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juillet 21, 2022

Pensées et Marché en toute Liberté !

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Marché libre

Dans les théories économiques, un marché libre est un modèle économique idéal dans lequel les échanges sont libérés de toute mesure coercitive, y compris les interventions gouvernementales comme les tarifs, les taxes, et les régulations, à l'exception de celles qui autorisent la propriété privée des terres, des ressources naturelles 1) et du spectre de radiodiffusion, ainsi que la propriété intellectuelle, les entreprises et autres fictions légales.

La philosophie du laissez-faire économique en politique épouse approximativement ces conditions dans le monde réel en éliminant les tarifs, en minimisant et en simplifiant la taxation et en minimisant ou éliminant les règlementations étatiques et les restrictions telles que celles relevant du droit du travail (salaire minimum et conditions de travail, mais pas les lois qui restreignent l'organisation des travailleurs) ainsi que le monopole légal et les lois antitrust. Dans le domaine de l'économie politique, le « marché libre » est simplement le contraire conceptuel d'une économie dirigiste, dans laquelle tous les biens et services sont produits, tarifés et distribués sous la maîtrise de l'État.

1) Jerry Taylor, 1993, "The growing abundance of natural resources", In: David Boaz, Edward H. Crane, dir., "Market Liberalism: A Paradigm for the 21st Century", Washington, D.C.: Cato Institute, pp363-378

 

 


 

Pour un libre marché des idées

L’enfer est pavé de bonnes intentions. Soucieux de santé publique, de justice sociale et de fraternité, les politiques croient devoir résoudre les problèmes de société, comme le racisme sur Twitter ou les discours de haine, par des interventions dans la vie privée et des réglementations de plus en plus contraignantes.

Les diverses tentatives de réduire Dieudonné au silence illustrent assez bien ce double discours de la société française. D’un côté, on protège par tous les moyens le droit d’un magazine satirique de se moquer de l’Islam, mais, de l’autre, les Musulmans n’ont pas le droit d’exprimer des opinions que d’autres peuvent considérer comme blessantes.

Bien sûr, le cas de Charlie Hebdo et celui de Dieudonné ne sont pas tout à fait comparables sur le plan moral. On a d’une part des caricatures qui se moquent de la foi religieuse et, de l’autre, des propos qui semblent soutenir le terroriste qui a tué des Juifs simplement parce qu’ils sont juifs. Néanmoins, l’arrestation de Dieudonné nous montre que les autorités françaises ne comprennent toujours pas ce que signifie vraiment la liberté d’expression, ni ce qu’elle implique.
Plus grave encore, les principales menaces contre la liberté d’expression proviennent non des fanatiques proclamés mais des autorités publiques elles-mêmes.

La loi devrait s’appliquer aux actions, non aux paroles


En effet, la France a fait voter certaines des lois les plus restrictives et les plus sévères dans l’Union européenne, concernant les discours de haine et la négation de l’Holocauste. La loi Pleven par exemple (1972) a introduit le délit de provocation à la haine et à la discrimination. La loi Gayssot (1990) a créé un délit d’opinion sur la Shoah, ce qui est contradictoire avec le concept même de science, car la science remet en cause par nature les certitudes précédemment acquises.

Or, ces lois françaises ont en commun de sanctionner des paroles et non des actes criminels. Mais alors, comment prouver que des personnes ont bien subi un tort ? Qu’est-ce que la haine ? Il s’agit d’un sentiment flou, comme l’amour, la joie ou la tristesse. Un sentiment est subjectif, il ne se voit pas et, par conséquent, il est un délit impossible à prouver.
Des règles générales de droit commun sont bien sûr nécessaires pour protéger et renforcer l’exercice de la liberté individuelle. Sans cette infrastructure juridique qui rend possible la coexistence pacifique des libertés, la société ouverte demeure sans consistance. Et c’est bien pourquoi la perversion de la loi, soulignait déjà Frédéric Bastiat en 1850, est la source de la plupart des maux sociaux dont nous souffrons. C’est toujours aussi vrai aujourd’hui. Rappelons le rôle de la Loi. Frédéric Bastiat énonçait que :

« La Loi, c’est l’organisation du Droit naturel de légitime défense ; c’est la substitution de la force collective aux forces individuelles […] pour garantir les Personnes, les Libertés, les Propriétés, pour maintenir chacun dans son Droit, pour faire régner entre tous la Justice. (La Loi, 1850).

Le libéralisme est une philosophie politique qui détermine quand l’usage de la contrainte juridique est justifié ou pas. La prémisse fondamentale de cette philosophie est le principe de non-agression : il n’est pas légitime de se livrer à une agression contre des non-agresseurs. Le terme agression est entendu ici au sens fort d’un usage de la violence physique (et non verbale) contre la personne ou les biens, telle que celle qui s’exerce dans le meurtre, le viol, le vol ou le kidnapping. Aucune parole, aucun discours ni aucune insulte ne peut être assimilé à une agression physique. Les mots ne tuent pas, même s’ils sont stupides, méchants, haineux ou vulgaires. La parole n’engage jamais définitivement celui qui l’émet. À l’inverse, le passage à l’acte est irréversible, il ferme la discussion. Mais, dans l’échange des opinions, tout reste ouvert, tout peut changer. De plus, le préjudice subi par des paroles n’est pas objectivement constatable ni mesurable, comme un préjudice matériel. Aucun lien causal entre une parole et un acte ne peut être démontré. Aucun caractère intrinsèquement nuisible ne peut être attribué à un propos.
C’est pourquoi, une distinction doit clairement être établie entre la parole et l’action. Dire quelque chose n’est pas la même chose qu’agir.

En brouillant cette distinction, on accrédite l’idée que les individus réagissent comme des automates à des mots. Pourtant, ils ne sont pas des robots. Ils pensent et peuvent agir sur leurs pensées et leurs raisonnements. Les mots ont certainement un impact sur le monde réel, mais cet impact n’est pas mécanique. Les mêmes idées sur différents individus auront des conséquences différentes.

Bien sûr, la parole peut appeler l’action et il peut exister des circonstances dans lesquelles il y a un lien direct entre la parole et l’action, par exemple lorsque les mots d’un individu conduisent immédiatement d’autres individus à commettre des violences. Encore faut-il qu’une telle incitation soit bien définie comme un appel à l’agression physique. En effet, la menace d’agression et l’appel à l’agression sont assimilables à des agressions, ce ne sont plus des opinions. C’est là que les institutions doivent être fortes et que la loi doit jouer son rôle de défense des personnes et de leurs droits. Mais aucune pensée en elle-même, y compris des pensées racistes, ne devrait être interdite par la loi. Oui, le racisme est un mal social pernicieux qui doit être combattu. Mais non, on ne lutte pas contre le racisme en interdisant aux opinions racistes de s’exprimer. On les combat par la parole. On ne répond à des opinions que par des opinions. Et on réprime les actes.
Mais la justice n’est fondée à se prononcer que sur un acte extérieur et sur son lien de causalité avec un dommage. Si on sort de ce cadre juridique, on entre dans la police de la pensée et le contrôle des esprits. Comme l’écrit John Stuart Mill :

« Les seules mesures que la société est justifiée à prendre pour exprimer sa répulsion ou sa désapprobation pour un tel comportement sont les conseils, l’instruction, la persuasion, et la cessation de la fréquentation de l’individu par ceux qui l’estimeraient nécessaire pour leur propre bien (De la liberté)

Une société ouverte implique un libre marché des idées


Le concept de libre marché des idées est un concept philosophique ancien. On le trouve déjà dans la défense de la liberté d’imprimer formulée par John Milton dans son Areopagitica en 1644, puis chez Turgot, dans ses Lettres sur la tolérance civile (1754), chez Benjamin Constant dans ses Réfexions sur les Constitutions et les Garanties (1814), dans le plaidoyer de John Stuart Mill en faveur de la liberté de pensée et de discussion dans De la liberté (1859), et enfin dans le concept popperien de « discussion critique » au sein de l’espace public, dans La société ouverte et ses ennemis (1945).

Le principe est le suivant : la mise en œuvre d’une politique de « laissez-faire », fondée sur la protection de la liberté d’expression, est non seulement plus conforme à la dignité humaine, mais conduit également, par le jeu de la concurrence, à un résultat optimal pour tous, la sélection des opinions les plus justes.

Ce libre marché des idées est justifié pour au moins trois raisons que nous allons développer successivement. 

1° Une raison morale d’abord, c’est la plus fondamentale. 

2° Une raison épistémologique ensuite. 

3° Une raison de prudence politique enfin. Puis nous répondrons à la question des limites de la liberté d’expression.

 
De l’impératif moral du libre marché des idées

Il serait faux de prendre la liberté pour une valeur comme une autre. C’est la condition de possibilité de toute valeur. Il ne saurait y avoir de responsabilité morale, de vice ou de vertu sans liberté de choisir et de penser par soi-même. Aucun acte contraint n’est moral. Aristote et Thomas d’Aquin à sa suite l’ont posé comme un principe fondamental de leur éthique : « un acte accompli sous la contrainte ne peut entraîner aucun mérite ni aucun blâme. » Un agent ne peut être vertueux qu’à la condition de savoir ce qu’il fait et d’agir sans contrainte.

Selon Benjamin Constant, le premier intérêt et le premier droit de l’individu, c’est de pouvoir librement développer ses facultés propres. Et le moyen le plus conforme à sa dignité, pour assurer ce développement, c’est de permettre à l’individu de se gouverner lui-même, à ses risques et périls, tant qu’il n’empiète pas sur le droit égal d’autrui. Or, assurer ce libre développement, c’est justement le but des diverses libertés qui constituent les droits individuels : en ne les respectant pas, la société politique manque à sa mission essentielle, et l’État perd sa première et principale raison d’être.
John Stuart Mill a écrit avec justesse que nos idées, sans la possibilité de se confronter à d’autres ou d’être publiquement contestées, deviennent des dogmes morts. Le prix de cette censure est « le sacrifice de tout le courage moral de l’esprit humain ». Mill insiste sur le fait que les « facultés humaines de la perception, du jugement, du discernement, de l’activité intellectuelle, et même la préférence morale, ne s’exercent qu’en faisant un choix. Celui qui n’agit que suivant la coutume ne fait pas de choix. Il n’apprend nullement à discerner ou à désirer ce qui vaut mieux ».

Si la vérité constitue un bien pour tous les hommes, la liberté constitue une condition nécessaire à la réalisation de cette fin. La liberté d’expression en particulier est un principe politique qui permet d’assurer les conditions individuelles nécessaires à la recherche de la vérité et de la perfection morale. Le souci moral de la vérité si souvent invoqué par les interventions étatiques en matière d’expression publique ne s’oppose pas en réalité au droit individuel de libre expression, mais le fonde au contraire.

De l’utilité du libre marché des idées

L’argument que je voudrais développer ensuite est celui de l’efficacité épistémologique : le libre échange des idées est le meilleur moyen de faire émerger la vérité.

Mais il y a une grande différence entre la tolérance, qui consiste à ne pas faire usage de la coercition à l’encontre des autres religions, et le libre marché des idées, qui consiste à reconnaître que le pluralisme intellectuel, religieux et politique est le facteur agissant d’un ordre social supérieur. La compréhension libérale de la liberté consiste à affirmer que celle-ci est créatrice d’un ordre supérieur. Il s’agit d’un ordre spontané ou auto-organisé.

La compréhension ancienne de la liberté consistait à opposer la liberté à l’ordre. Il fallait donc subordonner la liberté individuelle à un principe hiérarchique et directif. Au contraire, la libre interaction des penseurs, des chercheurs et des agents économiques, indépendante d’une autorité centrale discrétionnaire, agissant par-delà les communautés religieuses, les corporations, les pays, a été la raison principale de la croissance de l’Occident depuis l’ère des révolutions.

Comme le note le professeur Philippe Nemo dans Histoire du Libéralisme en Europe, « jusqu’à ce développement majeur, on pensait la Liberté comme le principe directement antinomique de l’ordre. La Liberté individuelle était censée nuire à l’autorité hiérarchique dont elle désorganisait les plans ou au groupe naturel qu’elle désagrégeait. Les penseurs des temps modernes ont donc compris qu’il existe un autre type d’ordre, au-delà des ordres ‘naturel’ et ‘artificiel’ identifiés depuis les Grecs : l’ordre spontané, un ordre qui vit de Liberté au lieu d’être détruit par elle. »
L’optimisme de Mill sur la liberté d’opinion, non réglementée, a parfois été qualifié de déraisonnable ou de naïf. Certains ont objecté, s’appuyant sur une version relativiste ou contextualiste, que la vérité n’est pas une réalité objective préexistante qu’il suffirait de découvrir. D’autres ont dit que les individus n’étaient pas assez rationnels pour être à même de discuter ouvertement et pacifiquement avec les autres.

Mais même en admettant ces hypothèses, le libre échange des idées apparaît encore largement comme le moins inefficace des moyens disponibles pour se prémunir contre l’erreur. En effet, aucun homme, aussi savant soit-il, n’est infaillible, a fortiori un homme politique. Karl Popper écrivait que les gouvernants « ne sont pas toujours capables et sages […] l’histoire a montré que ce sont rarement des hommes supérieurs ». Et il ajoutait : « aucune autorité humaine ne saurait instituer la vérité par décret […] car celle-ci transcende l’autorité humaine. » (Des sources de la connaissance et de l’ignorance)

La seule bonne méthode consiste donc à partir de l’idée que nous pouvons commettre des erreurs et les corriger nous-mêmes ou permettre aux autres de les corriger en acceptant leurs critiques. Elle suppose que nul ne peut se juger lui-même, et que croire en la raison n’est pas seulement croire en la nôtre, mais aussi et peut-être surtout en celle d’autrui. Elle est ainsi consciente de la faillibilité de toutes nos théories et essaie de les remplacer par de meilleures.
Cette conception de la vérité repose sur l’idée qu’on ne progresse vers la vérité qu’en renonçant à la certitude selon une démarche négative de réfutation des hypothèses. C’est par la critique de nos erreurs et de nos fausses certitudes que l’on s’approche de la vérité.

« Nos tentatives pour saisir et découvrir la vérité ne présentent pas un caractère définitif mais sont susceptibles de perfectionnement, notre savoir, notre corps de doctrine sont de nature conjecturale, ils sont faits de suppositions, d’hypothèses, et non de vérités certaines et dernières. Les seuls moyens dont nous disposons pour approcher la vérité sont la critique et la discussion. » (Karl Popper, Conjectures et Réfutations. Retour aux présocratiques, Payot, 2006).

 

Des effets pervers de la censure


La troisième raison de préférer le libre échange des opinions à la censure est une raison politique ou prudentielle. Il convient de souligner les risques de conflits et de violences associés à toute forme de censure. En effet, rendre certaines idées immorales sans se soucier de les contester philosophiquement et politiquement peut s’avérer très dangereux. Car en interdisant les propos haineux, on ne supprime pas la haine raciale ou religieuse. Au contraire, on l’exacerbe en la rendant plus souterraine, plus insidieuse et donc plus difficile encore à combattre.
Par ailleurs, la tendance actuelle à restreindre la liberté d’expression, au nom de l’intérêt général, risque fort de se transformer en outil politique pour réduire au silence toute forme d’opposition ou de dissidence. Les États peuvent facilement tirer parti de ces évolutions juridiques comme d’un prétexte pour combattre l’expression de critiques contre leurs gouvernements.

Prenons l’exemple américain : le Patriot Act, voté suite aux attentats du 11 septembre 2001. De la même manière que notre loi de programmation militaire, la liberté des Américains a été restreinte. Le plus de sécurité s’est soldé par moins de liberté… et c’est tout.

Preuve horrible s’il en est, les attentats de Boston n’ont pu être empêchés malgré la surveillance généralisée par les agences gouvernementales. Pire, le gouvernement américain s’est octroyé le droit d’utiliser la loi hors du cadre du terrorisme. En 2013, sur les 11.129 demandes de perquisitions sur la base du Patriot Act, seules 51 visaient des suspects d’actes terroristes. John Stuart Mill faisait remarquer qu’il est très facile d’utiliser une réglementation, a priori inoffensive, pour réduire au silence un adversaire politique. En effet, il est impossible de tracer une frontière a priori entre ce qui est jugé modéré et ce qui ne l’est pas : « Il convient de se tourner un instant vers ceux qui disent qu’on peut permettre d’exprimer librement toute opinion, pourvu qu’on le fasse avec mesure, et qu’on ne dépasse pas les bornes de la discussion loyale. On pourrait en dire long sur l’impossibilité de fixer avec certitude ces bornes supposées ; car si le critère est le degré d’offense éprouvé par ceux dont les opinions sont attaquées, l’expérience me paraît démontrer que l’offense existe dès que l’attaque est éloquente et puissante : ils accuseront donc de manquer de modération tout adversaire qui les mettra dans l’embarras. » Encore une fois, l’enfer est pavé de bonnes intentions…
Des limites de la liberté d’expression

1° – L’État ne doit-il pas moraliser la vie publique ?

La moralisation de la vie publique n’est souvent envisagée que par le biais de la loi. Mais n’oublions pas que la loi, c’est l’usage de la force. Le rôle de la loi est simplement de réprimer les agressions, les violences, pas de décider qui, ni quand, ni comment on a le droit de s’exprimer.

En revanche, il y a des règles de civilité qui émergent des pratiques et des coutumes. Ceux qui ne les respectent pas s’exposent au jugement et au blâme du public. C’est de cette manière que Benjamin Constant envisageait la régulation du débat public dans ses Réflexions sur les constitutions et les Garanties :

« Les principes qui doivent diriger un gouvernement juste sur cette question importante sont simples et clairs : que les auteurs soient responsables de leurs écrits, quand ils sont publiés, comme tout homme l’est de ses paroles, quand elles sont prononcées ; de ses actions, quand elles sont commises. L’orateur qui prêcherait le viol, le meurtre ou le pillage, serait puni de ses discours ; mais vous n’imagineriez pas de défendre à tous les citoyens de parler, de peur que l’un d’entre eux ne prêchât le vol ou le meurtre. L’homme qui abuserait de la faculté de marcher pour forcer la porte de ses voisins, se serait pas admis à réclamer la liberté de la promenade ; mais vous ne feriez pas de loi pour que personne n’allât dans les rues, de peur qu’on entrât dans les maisons. » (De la liberté de la presse)

 

2° – Le droit de propriété, seule limite intrinsèque légitime


En fait, la liberté d’expression est intrinsèquement limitée par le respect du droit de propriété. Cela signifie par exemple que j’ai le droit d’empêcher un homme de coller une affiche sur le mur de ma maison. J’ai le droit de proclamer les opinions qui me tiennent à cœur dans mon journal, sur mon blog, dans mon espace privé. J’exerce mon droit de propriété. Un éditeur ou un groupe de presse est maître de ses choix éditoriaux et de ses publications. Un chef d’entreprise ou un directeur d’école est maître du règlement intérieur de son établissement. Quand on y entre, on accepte ce règlement, sous peine de sanctions. Même chose sur un blog ou un site internet. Chacun peut édicter un règlement en vertu duquel il s’engage à censurer tel ou tel propos jugé déplacé. Autrement dit, dans une société libre, on a le droit de tout dire dans la limite des engagements contractuels que l’on a pris et du respect du droit de propriété. Bien entendu, encore faut-il que l’espace public n’envahisse pas la sphère privée. Lorsque l’État s’approprie tout l’espace, au nom de l’intérêt général, il devient difficile, voire impossible d’exercer un quelconque droit de propriété et, par suite, une liberté d’expression.

Conclusion
Il existe de bonnes raisons de croire qu’un environnement libre de toute censure permet non seulement de meilleurs jugements, mais aussi de meilleures personnes, c’est-à-dire des personnes capables d’une plus grande responsabilité morale. Si la libre compétition entre idées concurrentes constitue, d’un point de vue à la fois moral, épistémologique et prudentiel, le meilleur moyen de découvrir la vérité, alors il faut rejeter toutes les interférences étatiques dans le débat public et la communication des idées. L’une des leçons à retenir de la lecture des grands textes libéraux de Tocqueville, de John Stuart Mill, de Benjamin Constant, c’est que les excès de la liberté se combattent par la liberté. Des personnes font certainement un mauvais usage de leur liberté. Mais la réponse à ces abus, c’est toujours d’ouvrir l’espace public de la discussion afin de laisser émerger des critiques, des arguments, des raisons.

Dans l’introduction et le chapitre 10 de La Société ouverte et ses ennemis, Popper indique que la société ouverte se caractérise par un nouveau principe d’organisation sociale basé sur « le primat de la responsabilité individuelle, du libre examen rationnel et critique, qui exige des efforts sur soi-même pour vivre en libre individu dans des rapports pacifiés et détribalisés aux autres. » Une condition de la société ouverte est donc l’institutionnalisation de la critique, qui exige une extension maximale de la liberté d’expression dans la sphère publique.


Chapitre extrait du livre : Libéralisme et liberté d’expression, sous la direction d’Henri Lepage, éditions Texquis, 2015.

octobre 20, 2014

Tocqueville, libéral politique, non économique et la critique

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

Alexis de Tocqueville (1805-1859) et son père Hervé (1772-1856)

Libéral et démocrate avant l’heure, Tocqueville s’intéresse à l’évolution de la société française. La démocratie étant inexorable, celui qui est à la fois sociologue, philosophe et penseur politique met en garde contre le despotisme égalitaire.
 Annexé par la droite comme un des principaux maîtres à penser du libéralisme, l'auteur de " la démocratie en Amérique ", s'il était un adversaire du socialisme, a quand même fondé un mouvement de la jeune gauche. 

Tocqueville (1805-1859), malgré ses origines familiales ultraroyalistes, est avant tout un philosophe de l'égalité et de la démocratie. Il a foi dans le progrès de l'égalité entre les êtres humains. Quand il a voulu entrer en politique, Tocqueville a créé la Jeune gauche en 1847, une organisation voulant réduire la pauvreté. Il faut se souvenir que la fin des années 40 voit la France traverser une grave crise économique. Nous sommes au début de la révolution industrielle et la question sociale se pose de manière tendue. Pour réduire la pauvreté, Tocqueville et ses amis préconisent une intervention de l'Etat par l'impôt progressif). Ministre des Affaires Etrangères sous la Deuxième république, Tocqueville retourne à ses écrits avec l'Empire. La gauche préexisant au socialisme, on peut que dire que le libéralisme de Tocqueville est avant tout un libéral au sens du XIXe siècle au sens où il s'oppose au conservatisme. Il s'agit d'une pensée éclairée, et dans le cas de Tocqueville, sociale., C'est ainsi qu'il étudie dans les dernières années de sa vie, l'industrie et montrer qu'elle a suscité l'apparition d'une "aristocratie" plus dure que l'aristocratie traditionnelle. Dans le combat contra la pauvreté et pour l'égalité, il est partisan de la réglementation. Pour cela, l'Etat doit disposer de moyens : l'impôt doit exister et être progressif. C'est la méfiance de Tocqueville envers l'état et la tyrannie de la majorité qui a conduit les libéraux d'aujourd'hui à en faire un de leurs auteurs de référence, c'est oublier certains de ses écrits. Pour lui, la liberté des citoyens était une donnée fondamentale car elle leur permettait de s'organiser et de défendre leurs intérêts et de faire vivre la démocratie. Mais, il voit dans l'individualisme un danger pour la démocratie. C'est dire la modernité de sa pensée.

 

Ainsi, et à l'exception notable de Sismondi, le paupérisme pose un défi majeur au libéralisme : ce ne sont plus les marges seulement de la société qui sont contaminées, mais son coeur même. Comment concilier les exigences de la société industrielle et celles de la liberté ? 

C'est le défi que Tocqueville va relever.

Keslassy montre une réalité contre laquelle nous ne saurions aller : Tocqueville, libéral politique, ne saurait être considéré comme un libéral économique. Tocqueville n'abonde pas dans le sens des réflexions de Say sur l'industrie ou sur la pauvreté. Il ne partage pas son crédo quant à la loi des débouchés. Il ne fait pas confiance aux fluctuations naturelles du marché. Non seulement il ne nie pas la possibilité de crises, mais il les croit même "endémiques". Il préconise la solidarité plutôt que l'individualisme économique. 


L'influence littéraire majeure de Tocqueville est exercée par le traité d'Economie politique chrétienne de Villeneuve-Bargemont (15). Ce dernier voit dans l'industrialisation une "féodalité nouvelle" plus dure et plus despotique que l'ancienne féodalité fondée sur l'aristocratie foncière. Villeneuve constate que le paupérisme a pris naissance en Angleterre, partie de Ricardo (16). Il reproche aux représentants de l'école classique de trop circonscrire l'objet de leurs recherches : l'économie politique n'a pas résolu le problème d'une équitable distribution. (17) Néanmoins, l'auteur rejoint les classiques dans leur dénonciation des poor laws, et affirme par ailleurs que les inégalités sont naturelles. Villeneuve voit la source de tous les maux dans le fait que la société humaine s'est trouvée hors des voies tracées par la Providence. A la suite de l'extension indéfinie de l'industrie, les maux partiels produits de tout temps par l'égoïsme se sont étendus et généralisés. Mais, au-delà, le paupérisme représente la colère divine. Villeneuve a une vision providentialiste pessimiste, que l'on peut rapprocher de la vision providentialiste optimiste d'un Burke. C'est donc l'introduction du christianisme qui pourrait le mieux apaiser les souffrances humaines. La religion écarte ses principales causes (la démoralisation), mais en plus elle multiplie les moyens de secourir la misère. Conclusion logique : le manque de pratique religieuse explique principalement l'indigence des masses.

Villeneuve prône donc la charité, le travail, la modération des besoins. Il relève un paradoxe : à cause de leurs bas salaires, les ouvriers ne peuvent acquérir les nouveaux produits qu'ils contribuent à mettre sur le marché. L'Etat doit donc garantir un salaire minimal. L'intervention de l'Etat doit également s'étendre à l'organisation de l'instruction morale et religieuse, donnée gratuitement avec obligation d'en profiter, pour restituer les sentiments religieux et les habitudes de tempérance. Villeneuve déplore enfin la dégradation morale des ouvriers, stigmatise le pauvre. A contrario, Tocqueville, lui, ne considère jamais que la déchéance morale de l'ouvrier puisse être à l'origine de sa misère.

Sur les trois causes principales d'indigence que Villeneuve-Bargemont dénombre (immoralité du peuple, développement du monde industriel et mauvaise politique philantropique), Tocqueville rejoint complètement le penseur chrétien sur les deux derniers points. 


Keslassy relève également l'influence non négligeable que Vauban a sur Tocqueville (18) : ils préconisent tous deux une fiscalité pesant moins lourdement sur les moins nantis et une taxation proportionnelle aux revenus, dans un souci d'efficacité. 


Quel est le cadre intellectuel de Tocqueville ? Celui-ci, que son histoire familiale pousse à craindre les foules, explique que le principe inégalitaire se justifie uniquement par une ascension toujours possible. S'il condamne l'aristocratie française, c'est avant tout pour son enfermement. Il est en cela un précurseur de l'école italienne, et singulièrement de R. Michels. C'est un aristocrate agraire rallié à la démocratie. Sa seule vraie conviction positive, c'est la volonté d'oeuvrer pour la liberté en défendant les résultats de la Révolution. Il défend ainsi, sans cesse, toutes les libertés : de presse, d'association, de culte. 


Les Etats-Unis
 

Dans son premier ouvrage, Du système pénitentiaire aux Etats-Unis et de son application en France, de 1833, 

Tocqueville pense que "les fluctuations de l'industrie appellent, quand elle prospère, un grand nombre d'ouvriers qui, dans ses moments de crise, manquent d'ouvrage"

 Par conséquent, l'une des raisons de l'indigence de masse est le manque de débouché des biens industriels. C'est l'exact contre-pied de la loi de Say que prend Tocqueville. Il ne croit pas qu'il soit possible d'établir un rapport fixe entre la production et la consommation.

Mais Tocqueville dénonce aussi la charité légale dans cet ouvrage : il accuse les maisons de charité (alms houses ou poor houses) d'accueillir à la fois les indigents qui ne peuvent pas, et ceux qui ne veulent pas, gagner leur vie en travaillant. 


L'Angleterre, Manchester et l'Irlande
 

C'est après son premier voyage en Angleterre, en 1833, que Tocqueville abandonne cette thèse moraliste : il dénonce à nouveau la charité légale, mais c'est l'existence d'un droit du pauvre sur l'Etat qui explique la mauvaise régulation morale due à l'existence des poor laws ; elles imposent la dégradation morale des pauvres. C'est après ce premier voyage qu'il rédige son Mémoire sur le paupérisme, en 1835. Il y relève un curieux paradoxe :

 "les pays qui paraissent les plus misérables sont ceux qui, en réalité, comptent le moins d'indigents, et chez les peuples dont vous admirez l'opulence, une partie de la population est obligée pour vivre d'avoir recours aux dons de l'autre" (19). 

Il oppose à la pauvreté de la péninsule ibérique, à peine visible parce qu'intégrée, la pauvreté anglaise qui se propage à côté de l'opulence. Plus une société s'enrichit et plus elle produit nécessairement de la pauvreté. Or, peut s'observer un véritable progrès social et économique. Comment Tocqueville explique-t-il ce paradoxe ? 


Il part de l'état primitif de la société dans lequel les hommes, sauvages, nomades et chasseurs, se contentent de peu. Il prend l'exemple célèbre des Indiens d'Amérique pour justifier son propos. Ils sont en situation d'affiliation sociale, dans la mesure où ils sont intégrés à un réseau de sociabilité très fort. La pauvreté ne peut pas exister, dit Tocqueville, quand il y a pauvreté des désirs : les inégalités sont alors inexistantes.

Par la suite, l'humanité, passant d'une économie de subsistance à une économie de production, va connaître un premier mouvement de différenciation entre les hommes, mouvement qui va produire de l'inégalité. (20) De la propriété foncière naissante, l'aristocratie voit le jour. Ces propriétaires fonciers parviennent à dégager un surplus, et ce superflu est un signe ostentatoire qui distingue les individus et se transmet aux enfants. Ce n'est que par la suite, avec la diversification de cette aisance dans tout le corps social, qu'un sentiment de frustration se fera jour, provoquant l'augmentation du palier de la misère. Des individus vont alors se trouver en situation de possible désaffiliation sociale. Pour satisfaire ces nouveaux besoins auxquels la culture de la terre ne peut pas suffire, une portion de la population quitte chaque année les travaux des champs pour s'adonner à l'industrie. Or l'extension du paupérisme est directement liée à l'augmentation de ceux qui composent la classe industrielle. Tocqueville avance ici le concept de paupérisation relative : les besoins toujours plus nombreux bénéficient à tous ; mais la classe industrielle en bénéficie relativement moins que les gens aisés. 


A l'opposé des économistes libéraux, Tocqueville pense qu'il est sans effet d'exciter la convoitise des pauvres, pour tenter de remédier à l'indigence de masse. Le contraste éclatant des niveaux de vie pourrait pousser les classes inférieures à une révolte amenant violemment la fin de l'aristocratie. C'est cela la principale hantise de Tocqueville. L'amour pour l'égalité pousse les gens vers la "frustration relative" : plus l'égalité progresse objectivement, et plus l'inégalité résiduelle est ressentie comme insupportable. En fait Tocqueville, qui part d'une même observation que Smith (c'est l'envie qui fonde le désir d'acquisition), arrive à une conclusion opposée : cette course au bien-être ne permet pas l'hamonie, mais plutôt le chaos. 


Le paupérisme n'a pas pour origine les égarements moraux des ouvriers et des pauvres. Il provient, nous dit Tocqueville, de l'accroissement des besoins issus du développement de la civilisation. Ce faisant, les pauvres ne sauraient être considérés comme les responsables uniques de leurs conditions, dans la mesure où celles-ci résultent largement des indéterminations du marché. Il dit ainsi, dans le Second Mémoire sur le paupérisme (1837), qu'il y a des malheurs sur lesquels les ouvriers "ne peuvent rien". 


Tocqueville, et c'est encore une différence avec les auteurs libéraux, regrette que l'agriculture doive céder sa place à l'industrie dans le processus de production. Il dénonce la concentration de la propriété foncière et l'exode rural. L'aristocratie anglaise tout particulièrement, est en danger dans la mesure où Tocqueville s'aperçoit que seuls les riches peuvent accéder à la propriété territoriale. L'élévation sociale est bloquée par la concentration foncière. Mais les pauvres, dussent-ils bénéficicer d'un remembrement foncier, auraient-ils de quoi acheter ces futures petites terres ? 


C'est à Manchester que Tocqueville observe, avec horreur, les méfaits de l'industrialisation naissante. Les industriels locaux se servent de la main d'oeuvre bon marché venue d'Irlande pour faire baisser les salaires de tous les ouvriers anglais. Les travailleurs irlandais n'ont aucune formation et acceptent donc de bas salaires. Ils permettent par là la baisse de l'ensemble des salaires. Cette démonstration nous semble toutefois un peu vague : si le nombre de travailleurs peu payés augmente, le salaire moyen baisse, c'est entendu. Mais cela ne saurait provoquer, sans un autre facteur, la baisse de l'ensemble des salaires. Quoi qu'il en soit, Tocqueville, en compagnie du docteur Kay, visite les lieux de misère de Manchester, puis de l'Irlande. Là, il pense que les propriétaires terriens pressurent le plus possible la population paysanne, afin de pouvoir encore mieux la contraindre à accepter des salaires de misère. Keslassy montre, à juste titre, que Tocqueville reproche d'abord et avant tout à l'arstocratie irlandaise de ne pas être du tout conforme à l'image qu'il se fait de l'exemplarité de l'aristocratie.

D'ailleurs Tocqueville déplore souvent, essentiellement dans la seconde Démocratie en Amérique, le déclin de l'agriculture, qui se modernise moins rapidement que l'industrie. Cette dernière représente tout au contraire une nouvelle féodalité, dans la mesure où le monde industriel est le seul, dans une société démocratique, où peut encore proliférer l'aristocratie. Tocqueville méprise ce capitalisme qui est une nouvelle forme d'asservissement, qui reproduit la structure du pouvoir aristocratique : deux mondes qui s'ignorent et se détestent, des privilégiés qui le resteront, une quasi lutte des classes. Il va même jusqu'à fustiger le caractère aliénant de la division du travail : en elle, "l'homme se dégrade à mesure que l'ouvrier se perfectionne" (21). Il craint qu'elle s'étende et qu'elle finisse par empêcher les travailleurs d'accomplir leurs obligations de citoyens (22). 


Le paupérisme est à l'origine d'une désocialisation qui doit être prise en charge. Tocqueville prône l'association, qui permet de multiplier les contacts entre les individus. C'est le moyen de lutter contre le materalisme et l'individualisme, c'est-à-dire contre la séparation produite par l'égalité des conditions. 


Tocqueville propose alors la création de colonies agricoles, notamment sur le système de l'Etat de New York. L'Etat, propriétaire des terres, les met à disposition des pauvres -- ce qui diminue d'autant les charges du Trésor public nécessaires à l'entretien des pauvres. Mais Tocqueville ne mesure pas vraiment la tragédie que cette solution impose : le déplacement des populations. C'est pourquoi il se penche sur la charité privée. Quelles sont ses qualités ? Elle est aléatoire, et n'installe donc pas le pauvre dans une dépendance à l'égard de l'Etat. Elle permet de renforcer ou de créer un lien social entre le riche et le pauvre : le premier se préoccupe du pauvre par compassion ou par devoir religieux ; le second se sent alors dans l'obligation de se montrer reconnaissant. Mais la charité privée a des faiblesses : elle est incapable de contrecarrer le paupérisme, qui est un phénomène collectif.

C'est pourquoi Tocqueville prône "l'association des personnes charitables", qui, "en régularisant les secours, pourrait donner à la bienfaisance individuelle plus d'activité et de puissance". Ces associations auraient pour objectif de réduire la pauvreté locale à partir des ressources financières locales, elles mèneraient des actions directes pour les invalides et donneraient du travail aux pauvres valides. Elles prendraient la forme de sociétés de secours mutuel auto-organisées. Le pauvre n'y aurait aucun droit au secours, la base de l'association étant le volontariat. Le pauvre ne serait donc pas victime de la dépravation, et le riche ne supporterait pas un impôt dirimant. Tocqueville croit d'autant plus à la réussite d'un tel système que les pauvres eux-mêmes y participeraient et qu'il présenterait le bénéfice essentiel de responsabiliser les indigents. Ces associations auraient toute lattitude pour refuser de renouveler leurs aides si elles considéraient qu'elles ont été mal utilisées. La répression du mendiant serait dès lors légitime, puisqu'elle signifierait qu'il n'a pas eu le désir de changer sa condition. 


Tocqueville étudie ensuite la charité légale. Aucune autre solution ne peut apparaître aussi belle et grande que celle qui consiste à faire peser sur la société le soulagement de ses membres les plus démunis. Mais elle n'est pas sans danger. La loi sur les pauvres entraîne la démoralisation sociale, c'est-à-dire l'abaissement des pauvres. L'homme est naturellement oisif, dit Tocqueville. Si, finalement, il se met à travailler, c'est soit pour s'assurer les plus élémentaires besoins de l'existence, soit pour améliorer ses conditions de vie. Le premier motif, le plus stimulant, est rapidement effacé par l'assistance légale et durable. L'individu qui bénéficie des secours publics n'a plus d'intérêt à sortir de sa condition d'assisté puisque l'essentiel lui est assuré. Tocqueville ne tombe pas dans l'illusion qui consiste à croire que l'Etat peut distribuer des secours selon les causes qui ont provoqué le besoin :

 "les lois auront déclaré que la misère innocente sera seule secourue ; la pratique viendra au secours de toutes les misères" (23).

Il ne croit pas plus que remettre au travail de force les pauvres valides soit une solution réaliste : aurons-nous toujours du travail à donner ? A terme, l'absence de rentabilité de ces activités ne va-t-elle pas replacer les pauvres dans une situation plus précaire ? La distribution géographique du travail est-elle en adéquation avec l'emplacement de la population sans emploi ? Bien sûr que non. L'indigent prendra l'habitude de recevoir un revenu systématique, qu'il considérera avec le temps comme un droit acquis. Il perdra ainsi ce qui lui reste de dignité, et ne comprendra pas que cette aide puisse lui être retirée. La bienfaisance légale n'a pas la propriété de créer un lien de reconnaissance entre les classes sociales. La charité légale entraîne inéluctablement la disparition de la charité privée (les riches ne se sentant plus dans l'obligation de secourir le pauvre), ce qui détruit la seule possibilité de relation entre le riche et le pauvre. Par ailleurs, puisque le pauvre doit rester dans sa paroisse à attendre la prochaine distribution de secours, la loi sur les pauvres contient aussi une grave détérioration de la liberté de déplacement de ceux-ci. Mais entendons nous-bien : comme Keslassy le souligne fort bien, Tocqueville met l'accent sur les effets pervers de la protection sociale ; pas sur les effets bénéfiques de l'absence de celle-ci. 


Tocqueville se bat donc pour la division de la propriété foncière, parce qu'il pense qu'outre ses avantages intrinsèques, il s'agit de la seule alternative à une économie fondée sur une industrie génératrice de paupérisme et synonyme de désordre. Il pense que la petite propriété est économiquement au moins aussi rentable que la grande, mais qu'elle est en plus avantageuse socialement car elle favorise la création des classes moyennes. Cette catégorie sociale est l'élément stabilisateur par excellence.

Dans le même ordre d'idées, Tocqueville prône la division de la propriété industrielle.
Ceci permet de responsabiliser l'ouvrier, qui entre dans le capital de la firme dans laquelle il travaille. Tocqueville est donc favorable aux coopératives ouvrières et aux sociétés par actions. L'association ouvrière n'est pas seulement une institution d'assistance, comme chez Fourier et surtout Owen, mais au surplus un moyen pour les ouvriers de s'affranchir du salariat. Néanmoins, cette solution paraît prématurée à Tocqueville. Il envisage donc un autre remède : le développement de l'épargne des classes laborieuses. L'épargne est la concrétisation d'une vertu : la prévoyance. Elle a les mêmes effets positifs que la propriété. Elle intéresse le peuple à la stabilité publique. Il montre l'exemple de Félix de Viville à Metz, qui a lié économiquement les caisses d'épargne et les monts de piété. 




Une troisième voie ?

 

Tocqueville pense que la démocratie est l'avenir. Pas un avenir seulement politique, mais aussi social : l'égalité des conditions. Il s'agit d'un principe dynamique qui est responsable du passage de l'aristocratie à la démocratie. C'est une équivalence de statut qui permet de mieux accepter les inégalités matérielles. Certes, il existe toujours un maître et un esclave, mais la place devient interchangeable. Et si l'un continue de servir l'autre, c'est uniquement en vertu de la seule légitimité possible en démocratie : le contrat. Ainsi l'égalité des conditions est l'antithèse de la société aristocratique et non pas de la société matériellement inégalitaire de l'époque moderne. Car le principe de mobilité sociale n'est pas applicable à l'industrie. En d'autres termes, l'industrie est une verrue, une anomalie : elle accroît les inégalités dans une société démocratique égalitaire. Si la démocratie favorise l'industrie, celle-ci pourrait être le fossoyeur de celle-là : par un chemin détourné, l'industrie ramène les hommes à l'aristocratie. C'est pourquoi Tocqueville, grâce aux Annales de la Charité, promeut un catholicisme social qui veut lutter contre les velléités révolutionnaires qui someillent de moins en moins en France. Une fois député, il fonde avec quelques amis (Dufaure, Rivet, Corcelle,..) un nouveau parti, la jeune gauche. Quel est leur programme ? Il consiste à assurer aux pauvres l'égalité légale et tout le bien-être qui soient compatibles avec l'existence légale du droit de propriété et l'inégalité des conditions qui en découle. C'est pour sauver ce droit de propriété, mis en danger par les mouvements de foules, que la jeune gauche prône ces réformes en faveur des classes populaires. 


C'est en rédigeant le programme de la jeune gauche que Tocqueville découvre en profondeur les écrits socialistes. S'il désapprouve radicalement l'idée de transformer l'organisation politique et sociale, il dira, au regard notamment des thèses de Considérant, qu'il approuve le but fixé par les socialistes : remédier à la misère. Il est en revanche bien plus influencé par le programme concret d'un Louis Blanc (coopératives ouvrières de production et ateliers sociaux). Mais il trouve au socialisme un défaut majeur : il conduit à la négation du droit de propriété. Or, la sauvegarde de ce droit est fondamentale car elle est un moyen essentiel pour responsabiliser l'individu et assurer sa sécurité en cas de mauvais coup de fortune. Par ailleurs, et conjointement, la théorie égalitariste portée par le socialisme entraîne la négation de la liberté : 

"la démocratie et le socialisme ne se tiennent que par un mot, l'égalité ; mais remarquez la différence : la démocratie veut l'égalité dans la liberté, et le socialisme veut l'égalité dans la servitude" (24). 

Il s'oppose donc au droit au travail, dans la mesure où, si l'Etat emploie tous les chômeurs, il ne pourra plus refuser aucun travailleur ; dès lors, selon Tocqueville, il ne faudra pas longtemps pour que l'Etat devienne l'unique propriétaire des moyens de production. 


Mais Tocqueville est-il, à l'aune de son opposition au socialisme, un partisan des thèses économiques libérales ? Il est permis d'en douter avec Keslassy. Tocqueville sollicite en effet l'intervention de l'Etat sur le plan de la charité ; plutôt qu'un droit au travail, il préfère en effet accorder un droit à l'assistance. Il accepte l'introduction d'une charité régulière, et pense donc que l'Etat a un rôle à jouer sur le plan social, notamment pour aider les invalides. Il prône un Etat qui intervient ponctuellement et en des espaces bien délimités. C'est seulement lorsque le système d'aide publique a un caractère régulier et permanent qu'il est néfaste.

D'autre part, Tocqueville pense que l'Etat doit prioritairement intervenir dans le monde industriel car, à ses yeux, c'est là qu'il s'y rencontre les inégalités les plus criantes.Il réclame l'intervention du législateur pour relever (ou au moins maintenir) les salaires des ouvriers industriels. En effet, comment les ouvriers pourraient-il épargner et accéder à la classe moyenne sans argent ? Il ne pense pas que les ouvriers atteindront naturellement la classe moyenne, par l'accroissement de leur bien-être, comme le président Say, Chevalier, ou Nassau.

Tocqueville pense surtout que les inégalités sont le résultat d'un long processus historique : il est par conséquent dubitatif devant l'idée d'un ordre naturel que défendent les économistes libéraux français de l'époque (25). Il pense que le marché ne peut aboutir, seul, à l'harmonie que décrit Bastiat. Il a en effet en tête les conflits entre les riches et les pauvres, qu'il perçoit dans le monde industriel. Il est en cela aux antipodes de Constant. Ce dernier veut en effet favoriser la bourgeoisie industrielle et commerçante, car elle lui semble être une garantie contre un retour au despotisme. Il réclame le libre jeu de la concurrence pour régler le niveau des salaires. Alors que Constant pense que le libéralisme politique préfigure le libéralisme économique, Tocqueville pense au contraire que la liberté politique est une fin en soi et qu'elle ne saurait être assimilée au libéralisme dans l'ordre économique. Plus fondamentalement, il ne pense pas que l'intérêt individuel soit un rempart suffisant contre la montée de l'Etat. Bien au contraire, le repli de l'individu sur soi est, pour Tocqueville, la porte ouverte à l'emprise croissante de l'Etat. Il se positionne donc contre la loi le Chapelier, et veut placer des corps intermédiaires entre l'individu et l'Etat. Il se situe lui-même à égale distance entre l'individualisme et l'étatisme. 


C'est donc à tort, nous dit Keslassy, que Tocqueville est considéré comme un chantre de la société libérale -- il faut aussitôt préciser qu'il ne peut s'agir que de son libéralisme politique et non d'un quelconque libéralisme économique. Hayek tout particulièrement; dans la Route de la servitude, affirme que Tocqueville est un libéral complet, y compris donc sur le plan économique. Pourtant, l'oeuvre entière de Tocqueville a toujours eu pour objectif de parvenir à concilier liberté et égalité.

Pour notre part, nous partageons l'analyse de Keslassy sur ce point : il est tout à fait abusif de faire de l'auteur de la Démocratie en Amérique un laudateur du libéralisme économique, un ancêtre de Madelin. En revanche, l'auteur est beaucoup moins convaincant quand il tente d'en faire un aieul de Shröder ou de Blair. Vouloir faire de Tocqueville un précurseur de la "troisième voie" nous semble aussi vain que la chimère consistant à faire de lui un "libéral avancé" avant l'heure. Tocqueville est plutôt un conservateur social on ne peut plus classique. Il est plus antibourgeois qu'aristocrate. Son libéralisme (politique) n'est pas dicté par le goût, mais par la nécessité, un peu comme Stendhal et Balzac. A vouloir à tout prix en faire un précurseur, il nous semble qu'il faut voir en lui le précurseur de Bismarck : en France ou en Angleterre chez Tocqueville, comme dans la république de Weimar, les deux fustigent le monde industriel non par amour des ouvriers, mais par peur d'une révolution. C'est en effet pour faire taire toutes les velléités socialistes que le chancelier promulgue ses lois sociales. 


Tocqueville est fondamentalement un obsédé de l'ordre. C'est en cela qu'il est très conservateur, à des lieux d'économistes libéraux tutoyant l'anachisme (Dunoyer, Comte, Molinari). Son conservatisme social ne sera dépassé que par un Napoléon III. 


Source Catallaxia
 
15 : Vicomte Alban de Villeneuve-Bargemont, Economie politique chrétienne, 1834.
16 : Et non de Smith qui est Ecossais.
17 : Nous ne pouvons suivre l'auteur sur ce point : l'utilitarisme de Bentham, rejoint plus tard par celui de Stuart Mill, et qui sera prolongé au XXe siècle par les travaux de Pareto, tente de résoudre ce problème de l'équitable distribution.
18 : Vauban, Projet d'une dîme royale qui supprimerait la taille, 1707.
19 : Mémoire sur le paupérisme, in Mélanges, Oeuvres complètes, XVI, p.117.
20 : Un paradigme plus explicite, nous semble-t-il, consiste à distinguer le temps de l'homo agricola du temps de l'homo faber. C'est l'homo faber, l'homme façonnant son environnement et non plus le subissant, qui explique l'avènement de la propriété.
21 : Tocqueville, Oeuvres complètes, I, 2, p.165.
22 : C'est sur ce point, rarement ou jamais évoqué, et sur ce point seul, que se manifeste vraiment la raison pour laquelle Tocqueville doit être vu comme un libéral politique et non économique. Il ne craint pas l'exploitation des travailleurs en soi, comme Engels, mais sa conséquence : le désordre, la révolte. C'est ce qui explique également que Tocqueville redoute l'industrie : la classe ouvrière ne reçoit pas les secours qu'elle recevait dans le monde rural. L'aristocratie industrielle est donc plus cruelle que l'aristocratie foncière. Tocqueville se cantonne-t-il à cela ? Non, il souligne surtout qu'une telle situation est grosse de révoltes futures. Ce n'est jamais par misérabilisme que Tocqueville analyse si durement le monde industriel, mais parce qu'il craint véritablement les désordres qu'il pourrait causer.
23 : Tocqueville, Oeuvres complètes, XIV, p. 130
24: Ibid, I, p.1147.
25 : Cette philosophie thomiste est explicite chez Say, Comte ou Dunoyer. Elle l'est tout autant, de nos jours, chez Rothbard. Mais elle n'est pas toute la pensée libérale de l'époque : il y a un courant contractualiste, de type lockéen, qui existe déjà chez les libéraux.

Le libéralisme de Tocqueville à l'épreuve du paupérisme,


par Eric Keslassy.
Coll. Ouverture Philosophique, L'Harmattan, 2000.



La critique ou la "vérité" 

En détournant Tocqueville, Eric Keslassy fait passer un certain nombre de thèses à fort relent marxiste-léniniste

Extrait : Certes, Tocqueville n’est pas un pur libéral au sens classique. Contrairement à Bastiat, les questions économiques l’intéressent peu. De là à en faire un quasi-socialiste ! Et pour dissiper tout malentendu, voici ce que Tocqueville écrivait à propos de l’Angleterre, dans son premier mémoire sur le paupérisme, en 1835. Tocqueville se demandait : « Au mal du paupérisme aujourd’hui endémique dans les sociétés modernes, quel remède apporter ? » Il répondait : « L’Angleterre a cru le trouver dans la charité publique et elle a établi la taxe des pauvres. Le remède a été égal au mal s’il n’a pas même été pire que le mal. » Et il ajoutait : « Toute mesure qui fonde la charité sur une base permanente et qui lui donne une forme administrative crée une classe oisive et paresseuse, vivant aux dépens de la classe industrielle et travaillante (…). Je suis profondément convaincu que tout système régulier, permanent, administratif dont le but sera de pourvoir aux besoins du pauvre, fera naître plus de misères qu’il n’en peut guérir, dépravera la population qu’il veut secourir et consoler, réduira avec le temps les riches à n’être que les fermiers des pauvres, tarira les sources de l’épargne, arrêtera l’accumulation des capitaux, comprimera l’essor du commerce, engourdira l’activité et l’industrie humaines et finira par amener une révolution violente dans l’État, lorsque le nombre de ceux qui reçoivent l’aumône sera devenu presque aussi grand que le nombre de ceux qui la donnent » (Mémoire sur le paupérisme,1835).

Source: Fb - Damien Theillier 

 

 Le post entier chez Contrepoints (en lien)


Le sociologue Eric Keslassy fait partie de ces auteurs de référence qu’on trouve dans la plupart des manuels de sciences économiques et sociales. A l’instar d’un Denis Clerc, fondateur d’Alternatives Economiques, Eric Keslassy passe pour être un auteur « non partisan », entendez par là : anti-libéral, c’est-à-dire « bien-pensant ». Eric Keslassy est un universitaire, « spécialiste » de Tocqueville. Mais alors que Tocqueville ne cesse de dénoncer les excès de l’égalitarisme et la possible dérive de la démocratie vers une forme de despotisme doux : l’étatisme, Eric Keslassy réussit le tour de force de présenter Tocqueville comme un prophète de la social-démocratie, un précurseur de la discrimination positive et de la redistribution. Joli tour de passe-passe qui ne trompe que les fervents lecteurs d’Alternatives Economiques, un journal « non partisan ».

Mais Eric Keslassy ne se contente pas de détourner Tocqueville à des fins idéologiques, sous couvert d’une pseudo-neutralité, il fait passer comme évidentes un certain nombre de thèses à fort relent marxiste-léniniste. Telle est la « stratégie du toc ».

Pour bien comprendre la « stratégie du toc », ouvrons Démocratie et égalité (2003), souvent donné à lire aux élèves par des professeurs très bien pensants et regardons-y de plus près. Destiné aux lycéens et aux étudiants, chaque chapitre de ce court ouvrage s’efforce de répondre à une question concernant les liens entre démocratie et égalité. Qu’est-ce que la démocratie ? La démocratie peut-elle concilier égalité de droit et égalité de fait, liberté et égalité ? Permet-elle la mobilité sociale ? Se traduit-elle par plus de justice sociale ? Présenté comme une synthèse des différents points de vue sur la démocratie et l’égalité, le livre est en réalité fondé un certain nombre de présupposés ou de postulats philosophiques jamais explicités et toujours tenus pour évidents.

L’idée centrale affirmée implicitement à travers tout le livre est que les droits économiques et sociaux seraient les vrais droits et que l’égalité ne serait juste qu’à condition d’être une égalité réelle. Autrement dit la démocratie serait une imposture tant que des inégalités économiques et sociales subsistent. Bref, sans le dire, Keslassy expose la vision catastrophique et apoca­lyptique du développement des sociétés capitalistes, propre à la pensée de Marx, ce qui justifierait la redistribution forcée et  la discrimination positive, pour le bien de tous !

Mais la stratégie du toc ne s’arrête pas là. Pour donner un semblant de pluralisme à son propos, Keslassy offre généreusement au lecteur un chapitre consacré à la pensée libérale. Or il intitule ce chapitre « Le paradigme ultra-libéral », disqualifiant d’entrée de jeu les auteurs dont il va parler. Et tout le chapitre est destiné à donner au lecteur un aperçu de l’enfer « ultra-libéral », le dissuadant d’ouvrir un jour un livre de Robert Nozick (dont le nom est mal orthographié dans le livre : « Nozik », ce qui donne une idée de la médiocrité du livre) ou de Friedrich Hayek.

Quand Lénine plaidait pour l’ « égalité réelle » !
La propagande idéologique contenue dans ce livre n’apparaît pas au premier abord. Commençons par citer Keslassy, page 36, dans un chapitre intitulé La tension entre l’égalité de droit et l’égalité de fait :

« L’égalité formelle n’est pas l’égalité réelle… La volonté d’effacer les différences dans les champs civil et politique, et ainsi d’établir une norme valant pour tous, n’a pas répondu à la demande d’égalité dans les domaines écono­mique et social. Dans les faits, les disparités économiques, sociales ou même politiques n’ont pu être supprimées. On s’aperçoit que, non comptant (sic !) d’être multidimensionnelles, les inégalités sont cumulatives. En révélant le divorce profond entre principe et réalité, il ne fait aucun doute qu’elles fragilisent la démocratie ! »

De tels propos pourraient paraître bien innocents, en première lecture. En réalité, ils font écho à d’autres textes plus anciens mais souvent oubliés. Ouvrons par exemple L’Etat et la Révolution de Lénine en 1917. Voici ce qu’on peut lire :

« La démocratie a une importance énorme dans la lutte que la classe ouvrière mène contre les capitalistes pour son affranchissement. Mais la démocratie n’est nullement une limite que l’on ne saurait franchir ; elle n’est qu’une étape sur la route de la féodalité au capitalisme et du capitalisme au communisme. Démocratie veut dire égalité. On conçoit la portée immense qui s’attache à la lutte du prolétariat pour l’égalité et au mot d’ordre d’égalité, à condition de comprendre ce dernier exactement, dans le sens de la suppression des classes. Mais démocratie signifie seulement égalité formelle. Et, dès que sera réalisée l’égalité de tous les membres de la société par rapport à la possession des moyens de production, c’est-à-dire l’égalité du travail, l’égalité du salaire, on verra se dresser inévitablement devant l’humanité la question d’un nouveau progrès à accomplir pour passer de l’égalité formelle à l’égalité réelle, c’est-à-dire à la réalisation du principe : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » »

Si l’on remplaçait « communisme » par « social-démocratie » dans ce texte, on croirait lire Alternatives Economiques ou Eric Keslassy… Pour Lénine, comme pour Keslassy, l’objectif est de parvenir à la démocratie réelle. En d’autres termes, il faut passer de l’égalité formelle à l’égalité réelle. Cela passe par la suppression des classes, c’est-à-dire la redistribution forcée ou la spoliation.
Cependant vouloir établir une égalité réelle pour compenser l’inégalité de fait, revient tout simplement à rétablir l’inégalité en droit qui prévalait avant la démocratie. Cela consiste à sacrifier la liberté des uns au profit des autres. C’est pourquoi tous les régimes qui sont partis à la conquête des droits matériels par le pouvoir politique ont détruit les droits formels (les droits-libertés) sans jamais élever le niveau de vie des peuples, bien au contraire.

En effet, l’égalité des chances est une notion indéfinissable, donc arbitraire. Pour la réaliser, c’est-à dire pour égaliser tout le monde, il faudrait savoir qui mérite ou ne mérite pas quelque chose. Mais là est le problème. Peut-on dire qu’untel n’a pas mérité telle rémunération ou que tel autre mériterait de gagner plus ? Pour pouvoir le dire il faudrait examiner la situation de chacun depuis sa naissance et remonter au-delà. Il faudrait que les redistributeurs soient doués d’une forme d’extra-lucidité et qu’ils soient eux-mêmes en position de surplomb par rapport au reste de la population, tels des dieux, ce qui serait tout à fait contraire au principe d’égalité. Pire, il faudrait instaurer une politisation extrême de la société. Car les différences se transmettent essentiellement par la famille : talents, capital, intelligence, culture, éducation. Si donc le principal obstacle à l’égalité des chances est la famille, le pouvoir politique doit exercer un contrôle total sur la famille.

Karl Popper à la fin de sa vie avouait : « Je suis resté socialiste pendant plusieurs années encore, même après mon refus du marxisme. Et si la confrontation du socialisme et de la liberté individuelle était réalisable, je serais socialiste aujourd’hui encore. Car rien de mieux que de vivre une vie modeste, simple et libre dans une société égalitaire. Il me fallut du temps avant de réaliser que ce n’était qu’un beau rêve ; que la liberté importe davantage que l’égalité ; que la tentative d’instaurer l’égalité met la liberté en danger ; et que, à sacrifier la liberté, on ne fait même pas régner l’égalité parmi ceux qu’on a asservis. »
Karl Popper, La Quête inachevée, éd. Calman-Lévy, 1976, p. 46-47.

Les faux « droits économiques et sociaux »
Que sont les droits économiques et sociaux ? Ce sont ces droits collectifs que Marx appelle « droits réels », ou « droits matériels » et que certains appellent aussi droits-créances. Ce sont des protections, des prestations, des services reçus sans contrepartie, reçus de l’extérieur, en particulier de l’État au nom de l’égalité des chances : droit à la santé (« gratuite »), droit au logement (« gratuit »), droit à l’éducation (« gratuite ») etc. Ces droits sociaux ne sont fondés ni dans la nature des choses humaines, ni sur des libertés. Ce sont des revendications, des « dûs » transformés en droits par la loi. Les droits sociaux signifient que l’on reconnaît à l’Etat le droit de prendre aux uns pour le donner aux autres. Si l’on accorde aux uns un droit sur ce qui est produit par le travail des autres, cela signifie que ces derniers sont privés d’une partie de leurs droits, et donc condamnés à une forme de travail servile.
Mais un droit qui ne peut être réalisé que par la violation d’un autre droit n’est pas un vrai droit. Tels sont les droits économiques et sociaux qui ne peuvent être réalisés que par la servitude réglée d’une partie de la population, les plus riches mais aussi et surtout la classe moyenne.

Or violer les droits des uns pour satisfaire les autres est immoral. La liberté formelle est compatible avec la liberté matérielle mais à une condition seulement : le respect intégral des droits individuels, seule norme de justice objective. Les seuls droits qui soient inscrits dans la nature des choses humaines, ce sont les droits-libertés (par opposition aux droits-capacités). C’est d’ailleurs seulement à condition de respecter ces droits que la prospérité est possible et donc avec elle une plus grande liberté matérielle pour l’ensemble des hommes.

Ainsi, selon Raymond Aron, « les revendications pour les enfants de toutes les classes sociales d’une chance égale, donc d’une puissance égale, d’entrer à l’Ecole polytechnique, ou encore pour les femmes d’une liberté-capacité de promotion égale à celle des hommes, ces revendications, toujours insatisfaites et impossibles à satisfaire, relèvent de l’égalitarisme doctrinaire. »
(Essai sur les libertés, 1965, Postface, novembre 1976, éd. Livre de Poche, coll. Pluriel, 1976, p.239)

Aron ne souscrit pas à la définition exclusive de la liberté par la capacité matérielle (la « capabilité » dans le langage des sociologues), définition qui conduit à l’assimilation de la liberté et de l’égalité. 

« Les sociétés socialistes n’ont pas réalisé l’égalité qu’elles visaient mais elles ont éliminé toutes nos libertés, personnelles et politiques. Que leur exemple nous serve de leçon : les hommes ont tous le même droit au respect ; ni la génétique ni la société n’assureront jamais à tous la même capacité d’atteindre à l’excellence ou au premier rang. L’égalitarisme doctrinaire s’efforce vainement de contraindre la nature, biologique et sociale, il ne parvient pas à l’égalité mais à la tyrannie. » (Ibid. 240) 

L’égalité des chances détruit ainsi l’égalité formelle en instituant une caste de redistributeurs qui traitent comme des esclaves les producteurs de la richesse.
Pourtant ne faut-il pas souhaiter que tous les individus disposent des ressources matérielles nécessaires pour s’accomplir eux-mêmes et pour être réellement libres d’écrire leur destin ? La réponse est oui, sans hésitation. Mais la volonté de bâtir un monde plus juste pour tous ne peut justifier n’importe quel moyen et certainement pas la redistribution forcée. Une nation civilisée peut-elle tolérer qu’une personne se trouvant en situation involontaire de détresse totale soit abandonnée à elle-même ? La réponse est non, bien évidemment. Mais la solution qui consiste à vouloir égaliser les chances par la contrainte de l’Etat et la servitude d’une partie de la population est tout simplement inacceptable.

Un « retour de l’aristocratie ? » Une interprétation biaisée de Tocqueville
Selon Keslassy, nous vivons aujourd’hui dans une société de classes similaire à celle de l’Ancien Régime. Dans un chapitre intitulé : Le retour de l’aristocratie ? Keslassy croit deviner chez Tocqueville une analyse qui rejoindrait celle de Marx : la Révolution Française n’aurait fait que substituer la classe des bourgeois à celle des aristocrates, perpétuant la domination et l’exploitation d’une classe par une autre. L’artistocratie n’aurait pas disparu, elle aurait simplement été remplacée par le capitalisme. Et l’auteur de s’appuyer sur une lettre de Tocqueville écrite en 1835, après une visite à Manchester. Tocqueville aurait nuancé son propos sur le développement graduel de l’égalité des conditions.

 Keslassy ajoute : « Il va même jusqu’à penser que de l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie ».

Raymond Aron qui ne passe pas pour être un interprète fantaisiste de Tocqueville, a réfuté cette fausse interprétation. Dans Les étapes de la pensée sociologique, il marque bien la différence entre Tocqueville et Marx. Selon lui, Tocqueville  

« s’efforce de montrer que l’activité industrielle et commerciale ne reconstitue pas une aristocratie de type traditionnel. L’inégalité des fortunes qui est impliquée par l’activité commerciale et industrielle ne lui paraît pas contradictoire avec la tendance égalitaire des sociétés modernes. D’abord, la fortune commerciale, industrielle et mobilière, est mobile, si l’on peut dire. Elle ne se cristallise pas dans des familles qui conservent leur situation privilégiée à travers les générations. D’autre part, entre le chef d’industrie et ses ouvriers ne se créent pas les liens de solidarité hiérarchique qui existaient dans le passé entre le seigneur et ses paysans ou fermiers. Le seul fondement historique d’une véritable aristocratie, c’est la propriété du sol et l’activité militaire. Dès lors, dans la vision sociologique de Tocqueville, les inégalités de richesse, si accentuées puissent-elles être, ne sont pas contradictoires avec l’égalité fondamentale des conditions, caractéristique des sociétés modernes. »

Certes Aron indique bien que Tocqueville, dans un passage (cité par Keslassy), admet un instant que si une aristocratie doit se reconstituer un jour dans la société démocratique, ce sera par l’intermédiaire des chefs d’industrie. Mais Aron ajoute immédiatement : 

 « dans l’ensemble, il ne pense pas que l’industrie moderne suscite une aristocratie. Il pense plutôt que les inégalités de richesse tendront à s’atténuer au fur et à mesure que les sociétés modernes deviendront plus démocratiques, et il croit surtout que ces fortunes industrielles et commerçantes sont trop précaires pour être l’origine d’une structure hiérarchique durable. »

Selon Tocqueville les inégalités caractéristiques de toute société industrielle ne sont pas comparables aux inégalités de classe de l’Ancien Régime. La société industrielle de classe moyenne dans laquelle nous vivons est démocratique par essence. Elle n’exclut personne de la citoyenneté et elle tend à augmenter le bien-être pour tous. Par ailleurs, les fortunes sont précaires et les inégalités de fortune sont très mobiles, du fait même de la concurrence.

Certes, Tocqueville n’est pas un pur libéral au sens classique. Contrairement à Bastiat, les questions économiques l’intéressent peu. De là à en faire un quasi-socialiste ! Et pour dissiper tout malentendu, voici ce que Tocqueville écrivait à propos de l’Angleterre, dans son premier mémoire sur le paupérisme, en 1835. 

Tocqueville se demandait : « Au mal du paupérisme aujourd’hui endémique dans les sociétés modernes, quel remède apporter ? » Il répondait : « L’Angleterre a cru le trouver dans la charité publique et elle a établi la taxe des pauvres. Le remède a été égal au mal s’il n’a pas même été pire que le mal. » Et il ajoutait : « Toute mesure qui fonde la charité sur une base permanente et qui lui donne une forme administrative crée une classe oisive et paresseuse, vivant aux dépens de la classe industrielle et travaillante (…). Je suis profondément convaincu que tout système régulier, permanent, administratif dont le but sera de pourvoir aux besoins du pauvre, fera naître plus de misères qu’il n’en peut guérir, dépravera la population qu’il veut secourir et consoler, réduira avec le temps les riches à n’être que les fermiers des pauvres, tarira les sources de l’épargne, arrêtera l’accumulation des capitaux, comprimera l’essor du commerce, engourdira l’activité et l’industrie humaines et finira par amener une révolution violente dans l’État, lorsque le nombre de ceux qui reçoivent l’aumône sera devenu presque aussi grand que le nombre de ceux qui la donnent » (Mémoire sur le paupérisme,1835).

D’un prétendu « cens caché » !
Page 40, Eric Keslassy intitule un chapitre : De l’idéal démocratique au « cens caché ». Le cens est un impôt qu’il fallait payer au 18ème siècle afin de pouvoir être électeur. Keslassy affirme que les inégalités face aux élections fonctionneraient aujourd’hui comme un « cens caché » et aboutiraient au même résultat : les dominés seraient écartés. 

Keslassy écrit : « Ainsi, une majorité d’individus est, comme jadis par le cens électoral, tenue à l’écart des activités politiques. La méfiance à l’égard des masses ne se manifeste plus directement comme au début de la démocratie moderne mais, malgré l’instauration d’un véritable suffrage universel, par un « cens caché » qui continue à écarter les couches les plus populaires du « champ » démocratique. » 

 La masse serait volontairement tenue à l’écart de la vie politique, créant ainsi une « ségrégation politique » ! La théorie du complot fonctionne à plein régime.
Dans le chapitre suivant, Keslassy dénonce la persistance des inégalités de sexe : la faible représentation des femmes en politique ou dans le staff des grandes entreprises et leurs salaires inférieurs.
Il écrit : 

« La démocratie rencontre quelques difficultés à traduire l’égalité en droit dans les faits. L’exemple du maintien des inégalités entre hommes et femmes sur les plans économique, social et politique est particulièrement instructif pour prendre la mesure de ce phénomène. (…) Aujourd’hui encore, l’égalité professionnelle n’existe pas : même s’il tend à se réduire, l’écart salarial reste important puisqu’en 1998 le salaire des femmes est en moyenne inférieur de 19 % à celui des hommes. »

A l’encontre de ce lieu commun, la vérité est que les différences de salaires relèvent davantage de facteurs structurels que d’une discrimination au travail par des patrons sexistes ou misogynes. Certes, à diplôme égal les femmes sont moins payées. Mais elles font moins d’heures supplémentaires et beaucoup d’entre elles privilégient la sécurité et la souplesse des horaires plutôt qu’un salaire élevé. C’est ainsi que même les femmes chef d’entreprise font le choix d’être moins bien payées que les hommes. La raison en est qu’elles préfèrent travailler moins que les hommes pour bénéficier d’une meilleure vie sociale et familiale.

Les femmes sont, en moyenne, aussi intelligentes et capables que les hommes, mais elles sont biologiquement différentes et cette différence physique produit également des différences de psychologie, de tempérament et d’intérêts. Selon Susan Pinker, psychologue canadienne, « plus les femmes ont de choix, et plus elles choisissent des parcours différents des hommes. (…) Les hommes suivent un modèle de réussite où le travail prime sur tout. Ce n’est pas une vie nécessairement désirable ». On ne peut pas généraliser, souligne la psychologue, mais il reste que si certaines femmes ont les mêmes ambitions de carrière que le modèle masculin standard, un grand nombre d’entre elles ont d’autres priorités. Pour la plupart, l’important n’est pas de grimper les échelons le plus vite possible et de gagner beaucoup d’argent, dit Susan Pinker. Elles cherchent avant tout un travail valorisant, une meilleure qualité de vie et une carrière qui leur permet de contribuer positivement à la société en interagissant avec les autres. (Sciences humaines n°214, le 04/2010, in Les femmes ne sont pas les clones des hommes, entretien avec Susan Pinker).

L’égalitarisme conduit au « tout-politique », totalitaire par nature.
Les totalitarismes caractéristiques du XXe siècle sont le résultat de l’emprise du pouvoir politique sur l’existence et de la sphère publique sur la sphère privée. Hannah Arendt l’a bien montré, l’expérience totalitaire fait douter  

« non seulement de la coïncidence de la politique et de la liberté, mais encore de leur compatibilité. Nous sommes enclins à croire que la liberté commence là où la politique finit, parce que nous avons vu que la liberté avait disparu là où des considérations soi-disant poli­tiques l’emportaient sur tout le reste ».
(H. Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », in La Crise de la culture, Ed. Gallimard, coll. « Idées », 1972, p. 193)

Par ailleurs, les communautés qui réclament des droits sociaux sont autant de clientèles à courtiser par les décideurs politiques, prêts à leur accorder toute sorte de privilèges et de passe-droits en échange de leurs votes. C’est le chantage des intérêts organisés. C’est pourquoi la liberté et l’égalité ne peuvent être pensées sur le seul terrain poli­tique de la sphère publique. Il faut au contraire penser une limitation très stricte de la sphère politique. « Moins il y a de politique, plus il y a de liberté », dit clairement Hannah Arendt. Cette dernière rompt avec la pensée traditionnelle des Lumières qui subordonnait la liberté au traitement politique de l’égalité : 

« C’est précisément cette coïncidence de la politique et de la liberté qui ne va plus de soi à la lumière de l’expérience poli­tique qui est aujourd’hui la nôtre. » (lbid., p. 186-222).

Tocqueville déjà permettait de comprendre que la passion égalitaire conduisait à étendre indéfiniment le champ de la politique. Les sociétés démocratiques sont envieuses, elles demandent à l’Etat de protéger toujours davantage leur bien-être, au prix d’un sacrifice de leur liberté. Si Tocqueville décrit admirablement ce phénomène et anticipe avec lucidité la formation inéluctable d’une sociale-démocrate, il ne l’approuve pas pour autant.

Pour preuve, son opposition à l’inscription du droit au travail dans la Constitution de 1848. A cette occasion, il s’en prend violemment au socialisme. Esquissant un projet de discours, il écrit dans ses notes : 

« N’y a-t-il pas quelques traits communs qui permettent de discerner le socialisme de toutes les autres doctrines ? Oui, trois :

1. Appel à toutes les jouissances matérielles, au sensualisme sous toutes ses formes.
2. Atteinte directe ou indirecte à la propriété individuelle.
3. Mépris de l’individu. Défiance profonde de la liberté humaine.
Partout où ces trois caractères sont réunis, là est le socialisme. Le socialisme ainsi entendu, ce n’est pas une modification de la société que nous connaissons. Les socialistes pour se faire bien voir, prétendent être les conti­nuateurs, les héritiers légitimes de la Révolution française, les apôt­res par excellence de la démocratie. C’est un masque qu’il faut leur enlever. [...] Vous vous dites les continuateurs de la Révolution ! Vous en êtes les corrupteurs. Vous prétendez continuer son œuvre, vous faites quelque chose de différent, de contraire. Vous nous ramenez vers les institutions qu’elle avait détruites. [...] La démocratie et le socialisme sont non seulement des choses différentes mais profondément contraires, qui veut l’une ne peut pas vouloir l’autre, qui dit République démocratique et sociale dit un contresens. La démocratie c’est l’égalité dans l’indépendance, la liberté, le socialisme, c’est l’égalité dans la contrainte, la servitude. »
(A. de Tocqueville, séance de la Constituante du 12 septembre 1848, in O.C. t. III, vol. 3, p. 177

Tocqueville, on le voit, oppose les principes de 89, libéraux, à ceux de 93, collectivistes et totalitaires. La République n’a pas, ne peut pas avoir à charge d’assurer le bien-être à chaque citoyen. Elle ne doit à chacun que les lumières et la liberté.

Dès lors, pour sauvegarder la liberté, il faut encourager à la vie privée et résister à l’élargissement de la sphère publique. Hannah Arendt posait la question : « N’est-il pas vrai que nous croyons tous d’une manière ou d’une autre que la politique n’est compatible avec la liberté que parce que et pour autant qu’elle garantit une possibilité de se libérer de la politique ? » Toute volonté de transformer la société, qui définit le politique, n’est pas nécessairement totalitaire. Mais seul un projet de société qui vise à sauvegarder la sphère privée, c’est-à-dire la sphère des décisions individuelles ou s’exerce le droit de propriété, est légitime au regard de la dignité humaine.

* Nicolas Martin enseigne la philosophie


 

Alexis de Tocqueville

De Wikiberal
Alexis Henri Charles de Clérel, vicomte de Tocqueville, né le 29 juin 1805 à Paris, mort le 16 avril 1859 à Cannes, est un penseur politique français et un historien. Ses œuvres comprennent :
  • Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France (1833),
  • Quinze Jours dans le désert (1840)
  • De La Démocratie en Amérique (1835)
  • L'Ancien Régime et la Révolution (1856).
Il est considéré comme l'un des défenseurs historiques de la liberté et de la démocratie, il fut anti-collectiviste et est l'une des références des libéraux. Il est également un théoricien du colonialisme, en légitimant par exemple l'expansion française d'Afrique du Nord. Il est élu dans le village normand dont il porte le nom en 1849 et dont il parle dans Souvenirs.
Son œuvre fondée sur ses voyages aux États-Unis est une base essentielle pour comprendre ce pays et en particulier lors du XIXe siècle.
Il est issu d’une famille légitimiste de la noblesse Normande. Lamoignon de Malesherbes est l'un de ses arrière grands-pères. Il est un neveu de Chateaubriand. La chute de Robespierre mettant fin à la Terreur en l'an II (1794) évita, in extremis, la guillotine à son père, Hervé de Tocqueville. Après un exil en Angleterre, la famille rentre en France durant l'Empire, et Hervé de Tocqueville devient pair de France et préfet sous la Restauration.
Suivant l'enseignement de François Guizot, et licencié de droit, Alexis de Tocqueville est nommé juge auditeur en 1827 au tribunal de Versailles où il rencontre Gustave de Beaumont, substitut, qui collaborera à plusieurs de ses ouvrages. Après avoir prêté à contre-cœur serment à la Monarchie de Juillet, tout deux sont envoyés aux États-Unis (en 1831) pour y étudier le système pénitentiaire américain, d'où ils reviennent avec Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application (1832). Il s'inscrit ensuite comme avocat, et publie en 1835 le premier tome De la démocratie en Amérique (le deuxième en 1840), œuvre fondatrice de sa pensée politique. En 1840, il est reçu en Angleterre par son ami John Stuart Mill, et publie son essai L'État social et politique de la France avant et depuis 1789 qui formera ses grandes bases de réflexions sur l'ancien régime et la révolution. Grâce à son succès, il est nommé chevalier de la légion d'honneur (1837) et est élu à l'Académie des sciences morales et politiques (1838), puis à l'Académie française (1841).
À la même époque il entame une carrière politique, en devenant en 1839 député de la Manche (Valognes), siège qu'il conserve jusqu'en 1851. Il défend au Parlement ses positions abolitionnistes et libre-échangistes, et il devait défendre dans deux rapports officiels présentés à la Chambre des députés la colonisation de l'Algérie. En 1842, il est également élu conseiller général de la Manche par le canton de Sainte-Mère-Église, qu'il représente jusqu'en 1852. Le 6 août 1849, il est élu, au second tour de scrutin par 24 voix sur 44 votants, président du conseil général, fonction qu'il occupe jusqu'en 1851.
Après la chute de la Monarchie de Juillet, il est élu à l'Assemblée constituante de 1848. Il est une personnalité éminente du parti de l'Ordre. Il est membre de la Commission chargée de la rédaction de la constitution de la Seconde République. Il y défend surtout les institutions libérales, le bicamérisme, l'élection du président de la République au suffrage universel, et la décentralisation. Il est élu à l'Assemblée législative dont il devient vice-président.
Hostile à la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence, lui préférant Cavaignac, il accepte cependant le ministère des Affaires étrangères entre juin et octobre 1849 au sein du deuxième gouvernement Odilon Barrot. Opposé au Coup d'État du 2 décembre 1851, il fait partie des parlementaires qui se réunissent à la mairie du Xe arrondissement et votent la déchéance du président de la république.
Incarcéré à Vincennes puis relâché, il quitte la vie politique. Retiré en son château de Tocqueville, il entame l'écriture de L'Ancien Régime et la Révolution, paru en 1856. La seconde partie reste inachevée quand il meurt en convalescence à la Villa Montfleury de Cannes le 16 Avril 1859, où il s'était retiré six mois plus tôt avec sa femme, pour soigner sa tuberculose. Il est enterré au cimetière de Tocqueville.

La Démocratie pour Tocqueville

Durant son séjour aux États-Unis, Tocqueville s'interroge sur les fondements de la démocratie. Contrairement à Guizot, qui voit l'histoire de France comme une longue émancipation des classes moyennes, il pense que la tendance générale et inévitable des peuples est la démocratie. Selon lui, celle-ci ne doit pas seulement être entendue dans son sens étymologique et politique (pouvoir du peuple) mais aussi et surtout dans un sens social : elle correspond à un processus historique permettant l'égalisation des conditions qui se traduit par :
Tous les citoyens sont soumis aux mêmes règles juridiques alors que sous l'Ancien Régime, la noblesse et le clergé bénéficiaient d'une législation spécifique (les nobles étaient par exemple affranchis du paiement de l'impôt).
  • une mobilité sociale potentielle alors que la société d'Ordres de l'Ancien Régime impliquait une hérédité sociale quasi totale. Par exemple, les chefs militaires étaient nécessairement issus de la noblesse.
  • une forte aspiration des individus à l'égalité.
Toutefois, l'égalisation des conditions n'implique pas pour autant la disparition de fait des différentes formes d'inégalités de nature économique ou sociale. Selon Tocqueville, le principe démocratique entraîne chez les individus « une sorte d'égalité imaginaire en dépit de l'inégalité réelle de leur condition ».
La tendance à l'égalisation des conditions qu'il considère comme inéluctable présente à ses yeux un danger. Il constate que ce processus s'accompagne d'une montée de l'individualisme (« repli sur soi ») ce qui contribue d'une part à affaiblir la cohésion sociale et d'autre part incite l'individu à se soumettre à la volonté du plus grand nombre.
À partir de ce constat, il se demande si ce progrès de l'égalité est compatible avec l'autre principe fondamental de la démocratie : l'exercice de la liberté, c'est-à-dire la capacité de résistance de l'individu à l'égard du pouvoir politique.
Égalité et liberté semblent en fait s'opposer puisque l'individu tend de plus en plus à déléguer son pouvoir souverain à une autorité despotique et par conséquent à ne plus user de sa liberté politique : « l'individualisme est un sentiment réfléchi qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables de telle sorte que, après s'être créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle même ».
Selon Tocqueville, une des solutions pour dépasser ce paradoxe, tout en respectant ces deux principes fondateurs de la démocratie, réside dans la restauration des corps institutionnels intermédiaires qui occupaient une place centrale dans l'Ancien Régime (associationss politiques et civiles, corporations, etc.). Seules ces instances qui incitent à un renforcement des liens sociaux, peuvent permettre à l'individu isolé face au pouvoir d'État d'exprimer sa liberté et ainsi de résister à ce que Tocqueville nomme « l'empire moral des majorités ».

Révolution française : rupture ou continuité institutionnelle ?

Dans son ouvrage L'Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville montre que la Révolution de 1789 ne constitue nullement une rupture dans l'Histoire de France. Selon lui, l'Ancien Régime s'inscrit déjà dans le processus d'égalisation des conditions qui s'explique par deux évolutions complémentaires :
  • d'une part, sur le plan institutionnel, la France pré-révolutionnaire est marquée par la remise en cause progressive du pouvoir de la noblesse par l'État (on assiste par exemple à un accroissement du pouvoir des intendants aux dépens des Seigneurs). Cependant, son étude sur les intendants ne se base que sur la généralité de Tours, proche de Paris et fidèle au pouvoir royal. Cette idée de centralisation avec l'intendance doit être nuancée. (cf. travaux d'Emmanuelli notamment).
  • d'autre part, sur le plan des valeurs, Tocqueville rend compte de la montée de l'individualisme sociologique qui place l'individu-citoyen et avec lui le concept d'égalité au centre des préoccupations morales et politiques (Jean-Jacques Rousseau : Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes).
Tocqueville soulève aussi le problème de la bourgeoisie qui est devenue l'égale de la noblesse: aisée, cultivée et adulant les mêmes auteurs, alors même que des institutions fondées sur une tradition obsolètes la maintiennent dans un statut inférieur. Tocqueville observe ainsi que l'Ancien Régime au moment de sa chute est la société la plus démocratique d'Europe, dans ce sens que c'est là que l'égalité des conditions y est le plus atteinte mais la moins libéré politiquement: la France est le pays où les bourgeois sont le plus semblables aux nobles et les plus séparés par des barrières politiques.
C'est la convergence de ces deux logiques qui rend de plus en plus inacceptable l'inégalité des conditions : « le désir d'égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l'égalité est plus grande ».
Il en conclut que le progrès de l'égalité et non l'inverse a précédé la Révolution ; il en est une des causes et non une de ces conséquences : « tout ce que la Révolution a fait, se fût fait, je n'en doute pas, sans elle ; elle n'a été qu'un procédé violent et rapide à l'aide duquel on a adapté l'état politique à l'état social, les faits aux idées, les lois aux mœurs ». Il pense par un raisonnement similaire que c'est la prospérité qui pave la route des grandes révolutions, les misères ne générant que des émeutes.

Le changement social selon Tocqueville

Pour Tocqueville, le changement social résulte de l'aspiration à l'égalité des hommes.
Pour lui, si l'humanité doit choisir entre la liberté et l'égalité, elle tranchera toujours en faveur de la seconde, même au prix d'une certaine coercition, du moment que la puissance publique assure le minimum requis de niveau de vie et de sécurité.
L'enjeu, toujours d'actualité, est l'adéquation entre cette double revendication de liberté et d'égalité : « les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d'elles que l'égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères ».
Pour Tocqueville, la société démocratique caractérisée par l'égalité des conditions est l'aboutissement du changement social.

L'effet Tocqueville

Tocqueville remarque que le fait de satisfaire à des besoins peut engendrer de l'insatisfaction, car cela légitime des attentes encore plus élevées. Les avantages acquis sont tenus pour allant de soi et cessent d’être une source de satisfaction, tandis qu'apparaissent des aspirations impossibles à satisfaire :
Le mal qu'on souffrait patiemment comme inévitable semble insupportable dès qu'on conçoit l'idée de s'y soustraire. Tout ce qu'on ôte alors des abus semble mieux découvrir ce qui en reste et en rend le sentiment plus cuisant : le mal est devenu moindre, il est vrai, mais la sensibilité est plus vive. (Tocqueville, L'ancien régime)
Cela sera théorisé plus tard en sociologie avec la théorie de la frustration relative (theory of rising expectations).

Tocqueville philosophe politique

Puisqu’il faut bien, dit Tocqueville, « que l’autorité se rencontre quelque part » (postulat de base de toute la philosophie politique), alors l’intérêt bien entendu (utilitarisme audible dans toute la pensée politique moderne) et les lumières ou « bon sens de tous » (sens commun adopté par la plupart des philosophes) s’accordent autour d’« idées communes » ou « principales », baptisées « conviction commune » ou « raison générale » par François Guizot. Cela constitue un corps social (organisation ou morphologie politique) dont les membres acceptent des croyances reçues et partagées sans examen (chose inévitable enseigne la sociologie de la connaissance). 








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