Charles de Clérel, vicomte de Tocqueville, né le 29 juin 1805 à Paris, mort le 16 avril 1859 à Cannes, est un penseur politique français et un historien. Ses œuvres comprennent :
  • Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France (1833),
  • Quinze Jours dans le désert (1840)
  • De La Démocratie en Amérique (1835)
  • L'Ancien Régime et la Révolution (1856).
Il est considéré comme l'un des défenseurs historiques de la liberté et de la démocratie, il fut anti-collectiviste et est l'une des références des libéraux. Il est également un théoricien du colonialisme, en légitimant par exemple l'expansion française d'Afrique du Nord. Il est élu dans le village normand dont il porte le nom en 1849 et dont il parle dans Souvenirs.
Son œuvre fondée sur ses voyages aux États-Unis est une base essentielle pour comprendre ce pays et en particulier lors du XIXe siècle.
Il est issu d’une famille légitimiste de la noblesse Normande. Lamoignon de Malesherbes est l'un de ses arrière grands-pères. Il est un neveu de Chateaubriand. La chute de Robespierre mettant fin à la Terreur en l'an II (1794) évita, in extremis, la guillotine à son père, Hervé de Tocqueville. Après un exil en Angleterre, la famille rentre en France durant l'Empire, et Hervé de Tocqueville devient pair de France et préfet sous la Restauration.
Suivant l'enseignement de François Guizot, et licencié de droit, Alexis de Tocqueville est nommé juge auditeur en 1827 au tribunal de Versailles où il rencontre Gustave de Beaumont, substitut, qui collaborera à plusieurs de ses ouvrages. Après avoir prêté à contre-cœur serment à la Monarchie de Juillet, tout deux sont envoyés aux États-Unis (en 1831) pour y étudier le système pénitentiaire américain, d'où ils reviennent avec Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application (1832). Il s'inscrit ensuite comme avocat, et publie en 1835 le premier tome De la démocratie en Amérique (le deuxième en 1840), œuvre fondatrice de sa pensée politique. En 1840, il est reçu en Angleterre par son ami John Stuart Mill, et publie son essai L'État social et politique de la France avant et depuis 1789 qui formera ses grandes bases de réflexions sur l'ancien régime et la révolution. Grâce à son succès, il est nommé chevalier de la légion d'honneur (1837) et est élu à l'Académie des sciences morales et politiques (1838), puis à l'Académie française (1841).
À la même époque il entame une carrière politique, en devenant en 1839 député de la Manche (Valognes), siège qu'il conserve jusqu'en 1851. Il défend au Parlement ses positions abolitionnistes et libre-échangistes, et il devait défendre dans deux rapports officiels présentés à la Chambre des députés la colonisation de l'Algérie. En 1842, il est également élu conseiller général de la Manche par le canton de Sainte-Mère-Église, qu'il représente jusqu'en 1852. Le 6 août 1849, il est élu, au second tour de scrutin par 24 voix sur 44 votants, président du conseil général, fonction qu'il occupe jusqu'en 1851.
Après la chute de la Monarchie de Juillet, il est élu à l'Assemblée constituante de 1848. Il est une personnalité éminente du parti de l'Ordre. Il est membre de la Commission chargée de la rédaction de la constitution de la Seconde République. Il y défend surtout les institutions libérales, le bicamérisme, l'élection du président de la République au suffrage universel, et la décentralisation. Il est élu à l'Assemblée législative dont il devient vice-président.
Hostile à la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence, lui préférant Cavaignac, il accepte cependant le ministère des Affaires étrangères entre juin et octobre 1849 au sein du deuxième gouvernement Odilon Barrot. Opposé au Coup d'État du 2 décembre 1851, il fait partie des parlementaires qui se réunissent à la mairie du Xe arrondissement et votent la déchéance du président de la république.
Incarcéré à Vincennes puis relâché, il quitte la vie politique. Retiré en son château de Tocqueville, il entame l'écriture de L'Ancien Régime et la Révolution, paru en 1856. La seconde partie reste inachevée quand il meurt en convalescence à la Villa Montfleury de Cannes le 16 Avril 1859, où il s'était retiré six mois plus tôt avec sa femme, pour soigner sa tuberculose. Il est enterré au cimetière de Tocqueville.

La Démocratie pour Tocqueville

Durant son séjour aux États-Unis, Tocqueville s'interroge sur les fondements de la démocratie. Contrairement à Guizot, qui voit l'histoire de France comme une longue émancipation des classes moyennes, il pense que la tendance générale et inévitable des peuples est la démocratie. Selon lui, celle-ci ne doit pas seulement être entendue dans son sens étymologique et politique (pouvoir du peuple) mais aussi et surtout dans un sens social : elle correspond à un processus historique permettant l'égalisation des conditions qui se traduit par :
Tous les citoyens sont soumis aux mêmes règles juridiques alors que sous l'Ancien Régime, la noblesse et le clergé bénéficiaient d'une législation spécifique (les nobles étaient par exemple affranchis du paiement de l'impôt).
  • une mobilité sociale potentielle alors que la société d'Ordres de l'Ancien Régime impliquait une hérédité sociale quasi totale. Par exemple, les chefs militaires étaient nécessairement issus de la noblesse.
  • une forte aspiration des individus à l'égalité.
Toutefois, l'égalisation des conditions n'implique pas pour autant la disparition de fait des différentes formes d'inégalités de nature économique ou sociale. Selon Tocqueville, le principe démocratique entraîne chez les individus « une sorte d'égalité imaginaire en dépit de l'inégalité réelle de leur condition ».
La tendance à l'égalisation des conditions qu'il considère comme inéluctable présente à ses yeux un danger. Il constate que ce processus s'accompagne d'une montée de l'individualisme (« repli sur soi ») ce qui contribue d'une part à affaiblir la cohésion sociale et d'autre part incite l'individu à se soumettre à la volonté du plus grand nombre.
À partir de ce constat, il se demande si ce progrès de l'égalité est compatible avec l'autre principe fondamental de la démocratie : l'exercice de la liberté, c'est-à-dire la capacité de résistance de l'individu à l'égard du pouvoir politique.
Égalité et liberté semblent en fait s'opposer puisque l'individu tend de plus en plus à déléguer son pouvoir souverain à une autorité despotique et par conséquent à ne plus user de sa liberté politique : « l'individualisme est un sentiment réfléchi qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables de telle sorte que, après s'être créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle même ».
Selon Tocqueville, une des solutions pour dépasser ce paradoxe, tout en respectant ces deux principes fondateurs de la démocratie, réside dans la restauration des corps institutionnels intermédiaires qui occupaient une place centrale dans l'Ancien Régime (associationss politiques et civiles, corporations, etc.). Seules ces instances qui incitent à un renforcement des liens sociaux, peuvent permettre à l'individu isolé face au pouvoir d'État d'exprimer sa liberté et ainsi de résister à ce que Tocqueville nomme « l'empire moral des majorités ».

Révolution française : rupture ou continuité institutionnelle ?

Dans son ouvrage L'Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville montre que la Révolution de 1789 ne constitue nullement une rupture dans l'Histoire de France. Selon lui, l'Ancien Régime s'inscrit déjà dans le processus d'égalisation des conditions qui s'explique par deux évolutions complémentaires :
  • d'une part, sur le plan institutionnel, la France pré-révolutionnaire est marquée par la remise en cause progressive du pouvoir de la noblesse par l'État (on assiste par exemple à un accroissement du pouvoir des intendants aux dépens des Seigneurs). Cependant, son étude sur les intendants ne se base que sur la généralité de Tours, proche de Paris et fidèle au pouvoir royal. Cette idée de centralisation avec l'intendance doit être nuancée. (cf. travaux d'Emmanuelli notamment).
  • d'autre part, sur le plan des valeurs, Tocqueville rend compte de la montée de l'individualisme sociologique qui place l'individu-citoyen et avec lui le concept d'égalité au centre des préoccupations morales et politiques (Jean-Jacques Rousseau : Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes).
Tocqueville soulève aussi le problème de la bourgeoisie qui est devenue l'égale de la noblesse: aisée, cultivée et adulant les mêmes auteurs, alors même que des institutions fondées sur une tradition obsolètes la maintiennent dans un statut inférieur. Tocqueville observe ainsi que l'Ancien Régime au moment de sa chute est la société la plus démocratique d'Europe, dans ce sens que c'est là que l'égalité des conditions y est le plus atteinte mais la moins libéré politiquement: la France est le pays où les bourgeois sont le plus semblables aux nobles et les plus séparés par des barrières politiques.
C'est la convergence de ces deux logiques qui rend de plus en plus inacceptable l'inégalité des conditions : « le désir d'égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l'égalité est plus grande ».
Il en conclut que le progrès de l'égalité et non l'inverse a précédé la Révolution ; il en est une des causes et non une de ces conséquences : « tout ce que la Révolution a fait, se fût fait, je n'en doute pas, sans elle ; elle n'a été qu'un procédé violent et rapide à l'aide duquel on a adapté l'état politique à l'état social, les faits aux idées, les lois aux mœurs ». Il pense par un raisonnement similaire que c'est la prospérité qui pave la route des grandes révolutions, les misères ne générant que des émeutes.

Le changement social selon Tocqueville

Pour Tocqueville, le changement social résulte de l'aspiration à l'égalité des hommes.
Pour lui, si l'humanité doit choisir entre la liberté et l'égalité, elle tranchera toujours en faveur de la seconde, même au prix d'une certaine coercition, du moment que la puissance publique assure le minimum requis de niveau de vie et de sécurité.
L'enjeu, toujours d'actualité, est l'adéquation entre cette double revendication de liberté et d'égalité : « les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d'elles que l'égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères ».
Pour Tocqueville, la société démocratique caractérisée par l'égalité des conditions est l'aboutissement du changement social.

L'effet Tocqueville

Tocqueville remarque que le fait de satisfaire à des besoins peut engendrer de l'insatisfaction, car cela légitime des attentes encore plus élevées. Les avantages acquis sont tenus pour allant de soi et cessent d’être une source de satisfaction, tandis qu'apparaissent des aspirations impossibles à satisfaire :
Le mal qu'on souffrait patiemment comme inévitable semble insupportable dès qu'on conçoit l'idée de s'y soustraire. Tout ce qu'on ôte alors des abus semble mieux découvrir ce qui en reste et en rend le sentiment plus cuisant : le mal est devenu moindre, il est vrai, mais la sensibilité est plus vive. (Tocqueville, L'ancien régime)
Cela sera théorisé plus tard en sociologie avec la théorie de la frustration relative (theory of rising expectations).

Tocqueville philosophe politique

Puisqu’il faut bien, dit Tocqueville, « que l’autorité se rencontre quelque part » (postulat de base de toute la philosophie politique), alors l’intérêt bien entendu (utilitarisme audible dans toute la pensée politique moderne) et les lumières ou « bon sens de tous » (sens commun adopté par la plupart des philosophes) s’accordent autour d’« idées communes » ou « principales », baptisées « conviction commune » ou « raison générale » par François Guizot. Cela constitue un corps social (organisation ou morphologie politique) dont les membres acceptent des croyances reçues et partagées sans examen (chose inévitable enseigne la sociologie de la connaissance). 








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