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janvier 01, 2017

Lettre aux socialistes de Gustave de Molinari 1848

Ce site n'est plus sur FB, alors n'hésitez pas à le diffuser au sein de différents groupes, comme sur vos propres murs respectifs. D'avance merci. L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses. 

Librement vôtre - Faisons ensemble la liberté, la Liberté fera le reste. 



Lettre aux socialistes
(1848)

Nous sommes adversaires, et cependant le but que nous poursuivons les uns et les autres est le même. Quel est notre idéal à tous, économistes ou socialistes? N’est-ce pas une société où la production de tous les biens nécessaires à l’entretien et à l’embellissement de l’existence humaine sera la plus abondante, et où la répartition de ces mêmes biens entre ceux qui les auront créés par leur travail sera la plus juste? Notre idéal à tous, sans distinctions d’écoles, ne se résume-t-il pas en ces deux mots: abondance et justice

Tel est, nul d’entre vous ne le niera, notre but commun. Seulement nous allons à ce but par des voies différentes; vous y marchez par le défilé obscur et jusqu’à cette heure inexploré de l’organisation du travail, nous y marchons par la route spacieuse et bien connue de la liberté. Chacun de nous essaye d’entraîner sur ses traces la société qui hésite et tâtonne, cherchant à l’horizon, mais en vain, la colonne de lumière qui guida jadis vers la Terre promise les esclaves des Pharaons. 

Pourquoi refusez-vous de suivre avec nous la voie de la liberté? Parce que, dites-vous, cette liberté tant préconisée est funeste aux travailleurs; parce qu’elle n’a produit jusqu’à ce jour que l’oppression du faible par le fort; parce qu’elle a enfanté les crises désastreuses où des millions d’hommes ont laissé les uns leur fortune, les autres leur vie; parce que la liberté sans frein, sans règle, sans limite, c’est l’anarchie! 

Voilà, n’est-il pas vrai, pourquoi vous repoussez la liberté; voilà pourquoi vous demandez l’organisation du travail? 

Eh bien, si nous vous prouvions, avec une suffisante clarté, que tous les maux que vous attribuez à la liberté, ou, pour me servir d’une expression absolument équivalente, à la libre concurrence, a pour origine, non pas la liberté, mais l’absence de la liberté, mais le monopole, mais la servitude; si nous vous prouvions encore qu’une société parfaitement libre, une société débarrassée de toute restriction, de toute entrave, ce qui ne s’est vu à aucune époque, se trouverait exempte de la plupart des misères du régime actuel; si nous vous prouvions que l’organisation d’une semblable société serait la plus juste, la meilleure, la plus favorable au développement de la production et à l’égalité de la répartition des richesses; si nous prouvions cela, dis-je que feriez-vous? Continueriez-vous à proscrire la liberté du travail et à invectiver l’économie politique, ou bien vous rallieriez-vous franchement à notre drapeau, et emploieriez-vous tout le précieux trésor de forces intellectuelles et morales que la nature vous a départies à faire triompher notre cause désormais commune, la cause de la liberté? 

Ah! j’en jurerais, vous n’hésiteriez pas un instant. Si vous aviez la certitude que vous vous êtes mépris sur la cause véritable des maux qui affligent la société et sur les moyens d’y remédier; si vous aviez la certitude que la vérité est de notre côté et non du vôtre, aucune attache de vanité, d’ambition ou d’esprit de système ne serait assez forte pour vous retenir sur les rivages de l’erreur: vos âmes seraient attristées, sans doute; vous diriez à regret un dernier adieu aux rêves qui ont nourri, enchanté et égaré vos imaginations; mais enfin vous les abandonneriez, ces chimères aimées, vous surmonteriez vos répugnances, et vous viendrez à nous. Eh! mon Dieu, nous en ferions autant de notre côté, si vous réussissiez à introduire dans nos faibles intelligences un rayon de cette lumière qui convertit saint Paul; si vous nous démontriez, clair comme le jour, que la vérité est dans le socialisme et non dans l’économie politique. Nous ne tenons à notre système qu’autant que nous le croyons juste et vrai; nous brûlerions demain, sans aucune révolte intérieure, ce que nous avons adoré, et nous adorerions ce que nous avons brûlé, s’il nous était prouvé que que nos dieux, Smith, Turgot, Quesnay, et J.-B. Say ne sont que de misérables idoles de bois. 

Nous sommes donc les uns et les autres dégagés de tout esprit de système, en prenant ce mot dans son acceptation étroite; notre vue se porte dans une sphère plus haute, nos pensées suivent un vol plus généreux: le vrai, le juste, l’utile, voilà quels sont nos guides immortels dans les cercles obscurs de la science; l’humanité, voilà quelle est notre Béatrix adorée! [Note: Allusion à Beatrice Portinari, la guide de Dante dans son exploration du paradis.]

Cela étant bien entendu entre nous, je pose nettement le question qui nous sépare.
Vous prétendez que la société souffre par la liberté, nous prétendons qu’elle souffre par la servitude.

Vous concluez qu’il faut supprimer la liberté et la remplacer par l’organisation du travail; nous concluons qu’il faut supprimer la servitude et la remplacer purement et simplement par la liberté.

Précisons d’abord les faits. De quelle époque date la liberté du travail? Elle a été, pour la première fois, proclamée par Turgot dans un édit immortel et sanctionnée plus tard par l’Assemblée constituante.

Je dirai plus loin comment elle a été de nouveau entravée, enchaînée, cette liberté sainte; pour le moment je me borne à constater qu’elle est née seulement à la fin du dix-huitième siècle. 

Maintenant, quelle a été, je vous le demande, la condition des masses laborieuses jusqu’à la fin du dix-huitième siècle? Les travailleurs étaient-ils plus heureux avant cette époque qu’ils ne l’ont été depuis?

S’ils étaient plus heureux, oh! alors, j’en conviendrai avec vous, la liberté a été pour le monde un présent funeste, et vous avez raison de réclamer une organisation du travail modelée sur celle de l’ancienne Égypte ou de l’Europe du Moyen Âge. 

Mais si, au contraire, la condition de la masse du peuple est aujourd’hui supérieure à ce qu’elle était avant '89, ne serez-vous pas, de bonne foi, obligés d’avouer que la liberté du travail a été un bienfait pour l’humanité? 

Parcourons ensemble rapidement l’histoire du passé, l’histoire de ces trente siècles de servitude qui ont précédé l’avènement de la liberté du travail, et voyons quel spectacle s’offrira à nos regards.

Est-ce bien le spectacle de l’aisance et de l’égalité universelles? Plût à Dieu! mais non. C’est, au contraire, le tableau d’une misère plus intense et d’une inégalité plus profonde que celles qui affligent aujourd’hui notre vue. Et à mesure que nous nous enfonçons plus avant dans le passé, à mesure que nous nous éloignons davantage du jour où la liberté a enfin lui sur le monde, ce tableau de la misère et de l’inégalité sociales nous apparaît plus sombre et plus hideux. 

Si nous remontons jusque dans l’Inde et en Égypte, qu’apercevrons-nous? deux castes puissantes, la caste des prêtres et celle des guerriers, qui oppriment et exploitent sans merci la foule des misérables! Au faîte de ces sociétés primitives, formées de couches superposées comme des blocs de granit, nous trouverons des sages, vêtus de pourpre, qui discutent sur l’essence de la divinité ou sur le cours des astres, et des guerriers qui s’enivrent de parfums au fond de leurs harems; tandis qu'au-dessous végètent des parias couverts d’ignominie ou des esclaves qui pétrissent de leurs sueurs et de leurs larmes l’informe et gigantesque édifice des pyramides. Le mal, dans ces sociétés primitives, était-il, nous vous le demandons, dans la liberté ou dans la servitude? 

Considérons le monde romain. Que trouvons-nous au sein de cette société, pourtant la plus riche et la plus puissante de l’antiquité? D’un côté, un patriciat composé d’un très-petit nombre d’hommes enrichis des dépouilles de l’univers. La vie de ces hommes, vous la connaissez, c’est une succession de luttes sanglantes et d’orgies immondes! À côté de cette caste toute-puissante qui se repaissait de la substance de tout un monde, comme on voyait les bandes de vautours se repaître des cadavres des vaincus de Marius, à côté de cette caste gorgée, repue, que voyons-nous? la foule besogneuse des prolétaires et la foule immonde des esclaves! Vous parlez des misères de notre classe ouvrière; eh! mon Dieu, si douloureuses, si pitoyables qu’elles soient, ces misères, vous ne sauriez les comparer à celles des prolétaires romains. Au moins, notre classe ouvrière travaille, elle ne mendie pas! On ne voit point le peuple de nos sombres faubourgs aller faire queue à la porte des splendides hôtels de notre aristocratie financière pour mendier la sportule! On ne le voit point se jeter comme un chien affamé sur les miettes que les riches secouent de leurs table d’une main dédaigneuse et ennuyée! On ne le voit pas, non plus, faire des émeutes quotidiennes pour obtenir des distributions gratuites de vivres. Non! l’ouvrier de nos jours mène certes une pauvre vie; mais, cette vie, il la gagne, il peut la gagner. Le prolétaire romain ne pouvait pas gagner la sienne. Les riches patriciens avaient accaparés toutes les industries et toutes les terres qu’ils faisaient exploiter par leurs esclaves. Victimes de cette inégale concurrence, les prolétaires n’avaient de choix qu’entre la mendicité, l’exil ou la mort. Ils mendiaient. Et pourtant, le sort de ces prolétaires avilis était mille fois préférables encore à celui des esclaves. Le prolétaire, au moins, était un homme; l’esclave, lui, n’était qu’une variété de la bête de somme, une chose! L’esclave ne possédait rien, pas même un nom. Certes, ils sont dignes de commisération, ces pauvres ouvriers de nos campagnes qui passent leur vie courbés sur la terre, sans obtenir le plus souvent en échange de leur rude labeur autre chose qu’un morceau de pain noir se nourrir, une toile grossière pour se vêtir, une hutte de boue détrempée pour se loger; mais, si pénible que soit leur existence, combien des esclaves romains la leur auraient enviée! Souvenez-vous des récits de Pline et de Columelle. Il y avait au sein des campagnes riantes de l’Italie, d’intervalle en intervalle, de sombres et infectes demeures que l’on nommait des ergastules. C’étaient les prisons ou pour mieux dire les écuries des esclaves. Le matin, ils en sortaient par bandes, enchaînés le plus souvent; ils se disséminaient dans la campagne, conduits par des contre-maîtres armés du fouet, et chaque sillon était arrosé à la fois de leur sueur et de leur sang. Le soir, on les ramenait à l’ergastule, où on les attachait comme de vils animaux auprès de leurs mangeoires. Pour eux point de famille, une promiscuité immonde! point de Dieu, une fatalité inexorable qui les déclassait de l’humanité, en ne leur laissant pas même l’espérance d’une autre vie! Telle était, vous le savez, la situation des masses laborieuses dans l’antiquité. Pourtant le monde n’était point soumis alors à la loi du laissez-faire! 

Plus tard, que voyons-nous encore? Est-ce que la situation du peuple s’améliore beaucoup, à la chute du monstrueux édifice de l’empire romain? Moralement, oui, sans doute, le christianisme lui apporte des consolations sublimes; matériellement, non! Pendant tout le moyen âge, la vie du peuple, serf de la glèbe dans les campagnes, serf de la maîtrise dans les villes, n’est qu’une longue suite des angoisses. Le moyen âge est un époque de douleurs et de tristesses, et parmi les voix de ceux qui gémissent on distingue entre toutes la grande et sombre voix du peuple. Plus tard encore, après tant et de si fécondes découvertes, après que la poudre à canon a fait justice de la tyrannie des seigneurs, après que l'imprimerie a dissipé les plus épaisses ténèbres de l’ignorance, après que la boussole nous a donné un nouveau monde, est-ce que le peuple a cessé de souffrir. Sous Louis XIV, sous le règne de ce roi qui a porté si haut, dit-on, la gloire et la puissance de la France, quelle était la condition du peuple? Était-il supérieure à celle du peuple de nos jours? Tout le monde connaît le passage célèbre de la Dixme royale de Vauban, dans lequel cet illustre homme de bien caractérisait en des termes navrants l’état de la France.
“Il est certain, disait-il, que le mal est poussé à l’excès, et si l’on n’y remédie, le menu peuple tombera dans une extrémité dont il ne se relèvera jamais; les grand chemins des campagnes et les rues des villes et des bourgs étant pleins de mendiants que la faim et la nudité chassent de chez eux.
“Par toutes les recherches que j’ai pu faire depuis plusieurs années que je m’y applique, j’ai fort bien remarqué que, dans ces derniers temps, près de la dixième partie du peuple est réduite à la mendicité, et mendie effectivement; que des neufs autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l’aumône à celle-ça, parce qu’eux-mêmes sont réduits, à très-peu de chose près, à cette malheureuse condition; que des quatre autres parties qui restent, trois sont fort malaisées et embarrassées de dettes et de procès, et que dans la dixième, où je mets tous les gens d’épée, de robe, ecclésiastiques et laïques, toute la noblesse haute, la noblesse distinguée, et les gens en charge militaire et civile, les bons marchands, les bourgeois rentés et les plus accommodées, on ne peut pas compter sur cent mille familles; et je ne croirais pas mentir quand je dirais qu’il n’y a pas de dix mille familles petites ou grandes qu’on puisse dire fort à leur aise. [Collection des principaux économistes, édition Guillaumin, t. Ier, p. 34]
Voilà quelle était la condition du peuple avant l’avènement de la liberté du travail.
Aussi, pendant cette longue période de souffrances, quel est le cri de la foule? Que demandaient les captifs d’Egypte, les esclaves de Spartacus, les paysans du Moyen Âge, et plus tard les ouvriers opprimés par les maîtrises et les jurands? Ils demandaient la liberté!
Ils se disaient: nos consciences, nos pensées, notre travail sont opprimés, exploités par des hommes qui se sont imposés à nous par la violence ou la ruse. Les uns nous interdisent d’aimer Dieu et de le prier autrement que selon leur formule; les autres nous obligent à étudier dans leurs livres Dieu, la nature et l’homme; ils emprisonnent notre pensée dans le cercle de fer de leurs systèmes, en nous défendant, sous peine de mort, de le briser; d’autres enfin, après que ceux-là ont enchaînés nos âmes, enchaînent nos corps. Ils nous obligent à demeurer attachés comme la plante au lieu de notre naissance, et là, ils s’emparent, en vertu de leurs privilèges, de la meilleure part des fruits de nos sueurs. Brisons ces liens qui nous meurtrissent, brisons-les au péril de nos jours; demandons pour tous la liberté de l’âme et celle du corps, revendiquons pour tous le droit naturel de croire, de penser et d’agir librement, et nos souffrances auront une terme. Nos âmes ne seront-elles pas satisfaites, si nous obtenons pour elles le libre accès du monde immatériel, la faculté de voguer sur l’océan immense et merveilleux des intelligences, sans être retenue par le câble de fer d’un système imposé? Nos besoins physiques ne seront-ils pas complètement apaisés, si le monde matériel nous est librement ouvert; si nous pouvons porter, sans entraves, notre travail et en échanger les produits sur toute la surface de cette terre féconde que la providence nous a généreusement abandonnée? Devenons libres, et nous serons heureux! 

Tel était le cri de l’humanité opprimée. Eh bien! pensez-vous donc que l’humanité se trompât quand elle le poussait, de siècle en siècle, ce long cri de détresse et d’espérance? pensez-vous qu’en poursuivant sans cesse la liberté elle courût après un vain mirage? Non! descendez dans vos âmes, et vous n’oserez l’affirmer; vous n’oserez dire, ô Brutus du socialisme, que la liberté n’est qu’un vain nom!

Vous objecterez, à la vérité, que l’humanité souffre encore! Sans doute. Mais, et je tenais à bien constater ce fait devant vous, elle souffrait avant l’avènement de la liberté dans le monde, et ses souffrances étaient alors plus âpres et plus intenses qu’elles ne le sont de nos jours. 

Vous ne pouvez donc, sans commettre un grossier anachronisme, accuser la liberté des maux des classes laborieuses avant '89; est-ce avec plus de justice que vous lui imputez ceux qui ont depuis cette époque accablé les travailleurs? C'est ce que je me réserve d'examiner dans une prochaine lettre.

UN RÊVEUR

Cette lettre aux socialistes est apparu sous le titre L'Utopie de la Liberté dans le Journal des Économistes Tome XX, N° 82. – 15 juin 1848

Gustave de Molinari

Translation by Roderick T. Long




L'original en anglais:


We are adversaries, and yet the goal which we both pursue is the same. What is the common goal of economists and socialists? Is it not a society where the production of all the goods necessary to the maintenance and embellishment of life shall be as abundant as possible, and where the distribution of these same goods among those who have created them through their labour shall be as just as possible? May not our common ideal, apart from all distinction of schools, be summarised in these two words: abundance and justice?
LTS-I.2 Such, none among you can deny, is our common goal. Only we approach this goal by different paths; you proceed along the obscure and hitherto unexplored defile of the organisation of labour, while we proceed along the broad and well-known highway of liberty. Each of us is attemping to lead in train a hesitating and groping society that scans the horizon seeking, but in vain, the pillar of light that formerly guided the slaves of the Pharaohs to the Promised Land.
LTS-I.3 Why do you refuse to follow the path of liberty alongside us? Because, you say, this liberty which we so extol is fatal to the labourers; because it has thus far produced only the oppression of the weak by the strong; because it has give birth to disastrous crises in which millions of men have lost in some cases their fortunes and in other cases their lives; because liberty unbridled, unregulated, unlimited – is anarchy!
LTS-I.4 Is this not the reason that you reject liberty? is this not the reason that you demand the organisation of labour?
LTS-I.5 Well then, if we prove to you with sufficient clarity that all the evils which you attribute to liberty – or, to make use of an absolutely equivalent expression, to free competition – have their origin not in liberty but in the absence of liberty, in monopoly, in servitude; if we further prove to you that a society of perfect freedom, a society disencumbered of every restriction, of every fetter, such as has never been seen in history, would be exempted from the greatest part of the miseries of the present régime; if we prove to you that the organisation of such a society would be the best, the most just, the most favourable to advancement in the production and equality in the distribution of wealth; if we should prove all this, I ask, what would be your response? Would you continue to proscribe the freedom of labour and to inveigh against political economy, or would you, rather, rally openly to our banner, and employ all the precious fund of intellectual and moral forces with which nature has endowed you, to speed the triumph of our henceforth common cause, the cause of liberty?
LTS-I.6 Ah! I would be willing to swear that you would not hesitate a moment. If you became certain that you had been mistaken as to the true cause of the evils which afflict society and the means of remedying them; if you became certain that the truth is on our side and not on yours, no bonds of vanity, of ambition, or of stubborn partisanship would be strong enough to keep you on the shore of error: your hearts would be saddened, no doubt; you would bid with regret a last farewell to the dreams which have fed, enchanted, and misled your imaginations; but in the end you would abandon these beloved chimeras, you would overcome your repugnance, and you would come over to us. By God, we for our part would do as much, if you should succeed in introducing into our feeble intellects a ray of that light which converted St. Paul; if you should demonstrate, as clearly as the day, that the truth lies with socialism and not with political economy. We hold to our system only so far as we believe it true and just; we would burn tomorrow, with no inner rebellion, what we have adored, and we would adore what we have burned, if it were proven to us that our gods, Smith, Turgot, Quesnay, and J.-B. Say, are no more than wretched idols of wood. [Online editor’s note: classical liberal economists Adam Smith (1723-1790), Anne-Robert-Jacques Turgot (1727-1781), François Quesnay (1694-1774), and Jean-Baptiste Say (1767-1832). – RTL]
LTS-I.7 We and you, therefore, are alike free of all stubborn partisanship, taking this term in its strict sense; our view rises to a higher sphere, our thoughts follow a more generous flight: it is truth, justice, and utility that are our immortal guides through the hidden circles of science; it is humanity that is our adored Beatrice! [Online editor’s note: a reference to Dante’s guide through Paradise in the Divine Comedy. – RTL]
LTS-I.8 This being well understood between us, I pose plainly the question which separates us.
LTS-I.9 You maintain that society suffers from liberty; we maintain that it suffers from servitude.
LTS-I.10 You conclude that it is necessary to abolish liberty, and to put in its place the organisation of labour; we conclude that it is necessary to abolish servitude, and to put in its place – liberty, pure and simple.
LTS-I.11 Let us begin by specifying the facts. From what are does the freedom of labour date? It was proclaimed for the first time by Turgot in an immortal edict [Online editor’s note: in 1776, during Turgot’s tenure as finance minister. – RTL], and later sanctioned by the Constituent Assembly.
LTS-I.12 I will tell later on how this sacred freedom has been newly fettered and chained; for the moment I confine myself to noting that it was born only at the end of the eighteenth century.
LTS-I.13 Now what, I ask you, was the condition of the labouring masses up to the end of the eighteenth century? Were the workers happier before this time than they have been since?
LTS-I.14 If they were happier, oh! then I will agree with you that liberty has been a fatal gift for the world, and you are right to call for an organisation of labour modeled on that of ancient Egypt or mediæval Europe.
LTS-I.15 But if, on the contrary, the condition of the mass of people today is superior to what it was before ’89 [Online editor’s note: 1789, inter alia the first year of the Constitutent Assembly, and thus for Molinari the first year of (relative) freedom of labour. – RTL], will you not be obliged in good faith to acknowledge that the freedom of labour has been a benefit for humanity?
LTS-I.16 Let us quickly run over together the history of the past, the history of those thirty centuries of servitude which proceeded the arrival of the freedom of labour, and let us see what spectacle it offers to our view.
LTS-I.17 Is it truly the spectacle of universal ease and equality? Would God that it were! but no. It is on the contrary the tableau of a wretchedness more intense and of an inequality more profound than those which afflict our sight today. And the further back into the past we plunge, setting at ever greater distance the day when liberty finally shone forth upon the earth, the darker and more hideous this tableau of misery and social inequality appears to us.
LTS-I.18 If we go back as far as India and Egypt, what will we behold? two powerful castes, the caste of priests and that of the warriors, oppressing and exploiting without mercy the wretched multitude. At the pinnacle of these primitive societies, constructed in layers piled one above another like blocks of granite, we find the sages, garbed in purple, discussing the essence of divinity or the course of the stars, and the warriors intoxicating themselves with perfumes in the recesses of their harems; while below there vegetate the pariahs, covered in ignominy, or the slaves, moulding with their sweat and their tears the rude, gigantic edifice of the pyramids. Did the evil of these primitive societies, we ask, lie in liberty or in servitude?
LTS-I.19 Let us consider the Roman world. What do we find at the heart of this society, though it was the richest and most powerful of antiquity? On one side, a patriciate composed of a very small number of men enriched by the spoils of the universe. The life of these men, as you know, was a succession of bloody battles and foul orgies! Beside this all-powerful caste, gorging itself on the substance of an entire world as the vultures were seen to gorge themselves on the corpses of those vanquished by Marius [Online editor’s note: the Roman general Gaius Marius was said to have carried two pet vultures on his sanguinary campaigns. – RTL] – beside this engorged and satiated caste, what do we see? the impoverished multitude of proletarians and the debased multitude of slaves! You speak of the miseries of our working class; good God! as painful and pitiable as these miseries may be, you can hardly compare them with those of the Roman proletarians. At least our working class works; it does not beg! The people of our gloomy suburbs are not to be seen lining up at the gates of the splendid mansions of our moneyed aristocracy to beg alms! They are not to be seen hurling themselves like dogs upon the crumbs which the rich brush from their tables with a bored and disdainful hand! Nor yet are they to be raising daily riots to obtain free distribution of food. No! today’s worker undeniably leads a poor life; but he earns this life, he is able to earn it. The Roman proletarian was not in a position to earn his own life. The wealthy patricians had monopolised all the industries and all the soil, which they exploited by means of their slaves. Victims of this unequal competition, the proletarians’ only choice was between begging, exile, and death. They begged. And yet the lot of these degraded proletarians was still a thousand times preferable to that of the slaves. The proletarian, at least, was a man; the slave, for his part, was only one more species of beast of burden, a thing! The slave possessed nothing, not even a name. Admittedly the poor workers of our own countryside deserve our commiseration, they who pass their lives stooped to the ground, most often obtaining in exchange for their hard labour nothing better than a morsel of black bread to eat, a coarse cloth to wear, and a mud hut to sleep in; but however painful this existence, how many Roman slaves would have envied it! Recall the accounts of Pliny and Columella. [Online editor’s note: Gaius Plinius Secundus (or Pliny the Elder) and Lucius Junius Moderatus Columella, Roman writers on agriculture. – RTL] At the heart of the smiling countryside of Italy were to be found, at periodic intervals, those dark and noisome dwellings which were called ergastula. These were prisons, or to speak more accurately stables, of slaves. In the morning they filed out in bands, generally chained; they spread out across the countryside, driven by overseers armed with whips, and each furrow was watered with their sweat and their blood together. In the evening they were led back to the ergastulum, where like base animals they were tied up beside their mangers. For them no family, but a filthy promiscuity! no God, but an inexorable fate which robbed them of their humanity while leaving them not even the hope of a life to come! Such, as you know, was the condition of the labouring masses in antiquity. And yet the world had not yet been subjected to the law of laissez-faire!
LTS-I.20 Later on, what further do we see? Is the situation of the people much improved with the fall of the monstrous edifice of the Roman Empire? Morally, yes, no doubt, insofar as Christianity affords them sublime consolations; materially, no! Throughout the Middle Ages, the life of the people, whether serfs to the soil in the countryside or serfs to the corporations in the cities, is but a long train of anguish. The Middle Ages are a period of pain and sorrow, and among the groaning voices may be distinguished throughout the great and melancholy voice of the people. Still later, after so many and such fertile discoveries, after gunpowder had brought to justice the tyranny of the feudal lords, after printing had dispelled the deepest darkness of ignorance, after the compass gave us a new world, did the people cease to suffer? Under Louis XIV – under the reign of that king who is said to have carried to such heights the glory and power of France – what was the condition of the people? Was it superior to that of the people today? Everybody knows the celebrated passage in Vauban’s Royal Tithe [Online editor’s note: French economist Sébastien Le Prestre de Vauban (1633-1707). – RTL], in which that illustrious man of good will characterised France’s situation in heart-breaking terms:
LTS-I.21 “It is certain,” he wrote, “that the evil has been pressed to the extreme, and if it is not remedied, the humble people will fall into an extremity from which they will never rise again; the highways of the countryside and the streets of the cities and towns are filled with beggars driven from their homes by hunger and nakedness.
LTS-I.22 “From all the research which I have been able to make during the several years that I have devoted myself to it, I have become very much aware that in recent times nearly one-tenth of the people is reduced to begging, and begs indeed; as for the other nine tenths, five are in no position to give them alms, since they themselves are but a short way from being in the same unhappy condition; of the four remaining tenths, three are worried and encumbered by debts and lawsuits; and in the final tenth – where I place all men of the sword and the robe, whether ecclesiastical or lay, all the high and distinguished nobility, all those with military or civil responsibility, the successful merchants, the bourgeois rentiers, and the most comfortable classes – there cannot be reckoned more than a hundred thousand families; and I do not think I would be wrong in saying that no more than ten thousand families, great or small, could be described as living in much ease1.”
LTS-I.23 Such was the condition of the people before freedom of labour arrived on the scene.
LTS-I.24 Moroever, throughout this long period of sufferings, what is the cry of the multitude? What was the demand of the captives of Egypt, the slaves of Spartacus, the peasants of the Middle Ages, and later the workers oppressed by the corporations and guilds. They demanded liberty!
LTS-I.25 They said to each other: our consciences, our thoughts, our labour are oppressed and exploited by men who have imposed themselves on us by violence or trickery. Some of them forbid us to love God and pray to him otherwise than according to their formula; others require us to study God, man, and nature according to their books, imprisoning our thoughts within the iron circle of their systems by forbidding us on pain of death to break it; still others, after these have enchained our souls, enchain our bodies. They require us to live attached like a plant to the place of our birth, and there they exercise their privileges to seize the greater part of the fruits of our labour and sweat. Let us burst asunder, even at the risk of our lives, these bonds which bruise us; let us demand, for all, both the liberty of the soul and that of the body; let us claim, for all, the natural right to believe, to think, and to act freely – and our sufferings will be at an end. Will our souls not be satisfied, once we have obtained for them free access to the immaterial realm – the ability to sail the immense and marvelous ocean of the mind, without being held back by the iron cable of an imposed system? Will our physical needs not be entirely met, once the material realm is freely open to us – once no fetters forbid us to bring our labour and exchange its products over the entire surface of this fertile earth with which providence has generously endowed us? Let us become free, and we will be happy!
LTS-I.26 Such was the cry of oppressed humanity. Well, then! do you suppose, therefore, that humanity was mistaken when it raised, from century to century, this long cry of distress and hope? do you that in their ceaseless pursuit of liberty they were running after a vain mirage? No! look into your hearts, and you will not dare to affirm it; you will not dare, you Brutuses of socialism, to say that liberty is only an empty name!
LTS-I.27 You will doubtless object that humanity still suffers! Most assuredly. But, and I insist on keeping this fact before your gaze, it suffered before the arrival of liberty upon the earth, and its sufferings then were harsher and more intense than they are today.
LTS-I.28
You cannot, therefore, without being guilty of gross anachronism, charge liberty with the ills of the labouring classes before ’89; is it with greater justice that you impute to it those which have crushed the workers since that time? The examination of that question I reserve to a future letter.

A DREAMER.
Journal des Économistes vol. 20, no. 82. – June 15th, 1848 (pp. 328-332).

[Online editor’s note: while this article was originally published anonymously, Molinari later acknowledged his authorship in his 1899 book Society of the Future, where he noted:
This appeal, which incidentally bears the imprint of the confident naïveté of youth, was, as events have shown, entirely premature. It went unheard; but one may be permitted to hope that it will yet be heard one day, and that socialism, by contributing to the economists its contingent of forces, will aid them in surmounting the resistance of those selfish and blind interests that set themselves athwart the necessary transformation of a political and economic organisation which has ceased to be adapted to societies’ present conditions of existence..]


 

octobre 15, 2014

La génèse du libéralisme par JR ALCARAS (économiste) - "Gauche" Libérale ?

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

La naissance du libéralisme au 18ème siècle :
un projet de société indissociable de l’utopie des Lumières
 
La question du libéralisme est évidemment au coeur des conceptions contemporaines de la liberté… L’idée d’un régime prônant la liberté de tous et de chacun est généreuse ; la réalité est souvent plus discutable… mais pour se prononcer, il faut d’abord se poser la question de quel libéralisme parle-t-on ?
 
Jean-Robert Alcaras propose ici de revenir sur la genèse du libéralisme au 18ème siècle, comme libéralisme total (politique, moral et économique) indissociable de la philosophie des Lumières.


INTRODUCTION

Si la liberté se définit comme « puissance de la volonté » (c’est-à-dire vouloir et pouvoir faire ce que l’on veut), alors… comment vivre en paix et dans l’harmonie sociale dans une société constituée par des individus auxquels on accorde une grande liberté ? Autrement dit, la paix et la sécurité (des biens et des personnes) sont-elles compatibles avec un régime de libertés individuelles les plus étendues possibles ?

Cette question, c’est l’une des questions centrales — pour ne pas dire LA question — qui est au coeur de la problématique de la modernité.
Ce que je voudrais montrer, c’est que le libéralisme — pas seulement économique — est une des réponses possibles à cette question. Mieux encore : c’est peut-être même la seule réponse pragmatiquement faisable que la modernité ait réellement trouvé à ce problème — avec toutefois la possibilité de constater de grandes nuances entre les différentes versions qui se sont ensuite inspirées, au 19ème et au 20ème siècles, du projet libéral originel !!!

Je vous proposerai donc comme principale conclusion la proposition suivante : sauf exception notable (ce qui est le cas des anti-modernes ou du moins des pensées critiques face à la modernité, comme celle de H. Arendt), et contrairement à ce que l’on entend souvent en France, nous sommes (presque) tous des libéraux au sens originel du terme — même ceux qui parmi nous se définissent comme… des anti-libéraux !

Pour arriver à ces conclusions, il faudra d’abord que nous nous entendions sur les termes qui seront ici employés : de quel libéralisme parle-t-on ? A quelle modernité fais-je référence ?



1. Libéralisme ?
  Il n’y a pas qu’un libéralisme… et le mot est assez vague en soi, il est polysémique, c’est-à-dire qu’il évoque des choses différentes selon les moments, et selon les endroits aussi.
Ainsi, par exemple, le mot « libéral » qualifie clairement une attitude « de gauche » aux USA… et une attitude « de droite » en France ! Et cela ne provient pas seulement du caractère confus de la distinction droite-gauche, ni de la différence entre les conceptions politiques de part et d’autre de l’Atlantique… mais surtout d’un sens différent donné au même mot lui-même de part et d’autre de l’Atlantique.

Je vous parlerai ici du libéralisme originel, celui qui est né à la fin du 18ème siècle en Europe (à noter : c’est une idée franco-anglaise ! Comme quoi, l’entente cordiale…). Et je vous présenterai ce libéralisme originel comme une utopie sociale globale.

• Une utopie sociale, au sens où il s’agit d’un projet de société fondé sur un certain nombre d’hypothèses (notamment sur la capacité des hommes à vivre ensemble tout en étant libres) dont nous ne serons jamais sûr de les vérifier dans la réalité, mais qui nous montre la voie à suivre…
• Une utopie globale, dans la mesure où le libéralisme est un système qui est fondé sur l’hypothèse de la plus grande liberté pour tous, dans tous les domaines, de manière indissociable : libertés politiques, libertés de morales et de moeurs, libertés de comportement et de pensée, libertés économiques…
Et je vous demande aussi de bien faire la différence entre le libéralisme (originel) et le capitalisme !
• D’abord, ni la notion, ni la réalité qu’elle décrit n’existaient au moment où le libéralisme a été inventé ! Le capitalisme (comme notion et comme réalité) n’est apparu qu’au 19ème siècle ou à la toute fin du 18ème…
• Le capitalisme désigne une réalité (pas une utopie) : c’est un système économique qui, comme l’a souligné Karl Marx, repose fondamentalement sur le principe de l’appropriation privée des moyens de production (propriété privée du capital). Peut-être que le libéralisme n’a pu donner lieu qu’au capitalisme…

Et c’est au nom de l’écart entre la réalité capitaliste et l’utopie libérale qu’un certain nombre de contestations auront lieu au 19ème siècle (à commencer par celles des socialistes, des marxistes et des anarchistes.

2. Modernité ?
Apparue à partir de la renaissance, l’idée de modernité va se développer tout au long du 17ème et du 18ème siècles, et donner lieu à des changements qui vont se réaliser massivement, pour l’ensemble de la population, du 19ème au 20ème siècles.

La modernité naît d’une critique de l’ordre traditionnel à partir duquel s’organisait la société médiévale. Elle va contribuer notamment aux changements fondamentaux suivants :

• à remettre en cause le géocentrisme et les autorités traditionnelles (de Droit divin) — ce qui pousse l’homme à repousser toutes les frontières, à modifier ses repères pour percevoir l’espace et le temps, et à ne plus se considérer dans un monde fermé, limité…
• à ne plus fonder l’ordre social sur la foi et l’ordre naturel mais plutôt sur la raison et le progrès scientifique, technologique et matériel — ce qui pousse les hommes à être de plus en plus matérialistes, de moins en moins focalisés sur la spiritualité et l’idéalisme…
• à valoriser l’individu et sa raison (exemple du « cogito ergo sum » de Descartes) : chaque homme devient en quelque sorte un monde à lui tout seul, dont il nous faudrait respecter l’intégrité et les droits « naturels » (liberté, propriété…).

Dans ce monde nouveau, fondé sur cet homme nouveau, peut-on espérer une harmonie sociale ? Est-il possible de ne pas tendre inéluctablement vers le chaos et la violence généralisée ? Ceux qui répondent clairement « OUI » à cette question sont les libéraux (au
sens du libéralisme originel dont je vous parlerai ici) — et ce sont peut-être même les seuls à donner cette réponse, sans nuance ni réserve.
 
je tenterai de vous montrer la pertinence de cette analyse, que l’on peut retrouver en substance dans un livre de Pierre Rosanvallon « Le capitalisme utopique — Histoire de l’idée de marché » (Le Seuil, Point, 1979-1999), ainsi que les principales conséquences de cette idée.
 
Le libéralisme : naissance d’une utopie sociale globale au 18ème siècle

La modernité pose le problème fondamental de la possibilité de faire vivre ensemble, dans la paix et l’harmonie, des gens différents et libres de faire ce qu’ils veulent ! Autrement dit, peut-on instituer et faire fonctionner une société sur cette base d’individus libres, en se fondant sur la raison et non par sur le respect des autorités traditionnelles ?

I – La réponse des philosophes modernes qui précèdent les Lumières :

Pour répondre à cette question, les philosophes du 16ème & du 17ème siècles se placeront essentiellement sur le plan politique, en glissant progressivement d’une position assez autoritaire (limitant de fait les libertés individuelles pour rendre possible l’ordre social) vers une position plus respectueuse des libertés individuelles. Quelques exemples de cette progression :

1. Nicolas MACHIAVEL (1469-1527) : Dans « Le Prince » (1513), il développe une vision pragmatique de la politique, dans laquelle il donne naissance au concept moderne de la « raison d’Etat ». La politique a une fin (le bien général) et cette fin justifie les moyens qui vont être employés pour l’atteindre. Machiavel prône un gouvernement pragmatique, détaché de la morale et de la religion, ayant parfois recours au mensonge ou à la force dans le but d’apporter, à terme, le bien général. Cette attitude diffère profondément de la pensée médiévale, qui est encore contemporaine à Machiavel. Si sa question centrale n’est pas l’ordre social mais plutôt la pérennité de l’Etat, sa solution réside clairement dans la politique et dans l’affirmation de l’autorité — et des différents moyens, fussent-ils liberticides, de la réaliser, la « fin justifiant toujours les moyens »…

2. Thomas HOBBES (1588-1679) : Dans « Le Léviathan » (1651) il ouvre la voie à la philosophie politique moderne, qui alimentera la réflexion politique jusqu'à la Révolution française. Contrairement à ses nombreux prédécesseurs, Hobbes ne soulève plus la question du choix du meilleur régime, mais il contribue à fonder la politique sur la "vérité effective des choses", à la façon de Machiavel, et s'interroge sur l'obéissance légitime et par conséquent sur la souveraineté. L'état de nature qu'Hobbes décrit est un mode de vie impitoyable et insupportable : « Homo homini lupus » ; dans l’état de nature, c’est la guerre de tous contre tous et de chacun contre chacun ! Ainsi, les hommes, pour préserver leur vie et pour s'acheminer vers la paix, sont conduits à renoncer d'eux-mêmes à cet état de guerre et à choisir une autorité supérieure : le souverain. Celui-ci hérite de tout ce qui était propre aux individus dans l'état de nature pour en être le détenteur exclusif. Il incarne ainsi le « Léviathan », en référence au monstre biblique, détient un pouvoir absolu et illimité en échange de la paix civile apportée aux individus. C'est une organisation politique artificielle : elle est le résultat d'un contrat social passé entre les hommes. L'unité de ce "corps" politique est rendue possible par l'existence d'un représentant unique (le monarque) et non pas par les individus qui le composent.

Son âme est l'autorité politique. L’Etat est donc, pour Hobbes, fondé sur un double pacte : un pacte d’association (ce sont les individus qui, librement, consentent à la fondation de l’Etat) ET un pacte de soumission (l’Etat doit exercer une autorité forte pour contraindre les individus à la paix civile).

3. John LOCKE (1632-1704) : Dans ses « Deux Traités sur le gouvernement civil » (1689), il poursuit l’idée de Hobbes sur l’Etat comme pacte d’association pour rendre possible la
paix civile, tout en assouplissant ses positions concernant la nécessaire soumission des individus à l’autorité du souverain. Il pense notamment que les hommes sont par nature raisonnables, libres et égaux. L'usage de la raison permet et impose à chacun de se conserver en vie par ses propres moyens tout en veillant à ne pas entraver la liberté des autres. L’état de nature est présenté comme une période heureuse de communisme primitif : contrairement à Hobbes, Locke croit que l’homme est bon par nature, il est relativement pacifique, raisonnable et sociable. Cet état de nature n’est pas régi par la loi de la jungle, comme le pense Hobbes. L’homme a une totale liberté de disposer de lui-même et de ses biens : chacun est maître et propriétaire de sa propre personne et de son travail, chacun est seigneur absolu de sa personne et de ses possessions. En raison de l’égalité entre les hommes, un droit de nature minimum impose à chacun le respect des autres dans leur personne et dans leurs biens. Pour Locke, c’est l’absence d’un arbitre entre les hommes et non l’exercice de la violence qui caractérise l’état de nature.

L'homme naturel est un propriétaire avant la lettre, entouré de sa famille, travailleur et honnête. Pourquoi abandonne t- il alors cet état si heureux (sans arbitre) pour passer contrat avec d'autres et former une société (avec un Etat qui arbitre les conflits entre individus) ?
 
L’homme échange, et pour cela il crée, au sein même de l'état de nature, les deux instruments de l'échange que sont la monnaie et la capitalisation des marchandises. Par suite des hasards des récoltes successives ou par effet de la paresse et du mauvais vouloir de certains, les propriétés se modifient.

Certaines croissent, d'autres s'amenuisent ou disparaissent. Naturellement égaux devant le droit, les hommes deviennent insensiblement inégaux devant la fortune.
Cette inégalité engendre alors un danger, celui de la guerre civile entre les hommes. Il faut donc réactiver l'égalité naturelle, par les lois et la menace du châtiment : protéger par une "société d'assurance mutuelle" la grande majorité des individus contre ceux qui les contestent. Ainsi naît la société politique, fondée sur le contrat librement consenti et tacitement accepté par ceux-là même qui ne l'auraient point voulu (pacte d’association).
 
L’origine de la société civile ou du gouvernement civil résulte donc de la volonté des hommes de sauvegarder leurs droits naturels à la vie, à la liberté et à la possession légitime des biens — ce que Locke appelle "propriété". Ainsi, pour régler les différends communs qui naissent du pouvoir de l’homme de faire tout ce qui est nécessaire pour sa préservation et de la liberté où chacun est d’être juge de sa propre cause, les hommes, par un contrat social, consentent librement à ce que le gouvernement fasse les lois et l’autorise à les exécuter en vue du bien public.

II – La réponse des philosophes des Lumières :

La philosophie des Lumières peut alors, durant tout le 18ème siècle, se développer sur les bases posées par Locke : Voltaire, Rousseau, les encyclopédistes (Diderot, D’Alembert) et les physiocrates en France ; David Hume, Adam Ferguson ou… Adam Smith en GB ; E. Kant en Allemagne…

Dans son essai intitulé « Qu’est-ce que la philosophie des Lumières ? », Kant, en 1784, écrit : « Les Lumières se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d'un manque d'entendement, mais d'un manque de résolution et de courage pour s'en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. » Se servir de sa raison pour sortir de la minorité, d’une sorte de « servitude volontaire », c’est-à-dire… pour être, pour devenir LIBRE !
Les idées essentielles des Lumières tournent donc autour de quelques mots-clefs :

La liberté : « Les hommes naissent tous libres. C'est le plus précieux de tous les biens que l'homme puisse posséder. Il ne peut ni se vendre ni se perdre » (selon l'Encyclopédie). LA LIBERTE, TOUTES LES LIBERTES…y compris les libertés politiques, morales, de moeurs, et les libertés économiques…
La raison : c'est le moyen d'acquérir des connaissances. Quesnay dit : « la raison est à l'âme ce que les yeux sont au corps : sans les yeux, l'homme ne peut jouir de la lumière, et sans la lumière, il ne peut rien voir ».
La tolérance : D'après Voltaire, on doit respecter la liberté et les opinions sociales, politique et religieuses d'autrui.
L'égalité : D'après Rousseau, « être libre, n'avoir que des égaux est la vraie vie, la vie naturelle de l'homme. Les hommes naissent égaux ». C’est d’une égalité en droit dont il s’agit, bien sûr…
Le progrès : ils sont pour le progrès de la société et pour
l'innovation scientifique & technologique, le progrès économique et du commerce…
Ils sont contre les abus de pouvoir, c'est pourquoi il veulent la séparation des pouvoirs : (Montesquieu, « De l'esprit des lois », 1748). On retrouve cette idée dans le libéralisme économique qui pourfend les monopoles (car ils ont trop de pouvoir), et qui présente l’Etat comme un contre-pouvoir qui doit se servir de sa puissance pour limiter le pouvoir excessif de quelques-uns.
Ils sont pour le rejet de la monarchie de droit divin et contre toutes les formes traditionnelles de gouvernement, même s’ils restent généralement favorable à un régime monarchique.
Mais ils ne sont pas pour une démocratie, sauf dans le cas de Rousseau.

Dans le cadre de la philosophie des Lumières, la question n’est plus vraiment celle de l’institution du social à partir d’individus libres : en quelque sorte, sur ce point, ils reprennent les bases de Locke (c’est notamment le cas de J. J. Rousseau (1712-1778) dans « Le contrat social », 1762, qui inspira tant les révolutionnaires en France). La vraie question de philosophie politique des Lumières consiste à questionner la régulation du social (son fonctionnement plutôt que son institution) : comment concilier les intérêts particuliers et l’intérêt général dans une société composée d’individus déclarés libres et égaux ? Ainsi, Rousseau résume son projet de la manière suivante : « trouver une forme d’association qui
défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ».

Autrement dit, est-il possible de concilier liberté et sécurité ? Et ne nuit-on pas à autrui dès lors que l’on agit à sa guise et, inversement, n’entravons-nous pas notre liberté lorsque nous avons le souci du respect d’autrui ? A cette question, il y a deux réponses possibles dans la philosophie des Lumières :

1. La réponse de Rousseau (1712-1778) : l’idée de la « volonté générale » ! Chaque citoyen est capable de distinguer son intérêt particulier et l’intérêt général, qu’il se doit de défendre comme « associé » — ainsi du fameux consentement à payer librement l’impôt !!! Cette solution est donc une solution politique, fondée sur l’idée que l’homme serait fondamentalement un animal politique… Ne trouve-t-on pas dans cette première voie la tendance républicaine de la modernité ?

• Cette réponse, séduisante, a pourtant deux inconvénients majeurs :

o Elle repose sur une hypothèse discutable de capacité citoyenne de l’homme, difficile à diffuser correctement dans toute société : l’expression et la compréhension par chacun de la volonté générale n’est pas triviale !
o Elle peut éventuellement fonder la paix civile, mais quid de la paix entre les Nations ? Les citoyens du monde ne sont en effet liés, eux, par aucun pacte…

2. C’est pourquoi la deuxième réponse des Lumières est une solution économique, qui tend d’ailleurs à substituer l’économique au politique (le marché au contrat) pour réguler harmonieusement la société… C’est la tendance libérale totale de la modernité. Passer par des relations de type commercial entre les individus apparaît en effet comme une solution simple et universelle de pacifier les relations entre les individus.

Montesquieu parlait déjà du « doux commerce », qui apaise les moeurs !
Les physiocrates français demandaient au roi de respecter les lois de la nature, qui gouvernent l’économie : « Sire, ne faites rien ! » (Quesnay) ; « Laissez-faire ; laissez passer » (V. De Gournay).

Adam Smith ne fera que reprendre et développer cette idée : si nous confrontons les individus à partir de leurs seuls intérêts particuliers (économiques et commerciaux), il n’est pas nécessaire que chacun aime les autres ni même qu’il ait compris la volonté générale pour vivre en paix avec autrui ! Il lui suffit de comprendre qu’il a besoin des autres pour satisfaire ses propres besoins, de dire aux autres : « donne-moi ce dont tu as besoin et tu auras, en retour, ce dont tu as toi-même besoin » (dit Smith dans la « Richesse des Nations », 1776). En outre, la portée des relations marchandes est universelle, elle dépasse les frontières, elle ne nécessite pas de socle politique international pour favoriser la paix entre les Nations.

Qu’on s’entende bien : Smith est un philosophe des Lumières.
Il accepte donc la théorie du contrat social — fondée par Locke et reprise par Rousseau — pour ce qui est de l’institution du social.
Il ne dénie pas l’intérêt de l’Etat, qui a son rôle à jouer pour préserver les libertés individuelles… Mais c’est au niveau de la manière d’organiser la régulation du fonctionnement de la société qu’il préfère la solution marchande (libérale) à la solution politique (républicaine) :

• Elle a l’avantage d’être immédiate et de reposer sur des instincts « naturels » des êtres humains (plutôt que de supposer leur capacité à s’élever vers une volonté générale) ;
• Elle a aussi l’avantage d’être universelle et de dépasser les frontières ;
• Elle a enfin l’avantage de rendre cohérent tout le projet social des lumières :

o Si la nature est bien faite, si l’homme est naturellement bon, pourquoi le commerce qui est naturel aux hommes serait-il un mal pour eux ? Pourquoi les hommes seraient-ils mauvais lorsqu’ils sont naturellement égoïstes ?
o Cette hypothèse correspond bien à la façon dont les Lumières envisagent un Etat qui protège par des lois les libertés, un Etat arbitre, qui ne se substitue pas aux individus dans la régulation du social
o Pourquoi la liberté serait bonne pour le progrès de l’humanité dans tous les domaines, sauf le domaine économique ?

Mais on voit aussi que cette voie nous entraîne aussi vers une conception plus économique, plus matérialiste de la société, et vers une sorte d’extinction du politique dans sa capacité à organiser la société. Comme l’a dit H. Arendt, la modernité consiste essentiellement en une disparition de fait de la politique, telle que les grecs la concevaient… Mais c’est une autre histoire !

Si on devait classer politiquement le libéralisme originel des Lumières dans son contexte, il aurait été clairement à gauche (explications sur ce petit anachronisme)…
Dans ce libéralisme utopique originel, on ne peut distinguer le libéralisme économique du libéralisme politique, moral, … C’est un tout.

Comment donc être anti-libéral aujourd’hui, surtout lorsqu’on a ses affinités politiques à gauche ? N’est-ce pas contradictoire ? Ne veut-on pas dire plutôt qu’on est anti-capitaliste ?
 
Se déclarer antilibéral, n’est-ce pas prendre le risque de rejeter aussi tout ce qui nous attache aux droits de l’homme, à la défense des libertés individuelles… ? Si nous sommes attachés au projet et à l’utopie des Lumières, comment pourrait-on rejeter leur libéralisme ?
 
 
Bien sûr, ce qui se passera au 19ème siècle fera évoluer les conceptions du libéralisme (et donc de l’anti-libéralisme). Mais si le libéralisme économique se détache du projet des Lumières, c’est donc lui qu’on devrait accuser de ne pas être assez (ou vraiment) fidèle à ce projet… et donc de le trahir ! Plutôt que de se déclarer un peu trop vite anti-libéral, pourquoi ne pas plutôt accuser certains économistes (qui se disent « libéraux ») de ne pas être fidèles au libéralisme originel ? Ce sera d’ailleurs, en quelque sorte, la voie empruntée par Marx, qui critiquera les économistes libéraux sur ce plan…
 
Intervenant : Jean-Robert ALCARAS, Economiste
 



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