octobre 16, 2014

Le « nouveau » libéralisme (Keynes) par Catherine Audard

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« La transition de l’anarchie économique vers un régime visant délibérément à contrôler et diriger les forces économiques dans l’intérêt de la justice et de la stabilité sociale présentera d’énormes difficultés à la fois techniques et politiques. Je suggère néanmoins que la véritable mission du nouveau libéralisme est de leur trouver une solution ».

John Maynard Keynes, « Suis-je un libéral ? » (1ère éd. 1925), in La Pauvreté dans l’abondance, Paris, Gallimard, 2002 (souligné par nous). 


Ce diagnostic de Keynes sonne étonnamment contemporain [1]. Le monde occidental sort de trente ans de politique économique dominée par le néolibéralisme qui ont conduit certes à une plus grande prospérité mondiale, mais aussi à une crise financière d’une très grande gravité, parfaite illustration de l’anarchisme économique que fustige Keynes et qu’il avait expérimenté en première ligne, avec la dépression de 1929. Mais si la dérégulation des forces du marché a conduit le capitalisme au bord du précipice, les modèles alternatifs, communisme et socialisme, ont été, eux, largement frappés de discrédit depuis la chute du mur de Berlin, comme ils l’étaient déjà pour Keynes. Comme les gouvernements sociaux-démocrates actuels, Keynes refusait de voir dans le socialisme un remède aux maux du laissez faire. Quant au retour au protectionnisme, qui, rappelons-le, n’était pas un dogme pour Keynes, même s’il est une tentation, il est un moyen infaillible de transformer la récession en dépression, puisqu’il aggrave l’effondrement de la demande mondiale.

Vers quelle théorie se tourner si l’ultralibéralisme comme le socialisme ont été déconsidérés ? Telle est la question urgente qui se pose à tous les gouvernements modérés en 2009. Mais c’était également la question que se posaient au tournant du XXe siècle les auteurs libéraux progressistes qui, hostiles aussi bien au libéralisme orthodoxe de l’École de Manchester [2] qu’au socialisme, ont influencé Keynes. Ce sont ces auteurs, ainsi que leur politique économique et sociale, qui font l’objet de cette étude de ce qu’on a appelé le New Liberalism en Angleterre. [3]

La naissance du « nouveau » libéralisme au tournant du XXe siècle

D’un libéralisme de parti à un libéralisme d’idées
Le libéralisme connaît des transformations remarquables en Angleterre au tournant du XXe siècle. Il cesse progressivement d’être la formation politique dominante et est évincé après 1922 par le parti socialiste, le Labour Party, devenant de plus en plus minoritaire et éloigné du pouvoir en raison du bipartisme qui caractérise la politique anglaise. Mais il acquiert et développe également, pendant la même période, une influence intellectuelle et une stature morale sans commune mesure avec sa représentation politique. Il passe d’un libéralisme de parti à un libéralisme d’idées, forgeant ce qu’on a appelé le « nouveau » libéralisme qui s’éloigne considérablement des positions du libéralisme classique. Son renouveau intellectuel est animé par des philosophes, des économistes, des politologues, des sociologues, essayistes ou universitaires, mais aussi des journalistes, qui sont parfois également des hommes politiques et qui ont un prestige et une influence considérables auprès des classes dirigeantes. Ces auteurs se confrontent aux textes classiques du libéralisme comme aux positions du parti libéral pour les critiquer et les remanier sous des angles extrêmement variés, donnant son nouveau visage au libéralisme.

Il faut ajouter que ces auteurs ont eu un rayonnement international et que des mouvements comparables au New Liberalism ont existé en France, comme le « solidarisme » de Charles Renouvier (1815-1903), Alfred Fouillée (1838-1912), Léon Bourgeois (1851-1925), Charles Gide (1851-1925) et même Émile Durkheim (1858-1917) [4]. En Italie, le libéralisme classique représenté par le célèbre économiste Vilfredo Pareto [5] (1848-1923) a suscité les réactions d’intellectuels opposés au fascisme comme Benedetto Croce (1866-1952), fondateur du parti libéral italien, l’économiste Luigi Einaudi (1874-1961) et l’historien du libéralisme, Guido de Ruggiero (1888-1948), inspirées par le « nouveau » libéralisme et sa critique du libéralisme économique ou liberismo. Quant au « socialisme libéral » de Carlo Rosselli (1899-1937) [6], il a marqué durablement la tradition politique italienne [7]. En Allemagne, Wilhelm Dilthey (1833-1911) et Max Weber (1864-1920) [8] incarnent les espoirs du libéralisme ainsi que ses échecs et son incapacité à prendre pied dans un contexte idéologique hostile. Aux États-Unis, le « progressisme » américain est l’équivalent du « nouveau » libéralisme et sa nouvelle éthique démocratique et égalitaire s’exprime dans le magazine The New Republic, avec son fondateur Herbert Croly (1869-1930), Walter Lippmann (1889-1974), son publiciste le plus célèbre, ainsi que le philosophe John Dewey (1859-1952) qui, tous, puisent leur inspiration dans la philosophie de William James (1842-1910). Notons que l’un de ses grands intellectuels, Thomas Woodrow Wilson (1856-1924), professeur de sciences politiques à Princeton, fut président des États-Unis de 1913 à 1921.

Le libéralisme en Angleterre (1870-1920)
Quelle est la situation spécifique du libéralisme en Angleterre ? En 1870, au moment de son apogée, le parti libéral est divisé en deux courants principaux. Le premier courant, plus conservateur, est l’hériter des Whigs des XVIIe et XVIIIe siècles, grands propriétaires terriens alliés à la bourgeoisie d’affaires pour des raisons tactiques afin de défendre leurs privilèges contre la dynastie des Stuarts et la monarchie absolue. Les éléments les plus conservateurs du parti se sont séparés des libéraux en 1832 sur la question du libre-échange, mais aussi de la réforme électorale et de l’élargissement du droit de vote, et rejoignent un nouveau parti qui se substitue aux Tories, le parti conservateur. Les libéraux conservateurs qui restent au parti, dont les représentants sont Richard Cobden, John Bright, et surtout le premier ministre William Gladstone, sont partisans du libre-échange contre les conservateurs protectionnistes et impérialistes, dont le leader est Benjamin Disraeli.

En face d’eux, et en position de plus en plus dominante, les libéraux réformateurs et « radicaux » influencés par l’utilitarisme se préoccupent avant tout d’améliorer le bien-être (welfare) des classes laborieuses et de lutter contre la pauvreté, en intervenant dans des secteurs jusque-là réservés à la charité privée. Ils sont également hostiles à l’impérialisme britannique et au coût des guerres coloniales. Ces préoccupations les amènent à critiquer les dogmes du libéralisme économique et à prôner au contraire l’intervention de l’État dans la vie sociale et économique.

Mais, malgré ces conflits, on peut dire que le consensus libéral résiste aux crises économiques et sociales beaucoup plus longtemps qu’ailleurs. Le libéralisme continue de nourrir une image idéalisée du capitalisme et de son fonctionnement. Il comprend la nouvelle société qu’il voit se former sous ses yeux dans les mêmes termes individualistes que jadis, attribuant le chômage et la misère avant tout à des défauts de « caractère » ou à la malchance. Incapable de saisir les causes de la crise sociale, il cherche à en guérir les symptômes : pauvreté, insécurité, chômage. Il n’établit aucun lien entre la pauvreté croissante du prolétariat et le capitalisme.

C’est la montée du socialisme, sous la forme du travaillisme, qui change la situation et radicalise l’aile réformatrice du parti libéral. Mais le travaillisme, qui donne naissance en 1906 au Labour Party, bien loin d’être influencé par le socialisme révolutionnaire et le marxisme comme en Europe continentale, a ses sources morales dans le libéralisme modéré et dans le protestantisme libéral, le méthodisme en particulier [9]. C’est seulement en 1918 qu’il cesse d’être un allié politique des libéraux et qu’il devient un opposant politique du parti libéral, lui ravissant la première place aux élections en 1922. Entre 1906 et 1911, avec l’aide des travaillistes, les libéraux réformateurs ont fait voter une législation sociale très avancée : indemnités en cas d’accident de travail, repas gratuits dans les écoles, réglementation du travail des enfants, limitation du travail à 8 heures dans les mines, protection des syndicats dont les pouvoirs sont accrus, revenu garanti pour toute personne âgée de plus de soixante-dix ans, début de la démolition des taudis et amélioration des logements ouvriers. Enfin, le National Insurance Act, voté en 1911, met sur pied le premier système d’assurance-chômage et maladie. Les prémisses du Welfare State sont donc l’œuvre des libéraux, appuyés par les travaillistes [10].

Mais cette radicalisation conduit, en 1916, à l’éclatement du parti entre radicaux (comme Lloyd George), modérés (comme Lord Asquith) et conservateurs, partisans de l’Empire au moment de la guerre des Boers. Le parti libéral perd ainsi, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la position dominante qu’il occupait dans la vie politique anglaise, au profit du parti travailliste.

Les sources intellectuelles du « nouveau » libéralisme

Derrière les transformations du parti libéral, son éclatement et la naissance du parti travailliste pendant cette période, il faut voir l’action indirecte, mais parfois aussi directement politique, d’un nouveau mouvement intellectuel qu’on a appelé New Liberalism, né dans les universités d’Oxford ou de Cambridge. Ce mouvement a exercé une influence très importante sur les élites et les hommes politiques, mais a su également trouver des journalistes et des écrivains pour diffuser plus largement ses vues.

L’héritage de John Stuart Mill (1806-1873)
Ce « nouveau » libéralisme a, tout d’abord, ses sources intellectuelles dans les écrits de John Stuart Mill. Sous l’influence de Wilhelm von Humboldt (1767-1835), représentant du libéralisme allemand du Sturm und Drang [11], Mill a développé une nouvelle conception de l’individu qui doit beaucoup au concept hégélien et humboldtien de Bildung, terme ambigu qui signifie à la fois la formation de l’individu, son éducation ou ce que Mill appelle « la culture de soi ». Disons qu’à la conception abstraite et non historique de l’individu libéral du XVIIIe siècle, Mill substitue une conception beaucoup plus riche, évolutive et dynamique de l’individu comme résultat d’un processus d’individualisation : l’individualité. Dans De la liberté (1859), le manifeste du libéralisme moderne, il affirme que l’individualité est un des éléments essentiels du bien-être et donc une valeur centrale du libéralisme.

En conséquence, la société a un rôle central à jouer dans la formation de l’individualité et la nature sociale de l’individu est affirmée. Mill refuse toute opposition tranchée entre individu et société. Le but du libéralisme est d’indiquer « la nature et les limites du pouvoir que la société peut légitimement exercer sur l’individu […] ce contrôle extérieur n’étant justifié que pour les actions de chacun qui touchent à l’intérêt d’autrui ». Indiquer clairement les limites de l’action de la société sur l’individu permet de lutter contre les contraintes inacceptables et injustifiées qu’elle risque d’imposer au développement individuel, contre l’autorité abusive qu’elle fait peser sur les individus et leur créativité. Mais le libéralisme ne refuse certainement pas l’idée que la société ait une influence sur la formation de l’individu et « la culture (Bildung) de soi ». Le libre développement de l’individu est un élément essentiel du progrès social, mais, sans l’aide et la contribution des autres, ce développement serait impossible.

Liée à cette conception de l’individualité, Mill développe une conception pluraliste de la société, mais aussi de la connaissance et de l’éthique, là encore en opposition avec les tendances monistes de l’idéologie des Lumières. Il insiste sur le fait que la pluralité des opinions est absolument nécessaire à la découverte de la vérité (De la liberté, chapitre II) comme à la liberté de l’individu de choisir son propre chemin, la voie de son développement personnel.

Mais c’est surtout en tant qu’homme politique – il est candidat socialiste aux élections de 1868 – et économiste – ses Principes d’économie politique de 1848 ont un énorme succès parce qu’il y apparaît plus soucieux de la classe ouvrière qu’aucun économiste avant lui – que Mill inspire l’évolution du mouvement libéral vers une conscience de plus en plus aiguë des questions sociales et ce sont surtout ses derniers écrits sur le socialisme, sur les droits des femmes et sur le gouvernement représentatif qui constituent les sources du nouveau paradigme.

Du « nouveau » libéralisme au travaillisme : T.H. Green, L.T. Hobhouse et John Hobson
Le penseur le plus important du nouveau libéralisme est certainement le philosophe d’Oxford Thomas Hill Green (1836-1882) [12] dont l’enseignement a un rayonnement extraordinaire bien après sa mort sur tout le personnel politique de l’époque, sans oublier sur Keynes lui-même qui, s’il ne le cite pas, s’en inspire [13]. Green développe les idées de Mill, mais va beaucoup plus loin que lui dans la dénonciation de la liberté des contrats et de la liberté économique, et ses thèses sur la nature sociale de l’individu sont très proches de celles de Durkheim dont il est le contemporain [14]. Green est remarquable par sa lecture de Rousseau, qu’il admire, et des philosophes idéalistes allemands, Kant, Hegel, Humboldt, qu’il essaye de concilier avec l’héritage libéral anglais et écossais. Suivant Kant, il rejette l’utilitarisme qui était la doctrine morale préférée des libéraux et affirme, au contraire, que le lien social ne résulte ni d’un contrat à la manière de Locke ni de l’utilité à la manière de Bentham, mais de la reconnaissance par chacun de la personne de l’autre comme d’une fin en soi et des intérêts des autres comme constitutifs de l’intérêt personnel. Il critique ainsi l’individualisme atomiste du XVIIIe siècle et lui substitue la vision, inspirée de celle de Mill, d’une individualité qui se développe et se perfectionne grâce à l’apport constant des autres, fondant ainsi un droit de l’individu vis-à-vis de la société qui lui doit les moyens de la réalisation de son potentiel, réalisation essentielle pour le bien-être et le progrès de tous. Cette idée est notamment reprise dans le « solidarisme » de Léon Bourgeois et son concept de la « dette sociale ». À la suite d’Aristote et de Hegel, Green appelle « bien commun » cette interaction entre intérêt individuel et intérêt commun et en fait le fondement de la morale et de l’obligation politiques [15].

Green est à la source de quatre innovations dans le programme libéral. Tout d’abord, il distingue radicalement la liberté négative du « vieux » libéralisme, celle des droits individuels, et la liberté positive du « nouveau libéralisme », celle des droits-créances, des moyens sociaux et économiques que la société fournit à l’individu pour permettre le développement de ses potentialités. Il amorce ainsi un débat entre liberté positive et liberté négative qui devient central dans l’idéologie libérale du XXe siècle et qui suscite la célèbre défense de la liberté « négative » par Hayek dans La Constitution de la liberté (1960). Ensuite, il réaffirme la nature sociale de l’individu dont le développement est tributaire de l’apport des autres et de la société. Puis, il fait la critique du libéralisme économique en soutenant que le marché est une institution sociale comme une autre qui doit donc être régulée pour fonctionner à l’avantage de tous et non pas seulement de certains. Enfin, il soutient la légitimité de l’intervention de l’État et de la législation dans les domaines de l’éducation, de la santé publique, de la propriété privée et du droit du travail pour neutraliser les effets pervers des excès de la liberté individuelle.

À la suite de Green, Leonard T. Hobhouse (1864-1929) [16] condamne le libéralisme économique qui conduit à creuser l’écart entre riches et pauvres et propose un programme sévère de taxation des profits des entreprises. Il défend le rôle de l’État qui doit réguler la vie sociale et soutient que les réformes sociales peuvent être compatibles avec le respect de l’individu. La nouvelle citoyenneté devrait inclure les droits sociaux et pas seulement les droits politiques. Il se rapproche ainsi du travaillisme naissant et de la Fabian Society. Celle-ci, qui existe toujours, a servi de premier think tank au parti travailliste et compte parmi ses membres fondateurs Béatrice et Sidney Webb, George Bernard Shaw et H. G. Wells. Elle défendait l’intervention de l’État dans la société, grâce à une bureaucratie efficace et honnête, le collectivisme et la méritocratie, tout en se considérant comme l’héritière du libéralisme [17].

Le nouveau libéralisme est également l’œuvre d’économistes, pas seulement de philosophes ou d’essayistes. Ainsi l’harmonie entre efficacité économique et réformes sociales est-elle le credo des travaux de l’économiste Alfred Marshall. Quant à John Hobson, le disciple de Green et Hobhouse et l’auteur de The Evolution of Modern Capitalism (1894) et d’Imperialism (1902), il rejoint, comme Hobhouse lui-même, les rangs du parti travailliste après la Première Guerre mondiale, quand le courant impérialiste du parti libéral rend impossible tout effort de réformes sociales.

John Maynard Keynes (1883-1946)
Il est impossible d’évoquer le « nouveau » libéralisme en Angleterre sans évoquer la figure de Keynes [18]. Confondant Keynes et le keynésianisme, on a souvent présenté Keynes comme antilibéral. En réalité, il est bien l’héritier des idées du « nouveau » libéralisme. Il s’oppose à une certaine version du libéralisme, celle, dogmatique et conservatrice, de l’École de Manchester et du parti libéral au début du XXe siècle, ou celle des conceptions économiques « orthodoxes » du Trésor avec lequel il a tellement de conflits, mais certainement pas au « nouveau » libéralisme dont il est, au contraire, le continuateur [19].

On peut dire, tout d’abord, que Keynes a parachevé le nouveau paradigme libéral en donnant à l’État administratif la dernière justification qui lui manquait encore : celle de l’expertise économique, et non plus seulement sociale, comme c’était le cas pour l’État social allemand de Bismarck. La pauvreté et les problèmes sociaux sont dus, selon lui, à la mauvaise gouvernance économique, à l’incompétence et à la mauvaise gestion de l’économie par les gouvernements, à leur « bêtise », dit-il souvent, se référant à ses innombrables démêlés avec les responsables du Trésor et avec les tenants du free market à tout prix, plutôt qu’aux défauts de caractère des « pauvres ». La nouvelle science économique doit permettre de résoudre les crises économiques en changeant les paramètres et en comptant sur l’intervention de l’État pour les mettre en œuvre, par exemple par une politique de grands travaux dont l’inspiration se trouve, avant Keynes, chez les économistes américains institutionnalistes. Keynes complète, plutôt qu’il ne transforme, le libéralisme pour y faire entrer des idées nouvelles, celles de risque, d’incertitude, d’anticipation, de probabilités ainsi que l’importance des phénomènes macro-économiques. Comme il le fait remarquer, non sans vanité, de même que la théorie de la relativité d’Einstein intègre comme un phénomène particulier valable pour des vitesses inférieures à la vitesse de la lumière les équations de Newton, de même sa théorie générale intègre les conceptions classiques et néo-classiques de l’économie libérale comme des cas particuliers.

On peut constater, ensuite, qu’en raison de son pragmatisme – ne proclame-t-il pas fièrement : « Quand les faits changent, je change d’avis » – Keynes évolue par rapport au « nouveau » libéralisme et trouve une alternative aussi bien au protectionnisme d’une partie de la droite qu’à la politique interventionniste et redistributive de la gauche, à savoir la possibilité de réguler les cycles économiques et les politiques de l’emploi tout en favorisant la croissance économique. Dans sa conférence de 1924, publiée en 1926 sous le titre La Fin du Laissez faire [20], il explique ses positions pragmatiques en faveur de l’intervention de l’État. Ce texte aurait pu servir de point de départ au grand débat avec Hayek qui n’a jamais eu lieu en raison de la mort de Keynes en 1946. Dans un texte de 1925, « Suis-je un Libéral ? » [21], Keynes précise encore davantage sa position à l’égard du « nouveau » libéralisme. Il part d’une théorie non marxiste des étapes du développement économique, proposée par l’économiste américain institutionnaliste J. R. Commons (Institutional Economics, 1934) [22]. Celui-ci distingue trois stades du développement : 1) le stade de la rareté, 2) le stade de l’abondance et de l’individualisme, 3) le stade de la stabilisation et de la régulation, après les grandes crises du capitalisme.

Dans ce dernier stade, la réduction de la liberté individuelle est liée aux interventions gouvernementales, mais surtout à des interventions économiques à partir de l’action concertée secrète ou semi-ouverte, ou d’arbitrage des associations, corporations, syndicats et autres mouvements collectifs des patrons du commerce ou de l’industrie, des banques, mais aussi des syndicats de travailleurs, ouvriers et paysans. À ce stade, les libertés sont menacées par le fascisme et le bolchévisme. Le socialisme n’offre pas d’alternative parce qu’il raisonne comme si l’ère d’abondance existait toujours. L’avenir du « nouveau » libéralisme est de chercher à résoudre les immenses difficultés de cette ère de stabilisation, de contrôle et de régulation des forces économiques en vue de créer la justice et la stabilité sociale. Quant au parti travailliste, bien que « stupide » (« silly », dit Keynes), il devra être attelé au programme du libéralisme. Keynes, comme le « nouveau » libéralisme, soutient la compatibilité entre socialisme et libéralisme. Cependant, il rejette le socialisme comme remède économique aux maux du laissez faire parce qu’il défend des politiques économiques inefficaces, l’interférence avec les libertés individuelles, et qu’il se veut révolutionnaire, défendant une idéologie de classe et un anti-élitisme jugé absurde. Il reste le parti libéral, pourtant clairement incapable de renouvellement en 1925 en raison de ses divisions internes et de ses échecs électoraux. Les « jeunes libéraux », comme William Beveridge, ne reviendront au pouvoir qu’après la guerre, en 1944, avec un programme qui s’inspire des idées de Keynes. Mais « le parti libéral demeure le meilleur instrument de progrès – si seulement il avait une direction forte et un bon programme ».

Dans sa Théorie générale (1936), Keynes développe certes des conceptions assez différentes de celles du « nouveau » libéralisme. Il ajoute la stabilisation macroéconomique au programme libéral d’avant-guerre et lui donne la priorité. L’instabilité à court terme du capitalisme est pour lui un danger plus grand que l’injustice à long terme dans la distribution de la richesse et des revenus. Les plus grands maux économiques sont le risque, l’incertitude et l’ignorance. Le rôle de l’État est de les minimiser grâce à sa politique monétaire et d’investissements en grands travaux, équipements sociaux, etc. Keynes déplace le problème de la justice sociale de la microéconomie vers la macroéconomie. L’injustice devient un problème d’incertitude, la justice une affaire de prédictibilité contractuelle. Contrairement à ce que l’on pense généralement, la redistribution joue un rôle mineur dans sa philosophie sociale, comme une partie de la machinerie de la stabilisation macroéconomique, certainement pas comme un moyen vers une fin idéale. Son étatisme et surtout son élitisme le différencient des « nouveaux » libéraux d’avant-guerre qui valorisaient la démocratie comme une fin en soi, alors que Keynes souhaite plutôt un État gestionnaire et technocrate. Il ne faut pas oublier non plus la différence de style intellectuel entre le « nouveau » libéralisme d’Oxford, teinté d’hégélianisme, et les économistes de Cambridge qui ont été les maîtres de Keynes. À distance des nouveaux libéraux, Keynes en est resté malgré tout un compagnon de route.

Une nouvelle conception de la liberté et de l’État

De la liberté négative à la liberté positive
La première transformation accomplie par les libéraux réformateurs concerne la conception de la liberté libérale. Rappelons les termes du débat.

Pour le libéralisme classique, la liberté était essentiellement conçue comme le droit à un espace privé inviolable, comme la protection vis-à-vis des autorités abusives, que ce soit le pouvoir exercé par autrui, par le groupe et la société, la coercition de l’État et des lois ou l’autorité des églises. C’est ce qu’on a appelé la liberté négative ou défensive. Mais, pour le « nouveau » libéralisme, la liberté est également positive : c’est le pouvoir d’agir au mieux de ses intérêts ou de ses valeurs sans en être empêché par quiconque ou par quoi que ce soit, sauf si l’on nuit à autrui. C’est la conception qui était déjà défendue par Mill :
« Personne ne soutient que les actions doivent être aussi libres que les opinions […] Les actes de toute nature qui, sans cause justifiable, nuisent à autrui peuvent être contrôlés […] La liberté de l’individu doit être contenue dans cette limite : il ne doit pas nuire à autrui. Et dès qu’il s’abstient d’importuner les autres et qu’il se contente d’agir selon son inclination et son jugement dans ce qui ne concerne que lui […] il doit être libre de mettre son opinion en pratique à ses propres dépens » (De la liberté, 1861, p. 145-146).
T. H. Green reprend et développe cette distinction entre freedom from, liberté à l’égard des contraintes, et freedom to, liberté active, ou liberté-puissance. Une telle distinction est cruciale puisque les obstacles ne sont pas les mêmes dans les deux cas. Pour la première, l’obstacle se situe dans l’autorité arbitraire, politique ou religieuse et dans la contrainte. Pour la seconde, l’obstacle est l’absence des moyens d’agir et de réaliser les projets de vie de l’individu. On peut très bien vivre sous le règne des institutions de la liberté et souffrir d’un manque de liberté si l’on ne dispose pas des conditions sociales et économiques nécessaires au développement de son potentiel : éducation, santé, logement, salaire décent, etc. Les droits socio-économiques sont donc aussi importants que les libertés personnelles et politiques pour la liberté. C’est sur ce point que les débats avec le « nouveau » libéralisme vont faire rage pendant tout le XXe siècle. En effet, où se situe dorénavant la différence avec le socialisme ?

Le libéralisme classique avait toujours considéré que les institutions politiques (gouvernement représentatif, séparation des pouvoirs, contrepouvoirs, contrôles de constitutionnalité, décentralisation, etc.) étaient en première ligne pour protéger les droits et les libertés des individus. Pour le socialisme, au contraire, ces institutions ne peuvent pas jouer pas de rôle effectif puisque ce sont les conditions socio-économiques qui sont cruciales pour la « vraie » liberté. La justice sociale est pour le socialisme le seul moyen de l’épanouissement de l’individu et il ne peut y avoir de liberté sans les moyens de la liberté pour tous. Le « nouveau » libéralisme tente de combiner ces deux conceptions. Si l’on comprend les soi-disant droits « naturels » comme des allocations sociales et comme des moyens positifs d’agir, des pouvoirs, et non pas seulement des protections « passives », comme disait Benjamin Constant, la liberté individuelle n’est plus menacée par la justice sociale, elle en résulte, ce qui est un retournement complet des thèses libérales : « La liberté ne devient pas tant un droit de l’individu qu’une nécessité de la société » (Hobhouse, Liberalism, 1911).

Une nouvelle conception de l’État
En 1886, Woodrow Wilson, alors jeune professeur de sciences politiques à Princeton, admirateur de Hegel et de la conception allemande bismarckienne de l’État social, publie son livre L’État, qui argumente en faveur d’un plus grand pouvoir de l’exécutif au sein du gouvernement central. Ce livre, qui devient rapidement un classique des études en sciences politiques, marque un changement total dans l’attitude du libéralisme vis-à-vis de l’État qui, jusque-là, avait été perçu comme un péril pour les libertés individuelles.

Le livre Liberalism de Leonard T. Hobhouse, publié en 1911, représente en Angleterre la meilleure formulation de cette nouvelle approche. Il prône le rôle de l’État pour réguler la vie sociale et mettre en œuvre des réformes compatibles avec le respect de l’individu, une nouvelle citoyenneté qui inclut les nouveaux droits sociaux et qui se fonde sur la croyance dans l’harmonie possible entre liberté individuelle, efficacité économique et réformes sociales, espoir qui n’est pas sans éveiller de nombreux échos pour les libéraux comme les socialistes au début du XXIe siècle…

On peut dater de ce moment la révolution dans la conception de l’État qui substitue aux contrôles traditionnels des contre-pouvoirs, des checks and balances et de la Constitution, le nouvel État administratif, compétent, efficace et tout entier dévoué au bonheur de tous. Sous l’influence de ce « nouveau » libéralisme, un changement de paradigme s’opère et l’on passe de la théorie du gouvernement limité à celle de l’État au service de la société et du bonheur des citoyens. L’un des fondements du libéralisme classique s’écroule alors : la méfiance à l’égard des interventions de l’État.

Les missions nouvelles de l’État
Pour répondre à des crises, à des injustices d’un type et d’une ampleur nouveaux, le « nouveau » libéralisme appelle à l’intervention de l’État dans l’économie après la crise de 1929 et à accepter son rôle pour domestiquer les excès du capitalisme et du marché. Le champ d’action de l’État s’étend maintenant à toutes sortes de domaines qui étaient en dehors de sa juridiction. La tâche de l’État n’est plus seulement « négative » – protéger les individus contre les atteintes à leur liberté –, mais consiste à faire leur bonheur en stabilisant l’économie et en régulant le marché mondial.

Sont également acceptées les interventions dans la sphère privée et la société civile : la famille (politiques démographiques), la santé et l’éducation, le chômage, les entreprises et le monde du travail, le syndicalisme, etc. De menace, l’État devient un vecteur du Bien puisque son rôle est désormais de satisfaire les besoins de ses citoyens. Le welfare devient la responsabilité du gouvernement et non plus de la société civile, des associations privées religieuses ou laïques de charité et de solidarité.

Des moyens nouveaux : l’État administratif
Cette nouvelle conception de l’État justifie l’existence de nouveaux moyens d’action pour l’État administratif, c’est-à-dire le développement d’agences d’experts non élus pour résoudre les problèmes sociaux et économiques. Elle justifie l’abandon du principe fondateur, pour Locke et Montesquieu, de la séparation des pouvoirs puisque le pouvoir administratif devient de plus en plus autonome, un « quatrième pouvoir » sans véritable contrôle. Il dépend seulement indirectement de l’exécutif et il n’est pas responsable devant les citoyens puisque les parlements n’ont plus aucun droit de regard dès qu’une agence administrative est créée. C’est ce point qui est probablement le plus problématique dans le « nouveau » libéralisme. En effet, comme la séparation des pouvoirs est un obstacle à l’efficacité des gouvernements dans leur action sociale, on assiste à l’abandon de la doctrine libérale de la non-délégation des pouvoirs qui permet l’apparition d’agences administratives indépendantes (National Health Service en Angleterre, Sécurité Sociale en France, Security and Exchanges Commission aux États-Unis pour la régulation des marchés financiers, d’autres agences similaires pour contrôler les médias, le commerce, la sécurité intérieure). Il s’agit de pouvoirs non élus et placés sous le contrôle de l’exécutif, sans que les parlementaires puissent les évaluer, sauf en cas de crise. L’accroissement de la taille et de l’influence des bureaucraties d’État non responsables devant les citoyens s’effectue parallèlement à l’augmentation de la bureaucratie dans les gigantesques consortiums multinationaux. Comme l’avait déjà vu Max Weber au début du siècle, la bureaucratie devient la menace la plus sérieuse à l’égard des libertés individuelles [23]. Pour cette raison, le libéralisme a été associé aux États-Unis et en Angleterre au big government et c’est l’un des thèmes sur lesquels, depuis l’administration Reagan, les républicains ont fait campagne contre les idées libérales.

Conclusion

« Le fait que le libéralisme accorde une réelle valeur à l’expérience a entraîné une réévaluation continuelle des idées d’individualité et de liberté, lesquelles idées sont étroitement dépendantes des changements affectant les relations sociales » (John Dewey, « The Future of Liberalism », in Later Works, 1935).
Ce qui frappe dans cet épisode du « nouveau » libéralisme, c’est l’étonnante capacité de réinvention du libéralisme en fonction des transformations sociales, point sur lequel Dewey insiste dans cette citation. L’explication en est certainement que, par rapport aux idéologies concurrentes, socialisme ou conservatisme, le libéralisme est beaucoup moins rigide et doctrinal et que sa « tolérance structurale » et sa « flexibilité diachronique », pour reprendre les termes des brillantes analyses de Michael Freeden, sont remarquables. Malgré ces transformations, en effet, la structure conceptuelle du libéralisme est restée la même. Nous retrouvons dans le « nouveau » libéralisme tous les concepts-clés de souveraineté de l’individu, de liberté des Modernes, de l’État de droit. Mais cette structure a été modifiée parce que la relation entre ses concepts-clés et ses concepts adjacents et périphériques s’est transformée. En particulier, ses concepts adjacents de démocratie, d’égalité, d’État et de bien commun ont influencé en profondeur ses concepts-clés. En définitive, ses valeurs de base –liberté individuelle, esprit d’entreprise, tolérance, refus du système et du dogmatisme, capacité d’autocritique – inspirent un style, une forme intellectuelle qui lui sont spécifiques et qui donnent à sa famille de concepts beaucoup plus de flexibilité et d’ouverture que dans d’autres idéologies. La maison « libéralisme » a certainement ses portes et ses fenêtres plus largement ouvertes sur le monde qu’aucune autre.

En effet, que voudrait dire la doctrine de la liberté si ce projet était compatible avec le dogmatisme et l’esprit de système généralement attribués aux idéologies politiques ? Par définition, le libéralisme ne peut inspirer des doctrines dogmatiques et sectaires. C’est pourquoi, par exemple, le néolibéralisme de Milton Friedman, repris par les gouvernements Thatcher et Reagan, est difficilement intégrable dans le camp libéral car il bascule très vite dans le conservatisme par la forme de son argumentation, souvent sectaire et dogmatique, tout autant que par le contenu de ses idées. Au contraire, en appliquant la tolérance à la philosophie elle-même, pour reprendre la formule de John Rawls (Libéralisme politique, p. 34) le libéralisme contemporain se manifeste dans des constellations d’idées et de valeurs qui, si elles contiennent un noyau dur, sont toujours susceptibles de réorganisations différentes comme celles accomplies par John Stuart Mill ou tous les auteurs du « nouveau » libéralisme que nous avons mentionnés.

On pourra certes objecter que l’éclectisme n’est pas une bonne formule politiquement et qu’intellectuellement c’est en général un signe de faiblesse. En réalité, c’est pour une idéologie politique une force qui lui permet de se rénover, de s’adapter aux circonstances nouvelles de manière remarquable et de permettre la coopération politique entre des forces sociales opposées. Mais ce qui est possible pour un courant intellectuel l’est sans doute beaucoup moins pour un parti politique. C’est pourquoi le rayonnement du « nouveau » libéralisme a plus été celui d’un mouvement intellectuel que d’un programme de parti. Il n’en demeure pas moins que la capacité de transformation, de réinvention et d’adaptation est inscrite dans la nature même du libéralisme, dans sa conscience de soi en tant que doctrine de la liberté humaine en train de s’accomplir.

par Catherine Audard [29-04-2009]
 
Catherine Audard, ancienne élève de l’ENS (Ulm-Sèvres), professeur agrégée de philosophie, enseigne la philosophie morale et politique à la London School of Economics (Department of Philosophy) depuis 1991. Elle a publié en anglais John Rawls (Acumen Press, Londres, 2006) et en français une Anthologie historique et critique de l’utilitarisme (PUF, 1999), Le respect (ed. Autrement, 1993), Individu et justice sociale (en collaboration, Le Seuil, 1988) ainsi que des traductions des oeuvres principales de John Rawls, de John Stuart Mill et de nombreux articles de philosophie politique et morale. _ Son livre le plus récent est Les Enjeux du libéralisme. Éthique. Politique. Société. à paraître chez Gallimard en septembre 2009. Elle prépare une version française de son John Rawls pour les Éditions Grasset.
 

Notes

[1] Cette présentation est un résumé du chapitre IV de mon livre, Les Enjeux du libéralisme, à paraître chez Gallimard, septembre 2009.
[2] L’École de Manchester, représentée par Richard Cobden, le fondateur en 1839 de la ligue contre les droits sur les grains (Anti-Corn Laws League) et du parti libéral anglais, est typique du « vieux » libéralisme qui se concentre surtout sur la défense du libre-échange, la non-interférence de l’État dans la vie économique, la diminution des dépenses publiques et des impôts, la stricte liberté des contrats. Il présente ces valeurs comme bénéfiques pour toute la société sans pour autant gagner le soutien de la classe ouvrière, influencée par le mouvement chartiste puis par le travaillisme.
[3] Sur le New Liberalism, on pourra consulter Michael Freeden, The New Liberalism, Oxford, Clarendon Press, 1978, Liberalism Divided, Oxford, 1986, et Ideologies and Political Theory, Oxford, 1996 ; le numéro spécial de la revue Social Philosophy and Policy : Liberalism, Old and New, vol. 24, n°1, hiver 2007 ; James T. Kloppenberg, Uncertain Victory. Social Democracy and Progressivism in European and American Thought, 1870-1920, Oxford, Oxford University Press, 1986 ; Richard Bellamy, Liberalism and Modern Society, Cambridge, Polity Press, 1992 ; Gilles Dostaler, Keynes et ses combats, Paris, Albin Michel, 2009 (1ère éd. : 2005), p.198-203 et 218-245 sur les grandes réformes libérales et Keynes. Sur le socialisme libéral, voir Serge Audier, Le Socialisme libéral, Paris, La Découverte, 2006, et Monique Canto-Sperber et Nadia Urbinati (dir.), Le Socialisme libéral. Une anthologie, Paris, Esprit, 2003.
[4] Voir Marie-Claude Blais, La Solidarité. Histoire d’une idée, Paris, Gallimard, 2007 et Jean-Fabien Spitz, Le Moment républicain, Paris, Gallimard, 2005.
[5] Si Pareto fut un défenseur du libéralisme démocratique pendant sa jeunesse, il devint de plus en plus cynique et finit par soutenir la montée du fascisme.
[6] Carlo Rosselli, militant italien antifasciste réfugié à Paris, mourut assassiné par des miliciens en 1937.
[7] Voir Serge Audier, op.cit. (chap. III), et Richard Bellamy, op.cit. (chap. III).
[8] Sur Max Weber et le libéralisme, voir David Held, Models of Democracy, Cambridge, Polity Press, 1996 (chap. 5) ; James T. Kloppenberg, op.cit. (chap. 8), Richard Bellamy, op.cit. (chap. 4).
[9] Voir, par exemple, Gilles Dostaler, op. cit., p. 215-216 ; James T. Kloppenberg, op. cit., p. 201-205.
[10] Voir Gilles Dostaler, op. cit., p. 218-221 et James T. Kloppenberg, op. cit., p. 273-274. L’influence de la législation de Bismarck a certainement marqué cette législation de même qu’elle joue un rôle dans le « progressisme » américain de la même période.
[11] Sur Humboldt, voir Louis Dumont, L’idéologie allemande, Paris, Gallimard, 1991 (chap. 6).
[12] Le texte le plus représentatif de sa pensée est « Liberal Legislation and Freedom of Contract », 1880, dont on trouvera des extraits dans Monique Canto-Sperber et Nadia Urbinati (dir.), op. cit.
[13] Voir Gilles Dostaler, op. cit., p. 200.
[14] Steven Lukes in Monique Canto-Sperber et Nadia Urbinati (dir.), op. cit., p. 159-161.
[15] Voir The Principles of Political Obligation, 1880, publiés en 1895. Sur T. H. Green, voir Michael Freeden op. cit., et James T. Kloppenberg, op. cit. (chap.4), M. Richter, The Politics of Conscience, Londres, 1964 ; Gilles Dostaler, op. cit., p. 198-201 ; Serge Audier, op. cit., p. 14-15.
[16] La présentation des thèses du « nouveau libéralisme » par Hobhouse se trouve dans Liberalism (1911). Sur Hobhouse, voir Serge Audier, op. cit., p. 16-22 ; Gilles Dostaler, op. cit., p. 199-200 ; James T. Kloppenberg, op. cit., p. 305-311.
[17] Voir Steven Lukes, op. cit., p. 156-157.
[18] Nous suivrons ici la biographie magistrale de Keynes par Robert Skidelsky, John Maynard Keynes 1883-1946, Londres, MacMillan, 2003, ainsi que Gilles Dostaler, op. cit.
[19] Gilles Dostaler, op. cit., p. 165-245 et surtout p. 198.
[20] The End of Laissez Faire, Londres, 1926, traduction française : Éditions Agone, 1999.
[21] « Am I a Liberal ? » (1925), traduction français dans : La Pauvreté dans l’abondance, Paris, Gallimard, 2002.
[22] John R. Commons (1862-1945) a été l’un des critiques américains les plus sévères du laissez-faire dans les années 1920. Voir Gilles Dostaler, op. cit., p. 186-187.
[23] Voir Richard Bellamy, op. cit. (sur Max Weber, p. 184-190) et sur les dangers de la bureaucratie étatique comme industrielle pour les idées libérales.


John Maynard Keynes

De Wikiberal
John Maynard Keynes (5 juin 1883 - 21 avril 1946) était un économiste et un mathématicien britannique, fondateur de la doctrine économique à laquelle il a laissé son nom, le keynésianisme, qui encourage l'intervention de l'État pour assurer le plein emploi

Critiques de Keynes

Les critiques de Keynes et des politiques qu'il a inspirées ont toujours soutenu qu'on n'a nul besoin de mettre en cause la capacité des marchés à ajuster les offres aux demandes pour rendre compte du chômage, que les politiques publiques, qui le subventionnent (Rueff), punissent l'embauche par des taxes, ou interdisent le plein emploi des ressources, notamment en imposant des prix (New Deal) et surtout des salaires minimum, suffisent à l'expliquer. Que dans ces conditions, accroître la demande globale, a fortiori pour les produits finis, n'est qu'un expédient temporaire pour tourner ces contraintes, qui doit faire monter les prix. Ceux, notamment les syndicats, qui veulent imposer des rémunérations incompatibles avec le plein emploi, finiront par s'en apercevoir, et manipuler la demande ne réussira plus à résorber l'offre excédentaire.
Les théoriciens des anticipations rationnelles ont démontré que ces politiques ne pouvaient avoir d'effet que si elles réussissaient à tromper les agents économiques sur les effets qu'elles auraient, notamment sur les taux d'intérêt et les salaires réels — et cela indépendamment de leurs conceptions parfois irréalistes de l'incertitude[1].
C'est dans les années 1970 que le problème de la « stagflation » — une inflation croissante sans réduction du chômage, conjonction qu'elle déclarait implicitement impossible — a finalement conduit à remettre en cause l'approche macroéconomique de Keynes — d'où, peut-être, le Prix Nobel d'économie attribué en 1974 aux interprétations de la conjoncture de type autrichien de Friedrich Hayek. Cependant, l'économiste suédois G.Myrdal partagea cette année le prix Nobel avec Hayek, alors même qu'il fût l'un des apôtres de la social-démocratie et un fervent défenseur de l'intervention de l'État en matière économique. Hayek avait entrepris de réfuter spécifiquement la Théorie générale dès sa parution en 1936, mais la guerre, qui devait le rapprocher de Keynes, puis sa mort en 1946, avait interrompu ce projet, dont on peut en trouver les premières ébauches dans Profits, Interest and Investment (1939) et The Pure Theory of Capital (1941) — il offrait aussi comme substitut la Theory of Prices d'Arthur Marget.
Logiquement, c'est-à-dire si l'on écarte les explications circulaires de la hausse des prix du genre « inflation par les coûts » (car ces « coûts » ne sont eux-mêmes rien d'autre que des prix), la stagflation ne peut exister que si la demande est simultanément en excédent ici, et en défaut là ; on ne peut donc en rendre compte que si on sort de la macroéconomie proprement dite, laquelle n'envisage par hypothèse qu'un défaut, ou un excédent global de la demande.
Or, justement, la critique autrichienne de Keynes prétend réfuter l'approche macroéconomique en tant que telle[2] : pour elle, les désajustements entre offres et demandes sont forcément locaux. Ce qui lui permet d'insister sur la réaction à la politique monétaire des prix relatifs des actifs échangés en amont du consommateur, dans la "structure de production", comme éléments essentiels de la conjoncture — à ce titre, la notion d'"inflation des actifs", admise dans les années 1980, est une première prise en compte de cette approche.
Ensuite, ces écarts entre les demandes et les offres ne peuvent être que le produit d'erreurs de prévision : si les gens prévoyaient parfaitement la demande pour leurs services, ils ne se retrouveraient jamais avec une demande plus faible (d'où sous-emploi) ou plus forte (d'où hausse des prix) qu'ils ne l'envisageaient. On retrouve une conclusion des anticipations rationnelles, mais dans une approche qui y ajoute une analyse réaliste des conditions dans lesquelles les gens acquièrent l'information.
En effet, ces erreurs-là, les critiques de la macroéconomie affirment que la politique de conjoncture ne peut que les aggraver, en ajoutant ses propres sources d'incertitude à celles qu'engendrent les choix faits sur les marchés.
  • tout d'abord elle ne peut être qu'aveugle, puisque par hypothèse elle ne cherche même pas à identifier ces désajustements spécifiques. Comment en attendre alors qu'elle y distingue en outre, comme elle devrait théoriquement le faire s'agissant d'une « conjoncture », ceux qui ne sont dus qu'à des changements mal prévus des préférences et des techniques, et qu'il n'y aurait en principe jamais lieu de compenser par une manipulation de la demande, a fortiori globale ?
  • ensuite, en centralisant les décisions en-dehors des marchés, la politique macroéconomique concentre les erreurs, qui se compenseraient en partie autrement, et les diffuse, pour reprendre l'expression même de Keynes,
« d'une manière que pas un homme sur un million n'est capable de comprendre. »
Pour l'analyse autrichienne, donc, les institutions qui affectent la demande globale, notamment le monopole d'émission de la monnaie, sont la cause des crises économiques et financières évitables, et ne peuvent pas y porter remède. Plus généralement, elle affirme que les planificateurs étatiques ne peuvent pas connaître l'information nécessaire à la réalisation de leurs projets par les hommes, mais ne font au contraire que fausser son acquisition parce qu'ils ne subissent pas les conséquences de leurs choix, alors qu'ils privent de leur pouvoir de décision les seuls qui auraient véritablement intérêt à s'informer de façon adéquate, ceux qui les subiront effectivement.
Ces considérations, partagées au-delà de l'École autrichienneMilton Friedman aussi reconnaît qu'on n'a pas besoin de banque centrale, ont inspiré des politiques, notamment monétaires, qui prétendaient davantage être prévisibles que régler la conjoncture.

Critique libertarienne

La critique libertarienne du keynésianisme ne s'attache pas seulement aux concepts économiques sophistiques (tels que le multiplicateur keynésien, la confusion de l'épargne avec la thésaurisation, la prétention de produire de la richesse à partir de la dépense étatique), ce qui est reproché principalement au keynésianisme est sa justification de l'interventionnisme étatique dans tous les cas de figure, d'où sa qualification par certains de marxism on the rocks. Le keynésianisme est une erreur en économie mais une réussite en politique, car il permet à une classe politique incompétente et corrompue d'envelopper son ignorance et son goût pour la dépense dans de belles théories économiques :
Quelque chose a changé avec la publication de la Théorie générale. Keynes a fourni aux gouvernements du monde des arguments d’apparence scientifique pour accomplir ce qu’ils voulaient accomplir de toute façon. L'intervention du gouvernement a été mieux acceptée à l’échelle mondiale en tant que théorie économique officielle. (Ron Paul, Liberty Defined)
On trouve de nombreux exemples de cette malhonnêteté "scientifique". Par exemple, le "théorème de Haavelmo", dans le sillage keynésien, affirme qu' "une augmentation des impôts peut se traduire par un accroissement de la richesse nationale" (sous les hypothèses irréalistes d'économie fermée, investissement constant, propension marginale à consommer constante, etc., et emploi de sophisme anti-comptable).

Les résultats pratiques du keynésianisme

  • les idées keynésiennes de politique de relance, de dette publique et de taux d'intérêt artificiellement bas existaient bien avant Keynes : elles furent déjà appliquées en Grande-Bretagne en 1815[3], et l'on peut même soutenir qu'en France Calonne, contrôleur général des finances de Louis XVI, en fut un précurseur par ses politiques de "relance" et de "stimulation" de la croissance économique.
  • la politique américaine du New Deal (interventionnisme, lancement de travaux publics massifs...), même si elle ne se réfère pas explicitement au keynésianisme (la Théorie générale de Keynes n'est publiée qu'en 1936), tout en partageant beaucoup de ses points de vue, n'a pas sorti les États-Unis, comme on le croit trop souvent, de la Grande Dépression des années 30, qui fera sentir ses effets jusqu'à la Seconde Guerre mondiale.
  • le nazisme appliqua trois plans de relance entre 1934 et 1936, avec subvention massive des entreprises, embauche de millions de travailleurs, grands travaux (construction d'autoroutes). Les historiens parlent d'un "New Deal hitlérien". Le résultat fut la quasi-faillite de l’État allemand (avec une dette de 40 milliards de Reichsmarks en 1939) qui précipita l'entrée du pays en guerre.
  • au Japon, le résultat des politiques keynésiennes, outre une stagnation économique sans précédent, a été de faire passer la dette publique de 60 % au début des années 1990, à 130 % en 2001, et à environ 200 % de son produit intérieur brut en 2011.
  • après la crise financière de 2007-2008 (d'origine étatique pour une très large part), les États (notamment les États-Unis et l'Europe) ont opté pour des "remèdes" keynésiens : injection dans l'économie de centaines de milliards d'argent public, multiplication des plans de relance budgétaire, politiques monétaires très souples, etc., ceci en pure perte, le résultat étant une augmentation sans précédent de leur dette publique.

  • 4 Citations
  • 5 Citations sur Keynes
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      Marx and Keynes - Paul Mattick (1955)

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      Classical economy, whose beginning is usually traced to Adam Smith, found its best expression and also its end in David Ricardo. Ricardo, as Marx wrote, “made the antagonism of class-interest, of wages and profits, of profits and rent, the starting-point of his investigation, naively taking this antagonism for a social law of nature. But by this start the science of bourgeois economy had reached the limits beyond which it could not pass,” for a further critical development could lead only to the recognition of the contradictions and limitations of the capitalist system of production. By doing what could no longer be done by bourgeois economists, Marx felt himself to be the true heir, and the destroyer as well, of bourgeois economy.
      The further development of economic theory supported Marx’s opinion. Though bourgeois economy was indeed unable to advance, it was able to change its appearance. Classical economics had emphasized production and the system as a whole. Their followers emphasized exchange and individual enterprise. Although there arose no serious doubt that the capitalist system is natural, reasonable, and inalterable, yet the early confidence of bourgeois economy was slowly destroyed by a growing discrepancy between liberal theory and social reality. The increasing economic difficulties which accompanied the accumulation of capital developed an interest in the business cycle, in the factors that make for prosperity, crisis and depression. The neo-classical school, whose best-known proponent was Alfred Marshall, attempted to transform economy into a practical science, that is, to find ways and means to influence market movements and to increase both the profitability of capital and the general social welfare. But the increasing length and violence of depressions soon changed a new optimism into even deeper despair, and the sterility of bourgeois economics led economists once more to embrace the less-embarrassing security of “pure theory” and the silence of the academies.
      In the midst of the Great Depression, bourgeois economic theory was suddenly raised from the dead by the “daring” theories of John Maynard Keynes. His main work, The General Theory of Employment, Interest and Money, was hailed as a “revolution” in economic thought and led to the formation of a school of “Keynesian economics.” While persistent “orthodox” economists opposed this new school as “socialistic” or “illusionary,” so-called socialists attempted to blend Marx with Keynes, or rather, to accept Keynes’ theories as the “Marxism” of our time. Marx’s scepticism with regard to the future of bourgeois economy was now said to indicate only his inability or unwillingness to criticize the classicists constructively. Of Keynes it was said that he made real Alfred Marshall’s aspirations for a reformed and improved capitalism. These endeavors, as well as the great popularity of the “Keynesians,” both generally and in academic circles, and also their insistence upon the practical applicability of their economic reasoning and their apparent political influence, make it both advisable and interesting to investigate their claims and to review the work of their deceased master in the light of the actual development and the recognizable trend of present-day society. This invites a comparison of the Keynesian with the Marxian point of view.

      II

      Until the publication of the General Theory, Keynes was regarded as an economist of the neo-classical school whose marginal language was also his own. Economic categories were decked out in psychological terms, presumably derived from “human nature.” Individual anticipations and disappointments determine economic life and Keynes even spoke of the money-making and money-loving instincts of individuals as the main motive force of the economic machine. He believed that it is a “psychological law” that individuals tend to consume progressively smaller portions of their income as their incomes increase. When aggregate real income increases, consumption increases, too, of course, but not by so much as income. Assuming that all investment ultimately serves consumption needs and that an increase of income increases consumption by less than income, savings will increase faster than investments. With this, aggregate demand declines and the level of employment falls short of the available labor supply. This happens in a “mature” society because of the already existing large stock of capital, which depresses the marginal efficiency or profitability of capital and therewith expectations with respect to future capital yields. And this, in turn, creates a psychological attitude on the part of the wealth-owners to hold their savings in money-form rather than to invest in enterprise promising little or no reward.
      Economic stagnation and large-scale unemployment was at the center of Keynes’ interest. Traditional economic theory was bound to the imaginary conditions of full employment and to Say’s “law of the market” — to the belief, that is, that “supply creates its own demand.” Like Say, Keynes saw in present and future consumption the goal of all economic activity, but, in distinction to the French economist, he no longer held that supply brings forth sufficient demand to maintain full employment. The refutation of “Say’s law” is hailed as the most important aspect of the Keynesian theory, particularly because it defeats this “law” on its own ground by showing that just because of the “fact” that production serves consumption, supply does not create its own demand.
      Almost seventy-five years earlier, Marx had already pointed out that only an accelerated capital expansion allows for an increase of employment, that consumption and “consumption” under conditions of capital production are two different things, and that total production can rise only if it provides a greater share of the total for the owners and controllers of capital. The “dull and comical ‘prince de la science’, J.B. Say,” Marx did not find worth overthrowing, even though “his continental admirers have trumpeted him as the man who had unearthed the treasure of the metaphysical balance of purchase and sales” [1]. For Marx, Say’s law of the market was sheer nonsense in view of the growing disequilibrium between the profit needs of capital expansion and the rationally considered productive requirements of men, between the “social demand” in capitalism and the actual social needs; and he pointed out that capital accumulation implies an industrial reserve army.

      III

      When Keynes at such late hour, approached Marx’s position, it was not in order to point to an inherent contradiction of capital production but to hail the disparity between employment and investment as a great accomplishment. In his view only “a wealthy community will have to discover much ampler opportunities for investment if the saving propensities of its wealthier members are to be compatible with the employment of its poorer members” [2]. However, short of closing the gap between income and consumption it follows from Keynes’ theory that “each time we assure today’s equilibrium by increasing investments we are aggravating the difficulties of securing equilibrium tomorrow” [3]. For the next future, however, he thought these difficulties surmountable through government policies which diminished “liquidity-preference” and increased “effective demand” by controlled inflation, reduced interest-rates and lowered real wages, thus promoting inducements to invest. If these are not sufficient, the government can increase economic activity by public works and deficit-financing. With full employment the criterion, the effectiveness of various interventions into the market-economy can be tested experimentally. Anything that does not lead to full employment is not enough. Because increased employment by way of “pump-priming” may lead to “secondary employment” in additional branches of production, it was assumed that it will lead to such employment. And if all should fail, there is still the possibility of a direct control of investments by government.
      It is not necessary to agree with Keynes as to the cause of unemployment to recognize that the policies he suggested to combat it have been the policies of all governments in recent history whether they were aware of his theories or not. They had made their historical debut long before their theoretical expression. All the monetary and fiscal innovations had already been tried: public works, inflation and deficit-financing are as old as government rule and have been employed in many a crisis situation. In modern times, however, they have been regarded as exceptions to the rule, excusable in times of social stress but disastrous as a permanent policy.

      IV

      For Marx, the inherent contradictions of capital production are not of an “economic” character in the bourgeois sense of the term. He is not concerned with the supply and demand relations of the market but with the effect of the social forces of production upon the capitalist social relations of production, that is, with the results of the increasing productivity of labor upon the production of value and surplus-value. Celebrated as the product of capital itself, bourgeois theory separates growing productivity from its social implications. For Marx, it is the independent variable that determines all the other variables in the system of economic relationships.
      The special importance of labor and its increasing productivity in Marx’s scheme of reasoning led to his discovery of a definite developmental trend in capital accumulation, which revealed qualitative changes in the wake of quantitative ones. He could show that the capitalist “equilibrium mechanism” must itself change in the course of capital expansion and that it is the latter which determines and modifies the market forces of supply and demand, since market laws have to assert themselves within a larger frame of a developing “disequilibrium” between the social forces of production and the capitalist relations of production.
      The increase of productivity, of surplus-value and the accumulation of capital are all one and the same process. It implies a more rapid growth of capital invested in means of production than that invested in labor power. It involves what Marx called a “rising organic composition of capital.” As profits are calculated on the total invested capital, they must show a tendency to decline as that part of the total which alone yields surplus value becomes relatively smaller. Of course, the process also implies an increasing ability to extract more surplus-value, thus nullifying the “tendency” of profits to decline, and constituting the reason for the process itself. Leaving aside all the intricacies of Marx’s exposition, his abstract scheme of capital expansion shows that apart from competition as the driving force of capital expansion in the market reality, the production and accumulation of surplus-value already finds in the two-fold character of capital production — such as exchange and use value — a limiting element, to be overcome only by the continuous expansion and extension of the capitalist mode of production. In order to forestall a falling rate of profit, accumulation must never rest. More and more surplus-value must be extracted and this involves the steady revolutionizing of production and the continuous extension of its markets. As long as accumulation is possible, the capitalist system prospers. If accumulation comes to a halt crisis and depression set in.
      Both Marx and Keynes, then, though for different reason, recognize the capitalist dilemma in a declining rate of capital accumulation. Keynes diagnoses its cause as a lack of incentive to invest. Marx, looking behind the lack of incentive, finds the reason for it in the social character of production as a production of capital. Keynes does not regard crisis and depression as necessary aspects of capital formation; they are such only under laissez-faire conditions, and then only in the sense that the economic equilibrium does not include full employment. For Marx, however, a continuous capital accumulation presupposes periods of crises and depression, for the crisis is the only “equilibrium mechanism” which operates in capitalism with regard to its development. It is in the depression period that the capital structure undergoes those necessary changes which restore lost profitability and enable further capital expansion.

      V

      Marx’s theory of accumulation anticipated Keynes’ criticism of the neo-classical theory through its criticism of classical theory. In its essentials, then, Keynes’ “revolution” consists in a partial re-statement of some of Marx’s arguments against the capitalist economy and its theory. Keynes did not study Marx, and he did not feel the need for doing so because he identified Marx’s theories with those of the classicists. By opposing the classical theory Keynes thought he was opposing Marx as well. In reality, however, he dealt with neither of these theories but with the neo-classical market theory which had no longer any significant connection with the ideas of Smith and Ricardo. Marx’s critique of classical economy, however, resembles Keynes’ criticism of the neo-classicists, although it cuts deeper than Keynes’ because the classicists had been profounder thinkers than their apologetic emulators, and because Marx was not a bourgeois reformer.
      Although Keynes wished to “knock away the Ricardian foundations of Marxism,” in order to do so, he had first of all to post himself on these very foundations. He accepted the theory of value in the Ricardian sense, in which labor as the sole factor of production includes “the personal services of the enterpreneur and his assistants.” Like Marx he dealt in economic aggregates, but while in Marx’s system the analysis in terms of economic aggregates was to lead to the discovery of the basic trend of capital accumulation and to no more, in the Keynesian system it was to serve the formulation of a policy able to support the trend without doing damage to the capitalist relations of production. Expressed in simplest terms, Keynes’ model represents a closed system divided into two departments of production; one producing consumption goods and the other producing capital goods. The total money expenditure in terms of wage-units (based on the working hour) for both consumption and capital goods constitutes total income. When the aggregate demand, that is, the demand for consumption and capital goods, equals total income and implies that total savings equal investments, the system is supposed to be in equilibrium. A decline of aggregate demand, implying a discrepancy between savings and investments, reduces total income and produces unemployment. In order to alter this situation the aggregate demand must be increased to a point where total income implies full employment.
      In Marx’s system of economic aggregates constant capital is the property of the capitalist class, variable capital the social equivalent of labor-power, and surplus-value the accumulation and income source of the ruling class. It is here not a question of “social income” and “social output” and their relation to each other, but a question of the capitalist exploitation of labor power.

      VI

      Until the second world war, Keynes’ theories enjoyed only small verification. He had a perfect alibi, however — either his suggestions were not carried out or they were too meagerly applied. But with the beginning of war production, Keyness was confident that his theory would be fully confirmed. Now it would be seen “what level of total output accompanied by what level of consumption is needed to bring a free, modern community . . . within the sight of the optimum employment of its resources” [4]. War-time policies, however, were quite independent of Keynesian ideology, being neither different from those employed in the First World War, nor different between various governments, some of which did not adhere to the Keynesian “revolution.” All the innovations associated with the commandeered economy of the second world war, such as a money and credit inflation, price controls, labor controls, priorities, forced savings, rationing and so forth had been current in the first debacle despite the then prevailing “orthodox” approach to economics.
      If the war economy “proved” the validity of Keynes’ theory, it did so to such a degree that the theory itself had to be put in reverse. Although unsuccessful in increasing the “propensity to consume” during the depression, it was a “brilliant success” in cutting it down during the war. Unable to increase investments up to the point of full employment, it led to labor shortages through the destruction of capital. Although suspended during the war, Keynes’ theories would hold good again with the return to “normalcy.” The war itself only proved to him that technically any economic system could have full employment if it so wished; it fid not occur to him that under present conditions war and preparation for war may be the only way to full employment. It did occur to others; generally, however, the Keynesian spirit is best represented by such adherents of the welfare-state as William Beveridge, who, near the end of the second world war, proposed a full employment program based on the “socialization of demand without the socialization of production” [5]. Built on Keynesian principles and choosing budgetary means for its realization, it was to carry the full employment of war into the conditions of peace.
      Fears that large-scale unemployment would return in the wake of the second world war proved to be exaggerated. A clear distinction between war-production and peace-time production no longer existed and no need arose to adopt the Beveridge or any other plan for a fuller utilization of productive resources. Since the inception of the “Keynesian revolution,” then, no real opportunity has arisen to test its practical validity. Yet, government intervention during the depression increased employment to some extent. It may then be said that the theory proved itself in a very general way wherever it was employed, and to the degree in which it was applied. In this sense, however, Keynesianism would be just another name for governmental depression policies, and would exhaust itself in the suggestion that the government should take care of the anticipatory aspects of capital formation wherever private initiative begins to slacken. While production is still production for private gain, its expansion is the government’s responsibility — a logical extension of the credit-system by a shift from private to governmental financial control.
      Not only from the Keynesian, but from any realistic point of view, government intervention is now regarded as an inescapable necessity. An increasing amount of “welfare-economics” is advocated by the proponents both of the “welfare-state” and of private enterprise. But even though nobody seems to doubt that government control is here to stay, the question of its character remains controversial. The Keynesians are generally for more government intervention, but as the consistent increase of government regulation and deficit-financing is synonymous with the transformation of the private into a state-capitalism system, it is often opposed as a form of “creeping socialism.” Because Keynesianism may also be regarded as a transitory state towards a completely government-regulated capitalist economy, it has become the theory of social reform within the capitalist system. It stands thus in strictest opposition to Marxism which concerns itself not with social reform but with the abolition of the capitalist system.
      Western Socialist, Boston, USA, November-December 1955

      1. A Contribution to the Critique of Political economy, Chicago, 1904, p. 123.
      2. The General Theory, p. 31.
      3. The General Theory, p. 105.
      4. J. M. Keynes in The New Republic, July 29, 1940.
      5. Full Employment in a Free Society, 1945, p. 29.

Frédéric BASTIAT, la reconnaissance d'une droite américaine plus que française

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La droite américaine n’est pas particulièrement connue, du moins dans sa forme actuelle, pour sa francophilie. Rappelons, par exemple, l’épisode des «  freedom fries », conséquence de la vague d’indignation que la politique irakienne du gouvernement français suscite dans l’opinion américaine, surtout lorsque celle-ci est conservatrice. Ou encore la « méchanceté » que certains républicains attribuaient au candidat démocrate aux élections présidentielles de 2004, le sénateur francophone John Kerry, qui disait-on « ressemblait même à un Français ». Plus récemment, lorsque des militants conservateurs accusent Barack Obama d’être « socialiste », ils sous-entendent qu’il épouse une doctrine anti-américaine, européenne, et, sans doute, un petit peu française par-dessus le marché …
 
Il semblerait ainsi pour le moins surprenant que la droite américaine actuelle (que l’on pourrait caractériser comme l’amalgame du libéralisme économique et du conservatisme proprement dit), notamment dans cette forme particulièrement virulente qu’est le mouvement anti-gouvernemental des « tea partiers », se réfère à un penseur français pour définir son programme et lui donner un fondement philosophique. Pourtant, c’est le cas : les pourfendeurs américains du « tout État » ont trouvé un champion intellectuel dans l’économiste et publiciste français Frédéric Bastiat.

Bastiat et la droite américaine, une vieille histoire

Bastiat ? Plutôt oublié aujourd’hui en France, il fut un des grands défenseurs du principe du libre échange au dix-neuvième siècle. Né en 1801, il ne se fait une renommée, après s’être essayé aux affaires et à l’agriculture, qu’à partir de 1844, en défendant les idées antiprotectionnistes de Richard Cobden dans un article publié par le Journal des économistes intitulé « De l’influence des tarifs anglais et français sur l’avenir des deux peuples ». Il participe à la fondation d’une association ayant les mêmes buts que Cobden dans sa campagne contre les Corn Laws. Bastiat rédige les Sophismes économiques, dans lequel, à coup de petits textes aussi limpides qu’ironiques, il entreprend de détruire les raisonnements des socialistes et des protectionnistes. Après la révolution de février 1848, il est élu député des Landes. À cette époque, il participe à une célèbre polémique avec Pierre-Joseph Proudhon. Mais après quelques années seulement passées dans la vie publique, il succombe, en 1850, à une tuberculose. Le livre qu’il destinait à être son chef d’œuvre, les Harmonies économiques, reste inachevé.
 
L’engouement actuel de certains secteurs de la droite américaine pour Bastiat a des racines déjà anciennes. La redécouverte de ses écrits, et leur réédition en vue d’en faire des manifestes libertariens, fait partie de la réaction libérale contre la pensée « collectiviste » (mot qui englobe aussi bien le nazisme, le communisme, le keynésianisme, et le « libéralisme » américain du New Deal) dans la foulée de la deuxième guerre mondiale. Un de ces « apôtres » américains du néolibéralisme fut l’homme d’affaires Leonard Read, qui découvre Bastiat en 1935 grâce à Thomas Nixon Carver, professeur à Harvard. À l’époque, Read anime un petit réseau de libéraux (au sens économique), dont 3000 figurent sur sa liste de distribution. En 1943, il envoie à chacun un petit pamphlet de Bastiat surnommé La loi. C’est sans doute à cette date que commence l’étrange carrière de ce texte comme instrument de propagande du mouvement conservateur américain (rappelons que dans le lexique politique américain, l’épithète « conservateur » est couramment utilisée pour se référer à la doctrine économique qui en France sera décrite comme « libéral »). Read créa en 1946 la Foundation for Economic Education (FEE), ayant pour mission de répandre la bonne parole libre-échangiste et de former intellectuellement une avant-garde libérale et individualiste au milieu du « collectivisme » ambiant. Ludwig von Mises (émigré aux États-Unis) en est un adhérent ; Friedrich Hayek y collabore de même (ce dernier fonda, l’année suivante, une association sœur : la Société du Mont-Pèlerin).
Sous la tutelle de la FEE, Read fait retraduire La loi de Bastiat par un universitaire du nom de Dean Russell. La nouvelle traduction parait en 1950, et devient le bestseller de la fondation : en 1971, elle avait déjà vendu 500 000 exemplaires (cette traduction est toujours disponible sur le site web de la FEE) [1]. Un autre personnage important du mouvement libertarien, le journaliste Henry Hazlitt, publie en 1946 une sorte d’abrégé de la théorie économique, intitulé Economics in one lesson (lui aussi distribué par la FEE), dans lequel il reconnaît sa dette intellectuelle à l’égard de Bastiat, plus spécialement envers son essai Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. Hazlitt remarque que son propre ouvrage « peut en fait être considéré comme une modernisation, un élargissement et une généralisation de l’approche que l’on trouve dans le pamphlet de Bastiat » [2].

Renouveau de Bastiat sous Obama

Si donc aujourd’hui le nom et les slogans de Bastiat circulent actuellement dans les mouvements de protestations contre le plan de relance du président Obama (en 2009) ainsi que sa réforme du système de santé (en 2010), c’est seulement parce que ses écrits sont depuis longtemps en circulation, et sont comme canonisés par les milieux libertariens et libre-échangistes. Le 15 avril 2009, lors d’une des premières grandes journées d’action nationales des tea partiers (le jour où les américains doivent déclarer leurs impôts), un professeur d’université prononce un discours à Washington, dans lequel il évoque la mise en garde de Bastiat contre la tendance des gouvernants à pratiquer la « spoliation légale ». Le même jour, en Broward County (Floride), un blogueur raconte avoir vu un manifestant lors d’un « tea party » portant une pancarte étalant le même slogan (« spoliation légale »), expression, rappelle-t-il utilement pour ses lecteurs, « utilisée par Fréderic Bastiat dans son livre de 1849 La loi pour parler des socialistes » (en réalité La Loi fut publiée pour la première fois en 1850).
 
Plus récemment, sur le site « meetup.com » (qui permet d’organiser en ligne des réunions réelles), un chapitre floridien du « 9-12 Project » (l’association fondée par le journaliste conservateur Glenn Beck qui fait partie de la galaxie des tea partiers) encourage les intéressés à venir discuter de « La loi de Frédéric Bastiat », tout en expliquant que « Bastiat […] fut un des plus éloquents champions du concept du droit à la propriété et de libertés individuels émanant du droit naturel (le même concept qui a servi de fondation à la Constitution américaine) », que La loi est « une réfutation puissante du Manifeste communiste de Karl Marx » (bien que Bastiat ne cite aucunement ce dernier), et que ce livre est « aussi pertinent aujourd’hui qu’il y a 160 ans ».
 
Comment expliquer ce « retour à Bastiat » américain ? En premier lieu, il s’agit d’une sorte de contrecoup au « retour à Keynes » que l’on a vu à la suite de la crise financière de l’automne 2008, et dont une conséquence politique évidente est le plan de relance adopté peu après l’inauguration de Barack Obama. Pour certains conservateurs, la crise est vécue comme une menace à l’encontre du triomphe aussi bien politique qu’intellectuel du libéralisme et du libre-échangisme depuis les années 1980. Elle est vue comme une opportunité pour les partisans de l’intervention étatique de se réaffirmer. C’est surtout le plan de relance, que les démocrates se mettent à adopter aussitôt après l’inauguration d’Obama le 20 janvier 2009, qui attire la foudre des conservateurs et déclenche la mobilisation anti-gouvernementale qui deviendra le mouvement « Tea Party ». Dès le 22 janvier, l’Investor’s Business Daily (un journal national spécialisant dans les questions économiques, généralement tendant à droite) s’inquiète du fait que la célèbre prophétie de Bill Clinton selon laquelle « l’ère du big government est révolue » est en train de devenir désuète, en citant la définition que propose Bastiat de l’État : « c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde » (passage que les amateurs américains de Bastiat citent avec une fréquence particulière) [3].
 
Ensuite, ce que Bastiat permet de dénoncer, ce n’est pas uniquement le principe même de l’intervention étatique, mais le « solipsisme économique » sur laquelle elle se repose. Pour Bastiat, l’étatisme est la conséquence d’un problème épistémologique, voire phénoménologique : la conviction que les seules conséquences importantes d’une action sont celles qui sont accessibles à la vue. C’est la grande idée de son essai sur Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. Ainsi, le Pittsburgh Tribune Review (journal régional, plutôt conservateur), commentant le plan de relance, remarque que « l’administration d’Obama est en train d’offrir une leçon préventive de l’incompréhension de principe Bastien du visible et de l’invisible » [4], citant l’exemple des « emplois verts » que le plan propose, mais dont les coûts, selon le journal, risquent à long termes d’être plus importants que les effets stimulateurs, tout en n’étant pas immédiatement perceptibles.


La Vitre cassée

Dans la même lignée, beaucoup évoquent l’analyse que fait Bastiat du solipsisme de la « vitre cassée » (qui parait aussi dans Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas). Bastiat raconte l’anecdote suivante : le « terrible fils » du « bon bourgeois Jacques Bonhomme » lui casse un carreau de vitre. Aussitôt, des assistants au drame le consolent ainsi : « À quelque chose malheur est bon. De tels accidents font aller l’industrie. Il faut que tout le monde vive. Que deviendraient les vitriers, si l’on ne cassait jamais de vitres ? » Toutefois, ce constat se fonde uniquement sur ce qui est visible, soit l’argent que M. Bonhomme verse au vitrier. Ce que l’on ne voit pas, c’est que « s’il n’eût pas eu de vitre à remplacer, il eût remplacé, par exemple, ses souliers éculés ou mis un livre de plus dans sa bibliothèque ». La force de cet argument réside avant tout dans la manière dont Bastiat l’applique : il se trouve que ce que l’on voit est décidément toujours de l’ordre de l’État ou de la puissance publique. L’erreur distinctive de toute politique économique ayant recours aux moyens de l’État est qu’elle privilégie les effets visibles (les dépenses, l’impôt) en négligeant les effets invisibles (le marché, l’initiative individuelle). Ainsi, concernant les effets apparemment positifs des impôts, Bastiat constate : « Vous comparez la nation à une terre desséchée et l’impôt à une pluie féconde. Soit. Mais vous devriez vous demander aussi où sont les sources de cette pluie, et si ce n’est pas précisément l’impôt qui pompe l’humidité du sol et le dessèche ».
 
Le « broken window fallacy » (l’erreur de la vitre cassée) a joué un rôle essentiel dans la réception américaine de Bastiat. Sur YouTube, on trouve une vidéo dans laquelle John Stossel, journaliste de télévision aux opinions libertariennes, explique l’erreur des vitres cassées avec une étonnante littéralité … La parabole de Bastiat peut même être utilisée à des fins explicitement partisanes. Sur un site conservateur, on trouve le commentaire suivant : « Le plan de relance du président Obama a échoué parce qu’il a ignoré l’erreur de la vitre cassée, comme le font tous les projets gouvernementaux pour stimuler l’économie en dépensant. Est évidente dans le plan d’Obama l’idée que le gouvernement peut dépenser l’argent mieux et de manière plus efficace que le secteur privé. Ce qu’Obama et les liberals [au sens américain, c’est-à-dire « ceux de la gauche »] ne comprennent pas, c’est que chaque dollar qu’ils dépensent doit venir de quelque part […] En somme, tout dollar dépensé par le gouvernement en est un que le secteur privé ne dépensera pas ». L’auteur conclut (c’est la raison d’être de son site) que le meilleur disciple actuel de Bastiat n’est autre que… Sarah Palin, l’ancienne colistière de John McCain lors des dernières élections présidentielles, ancien gouverneur de l’Alaska (de 2006 à 2009), et grande héroïne des tea partiers : « Quelque part, Frédéric Bastiat est en train de sourire, tout content qu’il est de savoir que sa philosophie de gouvernement limité est en pleine forme grâce au gouverneur Sarah Palin ».

Procès du « socialisme »

Mais la raison principale pour l’engouement actuel pour Bastiat est à trouver dans sa manière particulière de dénoncer le « socialisme ». Son utilité ne réside pas seulement dans le fait qu’il critique le socialisme, mais dans sa manière même de le définir. Selon Bastiat, l’homme, tout occupé par sa nature à la conservation de son être, est destiné à gagner sa vie de deux façons possibles : grâce à son propre travail, ou grâce au travail d’autrui. Les hommes ont une « disposition à vivre et à se développer, quand ils le peuvent, aux dépens les uns des autres » [5]. Par conséquent, la loi et la politique peuvent s’organiser eux aussi selon deux principes différents : la défense de la liberté individuelle (et donc de la propriété), ou la spoliation (c’est-à-dire, le fait de vivre du travail d’autrui). Le premier est évidemment, aux yeux de Bastiat, le régime le plus juste. Mais une fois que la loi n’est plus que la simple organisation des droits individuels, « chaque classe voudra faire la Loi, soit pour se défendre contre la spoliation, soit pour l’organiser aussi à son profit » [6]. La spoliation devient la norme. Le socialisme est la conséquence logique de cette tendance : il est la spoliation décomplexée, la « spoliation légale ».
 
La rage des tea partiers contre Obama et le « big government » est donc avant tout un cri de colère, un sursaut d’indignation contre un État qui est, à leur vue, de plus en plus spoliateur. Dans une tribune écrite pour la presse de l’église baptiste, au moment des grandes manifestations du 15 avril 2009, Kelly Boggs remarque : « L’impôt sur le revenu en Amérique est depuis longtemps un exemple de ce que l’économiste français Frédéric Bastiat surnommait la ‘spoliation légale.’ Selon Bastiat, la spoliation légale a lieu lorsque le gouvernement prend, par la force, ce qu’un citoyen a légitimement gagné pour le donner à un autre ». Il continue : « Lorsqu’un simple citoyen pratique ce que décrit Bastiat, on appelle cela le vol. Quand c’est le gouvernement qui le fait, on l’appelle la redistribution des revenus ».
 
Ainsi, pour les militants de droite, Bastiat est devenu une sorte de père fondateur honoris causa. Le Tea Party de Boston annonce la création d’un « caucus Bastiat » en expliquant que la « philosophie » de l’économiste français « ressemble à celui de Thomas Jefferson ». D’autres le comparent à James Madison. Pour l’historien, de tels rapprochements ne sont pas sans ironie : si ces représentants du républicanisme américain que sont Jefferson et Madison se méfièrent sans doute des tendances tyranniques de tout pouvoir établi, leurs premières luttes politiques après la promulgation de la constitution en 1789 furent contre Alexander Hamilton et les « fédéralistes » – le parti des grands intérêts financiers. Il n’empêche que les tea partiers voient le fil directeur de l’histoire américaine comme étant une trahison progressive des principes de l’individualisme et d’un gouvernement minime. Un blogueur qui a pris le pseudonyme d’Andrew Mellon (grande figure du libéralisme conservateur des années 1920), écrivant pour le site conservateur « Big Government », constate : « Au fur et à mesure que notre pays vieillit, l’État nous dépouille de nos droits au lieu de les garantir. Le gouvernement s’élargit, alors que l’individu se rétrécit. Alors que la loi était censée nous protéger contre la diminution de l’homme, elle est plutôt utilisée comme moyen de le spolier ». Il poursuit en citant La loi de Bastiat sur le socialisme comme la somme sur toute spoliation légale.
 
La référence à l’économiste français sert finalement, de manière assez paradoxale, à mettre en évidence le caractère étranger (et donc dangereux) des démocrates et autres « collectivistes ». Le bloggeur libertarien Clay Barham le confirme explicitement lorsqu’il écrit : « Alors que Bastiat disait [dans l’introduction de ses Harmonies économiques ] ‘Tous les intérêts légitimes sont harmoniques,’ les démocrates américains contemporains disent que les intérêts de la communauté sont plus importants que les intérêts de l’individu. Ces deux approches s’opposent. L’un est purement américain, bien que proclamé par un Français, et l’autre est européen, ou du Vieux Monde, bien que proclamé par des Américains ».
 
Ainsi, bien que ses disciples américains le décrivent le plus souvent comme un « économiste », c’est surtout en tant que moraliste que Bastiat exerce sa puissance d’attraction. Il offre moins une démonstration irréfutable des erreurs du « socialisme » et de l’intervention étatique que des objections de principes, ayant au moins le mérite d’une certaine lucidité. Comme le note l’historien du libéralisme Lucien Jaume, « dans la rhétorique de Bastiat tout phénomène économique ou social reçoit son doublet moral, voire religieux : la marche du progrès est fatale mais l’homme est libre, la concurrence est un fait indestructible, mais elle n’existe qu’en ‘l’absence d’une autorité arbitraire comme juge des échanges’, etc. C’est le passage constant de l’objectif au subjectif, du descriptif au prescriptif qui fait l’originalité de Bastiat … » [7]. Ironie du sort : c’est un auteur français, alors même que beaucoup d’américains associent spontanément « France » et « socialisme », que la droite américaine évoque pour dénoncer l’immoralité des tendances « socialisantes » de leur propre gouvernement.
 

Bastiat, repère intellectuel de la droite américaine

Source: par Michael C. Behrent
 

Notes

[1] George H. Nash, The Conservative Intellectual Movement in America since 1945, New York, Basic Books, 1976, chap. 1.
[2] Henry Hazlitt, Economics in one lesson, New York et Londres, Harper and Brothers, 1946, p. ix.
[3] « Where stimulus is not necessary », Investor’s Business Daily, le 22 janvier 2009.
[4] Colin McNickle, « America’s failure to foresee », Pittsburgh Tribune Review, le 1 février 2009.
[5] Frédéric Bastiat, « La loi », in Œuvres complètes de Frédéric Bastiat. Sophismes économiques, P. Paillottet et R. de Fontenay, éditeurs, Paris, Guillaumin, 1862-1864, p. 345-46.
[6] Ibidem, p. 352.
[7] Lucien Jaume, L’individu effacé, ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997, p. 481.
 
 

Histoire concise du libéralisme politique et sa critique

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A l'époque moderne, on a désigné sous le nom de libéral un parti politique qui s'efforce de poursuivre le progrès par la liberté. Dans la terminologie spéciale, le libéral s'oppose au conservateur qui s'efforce de maintenir les institutions existantes. Ce dualisme s'est d'abord manifesté d'une manière régulière en Angleterre, le premier pays européen qui ait eu un gouvernement d'opinion conforme au système parlementaire.




Toutefois, ce n'est qu'à une date relativement récente que les dénominations classiques de whigs et torys furent remplacées par celles de libéraux et conservateurs empruntées à l'Espagne. En France, celles-ci furent aussi employées lors de la Restauration, et l'épithète de libéral fut d'abord appliquée ironiquement par les monarchistes à ceux qui réclamaient sans cesse les libertés publiques. A la fin du second Empire, l'opposition reprit aussi ce titre de libéral, sous lequel on groupa républicains et orléanistes. Mais, en France et en Italie, on a préféré dans le vocabulaire politique les qualifications de gauche et de droite. Celles-ci s'appliquent aussi dans la plupart des pays continentaux où l'on n'a pu limiter la division à deux grands partis historiques alternant au pouvoir, ce qui ne se produit guère qu'en Angleterre, en Espagne et en Belgique. Cependant le titre de libéral et celui de conservateur sont souvent adoptés par l'une des fractions parlementaires; tels en Allemagne les nationaux-libéraux, les conservateurs et les conservateurs libres. D'autre part, le morcellement des partis avancés les a conduits à renchérir sur l'épithète de libéral, et ils se qualifient souvent de progressistes, démocrates, radicaux. D'une manière générale, les radicaux représentent la nuance la plus avancée du parti libéral, se proposant de réformer les institutions jusqu'à la racine.

La distinction classique des libéraux et des conservateurs, qui a prévalu au milieu du XIXe siècle dans les pays à gouvernement parlementaire, répond surtout à la lutte contre le pouvoir personnel du souverain et à la situation où l'Église, est associée au gouvernement, et les libéraux s'opposent aux légitimistes ou absolutistes et aux cléricaux, lesquels forment le noyau des partis conservateurs. Même en Angleterre, les libéraux sont recrutés principalement parmi les adversaires de l'Église officielle; en Belgique, en France, en Espagne, celle-ci fait la force des conservateurs. A la fin du XIXe siècle, la lutte entre libéraux et conservateurs perd de son acuité; d'une part, beaucoup des libertés réclamées par les premiers sont établies et entrées dans les moeurs; d'autre part, à leur programme de libéralisme politique, ils ont associé le libéralisme économique tel que l'affirmaient les économistes. Il en est résulté, à cause de la diversité des intérêts, une grande confusion. Ajoutez que dans les pays où les partis libéral et conservateur alternent régulièrement au pouvoir (Angleterre, Espagne), ils tendent de plus en plus à constituer deux coteries, différant moins par leur programme adapté chaque fois aux circonstances et à la nécessité de continuer les affaires engagées par les prédécesseurs que par la composition de leurs états-majors et de leurs cadres.

Enfin la prépondérance que prennent les questions sociales tend à substituer une division nouvelle à celle d'autrefois. Le parti socialiste, d'abord confondu à l'aile gauche des libéraux avec la fraction radicale, se constitue séparément, et contre lui se coalisent avec les conservateurs une grosse partie des libéraux, en particulier les économistes doctrinaires, de telle sorte que la qualification de libéral devient souvent synonyme de réactionnaire. C'est le cas en France ou le tiers parti libéral de 1870 répondait au centre droit et s'associa en majorité aux monarchistes de l'Assemblée de 1871-75; c'est encore le cas actuellement. En Belgique, les libéraux sont de même rejetés au centre par les progrès du socialisme. En Allemagne, les nationaux-libéraux furent les plus dociles serviteurs de Bismarck. En Autriche, les libéraux allemands se coalisent avec les cléricaux contre les aspirations particularistes de leurs adversaires des autres nationalités. Enfin, dans d'autres pays, tels que la Serbie, par exemple, le sens des termes de libéraux, progressistes, radicaux, répond à des groupements locaux qui n'ont plus de relation bien nette avec leur sens primitif. En somme, cette qualification de libéralisme n'a plus aujourd'hui qu'un sens assez vague et tend à s'effacer dans la phase nouvelle de l'évolution politique et sociale des États européens.
 
(A.-M. B., 1900).



 De Wikiberal

Le vocable de libéralisme fait son apparition au début du XIXe siècle (on trouve le mot dans le Journal de Maine de Biran en 1818, et le terme de liberalism se trouve dans le New English Dictionary dès 1819). Les racines du libéralisme sont plus anciennes. L'opposition à la dictature de l'absolutisme du souverain est développée au fil des siècles notamment par la montée du scepticisme face au droit divin dans l’Europe des Lumières (XVIIIe siècle), mais aussi auparavant par la scolastique de l'École de Salamanque (XVIe siècle) faisant obligation morale au souverain de respecter les droits fondamentaux de chaque être humain au motif de sa nature de créature de Dieu, ou plus anciennement par les chartes médiévales (telles la Magna Carta) introduisant des droits fondamentaux dont le respect est exigé du souverain, ou encore par certains pans de la philosophie thomiste. La date des débuts formels du libéralisme ou de ses composantes politiques, économiques ou religieuses diffère selon les auteurs. De nombreux auteurs font débuter le libéralisme avec la Lettre sur la tolérance de John Locke (1689) qui complète les racines préexistantes. 

La tradition et ses évolutions

La tradition libérale dont se réclament les libéraux remonte jusqu'au taoïsme original en Chine, à Aristote puis aux stoïques en Grèce.
http://www.dantou.fr/histoire.htm
Il n'y a pas une école unique du libéralisme, d'autorité ni de fondateur. Il y a par exemple de grandes différences entre Hayek et Aristote, Frédéric Bastiat et Thomas Paine ou John Stuart Mill. Friedrich Hayek écrit ainsi que : « Il n'y a rien dans les principes du libéralisme qui permette d'en faire un dogme immuable; il n'y a pas de règles stables, fixées une fois pour toutes. Il y a un principe fondamental : à savoir que dans la conduite de nos affaires nous devons faire le plus grand usage possible des forces sociales spontanées et recourir le moins possible à la coercition. »[2]
Certains libéraux, les utilitaristes (par exemple Maurice Allais), sans prendre parti sur les prémisses philosophiques du libéralisme, justifient le libéralisme parce qu'il engendre les organisations sociales les plus efficaces d'un point de vue économique.

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INCULTURE OU GAUCHISME AFFIRMÉ, VOIRE LES DEUX A LA FOIS

Contre-histoire du libéralisme
Domenico LOSURDO
 
http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Contre_histoire_du_liberalisme-9782707173485.html
CRITIQUE

Dès le XVIIe siècle, l’idéologie justifie l’esclavagisme et la ségrégation, raciale ou sociale

Si le triomphe et les excès du marché sont souvent dénoncés, le libéralisme comme philosophie politique l’est beaucoup moins. Pour remettre les choses à l’endroit, ce livre décapant part d’un constat : les trois pays qui ont successivement produit les trois grandes révolutions libérales (Hollande, Angleterre, Etats-Unis) et qui incarnent au mieux dans leur histoire l’idée libérale sont aussi ceux qui ont été en pointe dans l’essor de l’esclavage sous sa forme la plus brutale. «Formulé correctement et dans toute sa radicalité, voici le paradoxe auquel nous sommes confrontés : la montée du libéralisme et la diffusion de l’esclavage-marchandise sur une base raciale sont le produit d’un accouchement gémellaire.» Ce constat est d’autant plus troublant que, comme le rappelle Domenico Losurdo, les inventeurs de la tradition libérale ont justifié sans hésitation l’esclavage. Le fondateur du droit naturel, Hugo Grotius, loue le peuple hollandais - le sien - pour sa résistance au pouvoir despotique du roi d’Espagne en 1609, mais il défend la traite et l’esclavage. Quant à Locke, ses Deux Traités du gouvernement jettent les bases de la philosophie politique de l’Angleterre libérale après la Glorious Revolution de 1688, mais il justifie l’expulsion des Indiens de leurs territoires et il est actionnaire de la Royal African Company, laquelle pratique la traite atlantique. Le recours à un esprit de l’époque admettant l’esclavage ne peut cependant pas être une explication recevable, car déjà certains comme Montaigne ou Jean Bodin avaient condamné l’institution de l’esclavage.

Classes populaires. Après la guerre de Sécession et la défaite du Sud en 1865, l’esclavage fait bien l’objet d’une condamnation des deux côtés anglo-saxons de l’Atlantique, mais une vision racialisée du monde persiste longtemps au cœur du monde libéral. Même avant l’abolition de l’esclavage, l’Angleterre cherche à faire affluer des travailleurs indiens et chinois dans tout le Commonwealth, faisant dire à Engels que l’esclavage africain était remplacé par un «esclavage camouflé de coolies indiens et chinois». Une même sujétion est infligée aux classes populaires anglaises les plus misérables. En témoigne la création en 1834 des workhouses, lieux où sont détenus les pauvres pour les contraindre à travailler, qu’un admirateur de l’Angleterre libérale comme Tocqueville approuve en ces termes : «Nous devons évidemment rendre le secours déplaisant ; nous devons séparer les familles, faire de la maison de travail une prison, et rendre notre charité repoussante.» Comme les esclaves, les classes populaires sont dans une relation de totale extériorité par rapport aux classes dirigeantes au point, estime l’auteur, «qu’elles sont même assimilées, dans la culture et les publications de l’époque, à une "race" inférieure», représentation qui autorise une exploitation sans vergogne. Les rapports de classe sont en quelque sorte pensés par les élites comme des rapports de race.
La dimension raciale est encore plus présente dans l’histoire américaine. Le pays s’est dès l’origine construit sur la discrimination, celle des esclaves noirs et des Indiens exterminés ou parqués comme des bêtes sauvages. Si Lincoln abolit la servitude par conviction, il n’a aucunement l’intention d’intégrer les Noirs dans la vie publique, persuadé qu’il est, comme la grande majorité des Blancs, de la différence radicale qui sépare les deux races et de l’incontournable supériorité blanche. A l’opposé de la plupart des Etats d’Amérique latine où, après l’indépendance, la fusion des peuples aux origines différentes devient un projet politique, les Etats-Unis pendant très longtemps, quoique pays d’immigrants, manifestent un refus profond du métissage.

Loi naturelle. Les deux sociétés américaine et anglaise se ressemblent sur le fond, estime Domenico Losurdo, ce sont pendant longtemps des démocraties réservées à une élite. Flirtant avec le darwinisme social, les doctrinaires du libéralisme expliquent le pouvoir et la richesse des classes dominantes comme étant le produit d’une loi naturelle. De ce fait, la liberté ne peut être pleinement vécue que par les individus supérieurs, axiome qui conduit l’économiste libéral John Stuart Mill à considérer que la liberté ne peut «s’appliquer qu’aux êtres humains dans la maturité de leurs facultés», et qu’elle ne peut donc être revendiquée par «ces sociétés naissantes où la race elle-même peut être regardée comme mineure». Cette perspective ouvre sur les jugements paradoxaux de certains grands auteurs libéraux, comme Mill et Tocqueville, qui à la fois dénoncent toute tyrannie avec passion et saluent avec enthousiasme le despotisme exercé sur les peuples coloniaux. Des constats justifiant l’analyse de Hannah Arendt qui voyait dans les colonies de l’Empire britannique la genèse des totalitarismes du XXe siècle.

Histoire partielle. Cette vision sans concession du passé des deux grandes démocraties anglo-saxonnes se veut donc une «contre-histoire», Domenico Losurdo estime que le libéralisme fait trop souvent l’objet d’une histoire partielle, voire partiale. Il ne s’agit pourtant pas d’une condamnation radicale de l’idée libérale. Ses mérites, estime-t-il, sont «trop évidents pour qu’on ait besoin de lui en attribuer d’autres, complètement imaginaires».
Jean-Yves GRENIER

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