croire que le libéralisme s’oppose à toute forme d’action collective.
De nombreux auteurs ont relevé qu’il existe de nombreuses formes de libéralisme.
Mais toutes ces variantes ont en commun une préconisation forte qui en
forme le noyau dur : limiter de façon stricte l’intervention de l’Etat,
seules
les justes limites à lui fixer différant selon les écoles.
Cette position
est l’aboutissement commun de plusieurs courants de pensée. En
schématisant, il existe d’une part une approche
« conséquentialiste » ou utilitariste, dans laquelle le libéralisme est
justifié par les résultats auxquels il conduit, et une approche
déontologique, dans laquelle le libéralisme repose sur des principes
philosophiques universels. Cette distinction s’accompagne d’une autre :
pour les conséquentialistes, il est légitime de
considérer séparément des doctrines libérales dans chaque domaine :
moral, religieux, politique, économique etc. Pour les déontologistes au
contraire, il existe une seule doctrine libérale
qui s’applique uniformément dans tous ces domaines.
Les versions conséquentialistes du libéralisme économique
Tordons d’abord le cou à la variante la plus connue de l’approche
conséquentialiste : sa prétendue justification par la théorie
néoclassique de l’équilibre
général.>
On sait que Léon Walras a montré que, sous certaines conditions, le
libre jeu des forces économiques conduit à un équilibre général et que
son disciple Vilfredo
Pareto a montré que cet équilibre est un optimum dans la mesure où
il est impossible d’améliorer la situation d’un agent sans dégrader au
moins autant celle d’un autre. Conclusion : il faut
laisser jouer librement les forces économiques, car cela conduit
automatiquement à l’optimum. On aurait ainsi « démontré mathématiquement
la supériorité du
libéralisme".
Comme l’ont relevé d’innombrables auteurs célèbres ou obscurs,
cette position ne résiste pas à l’examen. L’équilibre économique et les
hypothèses sur lesquelles il repose, l’agent économique rationnel (le
trop célèbre
homo economicus) et la concurrence « pure et parfaite »
(qui est la négation de la concurrence réelle), ne sont en aucune façon
des phénomènes réels ou réalisables, mais des
constructions intellectuelles destinées à aider à la réflexion. Il
en va de même de l’optimum de Pareto, dont rien ne permet de penser
qu’il soit une situation particulièrement désirable. Le seul
débat pertinent à leur sujet est de nature méthodologique : dans
quelle mesure ces constructions imaginaires sont-elles utiles à la
compréhension de la réalité
Loin d’atteindre le sommet de la science économique, Arrow et
Debreu, en explicitant toutes les hypothèses qui doivent être vérifiées
pour que les équations de
l’équilibre général admettent une solution, ont au contraire
démontré que ce modèle n’est pas autre chose qu’une curiosité
mathématique à des années-lumière de la réalité. La rigueur scientifique
commanderait de le remiser, et avec lui toutes ses hypothèses
constitutives et ses développements ultérieurs, au placard des gadgets
inutiles. La discipline économique aurait alors une chance de
sortir enfin de l’impasse cognitive où ses gros bataillons se sont
enfermés depuis le début du vingtième siècle.>
Il est donc vain de faire reposer une prétendue démonstration de la
supériorité du libéralisme sur la théorie de l’équilibre général ; mais
pour la même raison il est tout aussi vain de
prétendre réfuter le libéralisme en réfutant cette théorie, ou de
justifier l’intervention de l’Etat en montrant que le libre jeu du
marché ne conduit pas à l’optimum. Certains auteurs (Barone,
Lange, Lerner) ont d’ailleurs utilisé aussi bien la théorie de
l’équilibre général pour justifier la planification centralisée.
De toute façon, le libéralisme n’a pas attendu Walras, et cette même
condamnation de la théorie néo-classique est exprimée de façon encore
plus radicale par des auteurs réputés ultra-libéraux
comme ceux de l’école dite autrichienne. La critique des mythes
néoclassiques laisse intact un raisonnement conséquentialiste beaucoup
plus ancien, où l’intervention de l’Etat dans l’économie est
condamnée pour ses effets, ainsi qu’un raisonnement " déontologiste"
tout aussi ancien où le libéralisme n’est que l’application au domaine
économique de principes philosophiques " a priori".
Le
conséquentialisme invite à juger chaque action possible à ses
résultats,
notamment celles de l’Etat. Cette approche analytique aboutit à un
continuum disparate de positions plus ou moins libérales sur une infinie
variété de sujets, mais qui reposent quand même sur
deux idées fondatrices du libéralisme :
La première, celle que l’Etat
n’a pas a priori tous les pouvoirs, mais seulement ceux que les citoyens
lui confient librement. Un gouvernement,
disait Herbert Spencer, n’est qu’un agent employé en commun par un
certain nombre d’individus pour obtenir certains services.
La deuxième, que la décision de confier ou non tel ou tel rôle à
l’Etat doit se faire au cas par cas en fonction de l’efficacité de
l’Etat comparée à celle de
l’initiative privée. De là à dire que l’Etat ne doit en aucun cas
s’arroger le monopole des actions qui lui sont confiées, et doit être
systématiquement mis en concurrence afin que sa supériorité
soit vérifiée en permanence, il n’y a qu’un pas.
On arrive ainsi à une critique
plus générale de toute intervention de l’Etat, pas limitée au domaine de
l’économie. Toute action est
nécessairement guidée par une prévision de ses résultats, qui fait
partie de la « théorie du monde » de l’agent qui l’entreprend. Or cette
théorie est par définition subjective et
nécessairement imparfaite. Mais si un individu agit selon une
théorie fausse, les conséquences de son erreur sont limitées (ce qui est
d’ailleurs une justification conséquentialiste de la
propriété privée). Et quand il comprend qu’il s’est trompé, son
souci de son propre intérêt le poussera à modifier sa théorie jusqu’à ce
qu’elle devienne plus exacte. Dans un marché libre, les
agents dont la théorie du monde se révèle erronée sont vite amenés à
en changer et à découvrir progressivement « les vraies lois de
l’économie ».
L’Etat fonctionne différemment.
Sa caractéristique distinctive est l’usage de la contrainte, ce que Max
Weber a appelé « le monopole de la
violence légitime » et qu’il serait plus correct d’appeler le
monopole légal de la violence (légitime ou non, comme nous le voyons
hélas tous les jours). Ce monopole lui donne le privilège
de pouvoir s’obstiner dans l’application de théories fausses et dans
des actions dont les résultats vont à l’encontre même du but qu’elles
visent, et de s’enfoncer dans l’erreur en tentant de
corriger les effets de ses erreurs passées par de nouvelles erreurs
encore plus funestes. De plus, il prétend agir non dans son propre
intérêt, mais dans un « intérêt général » mal
défini et qu’il n’a aucun moyen de mesurer.
En soustrayant ses actions au verdict permanent
du marché, l’Etat se prive à la
fois des moyens de vérifier que son offre reste adaptée à la demande
et que ses méthodes sont bien les plus efficaces, ainsi que de la
motivation pour les améliorer sans cesse. Quelle que soit la
bonne volonté et la compétence de ses agents, on peut donc
s’attendre à ce que l’Etat agisse moins efficacement que des entreprises
en concurrence.
C’est ce qu’exprimait déjà Turgot en
1759 : « L’intérêt particulier abandonné à lui-même produira plus sûrement le bien général que les opérations du
gouvernement, toujours fautives et nécessairement dirigées par une théorie vague
et incertaine ».
Même si
personne ne peut savoir ce que serait un hypothétique « optimum
économique », on peut affirmer que l’Etat ne peut pas mieux s’en
approcher que le libre jeu des intérêts
particuliers.
De ces deux justifications
conséquentialistes, on peut oublier celle qui repose sur l’équilibre
général néoclassique. Elle ne mérite d’être
mentionnée que parce qu’elle est la plus connue et la cible de tous
les antilibéraux. Nombreux sont en effet les auteurs qui croient pouvoir
régler définitivement son compte au libéralisme en
réfutant la position néo-classique, ou plus généralement en lui
opposant des arguments de nature strictement économique. Mais ceux-là
perdent leur temps : leurs arguments sont hors sujet et
n’effleurent même pas la véritable doctrine libérale.
Les fondements déontologiques du libéralisme
Le véritable libéralisme est de nature déontologique.
Il affirme des principes
qui doivent être respectés par tous, en toutes circonstances et
quelles qu’en soient les conséquences. Son dogme fondateur est « tous les hommes sont libres et égaux en droits », ou
comme disait Diderot :
« aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres ».
Cette idée qu’aucun être humain n’a le droit d’exercer une
contrainte sur un autre être humain est au cœur de la pensée chrétienne,
de l’humanisme de la Renaissance
et de la philosophie des Lumières. Elle se traduit entre autres par
la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789.
Notons bien que ce n’est pas de
« l’Homme » abstrait que parle cette philosophie, mais de chaque être
humain individuel concret. Elle
ne se contente pas de dire in abstracto :
« l’Homme est libre » ; le Principe de Liberté qu’elle énonce est :
« chaque être humain est libre d’agir comme il l’entend conformément à
ses aspirations, à sa situation
et à ses capacités. »
Elle ne parle pas non plus de
liberté dans un quelconque sens métaphysique absolu, mais comme de la
faculté pour chaque être humain particulier
de choisir entre plusieurs actions possibles dans une situation
donnée. Chacun de nos choix est soumis à des contraintes, mais il serait
absurde de dire que les lois physico-chimiques qui
gouvernent les phénomènes du monde sensible sont des obstacles à
notre liberté. Un homme seul au monde serait aussi totalement libre
qu’il est possible de l’être, et pourtant il resterait soumis
aux lois de la nature.
Le mot même de liberté n’a de sens que relativement aux entraves que pourraient
lui opposer les autres êtres humains. Le même principe de liberté
peut donc s’énoncer sous forme négative : « aucun être humain n’a le
droit de priver un autre être humain de sa liberté
d’agir comme il l’entend conformément à ses aspirations, à sa
situation et à ses capacités ». Ainsi formulé, ce principe d’égale
liberté prend un sens opérationnel, celui d’une éthique de
l’action qui reste valable même si, comme l’enseigne Spinoza, notre
liberté n’était qu’une illusion.
Sous ses deux formes, positive
et négative, le principe libéral a valeur de dogme. Comme dit la
Déclaration d’indépendance des Etats-Unis :
« nous tenons ces vérités pour évidentes ».
Le
propre du libéralisme est d’aller jusqu’au bout des conséquences de
ce principe. Si les libéraux sont souvent taxés de dogmatisme, c’est
parce qu’en effet, pour eux, on ne transige pas avec la
liberté.
Au niveau individuel, le
principe libéral ne prescrit aucun comportement
particulier, pas plus l’égoïsme que l’altruisme, le matérialisme que
l’idéalisme, l’athéisme que la religion. Il se borne à interdire
l’usage de la contrainte en matière religieuse ou morale,
comme dans toutes les autres matières. Dans l’ensemble de règles que
chacun de nous suit dans son comportement individuel, le libéralisme
n’en introduit qu’une seule : tu n’exerceras aucune
contrainte envers autrui. C’est en quelque sorte une morale minimale
de tolérance qui permet à chacun de choisir librement les autres règles
qu’il veut suivre, une simple éthique de l’action qui
dit qu’un certain moyen, la contrainte sur les autres, est
inacceptable, mais qui laisse chacun totalement libre de choisir ses
fins et les autres moyens de les atteindre. C’est une version
généralisée du principe de laïcité.
Il s’ensuit que toutes les controverses sur les
différentes règles morales ou les
différents comportements individuels sont sans incidence sur la
règle libérale elle-même. Dire « il faut se comporter de telle façon »
n’autorise personne à y contraindre quiconque,
quel que soit le bien-fondé de ce précepte et le nombre de ceux qui y
adhèrent. La règle libérale est ainsi compatible avec toutes les autres
règles, qu’elles soient éthiques, philosophiques ou
religieuses, tant qu’elles ne commandent pas d’exercer une
contrainte sur d’autres êtres humains, quel que soit le prétexte donné
pour cela. Elle transcende les autres règles et leur est
indifférente en les admettant toutes. Par rapport aux principes
libéraux, les controverses éthiques (comme d’ailleurs les controverses
économiques) sont hors sujet.
Appliquer rigoureusement le principe libéral :« aucun
être humain n’a
le droit de priver un autre être humain de sa liberté d’agir comme
il l’entend », conduit à refuser non seulement le gouvernement par une
minorité, mais aussi la règle majoritaire sur
laquelle les gouvernements démocratiques prétendent fonder leur
autorité. Puisqu’un être humain ne peut avoir de droits sur un autre que
si ce dernier y consent librement, un chef n’a d’autorité
légitime que sur ceux qui ont librement choisi de lui obéir. Il en
va de même des dirigeants politiques. Même s’ils sont démocratiquement
élus, leur autorité ne s’étend qu’à ceux qui ont voté
pour eux.
De la même façon qu’il doit être
interdit à un plus fort d’imposer sa volonté à un plus faible, il doit
être interdit à un plus grand nombre
d’individus d’imposer leur volonté à un plus petit nombre. Les
décisions d’une majorité ne s’appliquent qu’aux membres de cette
majorité, qui ne peut en aucune façon les imposer aux
autres, même si c’est par l’entremise d’une organisation ad
hoc appelée Etat. La vraie démocratie, ce n’est pas faire régner la loi de la majorité, mais au contraire protéger la liberté
des individus et des minorités contre les plus forts et les plus nombreux.
Pour les plus libéraux, il n’y a
pas de différence sur ce point entre ceux qui se réclament du service
de l’Etat et les autres. Une action est
morale ou immorale, légitime ou illégitime, indépendamment de la
personne ou du groupe qui l’entreprend.Les
hommes de l’Etat n’ont
pas plus le droit que les autres d’exercer la contrainte sur leurs
congénères ; l’Etat ne peut pas plus que toute autre organisation
humaine recourir à la violence contre les citoyens, quel
qu’en soit le prétexte, intérêt général, « régulation », « justice
sociale » ou autre.
Cette logique difficilement réfutable conduit
à contester toute légitimité à
l’Etat, dans la mesure où celui-ci se caractérise justement par
l’usage de la contrainte sur toute une population, consentante ou non.
C’est la position dite « libertarienne » proposée
par Gustave de Molinariet
développée par
des auteurs comme Lysander Spooner et Murray Rothbard. Quelque
choquante qu’elle soit pour nos esprits formés depuis des siècles à
accepter l’Etat comme une donnée de fait, cette position n’en
est pas moins la position la plus simple. Est-il permis de dire, en
suivant Guillaume d’Occam : « et donc la plus satisfaisante » ?
Le libéralisme classique
Au contraire, les
libéraux classiques, à la suite de Locke, Montesquieu et
Benjamin Constant, admettent la nécessité d’un Etat. Ils
reconnaissent que le monde n’est pas un éden où tout le monde serait
beau et gentil. Les hommes sont ce qu’ils sont : tantôt ils
s’entraident, tantôt ils se combattent. Il y a parmi eux des
philanthropes et des voleurs, des redresseurs de torts et des assassins,
des saints et des monstres. Chacun d’entre nous agit tantôt
de façon égoïste, tantôt de façon altruiste. Il y a dans les
sociétés humaines assez de tendance à la coopération pour qu’on fasse
confiance, mais aussi assez de tendance à la violence pour qu’on
cherche à s’en préserver.
Qu’est-ce qui peut arrêter la violence ? Fondamentalement le droit
de légitime défense, considéré comme un droit naturel de tout être
humain. Mais alors les
faibles resteraient à la merci des plus forts, et un petit groupe
d’honnêtes gens resterait à la merci d’une troupe de brigands plus
nombreuse et mieux armée. Seule peut arrêter la violence une
force plus puissante que celle de la troupe la plus nombreuse et la
plus forte, qui ne peut être que la force de la société toute entière,
matérialisée par une organisation qu’on appelle l’Etat.
Chacun doit renoncer à utiliser la violence et confier à l’Etat le
monopole de l’exercice de la force, au service de la protection de
chacun contre tous les autres.
Mais cet Etat est une
organisation humaine comme les autres. Et puisque cette organisation a
le monopole de la violence, le risque que les hommes
qui la composent en abusent est permanent. L’Etat est à la fois dans
la théorie le garant des libertés et dans la réalité la plus grave
menace pour ces mêmes libertés qu’il est censé garantir.
L’histoire comme la simple observation du monde contemporain
montrent hélas amplement que les gouvernements oppriment et affament
leurs peuples infiniment plus souvent qu’ils ne les protègent ou
ne les servent.
Par conséquent, l’action
de l’Etat doit être strictement limitée à la défense des
libertés individuelles qui est sa raison d’être. Lui accorder le
monopole de la violence légitime a pour contrepartie nécessaire de
limiter son domaine d’action de façon rigoureuse, en
l’enfermant dans des limites étroites par des institutions
appropriées comme la démocratie et la séparation des pouvoirs. Si on
laisse aux hommes de l’Etat la possibilité de décider où et quand
ils doivent intervenir, ils finiront par intervenir toujours et
partout, non parce qu’ils sont nécessairement plus mauvais que les
autres, mais parce qu’ils ont le pouvoir d’imposer leur
intervention, souvent avec la conviction de bien faire. Et
l’approbation de la majorité ne fait qu’aggraver le danger.
Selon cette thèse, le seul rôle légitime de l’Etat est de permettre
aux humains de
vivre ensemble, même s’ils ne sont d’accord sur rien d'autre que
cette volonté de vivre ensemble. L'Etat doit être neutre, sans opinion
et sans projet autre que celui de faire régner un ordre
impersonnel permettant à chacun d’exercer sa liberté au maximum et
de vivre conformément à ses préférences, et non imposer à tous des
options qui ne sont jamais que celles de quelques-uns, même
s’ils sont en majorité. Précisément parce que les citoyens confient à
l’Etat des pouvoirs exorbitants dans certains domaines, il doit lui
être interdit d’utiliser ces pouvoirs dans d’autres
domaines, par exemple la vie privée, la morale, la religion, et …
l’économie.
Cette philosophie politique pourrait se résumer en trois citations :
Montaigne : « Les
princes me donnent prou s’ils ne m’ôtent rien, et me font assez de bien
quand ils ne me font point de mal ; c’est tout ce que j’en
demande » ;
Jean-Baptiste Say : « A la tête d’un gouvernement, c’est déjà faire beaucoup de bien que ne pas faire de
mal » ; Frédéric Bastiat : « N’attendre de l’Etat que deux choses : liberté, sécurité. Et bien
voir que l’on ne saurait, au risque de les perdre toutes deux, en demander une troisième ».
Le véritable libéralisme économique
Bien que le libéralisme économique soit le principal accusédans
le discours
ambiant, sa défense pourrait s'arrêter là. Les actes économiques,
pour autant qu’on puisse les distinguer des autres, doivent se conformer
aux mêmes préceptes. Le libéralisme économique n’est pas
autre chose que l’application du libéralisme philosophique et
politique aux actes économiques. L'économie n'est qu'un des domaines de
l'activité humaine où l'Etat ne doit pas
intervenir.
Les véritables fondements du libéralisme économique sont
contemporains du libéralisme politique et se trouvent chez les
économistes français du dix-huitième siècle,
principalement Condillac, Turgot et Say. Cette tradition a été
occultée par les classiques anglais (Smith, Ricardo) et leurs lointains
émules les marxistes, puis par le scientisme walrasien et la
macro-économie des enfants de Keynes, mais a été maintenue vivace,
encore que sous le boisseau, par l’école « autrichienne » de Menger,
Mises et Hayek.
Les philosophes libéraux qui ont
abordé le terrain de l’économie, comme Locke,
Hume, Condillac, Montesquieu ou Benjamin Constant, y ont développé
des positions libérales comme conséquence directe de leurs positions
philosophiques, en présentant leur libéralisme en économie
comme un simple cas particulier de la limitation du pouvoir de
l’Etat. Quant à ceux qui sont plutôt économistes, comme Say, Bastiat,
Mises ou Hayek, ils ne se sont pas contentés de raisonnements
conséquentialistes, mais ils ont pris le soin de rattacher leurs
positions économiques à des racines philosophiques déontologiques. Les
liens historiques et logiques entre les deux sont tels
qu’il est impossible et absurde de distinguer un « libéralisme
économique » d’un « libéralisme philosophique », et a fortiori de les opposer.
Cette tradition économique « classico-autrichienne »s’oppose
radicalement à la tradition néoclassique issue de Walras. Elle ne
s’autorise pas à inventer son propre modèle de l’homme, mais prend les
êtres humains tels qu’ils sont dans leur diversité, leur
complexité, leurs limitations et la variété de leurs motivations. « L'économie
étudie les actions réelles d'hommes réels.
Ses théorèmes ne se réfèrent ni à l'homme idéal ni à des hommes
parfaits, et pas davantage au mythique homme économique (homo
œconomicus) ». Elle ne s’intéresse pas non plus à d’imaginaires équilibres, mais aux processus
concrets qui modèlent la réalité économique.
Du libéralisme philosophique,
les économistes classiques retiennent l’idée que chaque être humain est
le meilleur juge de son propre bien-être.
Il en découle que la
valeur que nous accordons aux choses, qui exprime le désir que nous
éprouvons pour elles, est purement
subjective. Et puisque ni le désir ni la satisfaction ne sont
mesurables, la valeur qui en est l’expression n’est pas une grandeur
mesurable. On ne peut ni comparer ni additionner les valeurs que
deux individus différents attachent à un bien, ni les satisfactions
qu’ils en retirent. Il n’existe pas de mesure du bien-être d’un individu
ou d’un groupe, et la notion d’optimum économique est
vide de sens. Tout raisonnement qui fait référence à un état
« optimum » est sans objet.
Loin de résumer l’homme à ses
instincts matériels égoïstes comme on l’en accuse, le libéralisme
constate que les motivations des humains sont
trop diverses – utilitaires
ou idéalistes, égoïstes ou altruistes, matérielles ou spirituelles – et
les
circonstances dans lesquelles ils sont placés sont trop variées pour
qu’un quelconque modèle mathématique puisse résumer leurs choix. Le
seul moyen d’intégrer les décisions des acteurs, c’est
l’ensemble de leurs interactions effectives, qu’on appelle le
marché. Aucun raisonnement ne peut remplacer les libres décisions des
êtres humains réels. Toute tentative de planification
centralisée est donc vouée à l’échec.
Mais contrairement à la légende,
ces libéraux ne prétendent nullement que le libre fonctionnement du
marché conduit à un optimum.
Ils savent qu’il n’existe
pas d’organisation sociale, réelle ou imaginaire, socialiste ou
libérale, qui puisse donner intégralement
satisfaction à chacun des êtres humains. Non seulement il existe des
contraintes physiques, géographiques ou climatiques dont aucune action
humaine ne peut s’affranchir, mais le marché libre, qui
n’est rien d’autre que l’ensemble des interactions spontanées des
êtres humains, et qui définit simultanément la contribution de chacun à
la production et ses droits sur cette production, ne
donne pas nécessairement satisfaction à tous. Tout comme la notion
d’optimum économique, les notions de marché « parfait », et par
conséquent d’« imperfections du marché »
sont vides de sens.
Mais toutes les tentatives de
justifier l'intervention de l'Etat par les défauts des mécanismes
économiques sont sans valeur. Les hommes de
l’Etat ne sont ni meilleurs ni plus compétents ni mieux informés que
les autres, et n’ont aucune qualité pour imposer à l’ensemble de la
société leurs préférences personnelles ou celles de la
majorité. S’en remettre au pouvoir de l’Etat pour remédier à ce que
les économistes néoclassiques appellent les « défaillances du marché »
est pire que le mal : les défaillances de
l’Etat sont généralement bien pires ! Ceux qui veulent que l’Etat
intervienne partout où le marché est jugé défaillant commettent la même
erreur que cet empereur romain qui devait choisir un
chanteur et qui, devant les couacs du premier candidat, engagea le
second sans prendre la peine de l’écouter…
En plus de ces positions qu’on
peut qualifier d’ontologiques, les économistes
libéraux constatent quelques évidences. D’abord que production et
échanges sont indissociables : tout ce qui est consommé doit d’abord
avoir été produit. Ils ne gobent pas l’ânerie
popularisée par Keynesselon
laquelle
nous serions définitivement entrés dans l’ère de l’abondance, où
tous les problèmes de production étant résolus, la seule question
restante serait celle de la répartition des richesses. Les
désirs des hommes sont illimités ; dès qu’un de leurs besoins est
satisfait, ils s’en découvrent un autre, et le libéral s’interdit de
décréter qu’il existe des « vrais besoins »
et des « faux besoins ». Il laisse les moralistes et les philosophes
dire aux gens comment ils devraient se conduire, et se contente
d’enregistrer leur comportement
effectif.
La deuxième évidence, c’est
qu’il n’existe pas d’autres moyens pour l’humanité d’améliorer sa
condition que de mieux s’organiser et de
perfectionner ses outils. Il faut donc que ceux qui ont l’idée de
nouvelles façons de servir leurs congénères – les entrepreneurs au vrai
sens du mot, ce qui inclut les entrepreneurs
politiques – aient la liberté de mettre ces idées en œuvre et de les
proposer à leurs contemporains, mais pas celle de leur imposer. Comme
personne ne peut savoir à l’avance si telle ou
telle proposition sera acceptée, ils doivent laisser les autres en
décider, et accepter d’abandonner les offres dont personne ne veut.
C’est ce qui s’appelle la concurrence.
L’ajustement des
activités des uns aux désirs des autres ne peut s’effectuer que par
tâtonnements incessants. Dans
ces tâtonnements, l’entrepreneur est le moteur, et le consommateur
le juge suprême. Le marché est l’ensemble des dispositifs
institutionnels concrets par lesquels les initiatives et les intérêts
des uns et des autres se confrontent et s’intègrent.
Mais comment savoir si ces
tâtonnements vont dans le bon sens ? C’est là qu’intervient la troisième
évidence : tout accord librement
consenti augmente la satisfaction des deux parties ; s’il en était
autrement, celui des deux qui se sentirait lésé refuserait cet accord et
l’échange n’aurait pas
lieu.
Plus
généralement, tout ensemble de transactions librement consenties
améliore la situation de tous ceux qui y ont participé. Contrairement à
la conception néoclassique, qui voit la liberté des
échanges comme un simple moyen d’arriver à un optimum économique
défini par ailleurs, la conception classico-autrichienne y voit la
garantie que la situation qui en résulte est jugée préférable à
la situation de départ par ceux qui ont participé aux échanges.
Autrement dit, la liberté des
échanges est à la fois un cas particulier du principe philosophique de
liberté, donc un impératif éthique qui
s’impose indépendamment de ses conséquences, et (fort heureusement)
le moyen qui conduit le plus probablement à la plus grande satisfaction
générale. Mais la tradition autrichienne est plus
moraliste qu’utilitariste : son attachement à la liberté des
échanges procède plus du respect d’un principe général que d’une
recherche d’efficacité. S’il devait y avoir conflit, les
libéraux authentiques placeraient l’exigence éthique de liberté
au-dessus du souci d’efficacité économique.
Que
le marché ait besoin de règles, les libéraux ne le nient absolument
pas, mais
ils veulent que ces règles soient librement établies entre les
intéressés, et que la seule sanction pour ceux qui ne les-respectent pas
soit le jugement en actes de ceux dans l’intérêt desquels
les règles sont établies, c’est à dire les êtres humains dans leur
rôle de consommateurs. La régulation doit être volontaire et ne pas
faire appel à la contrainte, donc pas à
l’Etat.
On peut toujours juger insatisfaisante telle
ou telle situation et penser qu’il
faut agir pour la corriger. Mais il faut alors revenir à l’éthique
libérale de l’action pour se demander qui doit le faire et comment, et
quels sont les risques d’abus et d’effets pervers selon
l’acteur qui intervient. Le bon sens et la prudence répondent que le
meilleur intervenant n’est pas toujours l’Etat. Le libéralisme modéré
dit que c’est rarement l’Etat, et le libertarianisme que
ce n’est jamais l’Etat. Bref, le libéralisme n’est pas, comme on
l’en accuse souvent, une confiance aveugle dans le marché ; c’est une
méfiance lucide et raisonnée envers
l’Etat.
Ce libéralisme économique déontologiste
est parfaitement cohérent avec la
position conséquentialiste de Turgot et des économistes de l’école
autrichienne. Les deux reposent sur le constat que l’être humain est
profondément social et que les possibilités de son esprit
sont limitées, et non comme l’équilibre général sur la fiction d’un homo economicus asocial
mais omniscient. Cette forme de libéralisme est une tradition
philosophique humaniste ancienne et solide, dont l’aspect proprement
économique est un
volet indissociable, où les considérations conséquentialistes ne
sont qu’accessoires, et qu’on ne peut réfuter sans s’attaquer aux droits
de l’homme les plus fondamentaux et à notre conception
même de la nature humaine.
La société libérale
A quoi pourrait ressembler une
société libérale, où l’Etat serait soit inexistant, soit cantonné dans
son rôle de protection de chacun contre
tous les autres ? Le libéralisme en tant que tel ne prescrit rien à ce sujet : la société doit être ce que les hommes,
par leurs actions quotidiennes, décident librement qu’elle sera.
Cependant, le pronostic des
auteurs libéraux est à l’opposé des clichés qu’inventent leurs
adversaires. Les libéraux reconnaissent que les hommes
sont infiniment divers, mais ils savent que, dans leur immense
majorité ils cherchent à résoudre les problèmes auxquels ils sont
confrontés et tirent les enseignements de leurs erreurs. Il en
résulte que la conjonction de leurs actions spontanées tendra
vraisemblablement à améliorer la condition de l’humanité, mieux que ne
saurait le faire un seul, ou un petit groupe qui imposerait sa
volonté aux autres.
De plus, l'homme est un animal
profondément social. Chacun naît dans un environnement socialement
structuré et est totalement dépendant de cet
environnement pour survivre. A part des cas ultra-minoritaires,
chacun sait que la société de ses semblables est le moyen par excellence
de sa propre survie et de sa propre satisfaction.
Réciproquement, il est naturellement attentif aux sentiments et au
bien-être de ses semblables et leur vient spontanément en aide.
Le genre humain ne serait pas
devenu ce qu’il est si le comportement spontané des êtres humains et de
leurs lointains prédécesseurs, même si on
peut choisir de l’appeler égoïste, n’était pas le plus souvent
cohérent avec l’intérêt du groupe social. Adam Smith l’avait déjà noté
dans son Traité des sentiments moraux.
Ludwig von Mises, l’un des plus libéraux parmi les
libéraux, a écrit : « L’action
humaine tend par elle-même vers la coopération et l’association ;
l’homme devient
un être social non pas en sacrifiant ses propres intérêts à ceux
d’un Moloch mythique appelé la Société, mais en visant à améliorer son
propre bien-être ».
Par-dessus trois siècles, il rejoint Montesquieu :
« Il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers »
Pour atteindre des objectifs qu’ils ne peuvent pas atteindre seuls,il
est donc
probable que les humains s’associeront pour agir ensemble dans le
sens qu’ils jugent approprié, sans qu’il soit besoin de les y
contraindre. Les projets de quelque importance trouveront un ou des
promoteurs qui en prendront l’initiative, puis d’autres y adhèreront
et rassembleront assez de partisans pour que le projet soit mis en
œuvre. Tout ce que fait l’Etat, des associations
volontaires ne recourant pas à la contrainte sont capables de le
faire, et mieux, qu’il s’agisse d’associations « égoïstes » qui ne
visent que l’intérêt de leurs membres ou
d’associations « altruistes » qui se mettent au service de tiers,
voire de la société tout entière.
A l’inverse, chaque projet
particulier ne doit pas nécessairement recueillir l’adhésion de la
majorité, mais seulement d’un nombre suffisant pour
être mené à bien. Si un projet ne peut être réalisé que sous la
contrainte, en particulier
celle de l’Etat, c’est que le nombre
d’hommes qui adhèrent à ce projet n’est pas suffisant pour qu’il
puisse être mis en œuvre, ce qui suffit à prouver que, dans leur
ensemble, les hommes préfèrent se consacrer à autre
chose.
Au total, la société libérale ne
serait pas, comme le prétendent ses détracteurs, une juxtaposition
d’individus égoïstes étrangers les uns aux
autres, mais plutôt un enchevêtrement d’associations volontaires de
toutes naturesà
travers lesquelles chacun pourrait travailler aux fins qu’il se donne,
en coopérant avec ceux qui partagent tel ou tel de ses idéaux, et en
s’abstenant de participer aux actions qu’il
désapprouve.
Bien entendu, le principe libéral « nul
n’a le droit de priver un être
humain de sa liberté d’agir comme il l’entend conformément à ses
aspirations, à sa situation et à ses capacités », s’applique à la fois
aux relations entre chaque association et ses membres,
entre associations distinctes et entre une association et ceux qui
n’en font pas partie. Une association n’a pas le droit d’imposer quoi
que ce soit, autrement que par l’exemple, la persuasion et
le contrat librement consenti. A cette restriction près, toutes les
actions collectives sont possibles, et chaque association, tout comme
chaque être humain à titre individuel, peut se donner les
règles de juste conduite qu’elle estime nécessaires, dans la mesure
où elles sont librement acceptées par ses membres.
La doctrine libérale ne dit pas
que « la solidarité doit être rejetée de ce monde ». Chacun a le droit
(l’économiste ne dit pas le
devoir, mais l’être humain qu’il est peut le penser) d’aider ses
semblables dans le besoin. Elle dit seulement que ce n’est pas l’affaire
des Etats, de même que dire que l’Etat n’a pas à ouvrir
des garages ou des boulangeries ne signifie pas qu’il faut cesser de réparer les voitures ou de faire du pain.
On oppose souvent à la détestable société marchande une société
idéale où tous les échanges prendraient la forme de dons réciproques.
Les libéraux n’ont rien contre
le don. La vraie question est : un tel comportement altruiste et
désintéressé est-il suffisamment répandu pour être le fondement de
l’ordre social ? Il est (hélas) bien clair que non.
Si les êtres humains résolvaient spontanément tous leurs problèmes
par le don, les libéraux ne pourraient qu’applaudir ! Mais si quelqu’un
voulait imposer un système social où toutes les
relations entre êtres humains prenaient la forme de dons, il ne
pourrait le faire que par une intolérable tyrannie, et le système
échouerait dans la misère généralisée et la guerre de tous contre
tous.
C’est une grave erreur de croire
que les libéraux prêchent l’égoïsme, le repli sur soi ou l’effacement
des liens sociaux, et refusent toute forme
d’action collective. Ce
qu’ils refusent, c’est la violence et la contrainte dans les relations
sociales. Et puisque la différence
entre l’Etat et toutes les autres formes d’association est justement
que l’Etat peut recourir à la violence, ils préfèrent ces autres formes
à l’intervention de l’Etat.
Ce
que les libéraux refusent aussi, c’est le constructivisme : l’idée
selon
laquelle il serait légitime pour certains hommes investis d’un
pouvoir particulier d’imposer des règles sociales qu’ils auraient
préalablement définies par le raisonnement. Pour un libéral, tout
acte social, quelque élémentaire qu’il soit, doit être soumis aux
autres membres de la société, qui peuvent individuellement s’y associer
ou le refuser. Les structures sociales ne peuvent
légitimement résulter que d’un « ordre spontané » où toutes les
initiatives sont possibles, mais doivent être validées en permanence par
les libres actions de l’ensemble des individus
qui forment la société.
En résumé
Au total, le libéralisme n’est
rien d’autre que la mise en application
rigoureuse, à tous les êtres humains, dans tous leurs domaines
d’activité et dans toutes les circonstances, de la première phrase de
l’article premier de la Déclaration des droits de l'Homme et
du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».
Il en déduit son seul impératif moral : « nul n’a le droit de priver un
autre être humain de sa liberté d’agir comme il l’entend
conformément à ses aspirations, à sa situation et à ses capacités ».
En appliquant ce principe à tous les humains
y compris à ceux qui exercent un
pouvoir, quels que soient leur étiquette et leur mode de
désignation, il se décline en libéralisme politique. En l’appliquant à
tous les domaines d’action, il se décline notamment en un volet
économique, qu’il complète par une conviction de nature
utilitariste : c’est quand les hommes agissent librement qu’ils ont les
plus grandes chances d’atteindre le mieux les objectifs qu’ils
se proposent, aussi bien collectivement qu’individuellement.
Le
libéralisme admet tous les débats et toutes les positions
substantielles quant
aux fins visées et aux moyens à mettre en œuvre. Mais quelle que
soit la forme, l’ampleur et la durée des réflexions et des débats, il
est exclu qu’on arrive à l’unanimité. De plus, il ne suffit
pas de dire quels états de la société seraient préférables à tels
autres. Il faut s’interroger sur les actions qui pourraient les faire
advenir. Sont-elles possibles ? Sont-elles acceptables
du point de vue moral ? Quels peuvent en être les auteurs ? Quels
effets, voulus ou non, peuvent-elles entraîner ? Sur chaque sujet, il y
aura toujours des minorités et des
dissidents. Comment les traite-t-on ? Quelles règles méritent d’être
imposées à tous, au besoin par la contrainte ?
Sur ces questions, la règle
libérale intervient en tant qu’éthique de l’action : je m’interdis de te
contraindre à agir comme je crois que
tu devrais le faire, quelles que soient mes raisons de le croire. Je
m’interdis aussi de t’empêcher par la force d’agir comme tu crois
devoir le faire, que ce soit directement ou en demandant
l’intervention d’un tiers (par exemple l’Etat), et j’estime que tu
as les mêmes obligations envers moi. La règle libérale bannit la
violence et la contrainte des moyens
acceptables, quelles que soient les fins visées et les intermédiaires éventuellement utilisés.
En refusant de faire une
distinction entre les citoyens ordinaires et d’autres qui échapperaient à
cette interdiction sous un quelconque
prétexte – force supérieure, droit divin ou onction majoritaire – le
libéralisme n’accorde à l’Etat qu’une place aussi limitée que possible,
lui demande et en attend le moins
possible, et ce dans tous les domaines. Pour cette raison, il est
évidement honni par les politiques de tous bords, dont le pouvoir est la
raison d’être quelle que soit l’idéologie dont ils se
réclament, et par ceux, économistes ou autres, qui font profession
de les conseiller.
L’essence même du libéralisme
étant de contester le pouvoir de l’Etat, les libéraux authentiques ne
cherchent pas à exercer ce pouvoir. C’est
pourquoi ils sont si peu nombreux parmi les politiques. Quelques uns ont tenté d’accéder au pouvoir dans le but de le détruire de
l’intérieur, mais ils s’y sont trop souvent laissé engluer. A contrario,
les antilibéraux de tous bords sont souvent des aspirants dictateurs,
convaincus qu’ils sont que l’action libre des êtres humains conduirait à
la
catastrophe et que la société doit être fermement « gouvernée », par
eux-mêmes et leurs amis bien entendu.
Mais alors que tous
les autres devraient en bonne logique partager l’amour de la
liberté et la méfiance envers le pouvoir qui caractérisent le
libéralisme, ses adversaires trouvent un soutien dans la foule de ceux
qui ont conservé le besoin puéril de croire à une autorité
transcendante et bienveillante qui aurait la volonté et le pouvoir
de résoudre tous nos problèmes. Pour le plus grand nombre, l’Etat a
remplacé nos parents, puis Dieu dans ce rôle ; la
simple existence d’un problème est prise comme une justification de
l’action de l’Etat, dont il faudrait encore accroître l’emprise pour le
résoudre. La moindre évocation d’un léger mouvement en
sens inverse dans le sens d’une libération de l’activité économique
est stigmatisée comme une manifestation d’« ultralibéralisme ».
Comme nous l’avons vu, les
attaques habituelles contre le libéralisme sont hors sujet. Réfuter la
théorie de l’équilibre général n’entame en rien
le raisonnement libéral. Juger qu’une situation est préférable à une
autre n’autorise pas à utiliser n’importe quel moyen pour tenter d’y
parvenir. Constater qu’une activité de l’Etat est utile
ne répond ni à la question utilitariste – l’Etat peut-il l’assurer
de façon plus efficace que l’initiative privée ?
– ni à la question déontologique – est-il légitime d’utiliser la contrainte dans sa réalisation ?
Or il est impossible de condamner le libéralisme sans condamner en
même temps le principe d’égale liberté dont il est l’expression. C’est
pourquoi tant de gens qui aspirent à gouverner le monde
s’évertuent à en fabriquer d’odieuses caricatures qui n’ont guère de
commun avec lui que le nom et ne signifient que leur propre ignorance.
Espérons que cet article aura contribué à restituer son
sens véritable au beau mot de libéralisme.