Alors même qu’il y a dix ans tout le monde était pour le socialisme,
on imagine mal aujourd’hui l’extraordinaire domination de cette chimère
sur le monde intellectuel dans les années quarante. C’est vraiment à ce
moment-là que le socialisme fut au plus haut, et l’humanité semblait
devoir se résigner à le subir soit par voie de nationalisation - la
méthode marxiste - soit par voie de réglementation : la méthode
allemande.
Les pays autrefois libéraux ne l’étaient plus: en
Grande-Bretagne, les privilèges syndicaux de 1906 avaient rendu
l’économie ingérable et provoqué intervention après intervention ; la
guerre servait de prétexte pour habituer les citoyens à l’économie de
contrainte et de pénurie. Aux Etats-Unis Roosevelt avait pu, en double violation de la Constitution, imposer l’Etat-Providence et se faire réélire une deuxième fois.
Le socialisme léniniste avait conquis la Russie, et le socialisme
hitlérien l’Allemagne. Leurs idées contaminaient le monde entier : aux
Etats-Unis, le monde intellectuel était depuis le début du siècle sous
l’influence de la philosophie allemande et du pragmatisme, son avatar
local. L’interventionnisme keynésien n’y avait rencontré aucune résistance intellectuelle alors que Ludwig von Mises, le seul économiste alors capable de le réfuter, était opportunément réduit au silence par la persécution hitlérienne.
Les quelques intellectuels libéraux
dans le monde avaient essayé de se regrouper avant la guerre, qui les
avait dispersés. Ils étaient cependant d’une qualité exceptionnelle, et
il suffit de circonstances favorables pour qu’ils se fissent de nouveau
entendre. Le succès de son premier roman We the Living avait permis à Ayn Rand de mettre en avant ses idées dans son deuxième roman The Fountainhead en 1943 ; Mises, grâce au soutien de Henry Hazlitt et à l’admiration d’un éditeur, pourra publier Le gouvernement omnipotent, La bureaucratie et L’action humaine assez peu de temps après son arrivée aux Etats-Unis. C’est ce genre d’occasion qui a permis à Hayek d’écrire La route de la servitude.
Hayek avait beau s’être installé à Londres depuis 1931, il était
malgré tout d’origine autrichienne, et ne pouvait participer, comme la
plupart des économistes britanniques, à la planification de l’effort de
guerre de Sa Majesté. La London School of Economics, où il
occupait la chaire Tooke de théorie économique, avait dû s’installer à
Cambridge pour éviter les bombardements de Londres. Keynes,
quoiqu’intellectuellement malhonnête, était en bons termes avec ce
rival et lui trouva une petite maison ; Hayek avait encore à cette
époque l’intention de réfuter la prétendue Théorie générale à
l’occasion d’une véritable théorie générale du capital, mais ne jugeait
pas opportun de s’opposer à lui à ce moment ; il avait donc le temps
pour d’autres recherches.
Disciple de Mises en économie après avoir été social-démocrate,
Hayek est Docteur en Droit et en Sciences Politiques de l’Université de
Vienne. Il s’était déjà essayé à la philosophie du Droit en publiant au
Caire en 1935 The Political Ideal of the Rule of Law ; on le
connaissait cependant surtout pour ses travaux dans le domaine où il est
meilleur, la théorie économique. Son livre le plus important de
méthodologie économique, The Counter-Revolution of Science et ses
autres contributions théoriques vraiment personnelles, le reste étant
dû à von Mises (« The Use of Knowledge in Society » et autres articles
parus dans Individualism and Economic Order en 1948) paraissent
d’ailleurs en même temps. L’économie politique et la philosophie
politique sont évidemment liées, et la participation de Hayek au débat des années 30 sur la possibilité du calcul économique rationnel dans un cadre de centralisation autoritaire l’avait rendu particulièrement à même de discuter des effets de l’ambition socialiste sur l’organisation sociale.
The Road to Serfdom, paru en 1944, fut immédiatement un
succès de librairie ; on en discuta même pendant l’élection de 1945, qui
vit la victoire des travaillistes. Hayek fut invité à organiser une
série de conférences à propos de son livre ; il put ainsi rencontrer un
peu partout des penseurs libéraux qui devaient, en avril 1947,
constituer la Société du Mont-Pèlerin.
La route de la servitude devait changer la carrière de Hayek
puisqu’elle l’amena à enseigner la philosophie morale à l’université de
Chicago entre 1950 et 1956. Elle préfigure The Constitution of Liberty, son meilleur livre de philosophie politique, paru en 1960, et ses quatre derniers ouvrages : les trois tomes de Droit, législation et liberté (1978) et The Fatal Conceit, paru cette année [1988].
Le thème de la route de la servitude est que les traits déplaisants du national-socialisme et du fascisme
sont communs à tous les régimes qui veulent réaliser le socialisme,
c’est-à-dire soumettre la production à la violence politique pour
réaliser une redistribution particulière des revenus. En somme, dans
« national-socialisme », il y a « socialisme » et tous les traits
déplaisants du nazisme, y compris l’extermination des minorités, se
retrouveront dans toute société politique qui prend au sérieux
l’ambition de réaliser la « justice sociale ».
Dans une succession de chapitres organisés par thèmes, Hayek
démolit un certain nombre des illusions que se faisaient les
intellectuels socialistes de son temps sur la société qu’ils appelaient
de leurs vœux.
Le socialisme est né de l’abondance créée par le capitalisme, et
de l’incapacité des intellectuels à la comprendre. Si l’on a cru, à
partir de John Stuart Mill,
qu’on pouvait redistribuer les richesses sans se soucier des effets de
cette prédation sur la production, c’est d’abord parce qu’il y avait des
richesses. La planification centrale, c’est-à-dire la confiscation par
l’autorité centrale de tout contrôle sur les moyens de produire, est
nécessaire dès que l’on cherche à réaliser une distribution des revenus
déterminée à l’avance. C’est cette ambition qui explique l’accroissement
du contrôle politique de la société et non une prétendue « nécessité
technique », car la complexité est précisément ce qui condamne la
centralisation.
Pour « planifier » à la mode socialiste, il faut imposer la
volonté des hommes de l’Etat à un degré tel, et à un tel niveau de
détail, que la démocratie est vidée de sa substance. Quand le vote
subsiste, il permet de choisir le gouvernement, mais le peuple ne
contrôle pas les lois, pas plus que les dépenses publiques. En effet la
législation ne se borne plus à énoncer les règles que chacun doit suivre
y compris les hommes de l’Etat. Elle consiste uniquement, comme le dit François Lefebvre, à « énoncer en quelles circonstances, et par quels moyens les hommes de l’Etat interviennent arbitrairement dans l’économie ».
Cette intervention affecte nécessairement tous les aspects de la
vie, puisque toute action est productive de valeur pour celui qui
l’accomplit. L’« économique » n’est pas un domaine particulier de
l’action humaine, mais un des ses aspects universels. La liberté
d’expression, la liberté personnelle ne se conçoivent pas là où les
Droits de contrôler les moyens de l’action ont été confisqués.
L’inconséquence des auteurs qui, comme George Orwell, veulent à la fois la démocratie et le socialisme, ou le socialisme et les droits de l’homme,
est ainsi tragiquement démontrée. De même, la distinction entre le
socialisme allemand (celui du parti ouvrier allemand
national-socialiste) et le socialisme soviétique est de pure forme car
la réglementation ou la nationalisation sont synonymes : les hommes de
l’Etat s’y emparent tout autant par la force du contrôle des choses
qu’ils n’ont pas produites.
La question essentielle, comme le disait Lénine, est de savoir
qui a le pouvoir de décision. Or le pouvoir politique ne remplace pas le
pouvoir économique. Il commence là où finit le premier, et tout
accroissement du pouvoir politique accroît le pouvoir tout court.
Evidemment, il n’existe pas de moyen de déterminer rationnellement à
quoi doit servir ce pouvoir. Le concept de « bien-être social » ou d’« intérêt général » ne sont pas plus objectivement définissables que celui de « justice sociale ». Trente ans plus tard, Hayek, dans Le mirage de la justice sociale,
s’avisera qu’il est intellectuellement honteux de se servir, pour faire
violence à autrui, de prétextes auxquels on ne peut même pas donner de
sens intelligible.
Comme il y a autant de pommes de discorde que de formes de
redistribution, la paix sociale est inévitablement détruite à mesure que
le socialisme progresse : des bandes armées, syndicalistes, puis
loubards, puis groupes paramilitaires, se partagent la rue, et imposent
leur loi. Pour rétablir un semblant d’ordre, les gens sont alors prêts à
supporter un gouvernement autoritaire. Comme il faut bien donner des
rationalisations à toutes ces violences, on impose le mensonge :
mensonge du socialisme lui-même, et mensonge sur les « réalisations » du
socialisme, dont il est interdit de contester la réalité. Soljénitsyne rappelle que l’aspect le plus pénible du socialisme léniniste est le mensonge obligatoire ; mais il caractérisait aussi le socialisme hitlérien.
Comme il est impossible que le socialisme, qui est un vol,
profite à tout le monde, il ne peut bénéficier qu’à une caste de
privilégiés. A ce titre, le fascisme et le nazisme sont bien des
réactions contre les mouvements socialistes, mais non contre le principe
socialiste lui-même : ils voulaient le socialisme, c’est-à-dire la
spoliation légale, mais un socialisme qui leur aurait profité à eux, et
pas à la bande de leurs rivaux. C’est le socialisme « de gauche » qui a
inventé l’embrigadement des enfants, la constitution d’une
contre-société, et les méthodes politiques violentes comme la police
politique et les camps d’extermination. De ce point de vue Hitler n’est
qu’un pâle imitateur de Lénine, pour lequel il affichait son admiration.
De même, le socialisme au pouvoir est inévitablement
nationaliste, puisque la clique de ses profiteurs est issue de la
société politique nationale et qu’une fois atteintes les limites de ce
qu’elle peut voler à la population, ils devront chercher leurs victimes
ailleurs. Il est aussi inévitablement corrompu : il s’agit de voler les
autres, et de disposer arbitrairement du butin, en l’absence de tout
principe et de toute règle identifiable, et l’enjeu est formidable,
puisqu’il s’agit de faire partie des maîtres ou de devenir esclave. Ceux
qui se retrouvent au pouvoir sous le socialisme sont ceux qui ont
accepté l’abolition de tout Droit qu’il implique, et qui ont été les
plus malins ou les plus brutaux dans l’élimination des autres bandes.
On parle aujourd’hui (éventuellement comme « révisionnistes »)
d’historiens allemands qui font remarquer le grand nombre d’anciens
dirigeants socialistes parmi les dignitaires nazis ; c’est aussi un fait
avéré que les communistes ont tout fait en Allemagne pour y aider les
nazis à détruire ce qui restait de régime représentatif. Mussolini
était lui-même un haut dirigeant du parti socialiste italien. Mais ce
qui est moins connu, parce que les intellectuels socialistes qui ont fui
le nazisme ont propagé les interprétations qui leur convenaient, c’est
que l’Allemagne de Weimar elle-même avait pratiquement mis en place tous
les instruments de la Zwangswirtschaft, le socialisme réglementaire, dont Hitler n’a eu qu’à se servir sans devoir les créer.
Par ailleurs, les courants de pensée de la gauche dans
l’Allemagne de Weimar étaient tout aussi irrationalistes, antilibéraux
et antidémocrates que ceux de la droite nationaliste. Hayek rappelle
leurs références intellectuelles communes : Rodbertus et Lassalle
étaient cités par Hitler comme des précurseurs. A l’irrationalisme
ouvert des réactionnaires, correspond le polylogisme marxiste ;
l’apologie de la violence est la même, souvent inspirée par les mêmes
auteurs (Georges Sorel,).
La Route de la servitude est écrite pour faire comprendre
aux intellectuels socialistes anglo-saxons que, les mêmes causes
conduisant aux mêmes effets, les mêmes idées conduiront au même type de
société. L’Allemagne, pour n’avoir été touchée que tardivement par les
libéralismes démocratiques, était simplement en avance sur un chemin que
tout le monde était en train de parcourir.
A quoi peut servir aujourd’hui La Route de la servitude?
Ce livre fut en son temps le point de départ d’une reconquête des
esprits par le mouvement libéral, d’une organisation systématique des
réfutations du socialisme par des institutions et des groupes dans le
monde entier. Inspiré par une connaissance alors unique des raisons pour
lesquelles la décision économique rationnelle est impossible dans une
organisation étatique, le livre décrit précisément les caractéristiques
de toute société socialiste.
Pour qui n’est pas encore convaincu que toute ambition de
réaliser une forme quelconque de « justice sociale » doit conduire à une
organisation politique semblable à celle des nazis, et que sous ses
accidents singuliers (Staline, Pol Pot, Hitler, etc.) le socialisme
reste toujours essentiellement le même, lire La Route de la servitude
est une obligation. De même, pour ceux qui veulent connaître les
origines intellectuelles du nazisme, c’est un livre intéressant, quoique
The Ominous Parallels de Leonard Peikoff soit plus profond.
On pourra aussi s’en servir pour identifier les effets du
socialisme installé dans nos pays. La corruption, la censure, la
bassesse des hommes politiques résultent bel et bien de l’ambition
redistributrice, même si elle en rabat quelque peu sur ses prétentions
moralisantes. Si elle a battu en retraite, c’est d’ailleurs largement
parce qu’on a popularisé les idées contenues dans La Route de la servitude ; on peut mentionner Socialisme et fascisme : une même famille ?
où le Club de l’Horloge montre bien que le fascisme est une variante du
socialisme, plus précisément la version autoritaire du corporatisme
social-démocrate.
Sur deux points cependant, on peut dire que le livre a mal
vieilli, ou plutôt qu’il n’a jamais été l’un des meilleurs. C’est tout
ce qui touche à la théorie économique et à la philosophie libérale. Si
Hayek a mis les socialistes français dans l’embarras, ce n’est pas
seulement parce qu’ils n’avaient aucune pensée valable à lui opposer.
C’est aussi parce que c’est à partir de leurs propres prémisses
collectivistes qu’il réfute le socialisme. Comme Adam Smith, Hayek
démontre l’excellence du libéralisme à partir de ce qu’Ayn Rand appelle
la prémisse tribale, pour laquelle il irait de soi que la société
politique a le droit de disposer de ses membres comme elle l’entend. Ce
qui le rend si convaincant pour des socialistes, c’est donc que son
discours est proche de leurs conceptions. A ce jeu, il leur fait des
concessions de principe majeures, ce qui donne l’impression agaçante
d’une réflexion insuffisamment rigoureuse.
On peut dire que comme tous les savants qui se sont interdit
d’examiner l’essence des phénomènes et des actes (il prendra de plus en
plus ce chemin sous l’influence de son ami Karl Popper),
Hayek se prive d’une connaissance générale et concise et ne cesse de
tourner autour du pot. Au lieu de mettre l’esprit humain au centre des
phénomènes économiques et sociaux, d’élucider la nature des rapports
entre cet esprit et ses productions, et d’en déduire que toute
interférence violente avec le contrôle de l’esprit sur ses produits
engendre destruction et irrationalité, et qu’elle est par conséquent
objectivement mauvaise, il ne fait que décrire pragmatiquement, quoi
qu’exhaustivement, les effets des formes les plus extrêmes de cette
intervention.
Cela fait que son libéralisme, tant économiquement que philosophiquement, est très en retard. Alors que la nature du laissez-faire
avait été élucidée dès le début du siècle dernier par les économistes
libéraux français : Destutt de Tracy, Jean-Baptiste Say, Charles Comte
et Charles Dunoyer, on peut dire que Hayek n’a jamais compris le
laissez-faire. Tout en minimisant leur validité mais sans voir qu’il
adhère par là à l’utilitarisme
qu’il dénonce par ailleurs, il reprend à son compte les
rationalisations de l’intervention de l’État les plus traditionnelles:
les soi-disant « biens publics », les prétendues « externalités », les « monopoles »
imaginaires sur un marché libre, et même (il changera d’avis par la
suite) la production de l’information (!) et de la monnaie. Il croit
même que la redistribution « sociale » est compatible avec un état de Droit!
A force de parler le langage de ses adversaires, qui sont des
irrationalistes vrais, et de développer des argumentaires qui mettent en
cause la capacité rationnelle de l’homme alors que ce qu’il fallait,
c’était persuader les hommes de l’État qu’il n’existe pas de norme
objective par quoi la violation du consentement d’autrui puisse être
guidée (Ayn Rand), Hayek finit aujourd’hui dans la peau d’un ennemi de
la raison. Ce qu’il appellera plus tard le constructivisme,
et dont il décrira exactement les effets, n’est pas un rationalisme :
il consiste tout simplement à nier a priori la rationalité d’autrui.
Une immense faille traverse l’œuvre de Hayek, et ce n’est donc
certainement pas lui qui peut servir de référence à la pensée libérale.
Cette faille résulte de l’influence de la philosophie moderne, qui
refuse de croire au pouvoir de la raison en matière d’éthique et de
Droit. Paradoxalement, alors que le premier message qu’on peut tirer de
son œuvre, c’est qu’un discours rationnel est possible en philosophie
politique (ce pourquoi il avait d’ailleurs été comparé à un
« dinosaure » en 1960), il refuse de tirer les conséquences de ce fait,
et de reconnaître qu’on peut déduire rationnellement une définition
objective du Bien et du Juste à partir de l’observation des lois de la
nature. Ses normes d’« efficacité » sociale ou même de « sélection
naturelles des institutions » ne sont pas davantage fondées que la
« justice sociale » qu’il a excellemment dénoncée et ses normes ne
reposent sur rien. Après tout, est-ce un hasard s’il lui a fallu
soixante-dix ans pour se rendre compte qu’un mot qui ne voulait rien
dire détruisait toute forme de pensée qui en ferait usage?
Il n’y a donc pas de philosophie politique libérale hayékienne.
Sa définition du Droit ne va pas jusqu’au bout parce qu’elle repose sur
ce qu’Ayn Rand appelle des « concepts volés »,
c’est-à-dire des mots dont il se sert sans être capable de rendre
compte de leur validité logique et épistémologique. Sa théorie
économique s’en ressent aussi. Aujourd’hui, aucun des économistes qui
l’admirent comme tel ne croit que les hommes de l’Etat ne puissent
jamais, par leurs interventions, améliorer l’efficacité productive. Le
fait est que de meilleurs logiciens sont passés par là, notamment Murray Rothbard, qui a réfuté tout cela dès 1962 (dans Man, Economy and State)
et Ayn Rand qui, en dépit des pétitions de principe de sa métaphysique,
est de très loin la meilleure philosophe libérale. (Cf. notamment Capitalism: The Unknown Ideal,
où l’on trouve la meilleure théorie de la valeur avec celle de Mises.)
C’est à partir de ces auteurs, qui prennent vraiment la logique au
sérieux, qu’on peut établir une théorie sans faille.
L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre.
Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.
Sommaire:
A) L'erreur de l'Occident, Alexandre Soljenitsyne, éd. Grasset, 1980, p. 46-47
B) Alexandre Soljenitsyne: Le déclin du courage. - Une synthése par
Rebeyne! dans Jalons Théoriques
C) Le Déclin du courage, par Alexandre SOLJENITSYNE, Harvard (juin 1978)
Il
y a cinq siècles, l'humanisme s'est laissé entraîner par un projet
séduisant : emprunter au christianisme ses lumineuses idées, son sens du
bien, sa sympathie à l'égard des opprimés et des miséreux, son
affirmation de la libre volonté de chaque être humain, mais... en
essayant de se passer du Créateur de l'Univers.
Et le dessein semblait avoir réussi. Un siècle après l'autre,
l'humanisme s'est imposé dans le monde comme un mouvement humain et
magnanime et, dans certains cas, il a réussi à adoucir le mal et les
cruautés de l'histoire.
Cependant,
au XXe siècle, des chaudières bourrées de cruautés extrêmes ont par
deux fois explosé : les Première et Seconde Guerres mondiales. Il ne
restait plus alors à l'humanisme que deux possibilités : soit
reconnaître son impuissance et baisser les bras, soit s'élever, par de
nouveaux efforts, jusqu'à un nouveau palier. Et au milieu du XXe siècle,
l'humanisme nous est apparu sous un contour nouveau — le globalisme
prometteur : il est temps pour nous, n'est-ce pas, il est grand temps
d'établir sur toute la planète un seul ordre relationnel (comme si cela
pouvait se faire !). Hisser les autres peuples jusqu'au niveau de
l'ensemble de l'humanité. Donner à toute la population de notre planète
la possibilité de se sentir des citoyens égaux du monde.
11 avril 1975 Invité sur le plateau de Bernard PIVOT pour la première
fois, Alexandre SOLJENITSYNE répond (en russe, traduction simultanée) à
une question posée par Jean D'ORMESSON, directeur du "Figaro", sur
l'Occident, où il vit depuis un an. Cette question suscite des échanges
tendus entre Jean D'ORMESSON et Jean DANIEL concernant les combats
contre le capitalisme, le colonialisme et le communisme. Images
d'archive INA Institut National de l'Audiovisuel http://www.ina.fr Abonnez-vous http://www.youtube.com/subscription_c...
Créer
un gouvernement mondial formé de personnes d'une haute intellectualité
qui vont mettre toute leur attention et toute leur lucidité à dépister
les besoins des hommes jusque dans les coins les plus reculés de la
terre, chez le moindre peuple. Il a pu sembler, durant un temps très
court, que ce mythe d'un gouvernement mondial allait se réaliser, on en
parlait déjà avec certitude. C'est à ce moment-là qu'a été créée
l'Organisation des Nations unies.
Or, dans
les décennies qui ont suivi, durant la seconde moitié du siècle, se sont
fait entendre des coups de gong menaçants nous avertissant que notre
planète est plus petite, plus exiguë que nous ne le supposions. Et bien
moins résignée à accepter le poison que déverse l'activité humaine.
Nous avons tous en mémoire la fameuse conférence écologique de Rio de
Janeiro et d'autres conférences analogues dont, ces toutes dernières
semaines, celle sur le réchauffement de la planète. Tous les peuples du
monde — en chœur, en chœur ! — ont supplié les Etats-Unis et les autres
pays avancés : modérez donc le rythme effréné de votre production ! Il
devient insupportable pour nous tous sur cette terre. Les Etats-Unis
représentent 5 % de la population mondiale, mais consomment jusqu'à 40 %
des matières premières et sources d'énergie, et apportent 50 % de toute
la pollution du globe. Mais la réponse a été catégorique : NON ! Ou des
compromis insignifiants, incapables de résoudre le problème.
La fraction privilégiée de l'humanité s'est tellement adonnée à la
consommation, en volume comme en diversité, qu'elle en est devenue
l'esclave : se limiter, est-ce possible ? À quoi bon ? L'auto-limitation
volontaire est de ces qualités qu'il est le plus difficile d'acquérir,
que ce soit pour le particulier, les partis, les Etats, les
corporations. La vraie signification de la liberté a été perdue :
l'exercice suprême de la liberté consiste à se restreindre dans tous les
aspects de l'expansion et de l'accumulation. " Le progrès pour tous " :
voilà une formule qui est en train de disparaître du langage commun. Si
des concessions sont nécessaires ici ou là, pourquoi les exiger de nous
qui sommes les peuples les mieux adaptés et les plus efficaces, le
milliard d'hommes cousus d'or ? De fait, la statistique montre que le
fossé entre les pays avancés et ceux qui accusent du retard non
seulement ne diminue pas, mais ne cesse de se creuser. Une loi cruelle
s'est imposée : celui qui a pris une fois du retard s'y trouve condamné.
S'il faut donc réduire l'industrie sur la terre, ne serait-il pas
naturel de commencer par le tiers-monde ? (Ses frontières ne sont pas
très nettement délimitées ; des pays isolés sur leur propre lancée
arrivent bien à s'en dégager, mais cela n'infirme pas le tableau
général.) Le tiers-monde n'a qu'à garder par-devers lui ses matières
premières et sa main-d'œuvre. Pour mener à bien ce programme, aucune
force politique ou militaire n'est d'ailleurs nécessaire, les puissants
leviers financiers et économiques suffisent, les banques, les firmes
multinationales.
Telle a été la transformation de l'humanisme prometteur en humanisme directif.
Une telle transformation était-elle insolite pour l'humanisme ?
Souvenons-nous que son développement a connu une époque où, après
d'Holbach, Helvetius, Diderot, fut proclamée et acceptée par de nombreux
adeptes la théorie de " l'égoïsme rationnel ". Si l'on parle sans
fioritures, il s'ensuivait que le plus sûr moyen de faire du bien aux
autres était d'obéir strictement à ses propres intérêts égoïstes. En
Russie, les esprits éclairés du XIXe siècle enseignaient de même. Et,
jusque dans la presse russe d'aujourd'hui, je rencontre l'expression
" l'intérêt égoïste éclairé ". Comprenez : " Bien qu'égoïste,
éclairé ! " Aussi l'humanisme rationaliste, cet anthropocentrisme opiniâtre et séculier, ne pouvait-il échapper à une crise inéluctable.
Et quel bon air cela nous a-t-il apporté ? Un totalitarisme économique,
directif et universel ! Comment est-ce possible ? De surcroît, engendré
par les pays les plus démocratiques qui soient !
Faisons un retour sur les années 20-30.
Les meilleurs esprits en Europe étaient pleins d'admiration pour le
totalitarisme communiste. Ils ne lui ménageaient pas leurs louanges, ils
se mettaient avec joie à son service en lui prêtant leurs noms, leurs
signatures, en participant à ses conférences. Comment cela a-t-il pu
arriver ? Ces sages n'avaient-ils pas la possibilité de voir clair dans
l'agressive propagande bolchevique ? À cette époque, je m'en souviens,
les bolcheviques annonçaient littéralement : " Nous, les communistes,
sommes les seuls vrais humanistes ! "
Non, ces éminentes intelligences n'étaient pas si aveugles, mais elles
se pâmaient en entendant résonner les idées communistes, car elles
sentaient, elles avaient conscience de leur parenté génétique avec
elles. C'est du siècle des Lumières que partent les racines communes du
libéralisme, du socialisme et du communisme. C'est pourquoi, dans tous
les pays, les socialistes n'ont montré aucune fermeté face aux
communistes : à juste titre, ils voyaient en eux des frères
idéologiques, ou si ce n'est des cousins germains, du moins au second
degré. Pour ces mêmes raisons, les libéraux se sont toujours montrés
pusillanimes face au communisme : leurs racines idéologiques séculières
étaient communes.
On a beaucoup discuté sur le point de savoir si la politique devait ou
non être morale. Généralement, on estime que c'est impossible. On oublie
que, dans une perspective à long terme, seule une politique qui tient
compte de l'éthique donne de bons fruits. Bien sûr, transposer
directement des critères éthiques d'un individu à un grand parti, à des
nations, ne peut se faire de façon adéquate, mais on ne doit pas non
plus le négliger.
Sinon... On a estimé possible de commencer à écarter l'Organisation des
Nations unies, considérée comme un obstacle ; dans certaines situations
difficiles, de se passer du Conseil de sécurité ; voire d'ignorer
complètement l'ONU : à quoi sert-elle quand nous avons une excellente
machine de guerre internationale ? Et avec son aide, on se permet — oh !
uniquement dans un but humanitaire — de bombarder trois mois durant un
pays européen avec ses millions d'habitants, de priver des grandes
villes et des régions entières d'électricité, vitale de nos jours, et de
détruire sans aucune hésitation les séculaires ponts européens sur le
Danube. Etait-ce pour épargner la déportation à une partie de la
population tout en condamnant à cette même déportation l'autre partie ?
Etait-ce pour guérir une nation déclarée malade, ou pour lui arracher à
jamais une province convoitée ?
C'est sous ces noirs auspices que nous entrons dans le XXIe siècle.
Que dire de la Russie d'aujourd'hui ?
Ici, la politique est plus encore qu'ailleurs éloignée de la morale. Le
destin de la Russie en ce siècle a été particulièrement tragique. Après
soixante-dix ans d'oppression totalitaire, le peuple a été soumis à
l'ouragan destructeur d'un pillage qui a détruit sa vie économique et
sapé ses forces spirituelles. On n'a pas donné le temps à notre peuple
assommé, de part en part blessé, de se relever, en premier lieu parce
qu'on a étouffé toutes les tentatives d'auto-administration, toute
initiative, toute velléité de faire entendre sa voix et d'avoir les
mains libres pour bâtir son propre destin. Tout cela a été remplacé par
une foule — plus nombreuse encore qu'à l'époque soviétique — de
fonctionnaires qui dansent sur nos têtes. Notre classe politique
actuelle n'est pas d'un niveau moral élevé, et son niveau intellectuel
ne vaut guère mieux. Elle est dominée de façon monstrueuse par les
membres non repentis de la nomenclature qui, toute leur vie, avaient
maudit le capitalisme pour subitement le glorifier, par d'anciens chefs
rapaces du Komsomol, par des aventuriers de la politique et, dans une
certaine mesure, par des personnes peu préparées à ce nouveau métier.
De la Russie actuelle, on pense couramment qu'elle s'enfonce dans le
tiers-monde. Des voix sinistres disent que c'est désormais sans retour.
Je ne le pense pas. Je crois en la santé de l'esprit en Russie, qui,
tout laminé qu'il soit, lui donnera les forces pour se relever de son
évanouissement. J'ai du reste toujours cru que les potentialités de
l'esprit l'emportent sur les conditions d'existence et qu'elles sont
capables de les dominer.
Je pense que cette propriété de l'esprit aidera aussi l'Occident et la France à dominer la crise profonde qui s'annonce.
Le stalinisme n'a existé ni en théorie ni en
pratique : on ne peut parler ni de phénomène stalinien, ni d'époque
stalinienne, ces concepts ont été fabriqués après 1956 par la pensée
occidentale de gauche pour garder les idéaux communistes.
Alexandre Soljenitsyne
B) Alexandre Soljenitsyne: Le déclin du courage. - Une synthése par
Rebeyne!
Dans le discours de Harvard en 1978, Alexandre Soljénitsyne, prédit
les dangers qui guettent le monde occidental, et que nous pouvons
constater au quotidien trente ans plus tard. Soljénitsyne explique dans
ce paragraphe, l’origine de la destruction de la spiritualité
occidentale. Ce manque de spiritualité est incontestable aujourd’hui
dans notre société, où l’homme s’est agenouillé devant le matérialisme,
le rationalisme, et l’humanisme. Ce vide spirituel qui correspond au déclin des peuples occidentaux, est la principale caractéristique de la décadence Pour s’en sortir, il nous faut raviver la mémoire des siècles passés, cultiver l’espérance, et sortir de notre coma matérialiste.
Ce discours interpelle, puisqu’il est prononcé par un adversaire de
l’URSS, en fuite dans un pays occidental. Bien que fuyant la dictature
soviétique, ce brillant penseur a su détecter (grâce à son regard
extérieur) les dangers d’un humanisme abusif.
Extrait: « Comment en est-on arrivé à la confrontation actuelle, si désavantageuse ?
Dans sa marche triomphale, comment le monde occidental est-il tombé dans un pareil état d’impuissance ?
Son évolution a-t-elle connu des tournants funestes, des pertes de cap ?
Il semble bien que non. L’occident n’a fait que progresser et encore
progresser, la main dans la main avec le brillant Progrès technique. Et
le voici qui se retrouve dans son actuel état de faiblesse.
Alors il ne reste plus qu’à chercher l’erreur à la racine même. A la
base de la pensée des Temps Nouveaux. Je veux dire : la conception du
monde qui domine en Occident, née lors de la Renaissance, coulée dans le
moule politique à partir de l’ère des Lumières, fondement de toutes les
sciences de l’Etat et de la société : on pourrait l’appeler « humanisme
rationaliste » ou bien « autonomie humaniste », qui
proclame et réalise l’autonomie humaine par rapport à toutes forces
placées au dessus de lui. Ou bien encore –et autrement- «
anthropocentrisme » : l’idée de l’homme comme centre de ce qui existe.
En soi, évidement, le tournant de la Renaissance était inéluctable ;
le Moyen Age avait épuisé ses possibilités, l’écrasement despotique de
la nature physique de l’homme au profit de sa nature spirituelle y était
devenu insupportable. Mais, du coup, nous avons bondit de l’Esprit vers la Matière, de façon disproportionnée et sans mesure.
La conscience humaniste se proclama notre guide, dénia à l’homme
l’existence du mal à l’intérieur et ne lui reconnut pas de tâche plus
haute que l’acquisition du bonheur terrestre, et elle plaça à la base de
la civilisation occidentale moderne une tendance dangereuse à se
prosterner devant l’homme et devant ses besoins matériels, toutes les
autres particularités, tous les autres besoins de l’homme, plus délicats
et plus élevés, restèrent hors de l’attention des constructions
étatiques et des systèmes sociaux, comme si l’homme n’avait pas de sens
plus élevé à donner à la vie. »
Je suis très sincèrement heureux de me trouver ici parmi vous, à
l’occasion du 327ème anniversaire de la fondation de cette université si
ancienne et si illustre. La devise de Harvard est “VERITAS”. La vérité
est rarement douce à entendre ; elle est presque toujours amère. Mon
discours d’aujourd’hui contient une part de vérité ; je vous l’apporte
en ami, non en adversaire.
Il y a trois ans, aux États-Unis, j’ai été amené à dire des choses
que l’on a rejeté, qui ont paru inacceptables. Aujourd’hui, nombreux
sont ceux qui acquiescent à mes propos d’alors.(...)
Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l’Ouest aujourd’hui pour un observateur extérieur.
Le monde occidental a perdu son courage civique, à la fois dans son
ensemble et singulièrement, dans chaque pays, dans chaque gouvernement,
dans chaque pays, et bien sûr, aux Nations Unies.
Lâcheté des élites politiques et intellectuelles
Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la
couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d’où
l’impression que le courage a déserté la société toute entière.
Bien sûr, il y a encore beaucoup de courage individuel mais ce ne sont
pas ces gens là qui donnent sa direction à la vie de la société.
Les fonctionnaires politiques et intellectuels manifestent ce déclin,
cette faiblesse, cette irrésolution dans leurs actes, leurs discours et
plus encore, dans les considérations théoriques qu’ils fournissent
complaisamment pour prouver que cette manière d’agir, qui fonde la
politique d’un État sur la lâcheté et la servilité, est pragmatique,
rationnelle et justifiée, à quelque hauteur intellectuelle et même
morale qu’on se place.
Ce déclin du courage, qui semble aller ici ou là jusqu’à la perte de
toute trace de virilité, se trouve souligné avec une ironie toute
particulière dans les cas où les mêmes fonctionnaires sont pris d’un
accès subit de vaillance et d’intransigeance, à l’égard de gouvernements
sans force, de pays faibles que personne ne soutient ou de courants
condamnés par tous et manifestement incapables de rendre un seul coup.
Alors que leurs langues sèchent et que leurs mains se paralysent face
aux gouvernements puissants et aux forces menaçantes, face aux
agresseurs et à l’Internationale de la terreur. Faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant coureur de la fin ?
Idéologie de la liberté et perte du sens du bien commun
La liberté promise et les biens matériels aboutissent à un “bonheur pauvre”
Quand les États occidentaux modernes se sont formés, fut posé comme
principe que les gouvernements avaient pour vocation de servir l’homme,
et que la vie de l’homme était orientée vers la liberté et la recherche
du bonheur (en témoigne la déclaration américaine d’indépendance.)
Aujourd’hui, enfin, les décennies passées de progrès social et
technique ont permis la réalisation de ces aspirations : un État
assurant le bien-être général. Chaque citoyen s’est vu accorder la
liberté tant désirée, et des biens matériels en quantité et en qualité
propres à lui procurer, en théorie, un bonheur complet, mais un bonheur
au sens appauvri du mot, tel qu’il a cours depuis ces mêmes décennies.
L’obsession de la possession et du confort suscite inquiétude et dépression
Au cours de cette évolution, cependant, un détail psychologique a été négligé : le
désir permanent de posséder toujours plus et d’avoir une vie meilleure,
et la lutte en ce sens, ont imprimé sur de nombreux visages à l’Ouest
les marques de l’inquiétude et même de la dépression, bien qu’il soit courant de cacher soigneusement de tels sentiments. Cette
compétition active et intense finit par dominer toute pensée humaine et
n’ouvre pas le moins du monde la voie à la liberté du développement
spirituel.
L’indépendance de l’individu à l’égard de nombreuses formes de
pression étatique a été garantie ; la majorité des gens ont bénéficié du
bien-être, à un niveau que leurs pères et leurs grands-pères n’auraient
même pas imaginé ; il est devenu possible d’élever les jeunes gens
selon ces idéaux, de les préparer et de les appeler à l’épanouissement
physique, au bonheur, au loisir, à la possession de biens matériels,
l’argent, les loisirs, vers une liberté quasi illimitée dans le choix
des plaisirs.
Pourquoi devrions-nous renoncer à tout cela ? Au nom de quoi devrait-on risquer sa précieuse existence pour défendre le bien commun, et tout spécialement dans le cas douteux où la sécurité de la nation aurait à être défendue dans un pays lointain ?
Même la biologie nous enseigne qu’un haut degré de confort
n’est pas bon pour l’organisme. Aujourd’hui, le confort de la vie de la
société occidentale commence à ôter son masque pernicieux.
Le légalisme ou la “lettre” de la loi, ou la loi sans la légitimité
Une société fondée sur la lettre de la loi engendre la médiocrité
La société occidentale s’est choisie l’organisation la plus
appropriée à ses fins, une organisation que j’appellerais légaliste. Les
limites des droits de l’homme et de ce qui est bon sont fixées par un système de lois ; ces limites sont très lâches.
Les hommes à l’Ouest ont acquis une habileté considérable pour utiliser, interpréter et manipuler la loi,
bien que paradoxalement les lois tendent à devenir bien trop
compliquées à comprendre pour une personne moyenne sans l’aide d’un
expert. Tout conflit est résolu par le recours à la lettre de la loi,
qui est considérée comme le fin mot de tout. Si quelqu’un se place du
point de vue légal, plus rien ne peut lui être opposé ; nul ne lui
rappellera que cela pourrait n’en être pas moins illégitime.
Impensable de parler de contrainte ou de renonciation à ces droits,
ni de demander de sacrifice ou de geste désintéressé : cela paraîtrait
absurde. On n’entend pour ainsi dire jamais parler de retenue
volontaire : chacun lutte pour étendre ses droits jusqu’aux extrêmes
limites des cadres légaux.
J’ai vécu toute ma vie sous un régime communiste, et je peux
vous dire qu’une société sans référent légal objectif est
particulièrement terrible. Mais une société basée sur la lettre de la loi, et n’allant pas plus loin, échoue à déployer à son avantage le large champ des possibilités humaines.
La lettre de la loi est trop froide et formelle pour avoir une influence bénéfique sur la société. Quand
la vie est tout entière tissée de relations légalistes, il s’en dégage
une atmosphère de médiocrité spirituelle qui paralyse les élans les plus
nobles de l’homme.
Et il sera tout simplement impossible de relever les défis de notre
siècle menaçant armés des seules armes d’une structure sociale
légaliste.
Opinion, presse, Parlements paralysent toute action utile au bien commun
Aujourd’hui la société occidentale nous révèle qu’il règne
une inégalité entre la liberté d’accomplir de bonnes actions et la
liberté d’en accomplir de mauvaises. Un homme d’État qui veut
accomplir quelque chose d’éminemment constructif pour son pays doit agir
avec beaucoup de précautions, avec timidité pourrait-on dire. Des
milliers de critiques hâtives et irresponsables le heurtent de plein
fouet à chaque instant. Il se trouve constamment exposé aux traits du
Parlement, de la presse. Il doit justifier pas à pas ses décisions,
comme étant bien fondées et absolument sans défauts. Et un homme
exceptionnel, de grande valeur, qui aurait en tête des projets
inhabituels et inattendus, n’a aucune chance de s’imposer : d’emblée on
lui tendra mille pièges. De ce fait, la médiocrité triomphe sous le masque des limitations démocratiques.
Il est aisé en tout lieu de saper le pouvoir administratif, et il a
en fait été considérablement amoindri dans tous les pays occidentaux. La
défense des droits individuels a pris de telles proportions que la
société en tant que telle est désormais sans défense contre les
initiatives de quelques-uns. Il est temps, à l’Ouest, de défendre non
pas temps les droits de l’homme que ses devoirs.
Une liberté destructrice et irresponsable
Liberté de la violence et du mal
D’un autre côté, une liberté destructrice et irresponsable s’est vue accorder un espace sans limite. Il
s’avère que la société n’a plus que des défenses infimes à opposer à
l’abîme de la décadence humaine, par exemple en ce qui concerne le
mauvais usage de la liberté en matière de violence morale faites aux
enfants, par des films tout pleins de pornographie, de crime, d’horreur.
On considère que tout cela fait partie de la liberté, et peut être
contrebalancé, en théorie, par le droit qu’ont ces mêmes enfants de ne
pas regarder et de refuser ces spectacles. L’organisation légaliste de la vie a prouvé ainsi son incapacité à se défendre contre la corrosion du mal. (...)
L’évolution s’est faite progressivement, mais il semble
qu’elle ait eu pour point de départ la bienveillante conception
humaniste selon laquelle l’homme, maître du monde, ne porte en lui aucun
germe de mal, et tout ce que notre existence offre de vicié est
simplement le fruit de systèmes sociaux erronés qu’il importe d’amender. Et pourtant, il
est bien étrange de voir que le crime n’a pas disparu à l’Ouest, alors
même que les meilleures conditions de vie sociale semblent avoir été
atteintes. Le crime est même bien plus présent que dans la société soviétique, misérable et sans loi. (...)
Presse libre ou presse bavarde, irresponsable et esclave du courant dominant de l’opinion
La presse, aussi, bien sûr, jouit de la plus grande liberté. Mais
pour quel usage ? (...) Quelle responsabilité s’exerce sur le
journaliste, ou sur un journal, à l’encontre de son lectorat, ou de
l’histoire ?
S’ils ont trompé l’opinion publique en divulguant des informations
erronées, ou de fausses conclusions, si même ils ont contribué à ce que
des fautes soient commises au plus haut degré de l’État, avons-nous le
souvenir d’un seul cas, où le dit journaliste ou le dit journal ait
exprimé quelque regret ? Non, bien sûr, cela porterait préjudice aux
ventes. De telles erreurs peut bien découler le pire pour une nation, le journaliste s’en tirera toujours.
Étant donné que l’on a besoin d’une information crédible et
immédiate, il devient obligatoire d’avoir recours aux conjectures, aux
rumeurs, aux suppositions pour remplir les trous, et rien de tout cela
ne sera jamais réfuté ; ces mensonges s’installent dans la mémoire du
lecteur. Combien de jugements hâtifs, irréfléchis, superficiels et
trompeurs sont ainsi émis quotidiennement, jetant le trouble chez le
lecteur, et le laissant ensuite à lui-même ?
La presse peut jouer le rôle d’opinion publique, ou la
tromper. De la sorte, on verra des terroristes peints sous les traits de
héros, des secrets d’État touchant à la sécurité du pays divulgués sur
la place publique, ou encore des intrusions sans vergogne dans
l’intimité de personnes connues, en vertu du slogan : « tout le monde a le droit de tout savoir ».
Mais c’est un slogan faux, fruit d’une époque fausse ; d’une
bien plus grande valeur est ce droit confisqué, le droit des hommes de
ne pas savoir, de ne pas voir leur âme divine étouffée sous les ragots,
les stupidités, les paroles vaines. Une personne qui mène une vie pleine
de travail et de sens n’a absolument pas besoin de ce flot pesant et
incessant d’information. (...)
Autre chose ne manquera pas de surprendre un observateur venu de
l’Est totalitaire, avec sa presse rigoureusement univoque : on découvre
un courant général d’idées privilégiées au sein de la presse occidentale
dans son ensemble, une sorte d’esprit du temps, fait de critères de
jugement reconnus par tous, d’intérêts communs, la somme de tout cela
donnant le sentiment non d’une compétition mais d’une uniformité. Il
existe peut-être une liberté sans limite pour la presse, mais
certainement pas pour le lecteur : les journaux ne font que transmettre
avec énergie et emphase toutes ces opinions qui ne vont pas trop
ouvertement contredire ce courant dominant.
Liberté ou asservissement général à l’opinion, à la pensée unique ?
Sans qu’il y ait besoin de censure, les courants de pensée, d’idées à
la mode sont séparés avec soin de ceux qui ne le sont pas, et ces
derniers, sans être à proprement parler interdits, n’ont que peu de
chances de percer au milieu des autres ouvrages et périodiques, ou
d’être relayés dans le supérieur.
Vos étudiants sont libres au sens légal du terme, mais ils
sont prisonniers des idoles portées aux nues par l’engouement à la mode.
Sans qu’il y ait, comme à l’Est, de violence ouverte, cette sélection
opérée par la mode, ce besoin de tout conformer à des modèles standards,
empêchent les penseurs les plus originaux d’apporter leur contribution à
la vie publique et provoquent l’apparition d’un dangereux esprit
grégaire qui fait obstacle à un développement digne de ce nom.
Aux États-Unis, il m’est arrivé de recevoir des lettres de personnes
éminemment intelligentes ... peut-être un professeur d’un petit collège
perdu, qui aurait pu beaucoup pour le renouveau et le salut de son pays,
mais le pays ne pouvait l’entendre, car les média n’allaient pas lui
donner la parole. Voilà qui donne naissance à de solides préjugés de
masse, à un aveuglement qui à notre époque est particulièrement
dangereux. (...)
La société occidentale moderne n’est pas un bon modèle
Il est universellement admis que l’Ouest montre la voie au monde
entier vers le développement économique réussi, même si dans les
dernières années il a pu être sérieusement entamé par une inflation
chaotique.
Et pourtant, beaucoup d’hommes à l’Ouest ne sont pas satisfaits de la
société dans laquelle ils vivent. Ils la méprisent, ou l’accusent de
plus être au niveau de maturité requis par l’humanité. Et beaucoup sont
amenés à glisser vers le socialisme, ce qui est une tentation fausse et
dangereuse.
J’espère que personne ici présent ne me suspectera de vouloir
exprimer une critique du système occidental dans l’idée de suggérer le
socialisme comme alternative. Non, pour avoir connu un pays où le
socialisme a été mis en œuvre, je ne me prononcerai pas en faveur d’une
telle alternative. (...)
Mais si l’on me demandait si, en retour, je pourrais proposer
l’Ouest, en son état actuel, comme modèle pour mon pays, il me faudrait
en toute honnêteté répondre par la négative. Non, je ne prendrais pas
votre société comme modèle pour la transformation de la mienne.
On ne peut nier que les personnalités s’affaiblissent à l’Ouest,
tandis qu’à l’Est elles ne cessent de devenir plus fermes et plus
fortes. Bien sûr, une société ne peut rester dans des abîmes d’anarchie,
comme c’est le cas dans mon pays. Mais il est tout aussi avilissant
pour elle de rester dans un état affadi et sans âme de légalisme, comme
c’est le cas de la vôtre.
Après avoir souffert pendant des décennies de violence et
d’oppression, l’âme humaine aspire à des choses plus élevées, plus
brûlantes, plus pures que celles offertes aujourd’hui par les habitudes
d’une société massifiée, forgées par l’invasion révoltante de publicités
commerciales, par l’abrutissement télévisuel, et par une musique
intolérable.
Tout cela est sensible pour de nombreux observateurs partout sur la
planète. Le mode de vie occidental apparaît de moins en moins comme le
modèle directeur.
Il est des symptômes révélateurs par lesquels l’histoire
lance des avertissements à une société menacée ou en péril. De tels
avertissements sont, en l’occurrence, le déclin des arts, ou le manque
de grands hommes d’État. Et il arrive parfois que les signes soient
particulièrement concrets et explicites. Le centre de votre démocratie
et de votre culture est-il privé de courant pendant quelques heures, et
voilà que soudainement des foules de citoyens Américains se livrent au
pillage et au grabuge. C’est que le vernis doit être bien fin, et le
système social bien instable et mal en point.
Mais le combat pour notre planète, physique et spirituel, un
combat aux proportions cosmiques, n’est pas pour un futur lointain ; il a
déjà commencé. Les forces du Mal ont commencé leur offensive décisive.
Vous sentez déjà la pression qu’elles exercent, et pourtant, vos écrans
et vos écrits sont pleins de sourires sur commande et de verres levés.
Pourquoi toute cette joie ?
L’autonomie ou la raison du déclin
L’autonomie humaniste, fondement de la modernité
Comment l’Ouest a-t-il pu décliner, de son pas triomphal à sa
débilité présente ? A-t-il connu dans son évolution des points de
non-retour qui lui furent fatals, a-t-il perdu son chemin ?
Il ne semble pas que cela soit le cas. L’Ouest a continué à avancer
d’un pas ferme en adéquation avec ses intentions proclamées pour la
société, main dans la main avec un progrès technologique étourdissant.
Et tout soudain il s’est trouvé dans son état présent de faiblesse.
Cela signifie que l’erreur doit être à la racine, à la fondation de
la pensée moderne. Je parle de la vision du monde qui a prévalu en
Occident à l’époque moderne. Je parle de la vision du monde qui a
prévalu en Occident, née à la Renaissance, et dont les développements
politiques se sont manifestés à partir des Lumières.
Elle est devenue la base de la doctrine sociale et politique et pourrait être appelée l’humanisme rationaliste, ou l’autonomie humaniste : l’autonomie
proclamée et pratiquée de l’homme à l’encontre de toute force
supérieure à lui. On peut parler aussi d’anthropocentrisme : l’homme est
vu au centre de tout.
De l’humanisme au culte de l’homme et de son bien être physique
Historiquement, il est probable que l’inflexion qui s’est produite à
la Renaissance était inévitable. Le Moyen-Âge en était venu
naturellement à l’épuisement, en raison d’une répression intolérable de
la nature charnelle de l’homme en faveur de sa nature spirituelle.
Mais en s’écartant de l’esprit, l’homme s’empara de tout ce qui est matériel, avec excès et sans mesure. La
pensée humaniste, qui s’est proclamée notre guide, n’admettait pas
l’existence d’un mal intrinsèque en l’homme, et ne voyait pas de tâche
plus noble que d’atteindre le bonheur sur terre.
Voilà qui engagea la civilisation occidentale moderne naissante sur
la pente dangereuse de l’adoration de l’homme et de ses besoins
matériels. Tout ce qui se trouvait au-delà du bien-être physique
et de l’accumulation de biens matériels, tous les autres besoins
humains, caractéristiques d’une nature subtile et élevée, furent rejetés
hors du champ d’intérêt de l’État et du système social, comme si la vie
n’avait pas un sens plus élevé.
Du matérialisme à l’égoïsme, à la misère morale et à l’impasse politique
De la sorte, des failles furent laissées ouvertes pour que s’y
engouffre le mal, et son haleine putride souffle librement aujourd’hui. Plus
de liberté en soi ne résout pas le moins du monde l’intégralité des
problèmes humains, et même en ajoute un certain nombre de nouveaux.
Et pourtant, dans les jeunes démocraties, comme la démocratie
américaine naissante, tous les droits de l’homme individuels reposaient
sur la croyance que l’homme est une créature de Dieu. C’est-à-dire que
la liberté était accordée à l’individu de manière conditionnelle,
soumise constamment à sa responsabilité religieuse. Tel fut l’héritage
du siècle passé.
Toutes les limitations de cette sorte s’émoussèrent en Occident, une
émancipation complète survint, malgré l’héritage moral de siècles
chrétiens, avec leurs prodiges de miséricorde et de sacrifice.
Les États devinrent sans cesses plus matérialistes. L’Occident a défendu avec succès, et même surabondamment, les droits de l’homme, mais l’homme a vu complètement s’étioler la conscience de sa responsabilité devant Dieu et la société.
Durant ces dernières décennies, cet égoïsme juridique de la
philosophie occidentale a été définitivement réalisé, et le monde se
retrouve dans une cruelle crise spirituelle et dans une impasse
politique. Et tous les succès techniques, y compris la conquête de
l’espace, du Progrès tant célébré n’ont pas réussi à racheter la
misère morale dans laquelle est tombé le XXe siècle, que personne
n’aurait pu encore soupçonner au XIXe siècle.
L’humanisme matérialiste, creuset unique des sociétés libérale et communiste
L’humanisme dans ses développements devenant toujours plus
matérialiste, il permit avec une incroyable efficacité à ses concepts
d’être utilisés d’abord par le socialisme, puis par le communisme, de
telle sorte que Karl Marx pût dire, en 1844, que « le communisme est un humanisme naturalisé. »
Il s’est avéré que ce jugement était loin d’être faux. On
voit les mêmes pierres aux fondations d’un humanisme altéré et de tout
type de socialisme : un matérialisme sans frein, une libération à
l’égard de la religion et de la responsabilité religieuse, une
concentration des esprits sur les structures sociales avec une approche
prétendument scientifique.
Ce n’est pas un hasard si toutes les promesses rhétoriques du
communisme sont centrées sur l’Homme, avec un grand H, et son bonheur
terrestre. À première vue, il s’agit d’un rapprochement honteux :
comment, il y aurait des points communs entre la pensée de l’Ouest et de
l’Est aujourd’hui ? Là est la logique du développement matérialiste.
(...)
Un même principe d’autonomie : « l’homme est la mesure de toute chose »
Je ne pense pas au cas d’une catastrophe amenée par une guerre
mondiale, et aux changements qui pourraient en résulter pour la société.
Aussi longtemps que nous nous réveillerons chaque matin, sous un soleil
paisible, notre vie sera inévitablement tissée de banalités
quotidiennes.
Mais il est une catastrophe qui pour beaucoup est déjà
présente pour nous. Je veux parler du désastre d’une conscience
humaniste parfaitement autonome et irréligieuse.
Elle a fait de l’homme la mesure de toutes choses
sur terre, l’homme imparfait, qui n’est jamais dénué d’orgueil,
d’égoïsme, d’envie, de vanité, et tant d’autres défauts.
Nous payons aujourd’hui les erreurs qui n’étaient pas apparues comme
telles au début de notre voyage. Sur la route qui nous a amenés de la
Renaissance à nos jours, notre expérience s’est enrichie, mais nous
avons perdu l’idée d’une entité supérieure qui autrefois réfrénait nos
passions et notre irresponsabilité.
Entretien Soljenitsyne - Pivot - 9 décembre 1983 - Emission Apostrophes -
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Une même maladie : le rejet de toute vie intérieure et progrès moral
Nous avions placé trop d’espoirs dans les transformations
politico-sociales, et il se révèle qu’on nous enlève ce que nous avons
de plus précieux : notre vie intérieure.
À l’Est, c’est la foire du Parti qui la foule aux pieds, à
l’Ouest la foire du Commerce : ce qui est effrayant, ce n’est même pas
le fait du monde éclaté, c’est que les principaux morceaux en soient
atteints d’une maladie analogue.
Si l’homme, comme le déclare l’humanisme, n’était né que pour
le bonheur, il ne serait pas né non plus pour la mort. Mais
corporellement voué à la mort, sa tâche sur cette terre n’en devient que
plus spirituelle : non pas un gorgement de quotidienneté, non pas la
recherche des meilleurs moyens d’acquisition, puis de joyeuse dépense
des biens matériels, mais l’accomplissement d’un dur et permanent
devoir, en sorte que tout le chemin de notre vie devienne l’expérience
d’une élévation avant tout spirituelle : quitter cette vie en créatures
plus hautes que nous n’y étions entrés.
Assumer notre nature physique mais surtout spirituelle
Il est impératif que nous revoyions à la hausse l’échelle de nos
valeurs humaines. Sa pauvreté actuelle est effarante. Il n’est pas
possible que l’aune qui sert à mesurer de l’efficacité d’un président se
limite à la question de combien d’argent l’on peut gagner, ou de la
pertinence de la construction d’un gazoduc.
Ce n’est que par un mouvement volontaire de modération de nos
passions, sereine et acceptée par nous, que l’humanité peut s’élever
au-dessus du courant de matérialisme qui emprisonne le monde.
Quand bien même nous serait épargné d’être détruits par la guerre,
notre vie doit changer si elle ne veut pas périr par sa propre faute.
Nous ne pouvons nous dispenser de rappeler ce qu’est fondamentalement la
vie, la société.
Est-ce vrai que l’homme est au-dessus de tout ? N’y a-t-il aucun esprit supérieur au-dessus de lui ? Les activités humaines et sociales peuvent-elles légitimement être réglées par la seule expansion matérielle ? A-t-on le droit de promouvoir cette expansion au détriment de l’intégrité de notre vie spirituelle ?
Si le monde ne touche pas à sa fin, il a atteint une étape décisive
dans son histoire, semblable en importance au tournant qui a conduit du
Moyen-Âge à la Renaissance. Cela va requérir de nous un embrasement
spirituel. Il nous faudra nous hisser à une nouvelle hauteur de vue, à
une nouvelle conception de la vie, où notre nature physique ne sera pas
maudite, comme elle a pu l’être au Moyen-âge, mais, ce qui est bien plus
important, où notre être spirituel ne sera pas non plus piétiné, comme
il le fut à l’ère moderne.
Notre ascension nous mène à une nouvelle étape anthropologique. Nous
n’avons pas d’autre choix que de monter ... toujours plus haut.
Alexandre Soljenitsyne
D) Alexandre Soljenitsyne de Wikiberal
Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne, (Kislovodsk, Russie, 11 décembre 1918, Moscou, 3 août 2008) est un écrivain russe, lauréat du Prix Nobel de Littérature 1970. Il est le premier à avoir relaté de l'intérieur le système concentrationnaire soviétique notamment dans Une journée d'Ivan Denissovitch et L'archipel du Goulag.
Élève à l'école et à l'université des sciences de Rostov-sur-le-Don,
il y étudie la littérature, les mathématiques et la doctrine communiste.
Il reçoit une éducation religieuse par sa mère, qui lui vaut des
brimades répétées des enseignants. Quand il a neuf ans, on lui arrache
la croix qu'il portait autour du cou. A dix-sept ans, il devient marxiste et athée sous la pression du système. Il considèrera a posteriori cette conversion comme sincère et l'expliquera par la propagande permanente du système.
A vingt et un ans, il est enrôlé dans l'armée russe où il servira
comme artilleur pendant toute la seconde guerre mondiale. Il y est
extrêmement critique vis-à-vis de l'armée. Il entretient en particulier
une correspondance critique à l'égard de la « compétence » militaire de Staline.
Cela lui vaut une condamnation à huit ans de goulag en 1945. Il y
retrouve la foi et développe des idées de plus en plus anticommunistes.
Il sort du goulag le 5 mars 1953, jour de la mort de Staline[1], et est envoyé en exil perpétuel au Kazakhstan. Les critiques de Nikita Khrouchtchev lors du XXe
congrès du PCUS permettent une certaine libéralisation du régime et sa
réhabilitation la même année. Il s'installe à Riazan, à 200 km au sud de
Moscou, où il enseigne les sciences physiques. Il est opéré pour
traiter un cancer, dont il réchappe à la surprise des médecins.
Il se fait connaître internationalement avec la publication d'Une journée d'Ivan Denissovitch en 1962 dans la revue soviétique Novi Mir.
Cette parution, autorisée directement par Khrouchtchev lui vaut
cependant d'être mis à l'écart et toute publication de ses œuvres est
empêchée par le régime. Il fait passer sous le manteau plusieurs de ses
œuvres qui sont publiées en Occident: Le Premier Cercle et Le Pavillon des Cancéreux. En URSS, elles sont publiées sous forme de samizdat. Parait également à l'étranger le premier tome de son épopée historique La Roue rouge.
Ses ouvrages lui valent d'être récompensé en 1970 du Prix Nobel de
littérature, récompense qu'il ne pourra percevoir que quatre ans plus
tard après avoir été expulsé d'URSS. Il n'a en effet pas pu se rendre à
Stockholm de peur d'être déchu de sa nationalité soviétique et de ne
pouvoir rentrer en URSS. Il est de plus en plus surveillé par le KGB et
doit pour écrire multiplier les ruses et les caches secrètes de ses
manuscrits. A deux reprises, il manque d'être assassiné, dont une fois
en août 1971 par un « parapluie bulgare ». Une partie de ses archives
est saisie chez un de ses amis en septembre 1965, et une de ses aides
est retrouvée pendue dans des circonstances troubles, après avoir
dévoilé au KGB la cache de son ouvrage majeur, alors non publié, L'Archipel du Goulag.
Il décide d'en hâter la publication, qui est faite pour la première
fois en décembre 1973 à Paris, grâce à une librairie slave du 5e arrondissement. Écrit entre 1958 et 1967
sur de minuscules feuilles de papier enterrées une à une dans des
jardins amis, une copie y avait été envoyée pour échapper à la censure. Cette publication lui vaut d'être déchu de sa citoyenneté et d'être expulsé d’Union Soviétique en février 1974.
Il est accueilli en RFA par l'écrivan Heinrich Böll. De là, il part pour la Suisse puis émigre aux États-Unis.
Après une période agitée d'interviews et de discours (comme le fameux
discours de Harvard prononcé en 1978), aux États-Unis, Soljenitsyne fut
souvent invité à d’importantes conférences. Le 15 juillet 1975, il fut
même invité à donner une conférence sur la situation mondiale au Sénat
américain. L'occident découvre alors un homme orthodoxe conservateur et
profondément slavophile très critique sur la société occidentale de
consommation qu'il qualifie de « bazar » lors de son discours de
Harvard. Il se retire avec sa famille dans le Vermont pour écrire
l'œuvre dont il rêvait depuis sa jeunesse : La Roue rouge. Épopée
historique qui retrace l'embourbement de la Russie dans la folie
révolutionnaire, elle compte plusieurs milliers de pages.
Après la chute de l'URSS, sa nationalité russe lui est restituée et l'Archipel du Goulag
publié. Il rentre alors en Russie le 27 mai 1994 où il résidera jusqu'à
sa mort. Jusqu'en 1998, il conserve une activité sociale intense, a sa
propre émission de télévision, voyage à travers la Russie, rencontre une
multitude de personnes. La maladie interrompt cette activité.
Soljenitsyne vit ensuite retiré près de Moscou, au milieu de sa famille. Le Fond Soljenitsyne aide les anciens zeks
et leurs familles démunies en leur versant des pensions, en payant des
médicaments. Après avoir cru qu'il jouerait un rôle décisif dans la
Russie post-communiste, puis, déçus, après l'avoir déjà plus ou moins
« enterré », les Russes semblent ces derniers temps s'intéresser de
nouveau à sa figure et redécouvrir la valeur de ses écrits
politico-sociaux. Un colloque international sur son œuvre lui a été
consacré en décembre 2003 à Moscou.
Le 12 juin 2007, le président Vladimir Poutine rend hommage à Soljenitsyne en lui décernant le prestigieux Prix d'État[2].
Malgré plusieurs rencontres privés avec Poutine et des marques de
sympathie, Soljenitsyne a condamné très tôt la guerre en Tchétchénie et
accuse la politique impérialiste d'épuiser à l'extérieur les forces
vives de la Nation. Ces positions sur la politique extérieure de la
Russie sont expliquées dès 1990 dans son essai Comment réamménager notre Russie[3].
Il meurt à son domicile moscovite à 89 ans dans la nuit du 3 au 4
août 2008 d'une insuffisance cardiaque aiguë. Il est enterré au cimetière du monastère de Donskoï.
Son œuvre
Alexandre Soljenitsyne restera dans l'histoire pour sa dénonciation des horreurs du communisme dont au premier chef le goulag. Cependant, la pensée qu'il développe n'est pas libérale mais marquée par le nationalisme et le conservatisme, l'histoire de la Russie, sa culture et sa religion orthodoxe. L'historien François Furet écrivit ainsi lors de la parution de L'Archipel du Goulag que Soljenitsyne restait « un héros parfois inquiétant, frôlant les précipices de la pensée contre-révolutionnaire »[4]. L'occasion de souligner que l'anticommunisme n'est pas forcément libéral. Comme l'exprimait
Jean-François Revel, « Je n'ai pas combattu le communisme au nom des idées libérales ; je l'ai combattu au nom de la dignité humaine. »[5]
Les libéraux comme tous les hommes attachés aux dignités
essentielles de l'homme lui sont cependant reconnaissants de son combat
pour la fin du totalitarisme communiste en URSS, qui a permis d'éclairer
le monde sur la réalité de l'enfer soviétique et, partant, de hâter sa
fin.
« M. le président du Conseil général de la Vendée, chers Vendéens,
Il y a deux tiers de siècle, l'enfant que j’étais lisait déjà
avec admiration dans les livres les récits évoquant le soulèvement de
la Vendée, si courageux, si désespéré. Mais jamais je n'aurais pu
imaginer, fût-ce en rêve, que, sur mes vieux jours, j'aurais l'honneur
inaugurer le monument en l'honneur des héros des victimes de ce
soulèvement.
Vingt décennies se sont écoulées depuis : des décennies
diverses selon les divers pays. Et non seulement en France, mais aussi
ailleurs, le soulèvement vendéen et sa répression sanglante ont reçu
des éclairages constamment renouvelés. Car les événements historiques
ne sont jamais compris pleinement dans l'incandescence des passions qui
les accompagnent, mais à bonne distance, une fois refroidis par le
temps.
Longtemps, on a refusé d'entendre et d'accepter ce qui avait
été crié par la bouche de ceux qui périssaient, de ceux que l'on
brûlait vifs, des paysans d'une contrée laborieuse pour lesquels la
Révolution semblait avoir été faite et que cette même révolution opprima
et humilia jusqu'à la dernière extrêmité.
Eh bien oui, ces paysans se révoltèrent contre la Révolution.
C’est que toute révolution déchaîne chez les hommes, les instincts de
la plus élémentaire barbarie, les forces opaques de l'envie, de la
rapacité et de la haine, cela, les contemporains l'avaient trop bien
perçu. Ils payèrent un lourd tribut à la psychose générale lorsque fait
de se comporter en homme politiquement modéré - ou même seulement de le
paraître - passait déjà pour un crime.
C'est le XXe siècle qui a considérablement terni, aux yeux de
l'humanité, l'auréole romantique qui entourait la révolution au XVIIIe.
De demi¬-siècles en siècles, les hommes ont fini par se convaincre, à
partir de leur propre malheur, de que les révolutions détruisent le
caractère organique de la société, qu'elles ruinent le cours naturel de
la vie, qu'elles annihilent les meilleurs éléments de la population,
en donnant libre champ aux pires. Aucune révolution ne peut enrichir un
pays, tout juste quelques débrouillards sans scrupules sont causes de
mort innombrables, d'une paupérisation étendue et, dans les cas les
plus graves, d'une dégradation durable de la population.
Le mot révolution lui-même, du latin revolvere, signifie
rouler en arrière, revenir, éprouver à nouveau, rallumer. Dans le
meilleur des cas, mettre sens dessus dessous. Bref, une kyrielle de
significations peu enviables. De nos jours, si de par le monde on accole
au mot révolution l'épithète de «grande», on ne le fait plus qu'avec
circonspection et, bien souvent, avec beaucoup d'amertume.
Désormais, nous comprenons toujours mieux que l'effet social
que nous désirons si ardemment peut être obtenu par le biais d'un
développement évolutif normal, avec infiniment moins de pertes, sans
sauvagerie généralisée. II faut savoir améliorer avec patience ce que
nous offre chaque aujourd'hui. II serait bien vain d'espérer que la
révolution puisse régénérer la nature humaine. C'est ce que votre
révolution, et plus particulièrement la nôtre, la révolution russe,
avaient tellement espéré.
La Révolution française s'est déroulée au nom d'un slogan
intrinsèquement contradictoire et irréalisable : liberté, égalité,
fraternité. Mais dans la vie sociale, liberté et égalité tendent à
s'exclure mutuellement, sont antagoniques l'une de l'autre! La liberté
détruit l'égalité sociale - c'est même là un des rôles de la liberté -,
tandis que l'égalité restreint la liberté, car, autrement, on ne
saurait y atteindre. Quant à la fraternité, elle n'est pas de leur
famille. Ce n'est qu'un aventureux ajout au slogan et ce ne sont pas
des dispositions sociales qui peuvent faire la véritable fraternité.
Elle est d'ordre spirituel.
Au surplus, à ce slogan ternaire, on ajoutait sur le ton de la
menace : « ou la mort», ce qui en détruisait toute la signification.
Jamais, à aucun pays, je ne pourrais souhaiter de grande révolution. Si
la révolution du XVIIIe siècle n'a pas entraîné la ruine de la France,
c'est uniquement parce qu'eut lieu Thermidor.
La révolution russe, elle, n'a pas connu de Thermidor qui ait
su l'arrêter. Elle a entraîné notre peuple jusqu'au bout, jusqu'au
gouffre, jusqu'à l'abîme de la perdition. Je regrette qu'il n'y ait pas
ici d'orateurs qui puissent ajouter ce que l'expérience leur a appris,
au fin fond de la Chine, du Cambodge, du Vietnam, nous dire quel prix
ils ont payé, eux, pour la révolution. L'expérience de la Révolution
française aurait dû suffire pour que nos organisateurs rationalistes du
bonheur du peuple en tirent les leçons. Mais non ! En Russie, tout
s'est déroulé d'une façon pire encore et à une échelle incomparable.
De nombreux procédés cruels de la Révolution française ont été
docilement appliqués sur le corps de la Russie par les communistes
léniniens et par les socialistes internationalistes. Seul leur degré
d'organisation et leur caractère systématique ont largement dépassé ceux
des jacobins.
Nous n'avons pas eu de Thermidor, mais - et nous pouvons en
être fiers, en notre âme et conscience - nous avons eu notre Vendée. Et
même plus d'une. Ce sont les grands soulèvements paysans, en 1920¬-21.
J'évoquerai seulement un épisode bien connu : ces foules de paysans,
armés de bâtons et de fourches, qui ont marché sur Tanbov, au son des
cloches des églises avoisinantes, pour être fauchés par des
mitrailleuses.
Le soulèvement de Tanbov s'est maintenu pendant onze mois,
bien que les communistes, en le réprimant, aient employé des chars
d'assaut, des trains blindés, des avions, aient pris en otages les
familles des révoltés et aient été à deux doigts d'utiliser des gaz
toxiques. Nous avons connu aussi une résistance farouche au bolchévisme
chez les Cosaques de l'Oural, du Don, étouffés dans les torrents de
sang. Un véritable génocide.
En inaugurant aujourd'hui le mémorial de votre héroïque
Vendée, ma vue se dédouble. Je vois en pensée les monuments qui vont
être érigés un jour en Russie, témoins de notre résistance russe aux
déferlements de la horde communiste. Nous avons traversé ensemble avec
vous le XXe siècle. De part en part un siècle de terreur, effroyable
couronnement de ce progrès auquel on avait tant rêvé au XVIIIe siècle.
Aujourd'hui, je le pense, les Français seront de plus en plus nombreux à
mieux comprendre, à mieux estimer, à garder avec fierté dans leur
mémoire la résistance et le sacrifice de la Vendée ».