L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.
Alexis de Tocqueville (1805-1859) et son père Hervé (1772-1856)
Libéral et démocrate avant l’heure, Tocqueville s’intéresse à
l’évolution de la société française. La démocratie étant inexorable,
celui qui est à la fois sociologue, philosophe et penseur politique met
en garde contre le despotisme égalitaire.
Annexé par la droite comme un des principaux maîtres à penser du libéralisme, l'auteur de " la démocratie en Amérique
", s'il était un adversaire du socialisme, a quand même fondé un
mouvement de la jeune gauche.
Tocqueville (1805-1859), malgré ses
origines familiales ultraroyalistes, est avant tout un philosophe de
l'égalité et de la démocratie. Il a foi dans le progrès de
l'égalité entre les êtres humains. Quand il a voulu entrer en
politique, Tocqueville a créé la Jeune gauche en 1847, une organisation
voulant réduire la pauvreté. Il faut se souvenir que la fin
des années 40 voit la France traverser une grave crise économique.
Nous sommes au début de la révolution industrielle et la question
sociale se pose de manière tendue. Pour réduire la pauvreté,
Tocqueville et ses amis préconisent une intervention de l'Etat par
l'impôt progressif). Ministre des Affaires Etrangères sous la Deuxième
république, Tocqueville retourne à ses écrits avec
l'Empire. La gauche préexisant au socialisme, on peut que dire que
le libéralisme de Tocqueville est avant tout un libéral au sens du XIXe
siècle au sens où il s'oppose au conservatisme. Il
s'agit d'une pensée éclairée, et dans le cas de Tocqueville,
sociale., C'est ainsi qu'il étudie dans les dernières années de sa vie,
l'industrie et montrer qu'elle a suscité l'apparition d'une
"aristocratie" plus dure que l'aristocratie traditionnelle. Dans le
combat contra la pauvreté et pour l'égalité, il est partisan de la
réglementation. Pour cela, l'Etat doit disposer de moyens :
l'impôt doit exister et être progressif. C'est la méfiance de
Tocqueville envers l'état et la tyrannie de la majorité qui a conduit
les libéraux d'aujourd'hui à en faire un de leurs auteurs de
référence, c'est oublier certains de ses écrits. Pour lui, la
liberté des citoyens était une donnée fondamentale car elle leur
permettait de s'organiser et de défendre leurs intérêts et de faire
vivre la démocratie. Mais, il voit dans l'individualisme un danger
pour la démocratie. C'est dire la modernité de sa pensée.
Ainsi, et à l'exception notable de Sismondi, le paupérisme pose un
défi majeur au libéralisme : ce ne sont plus les marges seulement de la
société qui sont contaminées, mais son coeur même.
Comment concilier les exigences de la société industrielle et
celles de la liberté ?
C'est le défi que Tocqueville va relever.
Keslassy montre une réalité contre laquelle nous ne saurions aller
: Tocqueville, libéral politique, ne saurait être considéré comme un
libéral économique. Tocqueville n'abonde pas dans le sens
des réflexions de Say sur l'industrie ou sur la pauvreté. Il ne
partage pas son crédo quant à la loi des débouchés. Il ne fait pas
confiance aux fluctuations naturelles du marché. Non seulement
il ne nie pas la possibilité de crises, mais il les croit même
"endémiques". Il préconise la solidarité plutôt que l'individualisme
économique.
L'influence littéraire majeure de Tocqueville est exercée par le traité d'Economie politique chrétienne
de Villeneuve-Bargemont (15). Ce dernier voit dans l'industrialisation
une
"féodalité nouvelle" plus dure et plus despotique que l'ancienne
féodalité fondée sur l'aristocratie foncière. Villeneuve constate que le
paupérisme a pris naissance en Angleterre, partie de
Ricardo (16). Il reproche aux représentants de l'école classique
de trop circonscrire l'objet de leurs recherches : l'économie politique
n'a pas résolu le problème d'une équitable distribution.
(17) Néanmoins, l'auteur rejoint les classiques dans leur
dénonciation des poor laws, et affirme par ailleurs que les inégalités
sont naturelles. Villeneuve voit la source de tous les maux dans
le fait que la société humaine s'est trouvée hors des voies
tracées par la Providence. A la suite de l'extension indéfinie de
l'industrie, les maux partiels produits de tout temps par l'égoïsme
se sont étendus et généralisés. Mais, au-delà, le paupérisme
représente la colère divine. Villeneuve a une vision providentialiste pessimiste, que l'on peut rapprocher de la vision
providentialiste optimiste d'un Burke. C'est donc
l'introduction du christianisme qui pourrait le mieux apaiser les
souffrances humaines. La religion écarte ses principales causes (la
démoralisation), mais en plus elle multiplie les moyens de
secourir la misère. Conclusion logique : le manque de pratique
religieuse explique principalement l'indigence des masses.
Villeneuve prône donc la charité, le travail, la modération des
besoins. Il relève un paradoxe : à cause de leurs bas salaires, les
ouvriers ne peuvent acquérir les nouveaux produits qu'ils
contribuent à mettre sur le marché. L'Etat doit donc garantir un
salaire minimal. L'intervention de l'Etat doit également s'étendre à
l'organisation de l'instruction morale et religieuse,
donnée gratuitement avec obligation d'en profiter, pour restituer
les sentiments religieux et les habitudes de tempérance. Villeneuve
déplore enfin la dégradation morale des ouvriers,
stigmatise le pauvre. A contrario, Tocqueville, lui, ne considère
jamais que la déchéance morale de l'ouvrier puisse être à l'origine de
sa misère.
Sur les trois causes principales d'indigence que
Villeneuve-Bargemont dénombre (immoralité du peuple, développement du
monde industriel et mauvaise politique philantropique), Tocqueville
rejoint complètement le penseur chrétien sur les deux derniers
points.
Keslassy relève également l'influence non négligeable que Vauban a
sur Tocqueville (18) : ils préconisent tous deux une fiscalité pesant
moins lourdement sur les moins nantis et une taxation
proportionnelle aux revenus, dans un souci d'efficacité.
Quel est le cadre intellectuel de Tocqueville ? Celui-ci, que son
histoire familiale pousse à craindre les foules, explique que le
principe inégalitaire se justifie uniquement par une ascension
toujours possible. S'il condamne l'aristocratie française, c'est
avant tout pour son enfermement. Il est en cela un précurseur de l'école
italienne, et singulièrement de R. Michels. C'est un
aristocrate agraire rallié à la démocratie. Sa seule vraie
conviction positive, c'est la volonté d'oeuvrer pour la liberté en
défendant les résultats de la Révolution. Il défend ainsi, sans
cesse, toutes les libertés : de presse, d'association, de culte.
Les Etats-Unis
Dans son premier ouvrage, Du système pénitentiaire aux Etats-Unis et de son application en France, de 1833,
Tocqueville pense que "les fluctuations de l'industrie appellent, quand
elle prospère, un grand nombre d'ouvriers qui, dans ses moments de crise, manquent d'ouvrage".
Par conséquent, l'une des raisons de l'indigence de masse est le manque
de débouché des biens
industriels. C'est l'exact contre-pied de la loi de Say que prend
Tocqueville. Il ne croit pas qu'il soit possible d'établir un rapport
fixe entre la production et la consommation.
Mais Tocqueville dénonce aussi la charité légale dans cet ouvrage : il accuse les maisons de charité (alms houses ou poor houses) d'accueillir à la fois les indigents qui ne
peuvent pas, et ceux qui ne veulent pas, gagner leur vie en travaillant.
L'Angleterre, Manchester et l'Irlande
C'est après son premier voyage en Angleterre, en 1833, que
Tocqueville abandonne cette thèse moraliste : il dénonce à nouveau la
charité légale, mais c'est l'existence d'un droit du pauvre sur
l'Etat qui explique la mauvaise régulation morale due à
l'existence des poor laws ; elles imposent la dégradation morale des pauvres. C'est après ce premier voyage qu'il rédige son
Mémoire sur le paupérisme, en 1835. Il y relève un curieux paradoxe :
"les
pays qui paraissent les plus misérables sont ceux qui, en réalité,
comptent le moins d'indigents, et chez
les peuples dont vous admirez l'opulence, une partie de la
population est obligée pour vivre d'avoir recours aux dons de l'autre"
(19).
Il oppose à la pauvreté de la péninsule ibérique, à
peine visible parce qu'intégrée, la pauvreté anglaise qui se
propage à côté de l'opulence. Plus une société s'enrichit et plus elle
produit nécessairement de la pauvreté. Or, peut s'observer un
véritable progrès social et économique. Comment Tocqueville
explique-t-il ce paradoxe ?
Il part de l'état primitif de la société dans lequel les hommes,
sauvages, nomades et chasseurs, se contentent de peu. Il prend l'exemple
célèbre des Indiens d'Amérique pour justifier son
propos. Ils sont en situation d'affiliation sociale, dans la
mesure où ils sont intégrés à un réseau de sociabilité très fort. La
pauvreté ne peut pas exister, dit Tocqueville, quand il y a
pauvreté des désirs : les inégalités sont alors inexistantes.
Par la suite, l'humanité, passant d'une économie de subsistance à
une économie de production, va connaître un premier mouvement de
différenciation entre les hommes, mouvement qui va produire de
l'inégalité. (20) De la propriété foncière naissante,
l'aristocratie voit le jour. Ces propriétaires fonciers parviennent à
dégager un surplus, et ce superflu est un signe ostentatoire qui
distingue les individus et se transmet aux enfants. Ce n'est que
par la suite, avec la diversification de cette aisance dans tout le
corps social, qu'un sentiment de frustration se fera jour,
provoquant l'augmentation du palier de la misère. Des individus
vont alors se trouver en situation de possible désaffiliation sociale.
Pour satisfaire ces nouveaux besoins auxquels la culture
de la terre ne peut pas suffire, une portion de la population
quitte chaque année les travaux des champs pour s'adonner à l'industrie.
Or l'extension du paupérisme est directement liée à
l'augmentation de ceux qui composent la classe industrielle.
Tocqueville avance ici le concept de paupérisation relative : les besoins toujours plus nombreux bénéficient à tous ; mais
la classe industrielle en bénéficie relativement moins que les gens aisés.
A l'opposé des économistes libéraux, Tocqueville pense qu'il est
sans effet d'exciter la convoitise des pauvres, pour tenter de remédier à
l'indigence de masse. Le contraste éclatant des
niveaux de vie pourrait pousser les classes inférieures à une
révolte amenant violemment la fin de l'aristocratie. C'est cela la
principale hantise de Tocqueville. L'amour pour l'égalité pousse
les gens vers la "frustration relative" : plus l'égalité progresse
objectivement, et plus l'inégalité résiduelle est ressentie comme
insupportable. En fait Tocqueville, qui part d'une même
observation que Smith (c'est l'envie qui fonde le désir
d'acquisition), arrive à une conclusion opposée : cette course au
bien-être ne permet pas l'hamonie, mais plutôt le chaos.
Le paupérisme n'a pas pour origine les égarements moraux des
ouvriers et des pauvres. Il provient, nous dit Tocqueville, de
l'accroissement des besoins issus du développement de la
civilisation. Ce faisant, les pauvres ne sauraient être considérés
comme les responsables uniques de leurs conditions, dans la mesure où
celles-ci résultent largement des indéterminations du
marché. Il dit ainsi, dans le Second Mémoire sur le paupérisme (1837), qu'il y a des malheurs sur lesquels les ouvriers "ne peuvent rien".
Tocqueville, et c'est encore une différence avec les auteurs
libéraux, regrette que l'agriculture doive céder sa place à l'industrie
dans le processus de production. Il dénonce la concentration
de la propriété foncière et l'exode rural. L'aristocratie anglaise
tout particulièrement, est en danger dans la mesure où Tocqueville
s'aperçoit que seuls les riches peuvent accéder à la
propriété territoriale. L'élévation sociale est bloquée par la
concentration foncière. Mais les pauvres, dussent-ils bénéficicer d'un
remembrement foncier, auraient-ils de quoi acheter ces
futures petites terres ?
C'est à Manchester que Tocqueville observe, avec horreur, les
méfaits de l'industrialisation naissante. Les industriels locaux se
servent de la main d'oeuvre bon marché venue d'Irlande pour
faire baisser les salaires de tous les ouvriers anglais. Les
travailleurs irlandais n'ont aucune formation et acceptent donc de bas
salaires. Ils permettent par là la baisse de l'ensemble des
salaires. Cette démonstration nous semble toutefois un peu vague :
si le nombre de travailleurs peu payés augmente, le salaire moyen
baisse, c'est entendu. Mais cela ne saurait provoquer, sans
un autre facteur, la baisse de l'ensemble des salaires. Quoi qu'il
en soit, Tocqueville, en compagnie du docteur Kay, visite les lieux de
misère de Manchester, puis de l'Irlande. Là, il pense
que les propriétaires terriens pressurent le plus possible la
population paysanne, afin de pouvoir encore mieux la contraindre à
accepter des salaires de misère. Keslassy montre, à juste titre,
que Tocqueville reproche d'abord et avant tout à l'arstocratie
irlandaise de ne pas être du tout conforme à l'image qu'il se fait de
l'exemplarité de l'aristocratie.
D'ailleurs Tocqueville déplore souvent, essentiellement dans la seconde Démocratie en Amérique,
le déclin de l'agriculture, qui se modernise moins rapidement que
l'industrie. Cette
dernière représente tout au contraire une nouvelle féodalité, dans
la mesure où le monde industriel est le seul, dans une société
démocratique, où peut encore proliférer l'aristocratie.
Tocqueville méprise ce capitalisme qui est une nouvelle forme
d'asservissement, qui reproduit la structure du pouvoir aristocratique :
deux mondes qui s'ignorent et se détestent, des
privilégiés qui le resteront, une quasi lutte des classes. Il va
même jusqu'à fustiger le caractère aliénant de la division du travail :
en elle, "l'homme se dégrade à mesure que l'ouvrier
se perfectionne" (21). Il craint qu'elle s'étende et qu'elle
finisse par empêcher les travailleurs d'accomplir leurs obligations de
citoyens (22).
Le paupérisme est à l'origine d'une désocialisation qui doit être prise en charge. Tocqueville prône l'association,
qui permet de multiplier les contacts entre les individus. C'est le
moyen de lutter contre le materalisme et l'individualisme,
c'est-à-dire contre la séparation produite par l'égalité des conditions.
Tocqueville propose alors la création de colonies agricoles,
notamment sur le système de l'Etat de New York. L'Etat, propriétaire des
terres, les met à disposition des pauvres -- ce qui diminue
d'autant les charges du Trésor public nécessaires à l'entretien
des pauvres. Mais Tocqueville ne mesure pas vraiment la tragédie que
cette solution impose : le déplacement des populations.
C'est pourquoi il se penche sur la charité privée.
Quelles sont ses qualités ? Elle est aléatoire, et n'installe donc pas
le pauvre dans une dépendance à l'égard de l'Etat. Elle permet
de renforcer ou de créer un lien social entre le riche et le
pauvre : le premier se préoccupe du pauvre par compassion ou par devoir
religieux ; le second se sent alors dans l'obligation de se
montrer reconnaissant. Mais la charité privée a des faiblesses :
elle est incapable de contrecarrer le paupérisme, qui est un phénomène
collectif.
C'est pourquoi Tocqueville prône "l'association des personnes charitables", qui, "en régularisant les secours, pourrait donner à la bienfaisance individuelle plus d'activité et de
puissance". Ces associations auraient pour objectif de
réduire la pauvreté locale à partir des ressources financières locales,
elles mèneraient des actions directes pour les invalides et
donneraient du travail aux pauvres valides. Elles prendraient la
forme de sociétés de secours mutuel auto-organisées. Le pauvre n'y
aurait aucun droit au secours, la base de l'association étant
le volontariat. Le pauvre ne serait donc pas victime de la
dépravation, et le riche ne supporterait pas un impôt dirimant.
Tocqueville croit d'autant plus à la réussite d'un tel système que les
pauvres eux-mêmes y participeraient et qu'il présenterait le
bénéfice essentiel de responsabiliser les indigents. Ces associations
auraient toute lattitude pour refuser de renouveler leurs
aides si elles considéraient qu'elles ont été mal utilisées. La
répression du mendiant serait dès lors légitime, puisqu'elle
signifierait qu'il n'a pas eu le désir de changer sa condition.
Tocqueville étudie ensuite la charité légale. Aucune
autre solution ne peut apparaître aussi belle et grande que celle qui
consiste à faire peser sur la société le soulagement de ses
membres les plus démunis. Mais elle n'est pas sans danger. La loi
sur les pauvres entraîne la démoralisation sociale, c'est-à-dire
l'abaissement des pauvres. L'homme est naturellement oisif,
dit Tocqueville. Si, finalement, il se met à travailler, c'est
soit pour s'assurer les plus élémentaires besoins de l'existence, soit
pour améliorer ses conditions de vie. Le premier motif, le
plus stimulant, est rapidement effacé par l'assistance légale et
durable. L'individu qui bénéficie des secours publics n'a plus d'intérêt
à sortir de sa condition d'assisté puisque l'essentiel
lui est assuré. Tocqueville ne tombe pas dans l'illusion qui
consiste à croire que l'Etat peut distribuer des secours selon les
causes qui ont provoqué le besoin :
"les lois auront déclaré
que la misère innocente sera seule secourue ; la pratique viendra au secours de toutes les misères" (23).
Il ne croit pas plus que remettre au travail de force les pauvres
valides soit une solution réaliste : aurons-nous toujours du travail à
donner ? A terme, l'absence de rentabilité de ces
activités ne va-t-elle pas replacer les pauvres dans une situation
plus précaire ? La distribution géographique du travail est-elle en
adéquation avec l'emplacement de la population sans emploi
? Bien sûr que non. L'indigent prendra l'habitude de recevoir un
revenu systématique, qu'il considérera avec le temps comme un droit
acquis. Il perdra ainsi ce qui lui reste de dignité, et ne
comprendra pas que cette aide puisse lui être retirée. La
bienfaisance légale n'a pas la propriété de créer un lien de
reconnaissance entre les classes sociales. La charité légale entraîne
inéluctablement la disparition de la charité privée (les riches ne
se sentant plus dans l'obligation de secourir le pauvre), ce qui
détruit la seule possibilité de relation entre le riche et le
pauvre. Par ailleurs, puisque le pauvre doit rester dans sa
paroisse à attendre la prochaine distribution de secours, la loi sur les
pauvres contient aussi une grave détérioration de la liberté
de déplacement de ceux-ci. Mais entendons nous-bien : comme
Keslassy le souligne fort bien, Tocqueville met l'accent sur les effets
pervers de la protection sociale ; pas sur les effets
bénéfiques de l'absence de celle-ci.
Tocqueville se bat donc pour la division de la propriété foncière,
parce qu'il pense qu'outre ses avantages intrinsèques, il s'agit de la
seule alternative à une économie fondée sur une
industrie génératrice de paupérisme et synonyme de désordre. Il
pense que la petite propriété est économiquement au moins aussi rentable
que la grande, mais qu'elle est en plus avantageuse
socialement car elle favorise la création des classes moyennes.
Cette catégorie sociale est l'élément stabilisateur par excellence.
Dans le même ordre d'idées, Tocqueville prône la division de la
propriété industrielle. Ceci permet de responsabiliser l'ouvrier, qui
entre dans le capital de la firme dans laquelle il
travaille. Tocqueville est donc favorable aux coopératives
ouvrières et aux sociétés par actions. L'association ouvrière n'est pas
seulement une institution d'assistance, comme chez Fourier et
surtout Owen, mais au surplus un moyen pour les ouvriers de
s'affranchir du salariat. Néanmoins, cette solution paraît prématurée à
Tocqueville. Il envisage donc un autre remède : le
développement de l'épargne des classes laborieuses. L'épargne est
la concrétisation d'une vertu : la prévoyance. Elle a les mêmes effets
positifs que la propriété. Elle intéresse le peuple à la
stabilité publique. Il montre l'exemple de Félix de Viville à
Metz, qui a lié économiquement les caisses d'épargne et les monts de
piété.
Une troisième voie ?
Tocqueville pense que la démocratie est l'avenir. Pas un avenir
seulement politique, mais aussi social : l'égalité des conditions. Il
s'agit d'un principe dynamique qui est responsable du
passage de l'aristocratie à la démocratie. C'est une équivalence
de statut qui permet de mieux accepter les inégalités matérielles.
Certes, il existe toujours un maître et un esclave, mais la
place devient interchangeable. Et si l'un continue de servir
l'autre, c'est uniquement en vertu de la seule légitimité possible en
démocratie : le contrat. Ainsi l'égalité des conditions est
l'antithèse de la société aristocratique et non pas de la société
matériellement inégalitaire de l'époque moderne. Car le principe de
mobilité sociale n'est pas applicable à l'industrie. En
d'autres termes, l'industrie est une verrue, une anomalie : elle
accroît les inégalités dans une société démocratique égalitaire. Si la
démocratie favorise l'industrie, celle-ci pourrait être
le fossoyeur de celle-là : par un chemin détourné, l'industrie
ramène les hommes à l'aristocratie. C'est pourquoi Tocqueville, grâce
aux Annales de la Charité, promeut un catholicisme
social qui veut lutter contre les velléités révolutionnaires qui
someillent de moins en moins en France. Une fois député, il fonde avec
quelques amis (Dufaure, Rivet, Corcelle,..) un nouveau
parti, la jeune gauche. Quel est leur programme ? Il consiste à
assurer aux pauvres l'égalité légale et tout le bien-être qui soient
compatibles avec l'existence légale du droit de propriété et
l'inégalité des conditions qui en découle. C'est pour sauver ce
droit de propriété, mis en danger par les mouvements de foules, que la
jeune gauche prône ces réformes en faveur des classes
populaires.
C'est en rédigeant le programme de la jeune gauche que Tocqueville
découvre en profondeur les écrits socialistes. S'il désapprouve
radicalement l'idée de transformer l'organisation politique et
sociale, il dira, au regard notamment des thèses de Considérant,
qu'il approuve le but fixé par les socialistes : remédier à la misère.
Il est en revanche bien plus influencé par le programme
concret d'un Louis Blanc (coopératives ouvrières de production et
ateliers sociaux). Mais il trouve au socialisme un défaut majeur : il
conduit à la négation du droit de propriété. Or, la
sauvegarde de ce droit est fondamentale car elle est un moyen
essentiel pour responsabiliser l'individu et assurer sa sécurité en cas
de mauvais coup de fortune. Par ailleurs, et conjointement,
la théorie égalitariste portée par le socialisme entraîne la
négation de la liberté :
"la démocratie et le socialisme ne se tiennent que par un mot, l'égalité ; mais remarquez la différence
: la démocratie veut l'égalité dans la liberté, et le socialisme veut l'égalité dans la servitude"
(24).
Il s'oppose donc au droit au travail, dans la mesure où, si
l'Etat emploie tous les
chômeurs, il ne pourra plus refuser aucun travailleur ; dès lors,
selon Tocqueville, il ne faudra pas longtemps pour que l'Etat devienne
l'unique propriétaire des moyens de production.
Mais Tocqueville est-il, à l'aune de son opposition au socialisme,
un partisan des thèses économiques libérales ? Il est permis d'en
douter avec Keslassy. Tocqueville sollicite en effet
l'intervention de l'Etat sur le plan de la charité ; plutôt qu'un
droit au travail, il préfère en effet accorder un droit à l'assistance.
Il accepte l'introduction d'une charité régulière, et
pense donc que l'Etat a un rôle à jouer sur le plan social,
notamment pour aider les invalides. Il prône un Etat qui intervient
ponctuellement et en des espaces bien délimités. C'est seulement
lorsque le système d'aide publique a un caractère régulier et
permanent qu'il est néfaste.
D'autre part, Tocqueville pense que l'Etat doit prioritairement
intervenir dans le monde industriel car, à ses yeux, c'est là qu'il s'y
rencontre les inégalités les plus criantes.Il
réclame
l'intervention du législateur pour relever (ou au moins maintenir)
les salaires des ouvriers industriels. En effet, comment les ouvriers
pourraient-il épargner et accéder à la classe moyenne
sans argent ? Il ne pense pas que les ouvriers atteindront
naturellement la classe moyenne, par l'accroissement de leur bien-être,
comme le président Say, Chevalier, ou Nassau.
Tocqueville pense surtout que les inégalités sont le résultat d'un
long processus historique : il est par conséquent dubitatif devant
l'idée d'un ordre naturel que défendent les économistes
libéraux français de l'époque (25). Il pense que le marché ne peut
aboutir, seul, à l'harmonie que décrit Bastiat. Il a en effet en tête
les conflits entre les riches et les pauvres, qu'il
perçoit dans le monde industriel. Il est en cela aux antipodes de
Constant. Ce dernier veut en effet favoriser la bourgeoisie industrielle
et commerçante, car elle lui semble être une garantie
contre un retour au despotisme. Il réclame le libre jeu de la
concurrence pour régler le niveau des salaires. Alors que Constant pense
que le libéralisme politique préfigure le libéralisme
économique, Tocqueville pense au contraire que la liberté
politique est une fin en soi et qu'elle ne saurait être assimilée au
libéralisme dans l'ordre économique. Plus fondamentalement, il ne
pense pas que l'intérêt individuel soit un rempart suffisant
contre la montée de l'Etat. Bien au contraire, le repli de l'individu
sur soi est, pour Tocqueville, la porte ouverte à l'emprise
croissante de l'Etat. Il se positionne donc contre la loi le
Chapelier, et veut placer des corps intermédiaires entre l'individu et
l'Etat. Il se situe lui-même à égale distance entre
l'individualisme et l'étatisme.
C'est donc à tort, nous dit Keslassy, que Tocqueville est
considéré comme un chantre de la société libérale -- il faut aussitôt
préciser qu'il ne peut s'agir que de son libéralisme politique et
non d'un quelconque libéralisme économique. Hayek tout
particulièrement; dans la Route de la servitude, affirme que
Tocqueville est un libéral complet, y compris donc sur le plan
économique. Pourtant, l'oeuvre entière de Tocqueville a toujours
eu pour objectif de parvenir à concilier liberté et égalité.
Pour notre part, nous partageons l'analyse de Keslassy sur ce
point : il est tout à fait abusif de faire de l'auteur de la Démocratie en Amérique
un laudateur du libéralisme
économique, un ancêtre de Madelin. En revanche, l'auteur est
beaucoup moins convaincant quand il tente d'en faire un aieul de Shröder
ou de Blair. Vouloir faire de Tocqueville un précurseur de
la "troisième voie" nous semble aussi vain que la chimère
consistant à faire de lui un "libéral avancé" avant l'heure. Tocqueville
est plutôt un conservateur social on ne peut plus classique.
Il est plus antibourgeois qu'aristocrate. Son libéralisme
(politique) n'est pas dicté par le goût, mais par la nécessité, un peu
comme Stendhal et Balzac. A vouloir à tout prix en faire un
précurseur, il nous semble qu'il faut voir en lui le précurseur de
Bismarck : en France ou en Angleterre chez Tocqueville, comme dans la
république de Weimar, les deux fustigent le monde
industriel non par amour des ouvriers, mais par peur d'une
révolution. C'est en effet pour faire taire toutes les velléités
socialistes que le chancelier promulgue ses lois sociales.
Tocqueville est fondamentalement un obsédé de l'ordre. C'est en
cela qu'il est très conservateur, à des lieux d'économistes libéraux
tutoyant l'anachisme (Dunoyer, Comte, Molinari). Son
conservatisme social ne sera dépassé que par un Napoléon III.
Source Catallaxia
15 : Vicomte Alban de Villeneuve-Bargemont, Economie politique chrétienne, 1834.
16 : Et non de Smith qui est Ecossais.
17 : Nous ne pouvons suivre l'auteur sur ce point : l'utilitarisme
de Bentham, rejoint plus tard par celui de Stuart Mill, et qui sera
prolongé au XXe siècle par les travaux de Pareto, tente de
résoudre ce problème de l'équitable distribution.
18 : Vauban, Projet d'une dîme royale qui supprimerait la taille, 1707.
19 : Mémoire sur le paupérisme, in Mélanges, Oeuvres complètes, XVI, p.117.
20 : Un paradigme plus explicite, nous semble-t-il, consiste à distinguer le temps de l'homo agricola du temps de l'homo faber. C'est l'homo faber, l'homme façonnant
son environnement et non plus le subissant, qui explique l'avènement de la propriété.
21 : Tocqueville, Oeuvres complètes, I, 2, p.165.
22 : C'est sur ce point, rarement ou jamais évoqué, et sur ce point
seul, que se manifeste vraiment la raison pour laquelle Tocqueville doit
être vu comme un libéral politique et non économique.
Il ne craint pas l'exploitation des travailleurs en soi, comme Engels, mais sa conséquence
: le désordre, la révolte. C'est ce qui explique également que
Tocqueville redoute
l'industrie : la classe ouvrière ne reçoit pas les secours qu'elle
recevait dans le monde rural. L'aristocratie industrielle est donc plus
cruelle que l'aristocratie foncière. Tocqueville se
cantonne-t-il à cela ? Non, il souligne surtout qu'une telle
situation est grosse de révoltes futures. Ce n'est jamais par
misérabilisme que Tocqueville analyse si durement le monde industriel,
mais parce qu'il craint véritablement les désordres qu'il pourrait
causer.
23 : Tocqueville, Oeuvres complètes, XIV, p. 130
24: Ibid, I, p.1147.
25 : Cette philosophie thomiste est explicite chez Say, Comte ou
Dunoyer. Elle l'est tout autant, de nos jours, chez Rothbard. Mais elle
n'est pas toute la pensée libérale de l'époque : il y a un
courant contractualiste, de type lockéen, qui existe déjà chez les
libéraux.
Le libéralisme de Tocqueville à l'épreuve du paupérisme,
par Eric Keslassy.
Coll. Ouverture Philosophique, L'Harmattan, 2000.
La critique ou la "vérité"
En détournant Tocqueville, Eric Keslassy fait passer un certain nombre de thèses à fort relent marxiste-léniniste
Extrait
: Certes, Tocqueville n’est pas un pur libéral au sens classique.
Contrairement à Bastiat, les questions économiques l’intéressent peu. De
là à en faire un quasi-socialiste ! Et pour dissiper tout malentendu,
voici ce que Tocqueville écrivait à
propos de l’Angleterre, dans son premier mémoire sur le paupérisme, en
1835. Tocqueville se demandait : « Au mal du paupérisme aujourd’hui
endémique dans les sociétés modernes, quel remède apporter ? » Il
répondait : « L’Angleterre a cru le trouver dans la charité publique et
elle a établi la taxe des pauvres. Le remède a été égal au mal s’il n’a
pas même été pire que le mal. » Et il ajoutait : « Toute mesure qui
fonde la charité sur une base permanente et qui lui donne une forme
administrative crée une classe oisive et paresseuse, vivant aux dépens
de la classe industrielle et travaillante (…). Je suis profondément
convaincu que tout système régulier, permanent, administratif dont le
but sera de pourvoir aux besoins du pauvre, fera naître plus de misères
qu’il n’en peut guérir, dépravera la population qu’il veut secourir et
consoler, réduira avec le temps les riches à n’être que les fermiers des
pauvres, tarira les sources de l’épargne, arrêtera l’accumulation des
capitaux, comprimera l’essor du commerce, engourdira l’activité et
l’industrie humaines et finira par amener une révolution violente dans
l’État, lorsque le nombre de ceux qui reçoivent l’aumône sera devenu
presque aussi grand que le nombre de ceux qui la donnent » (Mémoire sur
le paupérisme,1835).
Source: Fb - Damien Theillier
Le sociologue Eric Keslassy fait partie
de ces auteurs de référence qu’on trouve dans la plupart des manuels de
sciences économiques et sociales. A l’instar d’un Denis Clerc, fondateur
d’Alternatives Economiques, Eric Keslassy passe pour être un auteur «
non partisan », entendez par là : anti-libéral, c’est-à-dire «
bien-pensant ». Eric Keslassy est un universitaire, « spécialiste » de
Tocqueville. Mais alors que Tocqueville ne cesse de dénoncer les excès
de l’égalitarisme et la possible dérive de la démocratie vers une forme
de despotisme doux : l’étatisme, Eric Keslassy réussit le tour de force
de présenter Tocqueville comme un prophète de la social-démocratie, un
précurseur de la discrimination positive et de la redistribution. Joli
tour de passe-passe qui ne trompe que les fervents lecteurs
d’Alternatives Economiques, un journal « non partisan ».
Mais Eric Keslassy ne se contente pas de
détourner Tocqueville à des fins idéologiques, sous couvert d’une
pseudo-neutralité, il fait passer comme évidentes un certain nombre de
thèses à fort relent marxiste-léniniste. Telle est la « stratégie du toc
».
Pour bien comprendre la « stratégie du toc », ouvrons Démocratie et égalité (2003), souvent
donné à lire aux élèves par des professeurs très bien pensants et
regardons-y de plus près. Destiné aux lycéens et aux étudiants, chaque
chapitre de ce court ouvrage s’efforce de répondre à une question
concernant les liens entre démocratie et égalité. Qu’est-ce que la
démocratie ? La démocratie peut-elle concilier égalité de droit et
égalité de fait, liberté et égalité ? Permet-elle la mobilité sociale ?
Se traduit-elle par plus de justice sociale ? Présenté comme une
synthèse des différents points de vue sur la démocratie et l’égalité, le
livre est en réalité fondé un certain nombre de présupposés ou de
postulats philosophiques jamais explicités et toujours tenus pour
évidents.
L’idée centrale affirmée
implicitement à travers tout le livre est que les droits économiques et
sociaux seraient les vrais droits et que l’égalité ne serait juste qu’à
condition d’être une égalité réelle. Autrement dit la démocratie serait
une imposture tant que des inégalités économiques et sociales
subsistent. Bref, sans le dire, Keslassy expose la vision catastrophique
et apocalyptique du développement des sociétés capitalistes, propre à
la pensée de Marx, ce qui justifierait la redistribution forcée et la
discrimination positive, pour le bien de tous !
Mais la stratégie du toc ne s’arrête pas
là. Pour donner un semblant de pluralisme à son propos, Keslassy offre
généreusement au lecteur un chapitre consacré à la pensée libérale. Or
il intitule ce chapitre « Le paradigme ultra-libéral », disqualifiant
d’entrée de jeu les auteurs dont il va parler. Et tout le chapitre est
destiné à donner au lecteur un aperçu de l’enfer « ultra-libéral », le
dissuadant d’ouvrir un jour un livre de Robert Nozick (dont le nom est
mal orthographié dans le livre : « Nozik », ce qui donne une idée de la
médiocrité du livre) ou de Friedrich Hayek.
Quand Lénine plaidait pour l’ « égalité réelle » !
La propagande idéologique contenue dans
ce livre n’apparaît pas au premier abord. Commençons par citer Keslassy,
page 36, dans un chapitre intitulé La tension entre l’égalité de droit et l’égalité de fait :
« L’égalité formelle n’est pas
l’égalité réelle… La volonté d’effacer les différences dans les champs
civil et politique, et ainsi d’établir une norme valant pour tous, n’a
pas répondu à la demande d’égalité dans les domaines économique et
social. Dans les faits, les disparités économiques, sociales ou même
politiques n’ont pu être supprimées. On s’aperçoit que, non comptant
(sic !) d’être multidimensionnelles, les inégalités sont cumulatives. En
révélant le divorce profond entre principe et réalité, il ne fait aucun
doute qu’elles fragilisent la démocratie ! »
De tels propos pourraient paraître bien
innocents, en première lecture. En réalité, ils font écho à d’autres
textes plus anciens mais souvent oubliés. Ouvrons par exemple L’Etat et la Révolution de Lénine en 1917. Voici ce qu’on peut lire :
« La démocratie a une importance
énorme dans la lutte que la classe ouvrière mène contre les capitalistes
pour son affranchissement. Mais la démocratie n’est nullement une
limite que l’on ne saurait franchir ; elle n’est qu’une étape sur la
route de la féodalité au capitalisme et du capitalisme au communisme.
Démocratie veut dire égalité. On conçoit la portée immense qui s’attache
à la lutte du prolétariat pour l’égalité et au mot d’ordre d’égalité, à
condition de comprendre ce dernier exactement, dans le sens de la
suppression des classes. Mais démocratie signifie seulement égalité
formelle. Et, dès que sera réalisée l’égalité de tous les membres de la
société par rapport à la possession des moyens de production,
c’est-à-dire l’égalité du travail, l’égalité du salaire, on verra se
dresser inévitablement devant l’humanité la question d’un nouveau
progrès à accomplir pour passer de l’égalité formelle à l’égalité réelle, c’est-à-dire à la réalisation du principe : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » »
Si l’on remplaçait « communisme » par «
social-démocratie » dans ce texte, on croirait lire Alternatives
Economiques ou Eric Keslassy… Pour Lénine, comme pour Keslassy,
l’objectif est de parvenir à la démocratie réelle. En d’autres termes,
il faut passer de l’égalité formelle à l’égalité réelle. Cela passe par
la suppression des classes, c’est-à-dire la redistribution forcée ou la
spoliation.
Cependant vouloir établir une
égalité réelle pour compenser l’inégalité de fait, revient tout
simplement à rétablir l’inégalité en droit qui prévalait avant la
démocratie. Cela consiste à sacrifier la liberté des uns au profit des
autres. C’est pourquoi tous les régimes qui sont partis à la conquête
des droits matériels par le pouvoir politique ont détruit les droits
formels (les droits-libertés) sans jamais élever le niveau de vie des
peuples, bien au contraire.
En effet, l’égalité des chances est
une notion indéfinissable, donc arbitraire. Pour la réaliser, c’est-à
dire pour égaliser tout le monde, il faudrait savoir qui mérite ou ne
mérite pas quelque chose. Mais là est le problème. Peut-on dire qu’untel
n’a pas mérité telle rémunération ou que tel autre mériterait de gagner
plus ? Pour pouvoir le dire il faudrait examiner la situation de chacun
depuis sa naissance et remonter au-delà. Il faudrait que les
redistributeurs soient doués d’une forme d’extra-lucidité et qu’ils
soient eux-mêmes en position de surplomb par rapport au reste de la
population, tels des dieux, ce qui serait tout à fait contraire au
principe d’égalité. Pire, il faudrait instaurer une politisation extrême
de la société. Car les différences se transmettent essentiellement par
la famille : talents, capital, intelligence, culture, éducation. Si donc
le principal obstacle à l’égalité des chances est la famille, le
pouvoir politique doit exercer un contrôle total sur la famille.
Karl Popper à la fin de sa vie avouait : «
Je suis resté socialiste pendant plusieurs années encore, même après
mon refus du marxisme. Et si la confrontation du socialisme et de la
liberté individuelle était réalisable, je serais socialiste aujourd’hui
encore. Car rien de mieux que de vivre une vie modeste, simple et libre
dans une société égalitaire. Il me fallut du temps avant de réaliser que
ce n’était qu’un beau rêve ; que la liberté importe davantage que
l’égalité ; que la tentative d’instaurer l’égalité met la liberté en
danger ; et que, à sacrifier la liberté, on ne fait même pas régner
l’égalité parmi ceux qu’on a asservis. »
Karl Popper, La Quête inachevée, éd. Calman-Lévy, 1976, p. 46-47.
Les faux « droits économiques et sociaux »
Que sont les droits économiques et
sociaux ? Ce sont ces droits collectifs que Marx appelle « droits réels
», ou « droits matériels » et que certains appellent aussi
droits-créances. Ce sont des protections, des prestations, des services
reçus sans contrepartie, reçus de l’extérieur, en particulier de l’État
au nom de l’égalité des chances : droit à la santé (« gratuite »), droit
au logement (« gratuit »), droit à l’éducation (« gratuite ») etc. Ces
droits sociaux ne sont fondés ni dans la nature des choses humaines, ni
sur des libertés. Ce sont des revendications, des « dûs » transformés en
droits par la loi. Les droits sociaux signifient que l’on reconnaît à
l’Etat le droit de prendre aux uns pour le donner aux autres. Si l’on
accorde aux uns un droit sur ce qui est produit par le travail des
autres, cela signifie que ces derniers sont privés d’une partie de leurs
droits, et donc condamnés à une forme de travail servile.
Mais un droit qui ne peut être
réalisé que par la violation d’un autre droit n’est pas un vrai droit.
Tels sont les droits économiques et sociaux qui ne peuvent être réalisés
que par la servitude réglée d’une partie de la population, les plus
riches mais aussi et surtout la classe moyenne.
Or violer les droits des uns pour
satisfaire les autres est immoral. La liberté formelle est compatible
avec la liberté matérielle mais à une condition seulement : le respect
intégral des droits individuels, seule norme de justice objective. Les
seuls droits qui soient inscrits dans la nature des choses humaines, ce
sont les droits-libertés (par opposition aux droits-capacités). C’est
d’ailleurs seulement à condition de respecter ces droits que la
prospérité est possible et donc avec elle une plus grande liberté
matérielle pour l’ensemble des hommes.
Ainsi, selon Raymond Aron, « les
revendications pour les enfants de toutes les classes sociales d’une
chance égale, donc d’une puissance égale, d’entrer à l’Ecole
polytechnique, ou encore pour les femmes d’une liberté-capacité de
promotion égale à celle des hommes, ces revendications, toujours
insatisfaites et impossibles à satisfaire, relèvent de l’égalitarisme
doctrinaire. »
(Essai sur les libertés, 1965, Postface, novembre 1976, éd. Livre de Poche, coll. Pluriel, 1976, p.239)
Aron ne souscrit pas à la définition
exclusive de la liberté par la capacité matérielle (la « capabilité »
dans le langage des sociologues), définition qui conduit à
l’assimilation de la liberté et de l’égalité.
« Les sociétés
socialistes n’ont pas réalisé l’égalité qu’elles visaient mais elles ont
éliminé toutes nos libertés, personnelles et politiques. Que leur
exemple nous serve de leçon : les hommes ont tous le même droit au
respect ; ni la génétique ni la société n’assureront jamais à tous la
même capacité d’atteindre à l’excellence ou au premier rang.
L’égalitarisme doctrinaire s’efforce vainement de contraindre la nature,
biologique et sociale, il ne parvient pas à l’égalité mais à la
tyrannie. » (Ibid. 240)
L’égalité des chances détruit ainsi
l’égalité formelle en instituant une caste de redistributeurs qui
traitent comme des esclaves les producteurs de la richesse.
Pourtant ne faut-il pas souhaiter
que tous les individus disposent des ressources matérielles nécessaires
pour s’accomplir eux-mêmes et pour être réellement libres d’écrire leur
destin ? La réponse est oui, sans hésitation. Mais la volonté de bâtir
un monde plus juste pour tous ne peut justifier n’importe quel moyen et
certainement pas la redistribution forcée. Une nation civilisée
peut-elle tolérer qu’une personne se trouvant en situation involontaire
de détresse totale soit abandonnée à elle-même ? La réponse est non,
bien évidemment. Mais la solution qui consiste à vouloir égaliser les
chances par la contrainte de l’Etat et la servitude d’une partie de la
population est tout simplement inacceptable.
Un « retour de l’aristocratie ? » Une interprétation biaisée de Tocqueville
Selon Keslassy, nous vivons aujourd’hui
dans une société de classes similaire à celle de l’Ancien Régime. Dans
un chapitre intitulé : Le retour de l’aristocratie ? Keslassy
croit deviner chez Tocqueville une analyse qui rejoindrait celle de Marx
: la Révolution Française n’aurait fait que substituer la classe des
bourgeois à celle des aristocrates, perpétuant la domination et
l’exploitation d’une classe par une autre. L’artistocratie n’aurait pas
disparu, elle aurait simplement été remplacée par le capitalisme. Et
l’auteur de s’appuyer sur une lettre de Tocqueville écrite en 1835,
après une visite à Manchester. Tocqueville aurait nuancé son propos sur
le développement graduel de l’égalité des conditions.
Keslassy ajoute : « Il va même jusqu’à penser que de l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie ».
Raymond Aron qui ne passe pas pour être un interprète fantaisiste de Tocqueville, a réfuté cette fausse interprétation. Dans Les étapes de la pensée sociologique, il marque bien la différence entre Tocqueville et Marx. Selon lui, Tocqueville
«
s’efforce de montrer que l’activité industrielle et commerciale ne
reconstitue pas une aristocratie de type traditionnel. L’inégalité des
fortunes qui est impliquée par l’activité commerciale et industrielle ne
lui paraît pas contradictoire avec la tendance égalitaire des sociétés
modernes. D’abord, la fortune commerciale, industrielle et mobilière,
est mobile, si l’on peut dire. Elle ne se cristallise pas dans des
familles qui conservent leur situation privilégiée à travers les
générations. D’autre part, entre le chef d’industrie et ses ouvriers ne
se créent pas les liens de solidarité hiérarchique qui existaient dans
le passé entre le seigneur et ses paysans ou fermiers. Le seul fondement
historique d’une véritable aristocratie, c’est la propriété du sol et
l’activité militaire. Dès lors, dans la vision sociologique de
Tocqueville, les inégalités de richesse, si accentuées puissent-elles
être, ne sont pas contradictoires avec l’égalité fondamentale des
conditions, caractéristique des sociétés modernes. »
Certes Aron indique bien que
Tocqueville, dans un passage (cité par Keslassy), admet un instant que
si une aristocratie doit se reconstituer un jour dans la société
démocratique, ce sera par l’intermédiaire des chefs d’industrie. Mais
Aron ajoute immédiatement :
« dans l’ensemble, il ne pense pas que
l’industrie moderne suscite une aristocratie. Il pense plutôt que les
inégalités de richesse tendront à s’atténuer au fur et à mesure que les
sociétés modernes deviendront plus démocratiques, et il croit surtout
que ces fortunes industrielles et commerçantes sont trop précaires pour
être l’origine d’une structure hiérarchique durable. »
Selon Tocqueville les inégalités
caractéristiques de toute société industrielle ne sont pas comparables
aux inégalités de classe de l’Ancien Régime. La société industrielle de
classe moyenne dans laquelle nous vivons est démocratique par essence.
Elle n’exclut personne de la citoyenneté et elle tend à augmenter le
bien-être pour tous. Par ailleurs, les fortunes sont précaires et les
inégalités de fortune sont très mobiles, du fait même de la concurrence.
Certes, Tocqueville n’est pas un pur
libéral au sens classique. Contrairement à Bastiat, les questions
économiques l’intéressent peu. De là à en faire un quasi-socialiste !
Et pour dissiper tout malentendu, voici ce que Tocqueville écrivait à
propos de l’Angleterre, dans son premier mémoire sur le paupérisme, en
1835.
Tocqueville se demandait : « Au mal du paupérisme aujourd’hui endémique dans les sociétés modernes, quel remède apporter ? » Il répondait : «
L’Angleterre a cru le trouver dans la charité publique et elle a établi
la taxe des pauvres. Le remède a été égal au mal s’il n’a pas même été
pire que le mal. » Et il ajoutait : « Toute mesure qui
fonde la charité sur une base permanente et qui lui donne une forme
administrative crée une classe oisive et paresseuse, vivant aux dépens
de la classe industrielle et travaillante (…). Je suis profondément
convaincu que tout système régulier, permanent, administratif dont le
but sera de pourvoir aux besoins du pauvre, fera naître plus de misères
qu’il n’en peut guérir, dépravera la population qu’il veut secourir et
consoler, réduira avec le temps les riches à n’être que les fermiers des
pauvres, tarira les sources de l’épargne, arrêtera l’accumulation des
capitaux, comprimera l’essor du commerce, engourdira l’activité et
l’industrie humaines et finira par amener une révolution violente dans
l’État, lorsque le nombre de ceux qui reçoivent l’aumône sera devenu
presque aussi grand que le nombre de ceux qui la donnent » (Mémoire sur le paupérisme,1835).
D’un prétendu « cens caché » !
Page 40, Eric Keslassy intitule un chapitre : De l’idéal démocratique au « cens caché ».
Le cens est un impôt qu’il fallait payer au 18ème siècle afin de
pouvoir être électeur. Keslassy affirme que les inégalités face aux
élections fonctionneraient aujourd’hui comme un « cens caché » et
aboutiraient au même résultat : les dominés seraient écartés.
Keslassy
écrit : « Ainsi, une majorité d’individus est, comme jadis par le
cens électoral, tenue à l’écart des activités politiques. La méfiance à
l’égard des masses ne se manifeste plus directement comme au début de la
démocratie moderne mais, malgré l’instauration d’un véritable suffrage
universel, par un « cens caché » qui continue à écarter les couches les
plus populaires du « champ » démocratique. »
La masse serait
volontairement tenue à l’écart de la vie politique, créant ainsi une «
ségrégation politique » ! La théorie du complot fonctionne à plein
régime.
Dans le chapitre suivant, Keslassy
dénonce la persistance des inégalités de sexe : la faible représentation
des femmes en politique ou dans le staff des grandes entreprises et
leurs salaires inférieurs.
Il écrit :
« La démocratie rencontre
quelques difficultés à traduire l’égalité en droit dans les faits.
L’exemple du maintien des inégalités entre hommes et femmes sur les
plans économique, social et politique est particulièrement instructif
pour prendre la mesure de ce phénomène. (…) Aujourd’hui encore,
l’égalité professionnelle n’existe pas : même s’il tend à se réduire,
l’écart salarial reste important puisqu’en 1998 le salaire des femmes
est en moyenne inférieur de 19 % à celui des hommes. »
A l’encontre de ce lieu commun, la
vérité est que les différences de salaires relèvent davantage de
facteurs structurels que d’une discrimination au travail par des patrons
sexistes ou misogynes. Certes, à diplôme égal les femmes sont moins
payées. Mais elles font moins d’heures supplémentaires et beaucoup
d’entre elles privilégient la sécurité et la souplesse des horaires
plutôt qu’un salaire élevé. C’est ainsi que même les femmes chef
d’entreprise font le choix d’être moins bien payées que les hommes. La
raison en est qu’elles préfèrent travailler moins que les hommes pour
bénéficier d’une meilleure vie sociale et familiale.
Les femmes sont, en moyenne, aussi
intelligentes et capables que les hommes, mais elles sont biologiquement
différentes et cette différence physique produit également des
différences de psychologie, de tempérament et d’intérêts. Selon Susan
Pinker, psychologue canadienne, « plus les femmes ont de choix, et
plus elles choisissent des parcours différents des hommes. (…) Les
hommes suivent un modèle de réussite où le travail prime sur tout. Ce
n’est pas une vie nécessairement désirable ». On ne peut pas
généraliser, souligne la psychologue, mais il reste que si certaines
femmes ont les mêmes ambitions de carrière que le modèle masculin
standard, un grand nombre d’entre elles ont d’autres priorités. Pour la
plupart, l’important n’est pas de grimper les échelons le plus vite
possible et de gagner beaucoup d’argent, dit Susan Pinker. Elles
cherchent avant tout un travail valorisant, une meilleure qualité de vie
et une carrière qui leur permet de contribuer positivement à la société
en interagissant avec les autres. (Sciences humaines n°214, le 04/2010, in Les femmes ne sont pas les clones des hommes, entretien avec Susan Pinker).
L’égalitarisme conduit au « tout-politique », totalitaire par nature.
Les totalitarismes caractéristiques du
XXe siècle sont le résultat de l’emprise du pouvoir politique sur
l’existence et de la sphère publique sur la sphère privée. Hannah Arendt
l’a bien montré, l’expérience totalitaire fait douter
« non
seulement de la coïncidence de la politique et de la liberté, mais
encore de leur compatibilité. Nous sommes enclins à croire que la
liberté commence là où la politique finit, parce que nous avons vu que
la liberté avait disparu là où des considérations soi-disant politiques
l’emportaient sur tout le reste ».
(H. Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », in La Crise de la culture, Ed. Gallimard, coll. « Idées », 1972, p. 193)
Par ailleurs, les communautés qui
réclament des droits sociaux sont autant de clientèles à courtiser par
les décideurs politiques, prêts à leur accorder toute sorte de
privilèges et de passe-droits en échange de leurs votes. C’est le
chantage des intérêts organisés. C’est pourquoi la liberté et l’égalité
ne peuvent être pensées sur le seul terrain politique de la sphère
publique. Il faut au contraire penser une limitation très stricte de la
sphère politique. « Moins il y a de politique, plus il y a de liberté »,
dit clairement Hannah Arendt. Cette dernière rompt avec la pensée
traditionnelle des Lumières qui subordonnait la liberté au traitement
politique de l’égalité :
« C’est précisément cette coïncidence de la
politique et de la liberté qui ne va plus de soi à la lumière de
l’expérience politique qui est aujourd’hui la nôtre. » (lbid., p. 186-222).
Tocqueville déjà permettait de
comprendre que la passion égalitaire conduisait à étendre indéfiniment
le champ de la politique. Les sociétés démocratiques sont envieuses,
elles demandent à l’Etat de protéger toujours davantage leur bien-être,
au prix d’un sacrifice de leur liberté. Si Tocqueville décrit
admirablement ce phénomène et anticipe avec lucidité la formation
inéluctable d’une sociale-démocrate, il ne l’approuve pas pour autant.
Pour preuve, son opposition à
l’inscription du droit au travail dans la Constitution de 1848. A cette
occasion, il s’en prend violemment au socialisme. Esquissant un projet
de discours, il écrit dans ses notes :
« N’y a-t-il pas quelques traits communs qui permettent de discerner le socialisme de toutes les autres doctrines ? Oui, trois :
1. Appel à toutes les jouissances matérielles, au sensualisme sous toutes ses formes.
2. Atteinte directe ou indirecte à la propriété individuelle.
3. Mépris de l’individu. Défiance profonde de la liberté humaine.
Partout où ces trois caractères sont
réunis, là est le socialisme. Le socialisme ainsi entendu, ce n’est pas
une modification de la société que nous connaissons. Les socialistes
pour se faire bien voir, prétendent être les continuateurs, les
héritiers légitimes de la Révolution française, les apôtres par
excellence de la démocratie. C’est un masque qu’il faut leur enlever.
[...] Vous vous dites les continuateurs de la Révolution ! Vous en êtes
les corrupteurs. Vous prétendez continuer son œuvre, vous faites quelque
chose de différent, de contraire. Vous nous ramenez vers les
institutions qu’elle avait détruites. [...] La démocratie et le
socialisme sont non seulement des choses différentes mais profondément
contraires, qui veut l’une ne peut pas vouloir l’autre, qui dit
République démocratique et sociale dit un contresens. La démocratie
c’est l’égalité dans l’indépendance, la liberté, le socialisme, c’est
l’égalité dans la contrainte, la servitude. »
(A. de Tocqueville, séance de la Constituante du 12 septembre 1848, in O.C. t. III, vol. 3, p. 177
Tocqueville, on le voit, oppose les
principes de 89, libéraux, à ceux de 93, collectivistes et totalitaires.
La République n’a pas, ne peut pas avoir à charge d’assurer le
bien-être à chaque citoyen. Elle ne doit à chacun que les lumières et la
liberté.
Dès lors, pour sauvegarder la liberté,
il faut encourager à la vie privée et résister à l’élargissement de la
sphère publique. Hannah Arendt posait la question : « N’est-il pas
vrai que nous croyons tous d’une manière ou d’une autre que la politique
n’est compatible avec la liberté que parce que et pour autant qu’elle
garantit une possibilité de se libérer de la politique ? » Toute
volonté de transformer la société, qui définit le politique, n’est pas
nécessairement totalitaire. Mais seul un projet de société qui vise à
sauvegarder la sphère privée, c’est-à-dire la sphère des décisions
individuelles ou s’exerce le droit de propriété, est légitime au regard
de la dignité humaine.
* Nicolas Martin enseigne la philosophie
Alexis de Tocqueville
De Wikiberal
Alexis Henri Charles de Clérel, vicomte
de Tocqueville, né le 29 juin
1805 à Paris,
mort le 16 avril
1859 à Cannes, est un penseur politique français et un historien. Ses œuvres comprennent :
- Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France (1833),
- Quinze Jours dans le désert (1840)
- De La Démocratie en Amérique (1835)
- L'Ancien Régime et la Révolution (1856).
Il est considéré comme l'un des défenseurs historiques de la
liberté et de la
démocratie, il fut anti-
collectiviste et est l'une des références des
libéraux. Il est également un théoricien du
colonialisme, en légitimant par exemple l'expansion française d'Afrique du Nord. Il est élu dans le village normand dont il porte le nom en
1849 et dont il parle dans
Souvenirs.
Son œuvre fondée sur ses voyages aux
États-Unis est une base essentielle pour comprendre ce pays et en particulier lors du
XIXe siècle.
Il est issu d’une famille légitimiste de la noblesse Normande.
Lamoignon de Malesherbes est l'un de ses arrière grands-pères. Il est un neveu de
Chateaubriand.
La chute de
Robespierre mettant fin à la
Terreur en l'an II (
1794) évita,
in extremis, la guillotine à son père, Hervé de Tocqueville. Après un exil en Angleterre, la famille rentre en France durant l'
Empire, et Hervé de Tocqueville devient pair de France et préfet sous la
Restauration.
Suivant l'enseignement de
François Guizot, et licencié de droit, Alexis de Tocqueville est nommé juge auditeur en
1827
au tribunal de Versailles où il rencontre Gustave de Beaumont,
substitut, qui collaborera à plusieurs de ses ouvrages. Après avoir
prêté à contre-cœur serment à la
Monarchie de Juillet, tout deux sont envoyés aux États-Unis (en
1831) pour y étudier le système pénitentiaire américain, d'où ils reviennent avec
Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application (
1832). Il s'inscrit ensuite comme avocat, et publie en
1835 le premier tome
De la démocratie en Amérique (le deuxième en 1840), œuvre fondatrice de sa pensée politique. En
1840, il est reçu en Angleterre par son ami
John Stuart Mill, et publie son essai
L'État social et politique de la France avant et depuis 1789
qui formera ses grandes bases de réflexions sur l'ancien régime et la
révolution. Grâce à son succès, il est nommé chevalier de la légion
d'honneur (
1837) et est élu à l'Académie des sciences morales et politiques (
1838), puis à l'Académie française (
1841).
À la même époque il entame une
carrière politique, en devenant en
1839 député de la Manche (Valognes), siège qu'il conserve jusqu'en
1851. Il défend au Parlement ses positions abolitionnistes et
libre-échangistes, et il devait défendre dans deux rapports officiels présentés à la Chambre des députés la
colonisation de l'Algérie. En
1842, il est également élu conseiller général de la Manche par le canton de Sainte-Mère-Église, qu'il représente jusqu'en
1852. Le 6 août
1849,
il est élu, au second tour de scrutin par 24 voix sur 44 votants,
président du conseil général, fonction qu'il occupe jusqu'en
1851.
Après la chute de la
Monarchie de Juillet, il est élu à l'Assemblée constituante de
1848. Il est une personnalité éminente du parti de l'Ordre.
Il est membre de la Commission chargée de la rédaction de la
constitution de la
Seconde République.
Il y défend surtout les institutions libérales, le bicamérisme,
l'élection du président de la République au suffrage universel, et la
décentralisation. Il est élu à l'Assemblée législative dont il devient
vice-président.
Hostile à la candidature de
Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence, lui préférant Cavaignac, il accepte cependant le ministère des Affaires étrangères entre juin et octobre
1849 au sein du deuxième gouvernement
Odilon Barrot. Opposé au Coup d'État du
2 décembre 1851,
il fait partie des parlementaires qui se réunissent à la mairie du Xe
arrondissement et votent la déchéance du président de la république.
Incarcéré à Vincennes puis relâché, il quitte la vie politique. Retiré en son château de Tocqueville, il entame l'écriture de
L'Ancien Régime et la Révolution, paru en
1856. La seconde partie reste inachevée quand il meurt en convalescence à la Villa Montfleury de Cannes le 16 Avril
1859, où il s'était retiré six mois plus tôt avec sa femme, pour soigner sa tuberculose. Il est enterré au
cimetière de Tocqueville.
La Démocratie pour Tocqueville
Durant son séjour aux
États-Unis,
Tocqueville s'interroge sur les fondements de la
démocratie. Contrairement à
Guizot,
qui voit l'histoire de France comme une longue émancipation des classes
moyennes, il pense que la tendance générale et inévitable des peuples
est la démocratie. Selon lui, celle-ci ne doit pas seulement être
entendue dans son sens étymologique et
politique (pouvoir du peuple) mais aussi et surtout dans un sens social : elle correspond à un processus historique permettant
l'égalisation des conditions qui se traduit par :
- l'instauration d'une égalité de droit.
Tous les citoyens sont soumis aux mêmes règles juridiques alors que sous l'
Ancien Régime, la
noblesse et le
clergé bénéficiaient d'une législation spécifique (les nobles étaient par exemple affranchis du paiement de l'impôt).
- une mobilité sociale potentielle alors que la société d'Ordres de l'Ancien Régime impliquait une hérédité sociale quasi totale. Par exemple, les chefs militaires étaient nécessairement issus de la noblesse.
- une forte aspiration des individus à l'égalité.
Toutefois, l'égalisation des conditions n'implique pas pour autant la disparition de fait des différentes formes d'inégalités de nature économique ou sociale.
Selon Tocqueville, le principe démocratique entraîne chez les individus « une sorte d'égalité imaginaire en dépit de l'inégalité réelle de leur condition ».
La tendance à
l'égalisation des conditions qu'il considère comme inéluctable présente à ses yeux un danger.
Il constate que ce processus s'accompagne d'une montée de l'
individualisme («
repli sur soi ») ce qui contribue d'une part à affaiblir la
cohésion sociale et d'autre part incite l'individu à se soumettre à la volonté du plus grand nombre.
À partir de ce constat, il se demande si ce progrès de l'
égalité est compatible avec l'autre principe fondamental de la
démocratie : l'exercice de la
liberté, c'est-à-dire la capacité de résistance de l'individu à l'égard du pouvoir politique.
Égalité et liberté semblent en fait s'opposer puisque l'individu tend de plus en plus à déléguer son pouvoir souverain à une
autorité despotique et par conséquent à ne plus user de sa liberté politique :
«
l'individualisme est un sentiment réfléchi qui dispose chaque
citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables de telle sorte que,
après s'être créé une petite société à son usage, il abandonne
volontiers la grande société à elle même ».
Selon Tocqueville, une des solutions pour dépasser ce paradoxe, tout en respectant ces deux principes fondateurs de la
démocratie, réside dans la restauration des corps institutionnels intermédiaires qui occupaient une place centrale dans l'
Ancien Régime (
associationss politiques et civiles,
corporations, etc.). Seules ces instances qui incitent à un renforcement des
liens sociaux, peuvent permettre à l'
individu isolé face au
pouvoir d'
État d'exprimer sa
liberté et ainsi de résister à ce que
Tocqueville nomme «
l'empire moral des majorités ».
Révolution française : rupture ou continuité institutionnelle ?
Dans son ouvrage
L'Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville montre que la
Révolution de
1789 ne constitue nullement une rupture dans l'Histoire de France.
Selon lui, l'
Ancien Régime s'inscrit déjà dans le processus d'égalisation des conditions qui s'explique par deux évolutions complémentaires :
- d'une part, sur le plan institutionnel, la France pré-révolutionnaire est marquée par la remise en cause progressive du pouvoir de la noblesse par l'État
(on assiste par exemple à un accroissement du pouvoir des intendants
aux dépens des Seigneurs). Cependant, son étude sur les intendants ne se
base que sur la généralité de Tours, proche de Paris et fidèle au
pouvoir royal. Cette idée de centralisation avec l'intendance doit être
nuancée. (cf. travaux d'Emmanuelli notamment).
- d'autre part, sur le plan des valeurs, Tocqueville rend compte de la montée de l'individualisme sociologique qui place l'individu-citoyen et avec lui le concept d'égalité au centre des préoccupations morales et politiques (Jean-Jacques Rousseau : Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes).
Tocqueville soulève aussi le problème de la
bourgeoisie
qui est devenue l'égale de la noblesse: aisée, cultivée et adulant les
mêmes auteurs, alors même que des institutions fondées sur une tradition
obsolètes la maintiennent dans un statut inférieur. Tocqueville observe
ainsi que l'Ancien Régime au moment de sa chute est la société la plus
démocratique d'Europe, dans ce sens que c'est là que l'égalité des
conditions y est le plus atteinte mais la moins libéré politiquement: la
France est le pays où les bourgeois sont le plus semblables aux nobles
et les plus séparés par des barrières politiques.
C'est la convergence de ces deux logiques qui rend de plus en plus inacceptable l'inégalité des conditions : « le désir d'égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l'égalité est plus grande ».
Il en conclut que le progrès de l'
égalité et non l'inverse a précédé la
Révolution ; il en est une des causes et non une de ces conséquences :
«
tout ce que la Révolution a fait, se fût fait, je n'en doute pas,
sans elle ; elle n'a été qu'un procédé violent et rapide à l'aide duquel
on a adapté l'état politique à l'état social, les faits aux idées, les
lois aux mœurs ».
Il pense par un raisonnement similaire que c'est la prospérité qui pave
la route des grandes révolutions, les misères ne générant que des
émeutes.
Le changement social selon Tocqueville
Pour Tocqueville, le changement social résulte de l'aspiration à l'
égalité des hommes.
Pour lui, si l'humanité doit choisir entre la
liberté et l'égalité, elle tranchera toujours en faveur de la seconde, même au prix d'une certaine
coercition, du moment que la
puissance publique assure le minimum requis de niveau de vie et de sécurité.
L'enjeu, toujours d'actualité, est l'adéquation entre cette double revendication de liberté et d'égalité :
« les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les
conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d'elles que l'égalité
les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la
barbarie, à la prospérité ou aux misères ».
Pour Tocqueville, la société démocratique caractérisée par l'égalité des conditions est l'aboutissement du changement social.
L'effet Tocqueville
Tocqueville remarque que le fait de satisfaire à des besoins peut
engendrer de l'insatisfaction, car cela légitime des attentes encore
plus élevées. Les avantages acquis sont tenus pour allant de soi et
cessent d’être une source de satisfaction, tandis qu'apparaissent des
aspirations impossibles à satisfaire :
- Le mal qu'on souffrait patiemment comme inévitable semble
insupportable dès qu'on conçoit l'idée de s'y soustraire. Tout ce qu'on
ôte alors des abus semble mieux découvrir ce qui en reste et en rend le
sentiment plus cuisant : le mal est devenu moindre, il est vrai, mais la
sensibilité est plus vive. (Tocqueville, L'ancien régime)
Cela sera théorisé plus tard en
sociologie avec la théorie de la frustration relative (
theory of rising expectations).
Tocqueville philosophe politique
Puisqu’il faut bien, dit Tocqueville, « que l’autorité se rencontre
quelque part » (postulat de base de toute la philosophie politique),
alors l’intérêt bien entendu (utilitarisme audible dans toute la pensée
politique moderne) et les lumières ou « bon sens de tous » (sens commun
adopté par la plupart des philosophes) s’accordent autour d’« idées
communes » ou « principales », baptisées « conviction commune » ou
« raison générale » par François Guizot. Cela constitue un corps social
(organisation ou morphologie politique) dont les membres acceptent des
croyances reçues et partagées sans examen (chose inévitable enseigne la
sociologie de la connaissance).