novembre 09, 2014

REPENSER L’INDIVIDUALISME avec Alain LAURENT; LE COMMUNAUTARISME : POUR QUOI FAIRE ? d' Angelo PETRONI

L'Université Liberté, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.


De nombreux ouvrages parus en France aussi bien qu’aux Etats-Unis depuis quelques années le proclament à l'envi : nous vivons à l'ère de l'individu « incertain », « zappeur » invétéré, d'une part vulnérable, paumé, déboussolé - et de l'autre replié sur lui-même, reclus dans son petit bonheur privé. Avec à la clé une société aussi anomique qu'anémique, « atomisée », vide ou en quête de « sens ». Pour ces publications assurément intéressées à le faire accroire, pas de doute possible : cet état de choses a pour cause majeure le plein règne de l' « individu-roi », d’un individualisme effréné et forcément forcené, et de 1’ « argent-roi », donc d'un capitalisme « sauvage » et débridé. Bref, le plein règne du nouveau « grand satan » de la post-modemité : l'ultra-libéralisme, comme « ils » disent.. 

Au regard des critères rigoureux et classiques qui circonscrivent les réquisits de l'idée d'individualisme (le libre jeu d'acteurs caractérisés par leur indépendance individuelle de décision et d'action, par une autonomie réfléchie et responsable, par leur singularité et enfin par la poursuite de leur intérêt propre), un tel diagnostic apparaît largement dénué de toute pertinence. Les « zombies » et autres clones grégaires à pseudo-autonomie assistée et avides de sécurité, effrayés par la solitude et fuyant leur responsabilité propre, n'ont rien à voir ni avec les rudes Individus souverains, entreprenants et confiants en eux-mêmes, animés d'estime de soi et comptant d'abord sur leur propre force de la vraie tradition individualiste, ni avec les valeurs avérées de celui-ci : effort, mérite, fierté. On en est bien plutôt au degré zéro de l'individualisme, ou du moins réduits à un individualisme alors purement forrnel, dégénéré et caricatural. 

Cela étant, et sans pour autant ramener tout l'actuel jeu de société à ces traits débilitants, il est malheureusement exact que l'ère du soi-disant « individualisme démocratique de masse » se caractérise entre autres par trois tendances dégénérescentes dominantes : 

Un narcissisme hédoniste qui sonne creux : la soumission boulimique aux caprices et pulsions immédiats étant souvent devenue la seule norme, l'individu se trouve alors en proie à l'envie (jouir passivement de tous les « droits » et ne surtout pas voir une tête qui dépasse), à l'ennui et à la peur de ne pas être aimé des autres ; dans ces conditions, « être soi-même » se ramène au culte d'un ego surgonflé par du ... vide car en «manque» de reconnaissance et d'assurance, inapte à la sereine estime de soi et à la vertu (l'effort vers le meilleur) - et aboutit donc à la stérilité intérieure et à l'impasse. 

Un relativisme erratique qui ne mène nulle part: dès lors que s'imposent le bon plaisir et le subjectivisme d'un sujet dépourvu de véritable consistance et de repères objectifs intérieurs, le libre arbitre raisonné disparaît au profit du ... libre arbitraire : tout est bon, tout est vrai et rien ne l'est, tout se vaut (bien que rien ne vaille, ce que je préfère...). 

Le nihilisme contemporain surgit de cette calamiteuse combinaison de narcissisme souffreteux et de relativisme désabusé, de cet effacement de la vertu et d'une hiérarchie lucide des valeurs. Il n'y a effectivement plus de « sens » ... commun lorsque prévalent la haine de soi et l'absence d'un « soi » fort et créateur. Il n'y a plus d'individu digne de ce nom, non plus. Et pas davantage de fructueuse coopération possible ... 

Tout le problème est de savoir comment on en est arrivé là, sans encore une fois sombrer dans l'apocalyptisme. Et s'il faut croire la nouvelle complainte qui monte, accusant l'individualisme libéral et son « laissez-faire » d'être les vecteurs principaux de cette déliquescence des plus paradoxales, puisqu'elle les contaminerait eux-mêmes. 

I - LA FAUSSE PISTE COMMUNAUTARIENNE
Que l'individualisme libéral soit le principal auteur des maux dont souffrirait la modemité, ce fut là longtemps le cheval de bataille enfourché par les socialistes et gauchistes de tous poils, par les tenants de l'extrême-droite et les diverses expressions du catholicisme. L'antienne est désormais reprise et développée avec insistance par le courant communautarien né aux Etats-Unis il y a une dizaine d'années, et qui commence à essaimer sur le vieux continent. Mais on ne résistera pas en passant au plaisir de rappeler à ceux qui ont la mémoire courte, que de 1920 à 1944 déjà, le salut conjoint dans l'anti- individualisme et la réinvention de la communauté fut le leitmotiv du maurrassisme, du personnalisme. .. « communautaire » à la Mounier puis du pétainisme ... A priori, donc, rien de nouveau sous le soleil : tout cela risque d'avoir un sérieux goût de déjà-vu...et se trouve fortement marqué et connoté sur le plan des tropismes idéologiques. 

1 - Le communautarisme comme remède providentiel à la subversion individualiste/libérale
Pour les communautariens, ce qui fait l'identité humaine, c'est le lien social entendu de manière à la fois très traditionnaliste et très sociologiste : pratiques sociales partagées, contexte historique, traditions communes. Le propre de l'être humain est d'être situé, enraciné, enchâssé dans un groupe ontologiquement premier et érigé en véritable sujet collectif autosubsistant, auquel il appartient (au double sens du terme) corps et âme : l'individu ne s'appartient donc pas et n'existe pas comme entité fondamentalement distincte et autonome. De ce même groupe de référence, il reçoit déjà toute constituée la substance de sa conception du bien, de la « vie bonne » et de la vertu. Sa personne n'est pas autre chose que l'ensemble de ses rôles sociaux constitutifs définis par la communauté. Son identité personnelle et ses fins dépendent avant tout de préconditions sociales et d'une intersubjectivité matricielle initiale. 

L'individu ne possède par suite que secondairement des « droits » par rapport à cette communauté homogène et solidaire. S'il peut « techniquement » s'en émanciper en transcendant contexte et rôles sociaux, il ne doit moralement surtout pas le faire car ce n'est qu'en son sein qu'il peut trouver consistance et épanouissement - et s'en affranchir relèverait d'une perversion subversive nuisant à sa personne et à celle des autres. L'homme du communautarisme n’a le choix qu'entre une apostasie coupable et dissolvante - et le dévouement quasiment oblatif à la conservation d'un bien commun qui l'absorbe. 

On imagine ainsi aisément que dans l'optique communautarienne, l'individualisme libéral incarne un repoussoir radical et soit tenu pour directement responsable de la supposée désintégration sociale ambiante. Censée professer une « neutralité axiologique » et une approche purement « procédurale » des affaires humaines, la société libérale ne pourrait que générer une privatisation généralisée de l'existence qui « atomise », fragmente, isole et déracine les êtres. D'essence séparatiste et dissociatrice, elle saperait et dissoudrait les allégeances et encastrements naturels. Elle induirait des individus désengagés ne pouvant connaître la vie bonne puisque vertu et identité substantielle leur seraient de fait interdits. Foncièrement transgressive, la société libérale agresserait la santé morale des personnes et des communautés - et il conviendrait par conséquent d'en finir avec le type de vie artificielle et pathologique qu'elle impose : donc avec l'ordre libéral lui-même. Pour reconstituer un monde tissé de communautés juxtaposées ou emboîtées. 

2 - Un néo-tribalisme paternaliste et hyper...relativiste
Le projet et le diagnostic communautariens « pèchent » sur deux points majeurs : une présentation intellectuelle falsificatrice des fondements de la société libérale, et l'incapacité à éviter de resombrer dans un retour aux schèmes sociologiques et éthiques de la vie tribale.
Tout d'abord, il est manifestement erroné de prétendre que la société libérale est axiologiquement « neutre », qu'elle se résume à une simple addition de préférences subjectives où tout se réduirait à une quête utilitariste. Si, en première analyse, elle renvoie à une méta-éthique d'apparence neutre seulement chargée d'assurer la coexistence d’une pluralité de conceptions du bien, il est fort clair qu'en impliquant ainsi le respect d'une égalité en droit des individus et en privilégiant leur liberté à la fois comme fin en soi et comme moyen d'accéder au bien, elle pose des valeurs suprêmes et instaure un ... bien commun (condition commune de possibilité d'un accès personnel à un bien singulier) qui sont rien moins que neutres ou dissolvants. Si favoriser des conduites individuelles responsables, justes et tolérantes est réputé « neutre » sur le plan moral, c'est que les mots n'ont plus de sens. Liberté, responsabilité, justice et tolérance sont d'éminents « biens » substantiels - et ils le sont tellement que ce sont eux qui définissent communément ce qu'on appelle une vie civilisée - et qu'ils sont les premiers à être supprimés et niés par les despotismes (ce qui ne paraît jamais être un problème pour les communautariens...). 

On ajoutera en outre que dans la société libérale, rien n’empêche qui que ce soit de s'associer volontairement à d’autres pour vivre de manière communautaire pour leur propre compte. Et que les tendances relativistes/nihilistes relevées au début ont certainement plus pour cause l'emprise de l'étatisme et la persistance d'une culture collectiviste préjudiciables à l'exercice raisonné d'une véritable responsabilité individuelle. 

Quant au modèle communautarien, il apparaît à un tel point véhiculer des anti-valeurs ... dissolvantes (de la liberté responsable) et des anti-concepts cognitifs qu'on se demande comment à l'orée du troisième millénaire des esprits avisés peuvent oser proposer une aussi triviale réédition du vieux holisme tribal (à moins que ce ne soit une expression supplémentaire de la débâcle millénariste ?). 

Les excellentes raisons de lui récuser toute validité sociologique, éthique et politique - et ceci au nom des valeurs cardinales dont s'est nourrie la civilisation occidentale dans son évolution historique vers la société ouverte (Bergson, Popper, Hayek ...) - ne manquent pas. On peut les articuler comme suit : 

Sacralisation de l'héritage social collectif, ce qui implique une conception ultra-déterministe de l'être humain ainsi réduit à l'état de « produit social », une assignation à résidence forcée et surveillée dans le groupe d'origine et un recours à un conditionnement extorquant le « consentement » (?) à cet enfermement. 

Viol des fondements de la nature humaine à laquelle est déniée le droit élémentaire de librement user de sa capacité d'autodétermination ; l'encastrement d'autorité dans la communauté est une ... castration de l'individu, dont l'issue logique est le sacrifice de soi au groupe. 

Contravention aux réquisits les plus évidents de l'éthique, laquelle, si elle va sans s'asseoir sur une liberté de choix, se trouve dès lors dépourvue de tout sens véritable et devient proprement immorale. 

Flou total dans la réponse à la simple question : de quelle communauté concrète parle-t-on toujours ? Quelle est donc ma prétendue communauté d'assignation ? Le clan familial ? Le quartier ou le village où je vis ? La corporation professionnelle ou l'entreprise où je travaille ? Mon (?) ethnie ou, pendant qu'on y est, ma race ? Ma religion (et si je n'en ai pas ?) ? La nation ? Ou tout cela à la fois ? Quel encerclement ! Et si d'aventure toutes ces appartenances se contredisaient ? 

Confusionnisme latent : avoir quelque chose en commun (des valeurs, par exemple), que ce soit d'ailleurs choisi ou non, n'entraîne pas nécessairement une vie communautaire ni l'appartenance à une communauté assimilable à une entité. 

Réification animiste de la communauté dissociée de ses membres et hypostasiée, dans la plus pure tradition holiste, en entité autonome surplombant les êtres humains agissants et seuls vivants, on n'appartient pas par nature à une communauté, on la constitue. 

Dérive vers un hyper-relativisme de groupe : sans aucun souci critique de rechercher une vérité universelle, les traditions et coutumes d'un groupe toujours historiquement contingentes sont érigées en « vérités » locales de fait. C'est la mort de la liberté rationnelle de l'esprit. 

Impérialisme idéologique sous-jacent dans la référence à un « bien commun » substantiel qui, compte tenu de la diversité naturelle des conceptions du bien, ne peut qu'être que l'imposition coercitive d'une d'entre elles par certains et parce que cela satisfait leurs fantasmes ou leurs rêves de pouvoir paternaliste. 

Mise en place obligée de fantastiques dispositifs de contrôle social inquisitoriaux afin de prévenir ou de sanctionner désobéissances, insoumissions, déviances et dissidences : dans le micro-despotisme quotidien du communautarisme, la chasse aux esprits libres et autres hérétiques est ouverte en permanence .Il faudra bien rééduquer les nouveaux asociaux. 

En définitive et globalement parlant, la solution communautarienne ne peut pas aboutir à autre chose qu'à une retribalisation du vivre-ensemble ainsi qu'à une sorte de communisme culturel et moral. Derrière cet idéal du « kibboutz » se tapit la nostalgie de la société close et le désir d'y faire régresser tout le monde. Il suffit de substituer « classe » ou « race », ces autres collectifs à fixation jouisseuse, pour découvrir un schème sociologique bien connu à l'oeuvre. Autant dire qu'avec le communautarisme et la tentation totalitaire douce qui l'anime, la communauté des hommes libres chère à Aristote n'est pas en vue. 

II - LA VOIE ROYALE DE L 'OBJECTIVISME RANDIEN ... ‘AMELIORE’
Alors qu'Ayn Rand est désormais exclusivement connue comme « prophète » d'une éthique et d'une épistémologie objectivistes centrées sur l'affirmation de la vertu de l'égoïsme rationnel, la première période de sa carrière littéraire et intellectuelle (1934-1948) a été essentiellement placée sous le signe d'une revendication et d'une célébration de l'individualisme. C'est à celle-ci qu'il faut revenir pour comprendre en quoi l'objectivisme qui s'est ensuite greffé dessus pour en approfondir et mieux cadrer le sens peut offrir la solution de juste mesure permettant de dépasser les débordements antagonistes mais complices des relativismes du subjectivisme irrationnel d'une part, et du communautarisme néo-tribal de l'autre. 

1 - L'individualisme selon Ayn Rand
« Je crois que l'homme sera toujours un individualiste, qu'il le sache ou non, et je désire faire mon devoir de le lui faire comprendre », « Je peux dire que tous les livres que j'écrirai jamais seront toujours voués à la défense de la cause de l'individu » (Ayn Rand Letters, 28/7/1934 et 5/7/1943) : comme le répète de plus aussi par ailleurs Ayn Rand tout au long de cette période, la vocation de son oeuvre est d'être une dense et permanente profession de foi individualiste. A tel point qu'entre 1940 et 1944, son grand projet est d'écrire un pamphlet intitulé The Individualist Manifesto ou The Individualist Credo ou encore The Moral Basis of Individualism - qui finira par être publié sous forme de digest dans le ... Reader’s Digest de janvier 1944 sous le titre The Only Path to Tomorrow. 

La conception randienne en la matière se déploie à partir d'une alternative paradigmatique fondatrice : « le conflit entre l'individualisme et le collectivisme » - une question qui concerne d'abord « la relation de l'homme aux autres hommes ». Si le collectivisme renvoie bien sûr au primat du groupe sur l'individu et a naturellement partie liée avec l'altruisme et le tribalisme - ces bêtes noires randiennes - l'individualisme selon Ayn Rand est un « code moral basé sur le droit inaliénable de l'homme de vivre pour lui-même et pour son propre compte » (Letters, 17/4/1947). 

Si elle insiste d'emblée sur la nature foncièrement éthique de l'individualisme (« L'individualiste absolu est l'homme moral par excellence » - précepte illustré dans le célèbre plaidoyer pro domo d'Howard Roark dans The Fountainhead, « L'individualisme, qui signifie un genre de vie basé sur des droits individuels inaliénables, ne peut qu'être bien »), il s'ensuit que tout ce qui se réfère à un collectif quelconque - groupe ou ... communauté - est proprement immoral. Car « chaque homme existe de par son propre droit et non pour le compte du groupe» (17/4/47). Raison pour laquelle l'individualisme, en exprimant le propre de la nature humaine et de ses plus hautes exigences, vaut par lui-même et non pour ses conséquences positives (démocratie, prospérité). 

2 - L'éthique objectiviste : la vertu de l'égoïsme rationnel
Bien que cet approfondissement s'amorce dès The Fountainhead, ce n'est qu'à partir du début des années 50 qu'Ayn Rand commence à vouloir préserver l'individualisme de toute dérive subjectiviste en le « calant » sur le socle objectif des exigences d'une nature humaine définies par l'usage nécessaire et privilégié de la raison ainsi que par l'inhérence immanente de droits naturels. 

Dès 1946, elle note que « c'est seulement sur la base de la morale de l'individualisme (dont la raison est le critère fondamental - la morale a un fondement objectif) que chaque homme est libre de décider de ce qui est bien pour lui et seulement pour lui ». Et il est revenu à Nathaniel Branden d'expliciter ainsi ce recentrement de l'individualisme sur l'éthique de l'égoïsme rationnel : « Un homme qui cherche à fuir la responsabilité de conduire sa vie par sa propre pensée et ses propres efforts, et qui souhaite survivre en conquérant, gouvernant et exploitant les autres, n'est pas un individualiste. Un individualiste est un homme qui vit pour son propre compte et par son propre esprit. ..Un individualiste est avant tout et en tout un être de raison.. la rationalité est la précondition de l'indépendance et de la confiance en soi » (The Objectivist Newsletter, avril 1962). 

Au fondement anthropologique et ontologique de la perspective
objectiviste, il y a la double reconnaissance de l'existence, objective et universelle, d'une nature humaine et de son individuation radicale et première. Dans la réalité, il n'existe que des individus, chacun d'entre eux devant s'efforcer d'actualiser à sa manière singulière cette nature commune qui les pourvoit originellement d'une capacité spécifique de réflexion (conscience + raison) et du droit d'en librement user afin de réaliser la fin de tout être humain : d'abord (sur)vivre, puis mais corrélativement accéder au bonheur dans l'accomplissement de soi. 

Pour Ayn Rand, vivre en tant qu'être humain - individuellement et rationnellement - c'est entreprendre de vivre pour soi et donc par soi, en propriétaire responsable de soi. Cette finalité éminemment « égoïste », qui fait de chaque individu une fin en soi, implique le déploiement de vertus et la définition d'un code de valeurs propres à en permettre la réalisation. Ce que seule la raison peut assurer dans un contexte de liberté de choix et d'intégrité créatrice de l'individu. 

L'éthique objectiviste fait ainsi de la pratique de l'égoïsme « rationnel » puisqu'il découle logiquement des spécificités de la nature humaine et ne peut opérer efficacement que dans la prise en compte cohérente et rigoureusement conceptualisée du réel) une vertu, où self-interest et self-esteem s'enrichissent interactivement. Ce qu'Aristote, dont Ayn Rand se recommande explicitement, a fort magistralement exposé dans le livre IX de l'Ethique à Nicomaque. 

3 - Une contribution aristotélicienne à l'édification d'une communauté d'hommes libres
Interdisant logiquement de faire de l'individu un animal social sacrificiel livré aux calculs utilitaires et hédonistes des prédateurs et autres prècheurs d'altruisme, l'éthique objectiviste offre le meilleur point d'appui possible pour amener les individus à entretenir des relations de respect et d’estime mutuels ainsi qu'une fructueuse coopération volontaire et contractuelle. L'égoïsme vertueux qu'elle prône se révèle fondamentalement bienveillant pour autrui : plus et mieux je poursuis mon intérêt rationnel propre, et plus et mieux les autres s'en trouvent. Et « négativement », car exempts de toute spoliation- coercition, et « positivement », car ils bénéficient des résultats de ma confiance et de ma créativité communes ou à un bien commun minimal et « ouvert » définissant une méta-éthique permettant d'accorder ensemble les souverainetés individuelles. 

Pour la première fois dans l'histoire de l’Humanité les individus sont potentiellement libres et responsables du choix de leur conception du bien - ce qui contrarie évidemment aussi bien ceux qui préfèrent demeurer cloîtrés dans un statut de mineurs ou de grands enfants devant être pris en charge, et ceux, les prédateurs paternalistes, qui risquent d'être privés de l'occasion d'exercer leurs talents de tuteurs hypocritement « égoïstes ». 

L'alternative est donc claire : 

- Ou bien, armés des principes venant d'être énoncés et qu'une éducation appropriée à la responsabilité de soi devrait instiller précocement dans les esprits, on s'efforce résolument d'entrer dans un monde vraiment civilisé, où L’égoïsme randien implique le déploiement de vertus et la définition d’un code de valeurs propres à en permettre la réalisation une civilité raisonnée et ouverte sert de matrice à la coexistence et la coopération des individualités singulières ... 
 
- Ou bien l'on régresse soit dans une sorte d'anarchie erratique (subjectivisme, nihilisme, relativisme), soit dans une franche retribalisation juxtaposant une multiplicité de communautés chacune bien close sur l'arbitraire collectivisé des appartenances et des coutumes. 

Dans ces deux derniers cas, rien ne pourra empêcher les vrais hommes libres (l'inverse de l'animal social) de faire sécession, d'entrer en dissidence et de se constituer en .. communauté discrète et éclatée de rebelles civilisés refusant de se laisser aller à la facilité comme d'appartenir et de communier en rond ... 

Par Alain LAURENT



Alain Laurent

De Wikiberal
 
Alain Laurent, né en 1939, est un philosophe, sociologue et essayiste français, aux positions libertariennes et libérales-conservatrices.

Présentation

Il a une formation de sociologue, avec une thèse sur les clubs de vacances menée sous la direction de Georges Friedmann et soutenue en juin 1971. Il en tira un livre, Libérer les vacances. Il a ensuite enseigné la philosophie dans des lycées de la région parisienne.
Il a également une importante activité d'éditeur : il a été ainsi directeur de la collection « Iconoclastes », co-dirigée avec Pierre Lemieux, aux éditions Les Belles Lettres. Depuis 2004, il dirige une nouvelle collection aux Belles Lettres: La Bibliothèque classique de la liberté, où sont rééditées des œuvres connues et moins connues de Wilhelm von Humboldt, Frédéric Bastiat, Ludwig von Mises, etc. Chaque texte est introduit par une présentation consistante (15 à 20 pages) signée par un spécialiste confirmé de l’auteur et suivi à la fois d’une notice bio-bibliographique et d’un index minimal.
Il a fondé et il anime la société de pensée Raison, Individu, et Liberté, ainsi que la French Ayn Rand Society. Il travaille d'ailleurs sur une biographie intellectuelle d'Ayn Rand, ainsi que sur une Anthologie des textes libéraux à paraître chez Robert Laffont (Collection Bouquins).
Il a été nominé pour le Prix libéraux.org 2008.

 

Individualisme

De Wikiberal
 
L'individualisme est une conception politique, sociale et morale qui tend à privilégier les droits, les intérêts et la valeur de l'individu par rapport à ceux du groupe et de la communauté. Son principe est que l'individu est la seule entité sur laquelle peut se mesurer la valeur morale d'une action.
Ceci implique que les jugements de valeur portés sur des actions sont fondés sur la nature de l'homme. L'individualisme est donc une éthique rationaliste qui ne se fonde pas sur les religions en tant que sources morales. Par ailleurs, dans toute réflexion, et notamment politique, l'individualisme rejette la substitution de l'individu par le groupe, procédé souvent employé injustement pour promouvoir les sacrifices individuels au profit d'autrui. Par exemple, la notion d'intérêt général d'une société est trompeuse et invalide, car elle n'est pas définissable à partir de concepts réels.
L'individualisme vise à ériger en norme suprême l'individu, quel qu'il soit : l'individu forme une réalité autonome, particulière et distincte de toute communauté politique. L'individualisme tend à reconnaître la prééminence tant axiologique que chronologique de l'individu sur la société ainsi que sur l'État. Toute organisation sociale relevant, en effet, clairement de l'artifice, une nation, par exemple, ne peut imposer un empire excessif sur la vie des individus qui la composent. La nation, dans une optique individualiste, est assimilable à une simple série d'individus associés en vue de vivre plus heureusement. L'individualisme est un humanisme dans l'exacte mesure où cela revient, à la fois, à affirmer sans ambages et à défendre la primauté de l'individu sur la multitude.
Dans le domaine de la philosophie politique, le représentant de l'individualisme est le libertarianisme, qui ne tolère pas l'initiation de la violence, sauf dans le but de se protéger de l'agression. La propriété privée, issue du travail mêlé à des ressources matérielles, est l'autre aspect important de la pensée libertarienne et correspond au besoin humain naturel d'agir sur son environnement pour le rendre favorable au maintien de sa vie et à la réalisation de son bonheur.
Dans La Vertu d'Egoisme, la philosophe et romancière américaine Ayn Rand propose et formalise l'égoïsme en tant qu'éthique. Il s'agit d'un courant de pensée individualiste. Parmi les valeurs défendues par Ayn Rand, la justice, la responsabilité et l'indépendance, matérielle et intellectuelle, sont caractéristiques de l'individualisme.

Erreurs courantes

L'individualisme libéral ne nie pas la nature sociale de l'homme, comme le prétend parfois le collectivisme. Il affirme cependant que :
  • l'homme "précède" toute entité sociale, quelle qu'elle soit (famille, nation...) ; les phénomènes sociaux n'existent que par les individus qui y participent, et les entités sociales n'ont d'existence qu'en raison de la nature sociale de l'homme ;
  • l'homme seul, en tant qu'agent moral qui opère des choix, est une fin et non un moyen ; toute institution sociale doit être jugée non pas pour son intérêt en soi ou selon sa finalité, mais sur l'effet qu'elle a sur chaque individu.
Le libéralisme ne fait pas primer l'individu sur la "société", puisque cette société est précisément constituée d'individus ; il s'oppose simplement à une forme d'organisation coercitive de cette société, qui ne respecte pas les droits individuels.
L'homme est par nature un animal social. La spécificité de sa socialisation, c'est de permettre l'émergence de son individualité. C'est parce qu'il vit en société que l'homme est un individu. Le processus d'individuation par lequel la personne acquiert son indépendance, sa différenciation, son autonomie et son développement personnel, s'élabore dans la relation à autrui.
La société n'est que l'ensemble des relations que l'être humain entretient avec ses semblables. La forme de cette société, donc de ces liens entre individus, est ce qui intéresse le libéral, car certains de ces liens, liens de coopération volontaire, respectent l'individu et ses droits, d'autres non (liens de sujétion et de coercition).
L'accusation d'atomisation de la société que certains portent à l'égard de l'individualisme libéral est infondée, puisque le libéral est favorable à toute forme d'association volontaire (qu'il s'agisse d'association, de syndicat, de mutuelle, d'entreprise, de club, etc.). Les collectivistes ne comprennent pas qu'il puisse y avoir une différence entre association volontaire et association coercitive (en revanche ils comprennent très bien les avantages qu'ils peuvent retirer de ce dernier type d'"association").

Citations

  • « L'individualiste absolu est l'homme moral par excellence. » (Ayn Rand)
  • « Le monde avance grâce à des individus qui poursuivent leur propre intérêt. Les grandes réalisations de la civilisation ne sont pas sorties des administrations étatiques. » (Milton Friedman)
  • « L'individualiste conclut qu'il faut laisser, à l'intérieur de limites déterminées, l'individu libre de se conformer à ses propres valeurs plutôt qu'à celles d'autrui, que dans ce domaine les fins de l'individu doivent être toutes-puissantes et échapper à la dictature d'autrui. Reconnaître l'individu comme juge en dernier ressort de ses propres fins, croire que dans la mesure du possible ses propres opinions doivent gouverner ses actes, telle est l'essence de l'individualisme. » (Friedrich von Hayek, La Route de la servitude[1])
  • « L'individualiste affirme : "Je ne vivrai pas la vie d'un autre, ni ne laisserai un autre vivre ma vie. Je ne dominerai personne, ni ne serai dominé. Je ne serai pas un maître, ni un esclave. Je ne me sacrifierai pas pour les autres, ni ne sacrifierai les autres pour moi." » (Ayn Rand)
  • « L'individualisme n'est pas un repli égocentrique sur soi, pas plus qu'il n'est sacrifice des autres à mon intérêt personnel. En satisfaisant mon intérêt, j'œuvre souvent dans l'intérêt des autres. Inversement, l'individualiste qui ne tiendrait pas compte de la liberté et des intérêts des autres risquerait fort de ne pas survivre très longtemps. » (Gisèle Souchon, Les grands courants de l'individualisme)
  • « L'individualisme, bien entendu, n'est pas l'égoïsme, mais la pitié et la sympathie de l'homme pour l'homme et que je mets au défi qu'on nous propose une autre fin que celle-là. (...) L'individualisme ainsi entendu, c'est la glorification, non du moi, mais de l'individu en général. Il a pour ressort non l'égoïsme, mais la sympathie pour tout ce qui est homme. N'y a-t-il pas là de quoi faire communier toutes les bonnes volontés ? (...) Non seulement l'individualisme n'est pas l'anarchie, mais c'est désormais le seul système de croyances qui puisse assurer l'unité morale du pays. » (Émile Durkheim, L'Individualisme et les intellectuels[3])
  • « Je vois dans la tradition étatique et sociale un obstacle à l'individuation, mais si l'on souhaite des hommes ordinaires et égaux, c'est parce que les faibles redoutent l'individu fort et préfèrent un affaiblissement général à un développement dirigé vers l'individuel. » (Friedrich Nietzsche)
  • « L'individu est quelque chose d'entièrement nouveau et créateur de nouveauté, quelque chose d'absolu auquel toutes ses actions appartiennent en propre. Il n'emprunte qu'à lui-même les valeurs qui règlent ses actions, car lui aussi doit interpréter de façon toute individuelle les mots d'ordre reçus. Même s'il n'invente pas la formule ; il en a au moins une interprétation personnelle : en tant qu'interprète il est encore créateur. » (Friedrich Nietzsche, La Volonté de Puissance, § 767)
  • « L'individualisme n'est pas la morale. Il est seulement la plus forte méthode morale que nous connaissons, la plus imprenable citadelle de la vertu et du bonheur. » (Han Ryner, Le Petit manuel individualiste[4])
  • « Individualisme : toujours forcené. » (Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert, revu par Alain Laurent) (humour)
  • « L’individualisme : ce mot désigne pour eux (les gens de l’État) le cauchemar suprême, le soupçon qu’il subsiste quelque part un fragment de l’esprit humain qui échapperait à la sphère politique, au collectif, au communautaire, au domaine public : le leur ». (Jean-François Revel, Le Regain démocratique, 1992)
  • « Si tu te fais ver de terre, ne te surprend pas si on t'écrase avec le pied. » (Emmanuel Kant)
  • « L'individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s'être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même » (Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II[5])
  • « Quand on veut vivre parmi les hommes, il faut laisser chacun exister et l'accepter avec l'individualité, quelle qu'elle soit, qui lui a été départie. » (Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie)
  • « Le moteur du progrès a dû être dans quelque révolte de l’individu, dans quelque libre penseur qui fut sans doute brûlé. Or la société est toujours puissante et toujours aveugle. Elle produit toujours la guerre, l’esclavage, la superstition, par son mécanisme propre. Et c’est toujours dans l’individu que l’humanité se retrouve, toujours dans la société que la barbarie se retrouve. » (Alain)
  • « L’Individualisme est la doctrine politique d’après laquelle l’Individu est la fin et l’État le moyen. L’Individualisme remplace l’ancienne formule : « l’individu pour l’État » par celle-ci : L’État pour l’individu. L’Individualisme n’admet pas qu’on puisse imposer une contrainte à un individu qui ne fait de mal à per­sonne. » (Yves Guyot, La démocratie individualiste)
  • « L’historicisation de la notion d’individu est une idée qui semble étrange dès qu’on prend la peine de s’y arrêter, bien qu’elle soit fort répandue. L’être humain n’a-t-il pas le souci de soi et des siens dans toute société ? Le grand sociologue français Durkheim n’éprouve aucun doute sur ce point : « L’individualisme ne commence nulle part », écrit-il : il est de tout temps. Ce qui signifie simplement que les hommes ont de tout temps jugé les institutions (au sens large du terme) à un trébuchet : leur contribution au bien-être des individus. » (Raymond Boudon, Pourquoi les intellectuels n'aiment pas le libéralisme ?
 

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Je voudrais commencer en reprenant les propos d’Alain Laurent, à savoir que le débat est sérieux. Il suffit de revenir au livre remarquable du sociologue Robert Nisbet intitulé «The Sociological Tradition » qui a été traduit aux éditions PUF dans la collection de Boudon. On trouve toujours la question qui s’est posée avec les deux révolutions du début du XIX siècle : Fustel de Coulanges, Tocqueville, et après bien sûr, Durkheim, Tarde. Peut- être ne vaut-il pas la peine de revenir sur ces éternelles questions ? Peut-être a- t-on fait des progrès depuis le début du XIXème siècle ? La connaissance a progressé et des choses que l’on tenait pour vraies se sont révélées fausses. 

Une réaction contre la raison
Je voudrais commencer par Joseph de Maistre et les « Soirées de Saint- Pétersbourg », car je crois qu’il exprime une des tendances de fond des communautariens. Il écrit : « La famille est sans doute composée d’individus qui n’ont rien de commun suivant la raison. Mais suivant l’instinct de la persuasion universelle toute famille est une .» C’est l’opposition instinct de la persuasion universelle contre raison qui me semble revenir aujourd’hui chez les communautariens. Je suis professeur de philosophie des sciences et comme tel je trouve qu’il faut bien considérer un personnage communautarien : Richard Rorty. Il vient d’une tradition analytique très rationaliste et aujourd’hui en vient à s’interroger sur la définition à donner à la raison. Pour lui, chaque communauté a ses règles rationnelles. Si vous croyez que c’est le soleil qui tourne autour de la terre, cela relève des croyances de votre communauté. Il n’y a pas de faits objectifs mais des règles procédurales et contextuelles de convalidation des hypothèses ; c’est de l’hyper-pragmatisme. 

Aujourd’hui, avec le communautarisme nous sommes confrontés à une réaction contre la raison. De Maistre est, de ce point de vue, un père remarquable du communautarisme contemporain parce qu’il avait une conception très claire de la raison : les règles qui existent dans nos sociétés ne sont pas basées sur la raison. Evidemment, on pourrait dire que Hume et Hayek sont en ce sens des anti-rationalistes. Hayek cite souvent la célèbre phrase de son prédécesseur : « Nos règles morales ne sont pas la conclusion de notre raison ». Par là, il oppose une raison absolue qui prétend pouvoir tout prouver à une raison évolutive. Hume et Hayek s’inscrivent donc dans la tradition libérale qui dit que les règles sociales sont justifiées dans la mesure où elles donnent des résultats souhaitables, même si nous n’arrivons pas à les justifier explicitement. Dans la vision réactionnaire de de Maistre, les 
règles sont respectables en tant que telles. On trouve la même conception de la raison chez les communautariens. Le communautarisme est en général le fils du positivisme. Les positivistes ont connu leur déception à la fin des années 50 et 60 quand on a réfuté la vision selon laquelle la science est un accroissement continu de la vérité dont on ne met jamais en discussion les résultats. De là, ils sont tombés dans l’idée que la raison universelle ou commune n’existe pas. 

Communauté et nation
Je voudrais aussi citer un autre personnage communautariste intéressant : Michael Walzer. Sa thèse est que le libéralisme est une théorie autodestructrice. Donc le libéralisme a besoin d’une correction périodique communautaire. « Nous avons nécessité de liens humains ; en leur absence, toute garantie et toute liberté, toute indépendance du jugement et surtout la créativité ne signifieraient qu’anarchie et menace politique ». Voilà une thèse à laquelle Walzer pourrait souscrire. Mais elle est celle de Carl Schmitt en défense de la politique de Hitler. Bien sûr, Schmitt était un communautaire, en faveur de la Gemeinschaft. C’est la raison pour laquelle le terme communauté en allemand n’est plus d’un emploi « politiquement correct » ; aujourd’hui même en allemand on dit « community ». Permettez-moi encore de lire Walzer : « La communauté politique est probablement le point le plus proche d’un monde de significations communes qu’on puisse atteindre. La langue, l’histoire et la culture s’unissent ici plus qu’ailleurs pour former une conscience collective. » C’est le nationalisme éternel. Il est vrai qu’aujourd’hui on trouve, comme Alain de Benoist l’a bien remarqué, une opposition entre nation et communauté, mais les arguments restent exactement les mêmes. 

Permettez-moi de citer Ludwig von Mises à l’encontre de cette vision de la nation fondée sur une conscience collective. Dans son ouvrage La nation, l’Etat et l’économie, il se pose la question de la nation. La nation, c’est la langue. Ce n’est pas original. Mais Mises ajoute que des personnes qui parlent plusieurs langues appartiennent à plusieurs nations. Cette idée des nationalités qui peuvent se superposer, s’assimiler, se mélanger est intéressante et humaniste par rapport à celle de Schmitt et de Walzer. Revenons à ce dernier. Il défend le droit pour toute communauté d’interdire l’immigration. Mais toujours selon lui, aucune communauté n’a le droit d’empêcher l’émigration. Je trouve qu’il y a là une incohérence remarquable. Permettez-moi de rappeler que la question des communautés avait déjà été posée par Tocqueville. Ce dernier est un libéral, mais certains passages de ses livres pourraient être interprétés comme communautaires. Pour un libéral cependant, le point central reste le caractère volontaire de l’association communautaire. Il est vrai qu’on naît dans une certaine communauté, que l’on ne choisit pas sa langue, sa culture ; mais d’un point de vue libéral il est également vrai qu’on a par la suite le droit de les choisir. 

Tocqueville déjà avait perçu le danger de la Révolution française qui laissait un vide entre l’individu et l’Etat, après l’élimination des corps intermédiaires. C’est une question importante que l’Eglise catholique a soulignée avec le principe de subsidiarité. Ainsi, il est difficile de comprendre pourquoi l’Eglise catholique qui a toujours été universaliste et antinationaliste au XIXème siècle - je pense au mot de de Maistre : « Je meurs pour le Pape et pour l’Europe » - semble revenir, surtout les catholiques de gauche, au concept de communauté. Peut-être veulent-il éliminer l’Etat et doit-on analyser ce phénomène comme un antiétatisme ? 

Existe-t-il une nature humaine ?
Le communautarisme présente deux côtés, l’un politique, l’autre anthropologique. Le plus souvent, ce sont des néo-aristoteliciens qui croient qu’il y a une « nature humaine » et que cette nature peut être connue. Mais y aurait-il donc encore quelqu’un pour croire à la nature humaine ? Peut-on encore parler d’une détermination métaphysique définissant la bonne vie ? Je pense qu’après Kant, la tâche est complètement impossible. Et pourtant, on continue de parler comme si on pouvait trouver ce qui est objectivement bon pour l’homme. D’ailleurs, s’il y a une nature humaine, c’est la sociobiologie qui peut nous le dire, et non pas la métaphysique. Peut-être avons-nous une nature biologique mais là aussi il faut faire attention : qu’est-ce qu’une nature biologique ? Le débat entre « nature » et « nurture » continue d’être aigu. Les sciences biologiques et du comportement de ces cinquante dernières années nous ont montré certains traits biologiques de notre caractère. Or Hayek nous a rappelé que la civilisation existe justement pour réprimer nos instincts naturels. Pourtant, je n’arrive pas à comprendre comment on peut parler d’une nature humaine, qui existerait au-delà de notre nature biologique, que l’on peut découvrir à priori ou par voie métaphysique. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais été non plus d’accord avec les libertariens du courant néo- aristotélicien. 

En lisant les libertariens qui parlent des droits naturels de l’homme, j’avoue que je suis dépassé. Je suis pour une approche pragmatique de la question. Je ne crois pas que les hommes aient des droits, ni qu’ils en sont dépourvus. On peut raisonner sur la base des conséquences des concepts et se passer de cette métaphysique. Ainsi, dans l’hypothèse où on n’attribue pas à l’individu certains droits, le résultat est un certain état des choses. Si on veut éviter pareil état des choses, alors on peut raisonner comme si les hommes avaient des droits. Mais l’idée qu’on possède un droit naturel sur son corps ou les objets qu’on a travaillés me dépasse complètement. Je suis peut-être un positiviste. Je crois pourtant à la vérité et au fait que certains principes vous mènent à la richesse, d’autres non. 

Les communautariens ainsi que beaucoup de libertariens aiment dire que la société doit être fondée sur la réalisation des « buts véritables » de l’homme. Quelqu’un peut-il me dire quel est le but véritable de l’homme ? J’attends aussi une liste d’actions bonnes pour l’homme et une définition de la bonne vie. J’ai lu bien de philosophie allemande portant sur la « philosophie de la pratique ». Elle n’a cessé de nous conseiller sur la voie à suivre pour mener une bonne vie: il vaut mieux avoir de bons amis que des amis infidèles, il vaut mieux entretenir de bons rapports avec sa famille plutôt que d’être isolé, etc. On est parfaitement d’accord. Seulement, en quoi ces recommandations sont-elles intéressantes et nouvelles ?
A quoi bon le communautarisme ? 

Aujourd’hui, nous appartenons tous à des communautés multiples. Je suis italien, je parle français, j’ai fait un doctorat en Belgique, je travaille surtout avec des Américains. C’est une grande chance que les hommes puissent sortir du tribalisme intellectuel. D’un point de vue normatif, où le mal réside-t-il ? Certains pensent que les hommes effrayés vont se replier sur eux- mêmes et se faire la guerre. Il ne me semble pas que cela soit vrai. Les démocraties libérales qui échangent énormément ne se font jamais la guerre. Ce sont les régimes des années 30, les idées de patrie et de nation, qui nous ont conduits à la guerre. Là où il y a échange culturel, économique, intellectuel, il n’y a pas de guerre, ni d’agression psychologique. 

Je pense donc que le communautarisme n’a ni base intellectuelle ou épistémologique, ni base morale. Je reconnais qu’il présente des exigences vraies et que les libéraux doivent fournir des réponses à certaines (mais pas toutes) les questions des communautaires. Mais dans ses réponses, je ne vois pas en quoi le communautarisme rend service au monde moderne. 

Par Angelo PETRONI

 

Angelo Petroni

De Wikiberal
 
Angelo M. Petroni est professeur à l'Université de Turin et Directeur de la Scuola Superiore della Pubblica Amministrazione. Il est membre du Conseil scientifique de l'Institut Turgot et du bureau éditorial du Journal of Libertarian Studies.
C'est un spécialiste de de l'épistémologie et de l'éthique, particulièrement la bio-éthique.

Bibliographie

  • 1981, "Karl R. Popper: il pensiero politico", Firenze : Le Monnier
  • 1983, Complex Phenomena and Simple Explanations, Rapport XII I.C.U.S, Chicago
  • 1984, Explanations or Microreductions ?, Rapport XIII I.C.U.S., Washington
  • 1986, Compte-rendu du livre de Raymond Boudon, `La place du désordre', L'année sociologique, N°60, pp. 357 -381
  • 1986, avec S. Monti-Bragadin, "Introduzione", In: Friedrich von Hayek, Legge, legislazione e libertà, Milano, Il Saggiatore, traduction de la trilogie de Friedrich Hayek, Law, Legislation and Liberty, London, Routledge and Kegan Paul
  • 1987, "Comments on Opp’s Essay" (Karl-Dieter Opp: The Individualistic Research Program in Sociology), In: Gerard Radnitzky, dir., Centripetal Forces in the Sciences, Vol II, New York: Paragon House
  • 1989, L’individualismo metodologico, In: A. Panebianco, dir., L’analisi della politica, Il Mulino, Bologna
  • 1990, "Note on von Hayek's Theory", In: M. Alonso, dir., "Organization and Change in Complex Systems", New York, Paragon House - An ICUS Book
  • 1992,
    • a. "L’impossibilità di redistribuire la libertà degli uomini", «L’Opinione», giugno
    • b. "Sullo stato presente di uno concetto inattuale : la liberta", Filosofia politics, Vol VI, n°1, pp55-64
  • 1995, “What is Right with Hayek's Ethical Theory”, Revue européenne des sciences sociales, 33, 100, pp89-126
1998, Is There a Morality in Redistribution?, In: Hardy Bouillon, dir., "Libertarians and Liberalism. Essays in Honour of Gerard Radnitzky", Suffolk, Gran Bretaña: Ipswich Book Company, pp195-210

Angelo Maria Petroni - Wikipedia

it.wikipedia.org/wiki/Angelo_Maria_Petroni

Bonus:
 
Bioéthique et politique de la santé : les dérives de l'Union Européenne
par Angelo Petroni


L'Europe est-elle libérale ou socialiste ? 

Bien malin qui saurait le dire. L'Union Européenne cultive l'ambiguité. Elle est clairement libérale lorsqu'elle s'occupe de démanteler l'empire des anciens monopoles publics. Nul ne saurait en douter. Son objectif appartient au pur credo libéral : libérer l'entrée sur les marchés traditionnellement contrôlés par les firmes de "service public". Mais, paradoxalement, lorsqu'il s'agit des marchés privés, l'action des autorités communautaires s'exerce en sens exactement inverse : sa politique d'harmonisation réglementaire aggrave les coûts d'entrée de nouvelles firmes et réduit d'autant la concurrence effective. L'inverse même de ce qui est en principe recherché.

Angelo Petroni est un universitaire italien bien connu - et apprécié - des anciens étudiants d'I.H.S.-Europe, ainsi que des habitués de l'Université d'été de la Nouvelle Economie à Aix en Provence. Membre de l'Etat-major de Forza Italia, il vient d'être nommé Directeur de la Scuola Superiore della Pubblica Amministrazione, l'équivalent italien de l'ENA française. Invité aux Etats-Unis par le professeur Tristram Engelhard à faire un exposé pour décrire l'attitude européenne par rapport aux problèmes de bioéthique et en matière de politiques de la santé, Angelo Petroni a rédigé un texte qui nous offre une remarquable synthèse de la manière dont les procédures de décision au sein de l'Union Européenne conduisent souvent les responsables européens à trahir les propres règles qu'ils s'étaient pourtant imposées. 

Alors que s'engagent les travaux de la grande Convention sur l'avenir des institutions européennes, ce texte illustre à partir d'exemples politiques concrets comment les procédures de décision actuellement en vigueur, dans un contexte où chacun s'efforce d'accumuler et d'augmenter son pouvoir, créent des dérives systématiques dans un sens qui contredit non seulement les principes proclamés de l'Union, mais encore les textes mêmes des Traités. Autrement dit, il nous conduit au coeur même des problèmes qui devraient catalyser toute l'attention de la Convention (mais qui y seront sans aucun doute les plus négligés !).

Le professeur Petroni nous rappelle comment, à partir de la fin des années 1980, la Communauté européenne s'est de plus en plus transformée en une machine à re-réglementer les marchés à partir du centre, à réduire la diversité régionale, et finalement à réprimer les choix des individus. Il utilise l'exemple des politiques de la santé pour montrer comment des raisonnements d'une absurdité patente sont systématiquement invoqués pour neutraliser l'application du principe de la subsidiarité. De la même façon, il met à nu les perversions intellectuelles qui permettent d'utiliser le célèbre "principe de précaution" comme instrument pour renforcer la centralisation, de même que l'absurdité des arguments généralement invoqués pour plaider la cause d'une "grande politique scientifique européenne".

LES COMMUNAUTARIENS CONTRE LA MODERNITE avec André BERTEN

L'Université Liberté, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.



Libéraux et libertariens
Commençons par une petite élucidation de vocabulaire. Il faut se rendre compte que le débat entre les libéraux et les communautariens aux Etats-Unis s’est surajouté à un débat préalable entre libéraux et libertariens. Les libéraux (« liberals ») aux Etats-Unis constituent une position centriste et relativement égalitariste qui est née du New Deal. La figure exemplaire du libéralisme à l’américaine est John Rawls et son ouvrage A Theory of Justice, (1971). Si les libéraux maintiennent une priorité radicale aux droits et aux libertés, ils adoptent malgré tout des positions sociales différentes de celles adoptées par exemple par Robert Nozick. Une des premières réactions à la Théorie de la Justice a été libertarienne, exprimée par Nozick dans son livre Anarchie, Etat et Utopie (1974) qui joignait une forme de libéralisme politique, qui est une vieille tradition américaine, avec les formes de libéralisme économique les plus fortes, celles que l’on trouve chez Hayek ou chez Friedman. Cette caractéristique distingue les libertariens des libéraux. D’ailleurs, par certains aspects, ce courant libertarien correspond mieux à ce qu’on entend par libéraux en France. Donc, il ne faut pas se tromper lorsqu’on envisage le débat entre libéraux et communautariens. La première attaque contre les grands libéraux, Rawls, Dworkin..., a été d’abord une attaque que l’on dit de « droite », en tout cas, elle fut instiguée par les libertariens. Il y a eu d’autres attaques qui venaient des radicaux de gauche, par exemple du marxisme analytique. 

Le débat communautarien se situe de façon tout à fait différente ; Alain de Benoist l’a très bien présenté. Les thèses des communautariens étaient nouvelles, au moins aux Etats-Unis, parce que Rawls a écrit la Théorie de la Justice contre l’utilitarisme et donc contre l’idée que la croissance économique fournissait une sorte de bien-être moyen et que, de ce point de vue, le problème des inégalités et celui du respect absolu des libertés n’étaient pas très importants. Or les attaques communautariennes qui ont, me semble t-il, des résonances avec des traditions avec lesquelles nous sommes plus familiers sur le Continent, avaient une toute autre teneur. Il y a quatre principaux auteurs communautariens : Michael Sandel, Alasdair McIntyre (auteur de Après la vertu et de Quelle justice ? Quelle rationalité ? ), Charles Taylor et Michael Walzer. Outre ses représentants qui ont lancé le mouvement communautarien dans les années 80, il y a toute une nébuleuse de penseurs autour des communautariens. Je dirais de façon presque caricaturale que tout sociologue est communautarien d’une certaine façon, car les idées développées par Sandel sur le fait qu’il y a un certain conditionnement social et culturel des individus, est quelque chose de tout à fait évident et incontestable, mais qui à mon avis n’invalide pas un certain nombre de thèses libérales. 

Par exemple, Robert Bellah et toute son équipe ont défendu, aux Etats- Unis, des thèses sociologiques très proches des thèses communautariennes, bien avant les communautariens eux-mêmes. Des penseurs politiques qui nous sont plus familiers comme Hannah Arendt ou Leo Strauss, traduits en français depuis bien longtemps, ont aussi pas mal d’accointances avec le courant communautarien. Des philosophes néo-aristotéliciens - je pense à Hans Jonas ou Gadamer en Allemagne, et Ricoeur en France - sont également proches de cette pensée. Ricoeur, dans l’ouvrage Soi-même comme un autre, présente ainsi les différents moments de l’éthique et de la morale. Il reconnaît, avec les libéraux, qu’il faut certainement tenir compte des règles morales qui ont une prétention universelle, par exemple la formulation de droits que l’on trouve chez Kant et dans le kantisme, ou dans le libéralisme de John Rawls. Mais, en dernière instance, c’est une éthique du bien commun qui doit surmonter les apories du libéralisme. Donc, je n’hésite pas à placer Paul Ricoeur dans le courant communautarien. Ensuite, on trouve des auteurs républicains dans la tradition de Machiavel comme Quentin Skinner. 

Une critique de la Modernité 
Quel est le trait le plus commun à cette nébuleuse des communautariens? On ne peut les unifier que de façon négative. Ils manifestent une méfiance, et parfois une critique très radicale, vis-à-vis de la modernité et de certains de ses caractères, tels la rationalité ou la prépondérance donnée à l’individu rationnel, l’émergence de l’individualisme qui les choque, la différenciation des sphères comme par exemple la séparation radicale entre la morale et la politique, entre l’Eglise et l’Etat ; l’idée même de laïcité peut faire problème à un grand nombre de communautariens, de même que la liberté, les droits individuels, la méfiance à l’encontre de l’Etat que manifeste tout libéral. Tous ces éléments typiquement modernes ont suscité une critique communautarienne. On peut comprendre un certain nombre de réactions communautariennes, car si on fait une analyse de la modernité, il faut tenir compte aussi d’éléments pathologiques. La modernité n’est pas bien sûr positive à 100%. 

L’intérêt de l’attaque communautarienne est d’avoir mis le doigt sur un certain nombre d’insuffisances de la pensée libérale. Je ne pense pas qu’elle ait donné lieu à une déroute de cette dernière, loin de là. Mais je constate que les principaux tenants de la pensée libérale aux Etats-Unis ont, au cours du débat avec les communautariens, fait un chemin qui les font adopter aujourd’hui une position moyenne. Ils ont intégré un certain nombre des critiques communautariennes, répondu à beaucoup d’objections et dénoncé le fait que certaines critiques étaient déplacées et ne touchaient pas aux fondements du libéralisme. Mais ils ont concédé un certain nombre de choses. On pourrait le montrer chez Dworkin et Kymlicka. John Rawls est un bon exemple de cette évolution. La Théorie de la Justice de 1971 était un livre rigoureusement libéral au sens où les principes de justice affirmaient effectivement la priorité absolue des libertés et des droits fondamentaux par rapport à l’égalité des chances, ou à ce que Rawls appelait le « principe de différence », c’est-à-dire la nécessité de penser le développement économique en fonction aussi de l’avantage des plus mal-lotis d’après le principe visant à maximiser la situation des plus désavantagés. Or, son ouvrage de 1993, Political Liberalism (qui a été presque immédiatement traduit) présente de ce point de vue un certain nombre de concessions. La plus importante vise la définition même du libéralisme. 

Le libéralisme de John Rawls
Au fond, le libéralisme n’est pas une théorie abstraite, absolue, a- historique et sans fondements sociologiques. Rawls reconnaît que défendre les positions libérales, la neutralité de l’Etat et les droits absolus, n’a de sens que par rapport à une tradition, la tradition même du libéralisme. C’est une concession majeure à certaines thèses communautariennes. Certes, la tradition défendue par les libéraux se démarque de façon importante de la conception de la tradition qui est à la base des positions communautariennes. Les libéraux peuvent reconnaître que l’individu n’est pas un être souverain qui choisit absolument les valeurs auxquelles il va adhérer, ni un être absolument libre qui détermine sans présupposés le bien et la finalité qu’il vise. Néanmoins, le monde libéral s’est construit sur l’exigence normative de l’autonomie et de l’indépendance de l’individu, et cela constitue un trait spécifique de sa « tradition ». Il est alors très important de comprendre que si le monde libéral peut être un monde consistant qui a une substance réelle, c’est bien parce qu’il a fait la preuve dans l’histoire que l’exercice des valeurs libérales est aussi une forme de culture politique tout à fait viable. Rawls définit les citoyens de nos sociétés démocratiques libérales comme ayant deux pouvoirs moraux. Le premier pouvoir, dit-il, est la rationalité. Selon Rawls, un individu rationnel est celui qui possède les facultés de jugement et de délibération nécessaires à la recherche des fins et des intérêts qui lui sont particuliers (qui est capable de se former une conception du bien, de la réviser éventuellement ou d’en changer). Mais le second pouvoir est le sens de la justice : il qualifie l’individu comme raisonnable. La tradition libérale comporte ainsi une certaine conception de la justice (dont la « justice comme équité » de Rawls n’est qu’une conception possible). 

C’est pourquoi, par rapport aux conceptions communautariennes qui affirment que l’individu n’est pas un être absolument désincarné et désengagé, il me semble qu’on peut soutenir une position politique libérale qui pose que quels que soient les engagements et les enracinements de l’individu, l’Etat doit lui permettre, et non l’obliger, de changer ses options fondamentales. C’est l’idée qu’un individu peut se convertir ou abandonner la religion dans laquelle il a été élevé. C’est quelque chose qui doit lui être reconnu comme un droit fondamental, une possibilité reconnue politiquement. 

Je vais développer deux thèmes communautariens qui me semblent importants. Le premier concerne la morale et l’épistémologie politique ou la manière dont on conçoit les rapports entre le moral et le politique. L’autre point concerne la question sociologique. 

La théorie du contrat social
Du point de vue de la morale politique, la critique fondamentale des communautariens vise la conception de la société comme le résultat d’un contrat social. Or l’idéologie contractualiste oriente fondamentalement la pensée politique moderne. Tout penseur politique moderne d’une certaine façon est contractualiste. Cela ne veut pas dire que le contrat social a véritablement existé, mais que le modèle selon lequel on doit penser une société pluraliste est le modèle selon lequel les individus se mettent d’accord pour savoir le genre de société à mettre en oeuvre. Or, les communautariens soutiennent que cette fiction est nuisible parce qu’elle rend contingent et secondaire ce qui constitue véritablement les traditions. Le modèle vient de Descartes qui a dit que rien de ce qui lui a été enseigné par les Anciens n’a de valeur et qui recommence à zéro. Les communautariens soutiennent que le modèle libéral politique du contrat social pose qu’à tout moment on peut repenser la société à partir de rien. Ce n’est pas tout à fait faux bien sûr ; cependant, nous libéraux pensons la société à partir d’une tradition. 

Cela implique aussi me semble-t-il une épistémologie, c’est-à-dire une manière de concevoir le jugement politique. Les libéraux défendent l’idée que des arguments qui sont liés à des engagements philosophiques ou religieux ne sont pas des arguments qui doivent être dévéloppés pour constituer les règles de la société. Par exemple, les règles de justice ne doivent pas être justifiées à partir de nos croyances religieuses. Les communautariens estiment, eux, que la laïcité, entendue comme neutralité de l’Etat, est une sorte d’utopie ; non pas qu’il faille avoir un Etat intégriste, un mélange absolu entre l’Eglise et l’Etat, mais qu’il est impossible que n’interviennent pas dans le débat politique nos croyances les plus profondes. Donc cette séparation entre le moral et le politique qui est une des thèses des libéraux est une pure illusion qui ne peut être au fond que mensongère par rapport à ce qui est véritablement en jeu dans les débats. 

Je vais ajouter un élément qui concerne les questions anthropologiques et sociologiques. Un des reproches fondamentaux qui a été fait aux libéraux est celui-ci : les communautés, en tant que telles, ont une valeur. Si nous laissons la société fonctionner selon les règles de la liberté individuelle, c’est-à-dire selon les règles du marché, il y a de grandes chances pour qu’un certain nombre d’identités culturelles disparaissent, soit parce qu’elles sont minoritaires, soit parce qu’elles n’ont pas les moyens de se maintenir, ou encore parce que les règles du libre marché culturel ne se réfèrent pas à la valeur culturelle des groupes : elles sont de nature économique. La critique communautarienne défend l’idée que le libéralisme politique n’a pas d’autres méthodes pour valoriser les libertés que celle du marché. Par rapport à d’autres valeurs (religieuses, artistiques ou esthétiques, etc.), le marché est une méthode qui ne permet pas de préserver les entités culturelles spécifiques. 

 Par André BERTEN,



André Berten

https://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/etes/.../DOCH_006_(Berten).pdf
André Berten. HABERMAS CRITIQUE DE RAWLS. LA POSITION ORIGINELLE DU POINT DE VUE. DE LA PRAGMATIQUE UNIVERSELLE
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