octobre 17, 2023

L'IMPLOSION ÉTATIQUE ET L'AVENIR DU LIBÉRALISME EN FRANCE

Rappel et déjà 23 ans, et toujours la même idéologie aux conséquences toujours dès plus incroyables

Montréal, 1er avril 2000, entrevue avec Martin MASSE de QL

 

   Le « génie français » ne s'exprime plus depuis longtemps dans l'élégance, la subtilité et la profondeur philosophiques, mais plutôt, des deux côtés de l'Atlantique, dans la logomachie nationalo-étatiste. Tout comme le Québec en Amérique du Nord, la France est l'une des régions parmi les plus taxées et bureaucratisées en Europe, et l'un des pays au monde où les idées libérales sont le plus férocement combattues par une petite élite marxisante qui résiste encore et toujours à la soi-disant « dictature du marché » 
  
          Bertrand Lemennicier trace un tableau assez sombre de la situation dans l'Hexagone. Selon lui, les Français sont économiquement incultes et la pensée libérale n'arrive pas à percer les barrières des médias et des milieux académiques. Toutefois, les pressions venant de la Communauté européenne et de la concurrence internationale se font sentir et des factions de la nomenklatura socialiste au pouvoir perçoivent désormais la nécessité des réformes. Aussi, comme ailleurs, internet pourrait permettre aux libertariens de répandre leurs idées et de mieux s'organiser en contournant les réseaux fermés de l'establishment de gauche.  

          Bertrand Lemennicier, économiste et professeur à l'Université de Paris II, est l'une des figures importantes du courant intellectuel libertarien en France ces dernières décennies. Comme on peut le constater sur son site web, il n'a pas froid aux yeux lorsque vient le temps de défendre la liberté individuelle sous toutes ses formes: sur une page consacrée aux sujets et thèmes tabous, on conseille aux âmes sensibles de s'abstenir... Il était de passage au Québec il y a quelques semaines pour donner une conférence dans les cadre des séminaires Choix individuels et liberté organisés par les professeurs Alain Albert et Pierre Lemieux à l'Université du Québec à Hull. C'est là que le QL l'a rencontré. 

L'inculture économique française  Martin Masse: Vous dites qu'il y a en France une sorte de mouvement orchestré contre le libéralisme et les idées libérales. Mais n'est-ce pas étrange que les gauchistes en France dénoncent une soi-disant « pensée unique » libérale qui n'existe pratiquement pas? 
  
Bertrand Lemennicier: L'anomalie en France est simple, les économistes ne sont pas le « groupe d'experts » qui discutent d'économie. C'est sans doute une particularité du milieu médiatique français, on ne s'adresse pas aux économistes pour parler d'économie parce que l'on ne veut pas que les Français soient confrontés au principe de réalité. Le milieu intellectuel de gauche, qui contrôle en grande partie les médias, cherche à développer ou à entretenir dans l'opinion publique un sentiment anti-économie. Il le fait en usant de l'émotion. Pour cela on prend des gens qui savent manier l'émotion. Et les littéraires sont mieux placés que d'autres pour ça, d'où le phénomène surmédiatisé de Vivianne Forrester. C'est un des paradoxes, son succès vient d'abord de l'ignorance des Français sur ce qu'est le libéralisme d'une façon générale, il y a à propos de cette philosophie politique une inculture totale, et aussi sur ce qu'est la théorie économique. Il y a une double inculture en France, d'abord celle sur le libéralisme – ça, ça ne surprend pas trop – mais en même temps sur l'analyse économique élémentaire. 
  
MM: Plus qu'ailleurs? 
  
BL: Il paraît qu'aux États-Unis, c'est à peu près pareil. Mais je pense que les Français ont quand même une tradition étatique profonde et une ignorance des phénomènes économiques parce qu'on a été marxisés beaucoup plus qu'aux USA. Mais cette ignorance ne prend pas sa source après les années 1945 mais au 19e siècle. Il faut savoir qu'il y a un monopole de l'éducation nationale depuis le 19e siècle qui n'a pas évolué. À travers l'université, avec la marxisation des années 1968, l'ignorance du libéralisme comme de l'économie continue encore aujourd'hui – l'ouvrage de Viviane Forrester a pour fondation intellectuelle le marxisme. Il y a des générations d'étudiants qui sont dans des facs où l'enseignement de l' économie est tenu par des collègues qui sont d'anciens marxistes ou des gauchistes. Au mieux, ils se sont reconvertis en keynésiens, ils sont nécessairement interventionnistes. Même ceux qui sont néo-classiques, non marxistes, qui pratiquent souvent l'économie mathématique sont aussi des interventionnistes ou des étatistes etc. Les collègues de ma propre fac sont au moins pour un État minimal. La raison en est que ces économistes « mathématiciens » n'ont pas compris les mécanismes de marché. Ils en sont restés au modèle de Walras et à la méconnaissance des mécanismes de marché en termes de processus, ça c'est très clair. Leur vision de l'État reste influencée par les idées du Prix Nobel Samuelson: l'Etat doit intervenir pour pallier les soi-disant « faillites du marché ». Hélas mes collègues libéraux – il y en a quelques-uns – et moi nous exerçons notre profession dans cette ambiance-là.  

Glasnost made in France 
  
BL: À l'heure actuelle en France, il n'y a plus d'opposition, il n'y a plus de droite, il n'y a plus rien. Les hommes politiques de droite (qui sont dans leurs idéaux en fait de gauche) ne peuvent plus s'exprimer, on ne les entend pas à la radio, ni à la télévision. Tout est dominé par la gauche. D'où le sentiment de pensée unique chez des gens comme nous. Cependant à l'intérieur de la gauche, on a le phénomène de la nomenklatura des pays de l'Est. Il y a une fraction de la gauche qui est pour que l'on ouvre le pays, qu'on le pousse vers le libéralisme.  
  
MM: Pourquoi est-ce qu'ils se définissent à gauche ces gens-là, alors? 
  
BL: Il y a deux gauches, sinon trois. L'ensemble des gauchistes de 68 qui ne sont pas ouvriers mais étudiants, fils de riches, plus riches que moi, qui ont viré à gauche pour x nombre de raisons, soit par intérêt personnel, soit parce qu'ils croyaient que l'avenir était au socialisme. Une fraction d'entre eux sont pour une forme de libéralisme, d'ouverture du pays. En revanche une autre fraction est contre. Donc il y a un conflit qui est très typé, qu'on a retrouvé au moment de Gorbatchev, entre une nomenklatura qui voit bien qu'il faut ouvrir le pays parce qu'on ne peut pas continuer plus loin, et puis une autre qui veut exactement l'inverse. On est dans cette phase, me semble-t-il, dans le milieu politique de gauche. Avec le fractionnement et la montée des extrêmes, avec Krivine et puis Arlette Laguillier qui gagnent des votes à gauche contre le PC ou le PS. Les écologistes entre eux subissent la même fracture: c'est la compétition entre Cohn-Bendit et puis Voynet. Et ce qui me paraît particulièrement intéressant, en France, c'est l'arrivée au pouvoir de la génération gauchiste et trotskyste de 1968. Jospin est un ancien trotskyste. Un clan de 68 applique ses idées d'autrefois, avec certains qui sont plus ou moins évolués, des gens qui sont restés strictement marxistes, Krivine et d'autres, et avec un Cohn-Bendit qu'on va critiquer comme étant libéral à gauche, mais qui va rejoindre un Fabius qui lui aussi tourne un peu libéral.  
  
Donc, il y a une gauche libérale, une gauche gorbatchévienne, et puis une gauche communiste ultra-gauche qui veut faire le chemin exactement inverse. D'où la contradiction, mais enfin, c'est une contradiction qui est strictement interne, qui ne porte pas nécessairement à conséquence, parce que la France est gouvernée par la Commission européenne. Toutes les grandes décisions ne sont plus prises en France, mais prises à travers la constitution de l'Europe, à travers la Commission européenne. Le pouvoir monétaire a disparu en France, puisque maintenant c'est le « machin » européen comme aurait pu dire de Gaulle, le droit français n'existe plus puisque ce sont les conventions européennes qui dominent le droit français, et les Français ne peuvent plus faire autrement. Petit à petit même la France est obligée de réformer sa bureaucratie, d'où les grèves des fonctionnaires. Les privatisations nous sont imposées, si on ne les fait pas, on est sanctionné par la CE. 
  
D'où le climat politique. En fait il n'y en a presque plus. Je pense que très rapidement on va voir ce qui est apparu dans les pays de l'Est, un divorce extrêmement profond entre les opinions publiques affichées et médiatiques d'un petit microcosme, assez parisien, et le reste de la population. On le voit, à chaque élection, le taux d'abstention et de votes blancs ou nuls monte constamment. Il monte d'autant plus que l'on est jeune. Et ça, c'est les prémisses d'une révolution au sens des pays de l'Est.  

Libéraux ostracisés  
  
MM: Pour revenir à la campagne contre les vrais libéraux, comment est-ce qu'on ostracise tous ceux qui pensent différemment? Madelin est quand même là, il doit bien y avoir des gens, la France c'est quand même gros, c'est 60 millions d'habitants, il y a quand même des places où s'exprimer.  
  
BL: Oui et non. Madelin ne peut pas dire ce qu'il pense, il affiche de temps en temps des opinions publiques qui divergent de ses croyances privées. 
  
MM: Pour ne pas se faire ostraciser? 
  
BL: Oui, pour ne pas se faire ostraciser, et c'est comme ça que ça fonctionne. La droite n'a jamais détenu le pouvoir médiatique. Elle ne le détient pas à cause des événements de 44-45. La presse française avait choisi le camp de Vichy. À l'épuration, les communistes ont pris le contrôle de la presse à travers des journaux et le contrôle de l'imprimerie. Tout le développement du futur, jusqu'à maintenant, est inscrit dans ce point de départ, la sécurité sociale, la mainmise du PC et de la CGT [syndicat communiste] sur le ministère des Transports, etc. Même dans le sport. Il suffit de regarder quels sont les ministères qu'ont les communistes pour voir qu'ils ont redemandé leurs bastions. Alors en 83 c'était pareil, et en 97 aussi. En 44, ils avaient demandé le ministère de l'Intérieur, le ministère des Armées, etc. De Gaulle a dit non pour le ministère de l'Intérieur et le ministère des Armées, mais il a donné le Transport, il a donné le ministère de la Sécurité sociale et je ne sais plus quoi d'autres, deux ou trois autres, et ils ont fait passer toutes leurs réformes qui ont figé la France, pratiquement, qui figent la France jusqu'à maintenant.  
  
D'autres facteurs jouent: la manipulation de l'électorat à travers les permis de construire, la politique de HLM et le découpage des circonscriptions, et aussi à travers le contrôle de la télévision. Sans parler des effets de stigmatisation de l'alliance entre communistes et socialistes dénoncée par les gaullistes jusqu'en 1981, l'alliance entre l'extrême-droite et la droite dénoncée par les socialistes que le contrôle de la télévision favorise. 
  
MM: Est-ce que vous diriez que ça a marché tellement bien qu'aujourd'hui parmi la population, il n'y a même pas de libéraux qui s'ignorent ou de libéraux cachés? 
  
BL: Non, il y en a. 
  
MM: Pourquoi est-ce qu'ils n'émergent pas ces libéraux-là?   

BL: L'expérience montre qu'il y a une fraction de la population française qui est libérale, j'allais dire spontanément libérale, mais on ne peut coaliser ces gens-là parce que l'on ne peut pas, au niveau des médias, atteindre un seuil suffisant de libéraux pour générer une cascade libérale. Soit la taille du groupe des libéraux est trop petite, ce qui est vrai, soit parce que le nombre d'activistes libéraux est trop faible. On est obligé de tout faire et on ne peut profiter de la spécialisation que l'on observerait si la taille du « marché » des idées libérales était plus grande.   
  
La science économique sous tutelle de l'État 
  
MM: Qu'est-ce qui manque pour que ça marche? 
  
BL: Il manque une chose relativement simple: des enseignants libéraux en France, et des économistes libéraux en particulier. Ils ont été en fait éliminés de l'enseignement en 1880...  
  
MM: Ça fait 120 ans! 
  
BL: Oui, parce que l'enseignement de l'économie a été interdit et a été mis chez les juristes. Avant, il y avait des chaires d'économie. Jules Ferry a collé l'économie dans les facultés de Droit. Même son ami Walras, il ne lui a pas offert une possibilité d'enseigner à Paris ce qu'il réclamait. Les socialistes de l'époque redoutaient comme aujourd'hui cet enseignement-là. Mais dans les facs de droit, avant de devenir économiste, il fallait faire son doctorat, enfin presque, c'est au niveau du doctorat qu'on se spécialisait en économie. Donc, c'était des juristes. Et vous avez simultanément la montée du droit positif. Cela va durer pratiquement jusqu'en 1964-65. À cette date, on va se séparer des juristes. Il va se créer un enseignement de l'économie dans l'université. Le seul enseignement qui restait de l'économie était à travers les écoles d'ingénieurs. Il y a eu quelques grands libéraux, comme Rueff, Allais... on ne sait pas trop s'il est libéral, il est plus gâteux qu'autre chose. Il y en a eu quelques-uns à travers Polytechnique, mais pas beaucoup. Alors, en 1964, la science économique devient autonome et qu'est-ce que vous avez? Eh bien, vous avez tout le travail des gens de gauche, de l'intelligentsia de gauche dans l'enseignement – l'école normale étant dans les mains du PC – une grande partie des élites sont à gauche, deviennent marxistes, et 68, eh bien, c'est la génération des marxistes qui envahit l'enseignement. Donc, avec le phénomène de la généraiton de 68 qui a contrôlé l'enseignement unversitaire et secondaire, je constate que c'est tout à fait normal de ne pas trouver de libéraux. 
  
MM: Donc, en ce moment, les gauchistes dominent tout, dans l'éducation, dans les médias... 
  
BL: Oui, dans l'éducation, oui, dans les médias, etc.   

Les fondations sous tutelle de l'État 
  
MM: Un journal comme Le Figaro, est-ce qu'il n'y a pas de la place là-dedans? 
  
BL: Un petit peu de place, mais sur les pages d'économie, une fois par semaine, et encore... Jean-Jacques Rosa, on ne peut pas dire que ce soit un hyper libertarien. Il est pour un plus petit État mais c'est un souverainiste, alors il est pour la nation contre l'État européen. Je comprends qu'on ne veuille pas de l'État européen, mais il n'y a pas de raison qu'on veuille aussi de l'État français, qui ne me paraît pas meilleur que l'État européen sous cet angle-là! Donc, il y a une difficulté à franchir ce cap des médias, et il y a une difficulté profonde de financement des activités libérales. Les groupes d'activistes qu'on voit à gauche sont financés d'une manière importante par l'État au travers des associations, de la capture des mutuelles. Les gens à droite, ou les libéraux, n'ont jamais été financés. Les entreprises ne financent pas, il n'y a pas de système de fondation qui permet justement la création de think tanks à l'anglaise ou à l'américaine... 
  
MM: Parce que la loi empêche les fondations? 
  
BL: Il y a un monopole de la Fondation de France, c'est-à-dire que c'est l'État qui décide si vous avez le droit d'avoir le statut de fondation, il faut que ce soit d'« utilité publique », et vous pensez bien que c'est pas le libéralisme qui va être reconnu d'utilité publique par les étatistes! Toute fondation qui est créée en France doit déposer ses fonds à la Fondation de France, c'est elle qui gère. 
  
MM: Les fonds qu'elle lève elle-même?  
  
BL: Si par exemple vous voulez lever des fonds pour soigner des handicapés, vous levez vos fonds, vous créez votre fondation, vous demandez à être reconnu d'utilité publique, alors vos fonds ne sont pas gérés par votre fondation, ils sont gérés par Fondation de France.  
  
MM: Mais les fonds, vous les obtenez du public, et les gens ont des reçus pour fin d'impôt, pour déductions fiscales? 
  
BL: Ah oui, tout à fait.  
  
MM: Mais ça veut dire que la Fondation de France décide où vous pouvez dépenser votre argent? 
  
BL: Oui, c'est le gouvernement, c'est eux qui gèrent au sens où ils vont contrôler étroitement l'utilisation des fonds...  
  
MM: Mais c'est ridicule! 
  
BL: Bien non, c'est le monopole! C'est le monopole de la charité dans les mains de l'État! D'ailleurs, l'histoire de la création de la fondation de France confirme cet argument, le juriste ou conseiller d'État qui a fait le projet écrit clairement dans son rapport qu'il faut un tel monopole. 
  
MM: Quand on contrôle l'argent, on contrôle tout.  
  
BL: Oui les hommes de l'État veulent contrôler les dons. Cependant on peut créer des fondations d'entreprises à condition que la fondation ne recouvre pas les intérêts de l'entreprise de près ou de loin. Mais les fondations d'entreprises sont antilibérales parce que les entreprises en France le sont. 
  
MM: Parce qu'elles sont subventionnées? 
  
BL: Parce qu'elles ont trop de liens avec l'État, elles sont d'abord soumises au diktat de l'État, elles ont toujours misé sur l'État, jamais sur la société civile.  
  
MM: C'est une grosse différence avec les États-Unis. 
  
BL: Oui, avec les États-Unis. Alors ça, c'est essentiel, parce que vous ne voyez pas émerger en France de think tanks qui pourraient rentrer en compétition avec la recherche publique ou avec l'éducation publique, vous ne les voyez pas émerger en France.   

MM: Et Euro 92, ce n'est pas une fondation? 
  
BL: Non, c'est un institut, ça n'a rien à voir. Un moment donné ça a servi plus pour Madelin, c'était lié à Idées Actions, ça l'est peut-être moins maintenant, encore que, bon... Et puis il n'y a pas de moyens, en fait, le problème est celui-là, l'institut Euro 92, ça fonctionne avec Henri [Lepage] et un site internet aujourd'hui. Il n'y a même pas de personnel, pas de secrétaire. Fort heureusement Internet nous permet de faire des choses qu'on ne pouvait pas faire autrefois.  Le monolithe universitaire 
  
MM: Donc, pour renverser la vague gauchiste, il y a différentes stratégies, on peut regarder ça sous l'angle de la stratégie. Par exemple, essayer d'établir une sorte de respectabilité académique avec des fondations, ça c'est impossible.  
  
BL: Ça, c'est impossible, y compris à l'université. C'est-à-dire que le système de cooptation est tel qu'on n'a jamais pu se regrouper entre libéraux par exemple pour détenir ou contrôler un département d'économie – excepté à Aix-en-Provence, et encore, ils ne sont pas dominants dans leur propre université, et pour moi c'est un accident historique. L'implantation d'un petit groupe de libéraux très actifs à Aix sous l'impulsion de Jacques Garello dépend d'une conjoncture des votes dans les commissions de spécialistes qui recrutent les enseignants. De temps en temps ils ont la majorité dans leur département.  
  
MM: Et est-ce qu'ils sont aussi ostracisés, les professeurs libéraux?  
  
BL: Ah mais oui, la plupart d'entre nous, bien entendu, nous avons été ostracisés, ou nous le sommes encore oui.  
  
MM: Dans quel sens, qu'est-ce qui se passe? 
  
BL: L'ostracisme opère à tous les niveaux, soit au travers des cours, suppression de cours sans que l'on vous préviennent, non-renouvellement de cours (on a connu cet épisode à Dauphine), empêchement d'avoir des positions de contrôle dans l'université, censure sur la publication de livres, etc.  
  
MM: Vous n'avez pas une espèce de garantie, une permanence? 
  
BL: On l'a puisqu'on est des employés de l'État et on a un statut très protégé en tant que professeur, moi j'ai un statut d'indépendance de la pensée, c'est un des aspects intéressants du statut lui-même, c'est la liberté de pensée, etc. Mais ça ne suffit pas. 
  
MM: Dans les faits si on vous coupe des cours, si on vous enlève des tribunes, ça ne donne rien.  
  
BL: Voilà, exactement, c'est ça, c'est ce qui se passe! On va vous supprimer des cours ou l'accès à des fonds de la recherche  
  
MM: Et ça, c'est fait systématiquement selon vous? Dans toute la France, il n'y a pas d'endroit où les libéraux peuvent vraiment enseigner normalement? 
  
BL: Ah non, on le sait que trop, puisqu'ils n'ont jamais réussi à se regrouper. Bon, est-ce qu'il fallait le faire, c'est un point qu'on discute, mais ils n'ont jamais eu un point fort en dehors d'Aix-en-Provence, il n'y a pas eu d'autre pôle. À Paris on n'a jamais pu le faire, c'est le système qui veut ça parce que, c'est ce que je pense, on n'avait pas le seuil critique de profs libéraux en France pour réussir. En Science Po, ils ont essayé de se regrouper, mais ça n'a pas marché. Ils ont un petit noyau, mais ça n'a pas réussi, même en Science Po, on n'a pas réussi à avoir un groupe de libéraux. Et Science Po, c'est quoi, c'est un bastion à domination socialiste. 
  
MM: Donc, dans le milieu académique, c'est fermé. Et c'est fermé à long terme, là, il n'y aura pas de changement... 
  
BL: Oui, tout à fait.  
  
MM: Et aussi longtemps qu'ils contrôlent ça, finalement, la légitimité académique du libéralisme n'a pas de chance.  
  
BL: N'a pas de chance, hélas c'est un fait. Il y a eu des erreurs de la part des aînés, soit liées à l'action collective soit en négligeant de passer le flambeau à des générations plus jeunes. La solution adoptée par exemple par les Aixois est de développer des institutions privées. La création d'IHS Europe, une filiale de IHS États-Unis [Institute for Human Studies], qui s'appelle aujourd'hui IES Europe, et de l'université d'été (c'est par cette université d'été que j'ai été mis en contact avec le groupe des libéraux en France) est un exemple rare de réussite. Jacques Garello est l'entrepreneur en libéralisme en France au travers de différentes associations, ALEPS, le site Libres, Génération libérale. Au niveau des fonds, il a pu convaincre des entreprises d'investir dans les idées libérales. Parce qu'il y a quand même des entreprises qui aident, qui donnent, mais ça ne suffit pas pour créer un réel pôle, et physiquement on n'a jamais créé un think tank. Il y a eu des essais mais qui ont toujours été ratés faute de fonds. Je dois cependant mentionner la montée en puissance de l'IFRAP (Institut Français pour la Recherche sur les Administrations Publiques) qui fait un travail remarquable avec de petits moyens. Donc, c'est le point important de l'échec du libéralisme en France   

La télé des petits copains 
  
MM: Si on regarde d'autres stratégies, dans les médias c'est quoi la situation? Le gouvernement ne contrôle tout de même plus les médias, Mitterrand avait libéralisé la télé et la radio, non? 
  
BL: Ah non, non non, ça, ça a empiré! Ce qu'il a libéré, c'est la radio.  
  
MM: La radio seulement. C'est-à-dire qu'avant il n'y a avait que des radios d'État, et là il y a des radios privées.  
  
BL: Oui, oui, locales ou autres, ça, ça a été libéralisé.  
  
MM: Et la télé? 
  
BL: La télé, c'est entièrement contrôlé, et puis on a fait le partage. FR3, c'est dans les mains des communistes, la Deux c'est dans d'autres mains, la Une a été privatisée, ça a été la grande erreur d'ailleurs d'une certaine manière. 
  
MM: Pourquoi? 
  
BL: Parce que TF1 a un monopole de fiat par son réseau hertzien (sa part de marché en audience dépasse 50 %). Il y a un contrôle de la télé par le CSA. Ce sont de fausses privatisations, en fait il s'agit de concession temporaire des ondes, il faut remplir un cahier des charges, etc. La seule chaîne privée et payante est Canal +. Cette chaîne privée a été donnée aux copains de Mitterrand. 
  
MM: Donc, même privatisée, c'est des socialistes qui contrôlent ça, on parle de l'information là-dessus, des émissions d'affaires publiques, ce sont des socialistes ou des communistes qui contrôlent? 
  
BL: Ah oui, qui contrôlent. Et c'est frappant quand vous regardez Canal +. Vous regardez tout ce qui est politique, en dehors des films et du sport, tout ce qui est information, etc., c'est même pas... c'est gauchiste. Les guignols [émission satirique mettant en vedette des marionnettes], si vous regardez les guignols, le débat, c'est très clair.  
  
MM: Et là, toutes les télévisions, mêmes les privées, il n'y a pas d'espace... 
  
BL: Alors, la Cinq, c'est une chaîne publique. Arte, un mélange avec les Allemands qui est pas toujours mauvais, les choses ont évolué avec le satellite et le câble. Maintenant, je peux avoir accès, ce que je ne pouvais pas avoir auparavant, accès soit à CNN ou simplement aux Anglais, soit à Sky News... 
  
MM: Mais les Français ne passent pas là-dessus! Si vous voulez passer votre message à la télé, est-ce qu'on vous interview à la télé? 
  
BL: Ah non non non, on ne va pas nous interviewer à la télé.  
  
MM: Jamais? À la télé française? 
  
BL: Il y a eu, il y a eu... épisodiquement, moi je suis passé une fois à LCI [canal d'information continue]... 
  
MM: Garello, des gens connus comme ça, est-ce qu'ils passent...?  
  
BL: Garello est passé une fois, invité par P. Manière, moi je suis passé plusieurs fois et à chaque fois, les émissions ont été fermées.  
  
MM: Hein! 
  
BL: Je porte la poisse à la télé! Je suis passé deux fois à FR3 dans l'émission de Berckoff, la première pour le livre fendre les indéfendables de Walter Block et la seconde sur le droit de porter les armes. L'émission a été supprimée après.  

MM: On ne vous invite jamais quand il y a des débats, un pour et un contre sur quelque chose, il n'y a jamais de libéraux qui sont invités? 
  
BL: Ah non, non non, surtout pas! 
  
MM: Qui est invité? C'est un communiste versus un gaulliste? 
  
BL: Oui! Ou Viviane Forrester!  
  
MM: Mais il n'y a pas de débat alors! 
  
BL: Ah ah! Non mais, c'est un des problèmes. De temps en temps à LCI, Henri Lepage est passé une ou deux fois en débat, Pascal Salin aussi est passé... 
  
MM: Mais vous comptez ça sur les doigts de la main, là, des libéraux qui passent à la télé. 
  
BL: Oui, de toute façon. Et moi je suis passé aussi sur l'immigration, je me rappelle, avec Philippe Simonot, à LCI, quand il avait son truc. Et peu de temps après, Philippe Simonot, on a supprimé son émission. Donc, on voit bien le contrôle, on ne peut pas s'exprimer. J'ai même été, moi, à des émissions de radio à France Culture, eh bien, supprimées! Le seul truc où on peut s'exprimer régulièrement, c'est Radio Courtoisie. Mais Radio Courtoisie, c'est vraiment la droite, l'extrême-droite, c'est toutes les droites d'une certaine manière, et c'est local. C'est-à-dire que ça ne frappe qu'une faible partie de la France – quoique depuis peu ils sont sur le satellite TPS donc l'audience est sur l'ensemble de la France et de l'Afrique du Nord. 
  
Le Monde de l'unanimisme gauchiste 
  
MM: Les journaux? Les magazines? 
  
BL: Les journaux, c'est réglé. Pas moyen d'écrire dans Le Monde non plus. Les seuls qui y arrivent, c'est de temps en temps Pascal Salin, compte tenu sans doute de son réseau de relations, de temps en temps, soit dans Le Monde, soit dans Le Figaro. Il avait une rubrique de conjoncture sur FR3 un moment donné, sous un autre gouvernement plutôt de droite à l'époque, mais il a dû laisser tomber ce genre de chose. On a réellement cette difficulté. Alors qu'est-ce qui reste? Il nous reste l'accès Internet. 
  
MM: Le magazine de Guy Sorman, il n'avait pas fondé un magazine, lui? 
  
BL: Non, ça a disparu, il est fermé. 
  
MM: Déjà? 
  
BL: Oui. C'est intéressant parce qu'il y a eu plusieurs magazines, Euro 92 avait voulu fonder un magazine, mais ça a fermé.  
  
MM: Pourquoi ça a fermé? Parce que ça ne se vendait pas? Parce qu'il y a eu des pressions politiques? 
  
BL: Non, parce que ça ne se vend pas. Il y a Valeurs actuelles, qui est quand même assez libéral, peut-être Le Point un peu plus. Alors il y a eu un effort, il y a eu une relève quand même dans le monde journalistique, des gens qui ont une position plus grande dans le milieu journalistique, mais des journalistes économiques, pas des journalistes d'une manière générale. Donc, ça existe, on ne peut pas être négatif à ce point-là. Il n'empêche que les idées quand même évoluent, si je regarde vingt ans avant, je pense qu'il y a quand même un progrès. Il y a même des socialistes qui disent quand même qu'il faut que ce soit plus libéral. 
  
MM: Plus libéral dans le sens de moins interventionniste, moins autoritaire, mais ils le sont tout de même encore.  
  
BL: Moins de fiscalité, plus de marché, plus de privatisations.  
  
MM: Mais c'est juste sur une échelle où, par rapport à d'autres qui le sont beaucoup, eux le sont un peu moins. Ils ne sont pas des libertariens, d'aucune façon.  
  
BL: Ah non, non, on le saurait, sans quoi, ils ont le pouvoir, hein! 
  
Une révolution silencieuse 
  
MM: Ces gens-là ne sont pas de vrais libéraux, ils sont amenés par la force des choses à aller dans cette direction. La Communauté européenne, est-ce que ça va forcer à changer les choses suffisamment pour que ça dégèle? Parce que privatiser deux ou trois sociétés, ça change pas grand-chose. 
  
BL: Bon, ça change pas grand-chose, mais ils sont obligés de privatiser les assurances, ils sont obligés de privatiser Air France, ils sont obligés de privatiser la SNCF [société des chemins de fer], ils sont obligés de privatiser le système d'entreprises publiques, et en fait, sans doute aussi la sécurité sociale, à travers le problème des mutuelles et des assurances. Tout le système élaboré en 44, 45, 47, qui va façonner l'État français saute avec la CE. C'est une révolution silencieuse parce qu'en France, on nous le cache, sauf qu'on voit les conflits. L'impact de la CE est sans doute puissant... 
  
MM: Mais est-ce que c'est la seule voie de changement que vous voyez? Si on continue dans les stratégies, est-ce qu'il y en a d'autres? Il y a l'Internet, parce que c'est la seule façon de briser le monopole des médias de l'establishment, pour le moment. 
  
BL: Oui, mais à condition que vous montiez, que les gens montent sur Internet. Vous savez, en France, les gens montent sur Internet pour aller voir du sexe. 
  
MM: Et ça se développe moins vite qu'ici.  
  
BL: Ça se développe moins vite. Même mes propres étudiants, ça vient petit à petit, mais c'est pas évident.  
  
Il y a aussi le problème démographique de la retraite dans sept ans. La France ne peut pas faire de transition vers la capitalisation des pensions à cause du corporatisme et du financement des syndicats et des partis politiques. Nos retraités sont les plus riches d'Europe pratiquement et dans sept ans, le ratio des retraités versus les cotisants va devenir insoutenable. On ne pourra pas payer. Ils vont être obligés de sanctionner ou ma génération, ou la génération suivante. C'est eux qui vont encaisser le choc. Alors, mes étudiants, comment ils vont payer?    

MM: Et qu'est-ce qui va se passer? Les gens vont réagir contre l'État? 
  
BL: Ah mais, c'est l'implosion! C'est le choc objectif que je vois, de l'incapacité de l'État français local – puisque pour le reste, c'est la CE – à faire face à ses promesses. 
  
MM: Et vous pensez que ce sera une opportunité pour les libéraux de montrer que l'État est en faillite?

 
BL: Oui. C'est l'implosion de l'URSS, ça s'effondre. Le système soviétique en France, à travers la Sécu, à travers l'éducation nationale, va s'effondrer tout seul. Alors, c'est une hypothèse, ça peut d'ailleurs être plus rapide, on ne sait pas qu'est-ce qui peut mettre l'étincelle. Publiquement, les opinions ont dû être déjà divorcées des croyances privées, des actes privés aussi, et ça, ça va aller en s'écartant, et puis il y a un moment donné où ça ne peut plus tenir. 
  
MM: Mais les gens vont peut-être réagir en se disant qu'il faut plus de contrôle. Pourquoi est-ce qu'ils réagiraient dans un sens plus libéral? 
  
BL: Parce qu'il y a une contrainte fiscale. Vous ne pouvez plus prendre votre retraite au même âge que les anciennes générations. Il faut rajouter cinq ans. Si vous la prenez plus tôt, vos revenus seront divisés par deux. Le gouvernement va augmenter toute la fiscalité, y compris celle sur les pensions de retraite, s'il peut le faire sans affronter les groupes de pression (il y a 9 millions de retraités aujourd'hui, demain ils seront 15 millions). Qu'est-ce que ça veut dire? Ma génération n'aura pas de retraite! Qu'est-ce que je fais? Je vais à l'étranger? Je dis à mes enfants de partir? C'est le risque majeur qui se rapproche rapidement. L'effet de boule de neige peut être plus rapide et arriver avant le phénomène démographique qui nous laisse encore une dizaine d'années. On ne sait pas.  
  
Il y aussi le choc de l'euro. Le choc de l'euro, ça veut dire que la politique fiscale, comment vous la contrôler?, ce n'est plus dans nos mains. Le budget, comment vous allez faire vos déficits budgétaires? La banque centrale européenne vous dira que vous n'avez pas le droit de faire plus de ceci ou plus de cela.  
  
Les contraintes de la concurrence 
  
MM: Ici, le débat là-dessus, sur comment forcer les gouvernements à privatiser, à couper, à réduire leur déficit et à l'éliminer, à réduire l'interventionnisme, ce n'est pas quelque chose d'imposé d'en haut, mais c'est l'idée de la concurrence. Est-ce que c'est aussi fort en Europe qu'ici? En Amérique du Nord, la concurrence est très forte entre les cinquante États et les dix provinces. Si une province baisse les impôts comme en Alberta et en Ontario, ici, on le sent tout de suite, les entreprises investissent ailleurs, les gens déménagent, etc.  
  
BL: C'est le bon côté du fédéralisme, mais en Europe, la concurrence des États n'est pas aussi forte que ça. D'abord, parce que les gouvernements en place ne la veulent pas, ils veulent une Europe harmonisée vers le haut.  
  
MM: Mais la concurrence internationale, est-ce qu'elle se fait sentir? Est-ce qu'elle fait partie du débat?                  
  
BL: Ça, la concurrence internationale, elle se fait sentir, oui. C'est Viviane Forrester et consort, elle ne veut pas de la dictature des marchés mondiaux. Les fonds de pension américains, quand ils viennent en France – parce que nous, on n'a pas le droit d'avoir des fonds de pension – c'est eux qui prennent nos entreprises et puis ils s'en vont. 
  
MM: Est-ce que les gouvernements se servent de cet argument-là pour dire: il faut baisser les taxes? Parce qu'ici ils le font. 
  
BL: Non. Ici, ils le font parce qu'il y a une concurrence directe. Mais justement, en France, c'est la gauche libérale qui dit ça, qu'il faut prendre le train en marche et ne pas se laisser faire battre par ça. Mais nous, ce qu'on voit, c'est surtout la montée des impôts, la machine continue. J'hyper-réglemente, la fiscalité monte, le machin monte, tout monte.  
  
MM: Mais les impôts n'ont pas baissé récemment, avec Jospin? 
  
BL: Mais non, non. C'est l'année d'ailleurs où on a été le plus taxé. C'est pas parce que les mecs ils annoncent que, o.k., on va faire une réforme, qu'en réalité elle se passe! Et que ce soit droite ou gauche, parce que Juppé, il y a mis du sien dans cette histoire-là.  
  
L'espoir des nouvelles générations 
  
MM: Si on revient à nos stratégies pour libéraliser la France, donc, est-ce qu'il y en a d'autres? Peut-être que ces mouvements-là, la mondialisation, l'euro, la CE, les pensions, ça pourrait aider en forçant les gouvernements à être plus réalistes. Mais qu'est-ce que vous voyez d'autre d'un point de vue plus optimiste? 
  
BL: Bon, il y a eu un progrès, malgré tout, dans la transmission des générations. Moi, quand je regarde les jeunes libertariens en France, on a transmis à des plus jeunes, et ils sont plus activistes dans le sens des libertariens américains. Nous, on est trop académiques. Alors, ce qui nous manque, c'est ça. On n'a pas encore les activistes élémentaires mais ça va peut-être venir.  
  
MM: Vous les voyez émerger.  
  
BL: Par rapport à il y a dix ans, oui. Les seuls libertariens il y a dix ans, c'était nous, les professeurs, les gens qui ont autre chose à faire, les intellectuels. Tandis que là, c'est des intellectuels, mais qui sont un petit peu comme les socialistes et qui ont bien compris qu'il faut faire de l'activisme politique – enfin, pas nécessairement politique, parce qu'on ne veut pas forcément créer de parti – mais Internet permet justement de repérer ces gens-là. Au niveau européen, ce n'est pas plus fort mais ça existe. Donc, je ne suis pas, moi, pessimiste, si on regarde, il y a quand même une évolution des idées. Nous, on n'écrit plus, mais par exemple les journalistes écrivent des bouquins. Les jeunes, il y a quand même plus de libertariens qu'il y en avait, même si nous, on a même plus de contact avec eux nécessairement. Donc, il y a une forme d'autonomie du mouvement. La génération académique, on n'a pas réussi réellement à la faire, mais bon, il y a quand même un travail, il y a des étudiants qui sont libéraux, on influence quand même quelques étudiants de temps en temps. 
  
MM: Donc, c'est une question de générations, vous êtes optimistes pour les cinquante prochaines années, mais à court terme... 
  
BL: Ah mais, cinquante ans, c'est beaucoup parce qu'à cette date-là je serai dans un trou depuis longtemps, sauf progrès biotechnologique inespéré! J'espère donc que cela sera plus proche. Mais à court terme on peut être découragé. 

Bertrand Lemennicier:avec Martin Masse:sur QL

Bertrand Lemennicier


Bertrand Lemennicier est économiste, professeur émérite à l'Université Paris Sorbonne et auteur du livre La morale face à l'économie (Éditions d'Organisation), notamment. On peut consulter ses autres textes sur Bertrand Lemennicier.

   

Affaire Depardieu: ce que leur rhétorique dévoile de la véritable nature de nos hommes politiques  (no 307 – 15 jan. 2013)
Les manifestations étudiantes contre le CPE  (no 171 – 19 mars 2006)
La morale face à l'économie  (no 161 – 15 décembre 2005)
Les bienfaits des violences urbaines  (no 160 – 15 novembre 2005)
La notion de guerre juste, revue et corrigée par le libéralisme  (no 123 – 12 avril 2003)
World Trade Center: La faillite de l'État dans toute son ampleur  (no 90 – 13 octobre 2001)
L'implosion étatique et l'avenir du libéralisme en France - Entrevue  (no 59 – 13 octobre 2001)


 

 

Source:QL

 

février 11, 2023

RP#3 - Février 2023 - Thématique: Libéralisme/Anti-libéralisme

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 Le libéralisme est un système dans lequel s'épanouit celui qui utilise sa raison, qui fournit des efforts, qui échange ou s'associe librement avec les autres, notamment pour désigner un gouvernement à qui ils délèguent le pouvoir de faire respecter les droits individuels. Dans ce système, le transfert de biens d'un individu à un autre ne se fait pas par décret, redistribution, expropriation, vol, pillage ou faveur du prince, mais par l'échange volontaire.

Dans tous les autres systèmes, un pouvoir central domine peu ou prou l'individu, et exerce sur lui diverses spoliations.
Le libéralisme, contrairement à tous les autres régimes, n'admet pas la seule inégalité qui soit vraiment injuste : l'inégalité devant la loi : ce sont des libéraux qui ont éliminé l'esclavage, les castes, les titres nobiliaires, les privilèges. En revanche il ne considère pas comme immorales les inégalités de résultat. Mais n'est-il pas profondément injuste de récompenser de la même façon le paresseux et celui qui se donne du mal ? Celui qui fait n'importe quoi et celui qui réfléchit ? C'est parce qu'il existe cette récompense à la raison et à l'effort que les sociétés qui appliquent la morale libérale ont toujours été, dans tous les temps et sous tous les cieux, les sociétés les plus prospères, comme elles ont été les plus tolérantes, les plus ouvertes et les plus humaines.

 Jacques de Guénin (RIP)



 

SOMMAIRE:

A - Le libéralisme, ce grand incompris ! - Stéphanie Heng et Alban de la Soudière - La Tribune

B - L'homo-œconomicus est-il le seul avenir de l'homme ?

Qu'est-ce que le néolibéralisme et pourquoi est-ce terminé ?

E - Nonobstant ici sur ce blog la page Libéralisme



A - Le libéralisme, ce grand incompris !

Avant de devenir « néo » ou « ultra » et de générer beaucoup de fantasmes souvent injustifiés, le libéralisme était un courant de pensée basé principalement sur la promotion des libertés individuelles, tant dans le domaine économique que sociétal.

Aux Etats-Unis, où pratiquement personne, et surtout pas les deux grands partis, ne remet en cause l'économie de marché et ses fondements « capitalistes », être libéral est plutôt perçu comme à la gauche du spectre politique. En Angleterre, c'est au centre-droit mais nettement à gauche du parti « conservateur ». En Europe continentale, c'est clairement à droite, mais tout aussi clairement dans une frange de la droite qui se distingue fortement de l'autre frange « conservatrice ». L'énorme différence de perception entre les deux rives de l'Atlantique est liée à l'historique des gauches européennes, très marquées par le marxisme et l'anti-capitalisme même si les partis de gouvernement de tradition « social-démocrate », « socialiste » ou encore « travailliste » se sont adaptés depuis longtemps au concept d'économie de marché régulée.

Où réguler et où moins réguler : là est la question !

Le libéralisme classique repose beaucoup sur l'idée de marchés ouverts et d'un gouvernement limité. A l'origine, l'idée de gouvernement « limité » incluait non seulement un faible interventionnisme dans l'économie mais aussi une philosophie de dignité et d'épanouissement individuel à vocation universelle, y compris pour les groupes identitaires opprimés en tous genres.

Plus généralement, les libéraux apprécient la diversité sous toutes ses formes. Ils savent comment en faire une force. Ils savent comment traiter équitablement de tout, de l'éducation à la planification et à la politique étrangère, dans le but de libérer les énergies créatrices des gens.

La séparation des pouvoirs théorisée par Montesquieu est essentielle à leurs yeux, afin que personne ni aucun groupe ne puisse exercer un contrôle durable.

Un autre point essentiel est l'égalité des chances entre les entreprises, les groupes d'individus et les individus eux-mêmes. Cela doit se traduire, en particulier, en encourageant la concurrence sur des bases équitables, et en rendant l'éducation très largement accessible. Un des plus grands défis associé à ces principes est la fiscalité, qui doit trouver les bons compromis.

Libéralisme versus populisme

Cette diversité amène les libéraux à faire l'objet d'attaques de tous bords, en particulier des populistes blancs, bruns, rouges ou même verts, qui voudraient beaucoup plus de régulation chacun dans leur domaine, domaines bien évidemment peu compatibles entre eux.

Le libéralisme reste un milieu plutôt « juste » entre leurs très diverses positions, et le siècle dernier a amplement prouvé que les alternatives étaient des désastres horribles dans le domaine sociétal, tout en n'ayant que très rarement une efficacité économique source de progrès. Inutile d'insister sur l'URSS, l'Allemagne nazie ou la Corée du Nord. Les nuances positives qu'on doit reconnaître dans le domaine économique dans les cas du Chili de Pinochet et de la Chine depuis Deng Xiao Ping ne peuvent absolument pas compenser les graves atteintes aux libertés individuelles de ces régimes anti-libéraux.

Il faut aussi se méfier d'autres atteintes aux libertés, qui s'abritent derrière de nobles causes apparentes, de l'écologie à l'anti-colonialisme en passant par l'anti-racisme ou l'intersectionnalité (le front uni des « victimes ») et la « cancel culture » (une forme de négation ou de ré-écriture de l'histoire): ces idées, parfois belles à l'origine, dérivent trop souvent vers des tentations autoritaires, qu'on serait très inquiet de voir s'approcher des rênes du pouvoir.

Le libéralisme reste aujourd'hui le meilleur moteur d'un progrès équitable tant économique que social.

Le libéralisme en période de crise

Comme nous le montre la pandémie depuis des mois, les crises et les situations d'urgence mettent les systèmes libéraux en difficulté car ils les forcent à restreindre les libertés contre leurs habitudes, au contraire des régimes structurellement moins libéraux, où c'est monnaie courante, crise ou non.

Dans une interview publiée par Public Sénat le 11 juillet 2020, la philosophe française Monique Canto-Sperber analyse la crise sanitaire (covid-19) : "Dans une période de crise comme celle que nous traversons, tout le monde regarde vers l'État. La délibération, les contre-pouvoirs et les autorités indépendantes, trois notions centrales dans la pensée libérale, ne sont opérationnelles que dans la lenteur, la diversité et la consultation. Or, en temps de pandémie, ces exigences volent en éclat", rappelle-t-elle. Selon elle, par conséquent, en général "le libéralisme sort traumatisé de périodes comme celle-là." Elle montre pourtant que le libéralisme "sort renforcé de cette séquence" : "les pays qui ont le mieux réagi à l'épidémie sont des pays dans lesquels la consultation n'a jamais été interrompue, dans lesquels le parlement a toujours siégé et où on a pu entendre les avis contraires, en particulier les avis du bord politique opposé."

 Par Stéphanie Heng, politologue franco-belge et experte en communication et Alban de la Soudière, polytechnicien et fonctionnaire international 

Source: La Tribune



B - L'homo-œconomicus est-il le seul avenir de l'homme ?

 Le concept de « fin de l'Histoire » est un héritage de la philosophie allemande qui a connu un regain d'intérêt au début des années 90, lors de l'effondrement du régime soviétique, grâce à la publication du désormais célèbre ouvrage de Francis Fukuyama qui annonçait une telle fin de l'Histoire, c'est-à-dire le fait d'avoir atteint un modèle politique et économique indépassable : la démocratie libérale. Sauf que le choc des civilisations, théorisé à la même époque par Samuel Huntington et inscrit dans les faits depuis, est venu bousculer les certitudes des Occidentaux, de même que la résurgence des modèles politiques illibéraux, tel celui de Viktor Orbán au cœur de l'Europe, qui semble mieux résister à la violence des chocs civilisationnels que le nôtre, et surtout l'incroyable essor des modèles capitalistes autoritaires, comme en Chine, qui est le véritable gagnant de la mondialisation. Trente ans après, l'Occident est déclassé, l'hyperpuissance américaine n'est qu'un lointain souvenir, l'Europe est au bord de la désintégration, quoi qu'en disent ses thuriféraires, et la France des métropoles ressemble à s'y méprendre à un pays du tiers-monde. Donc, pour répondre à votre question, non, ce n'est pas la fin de l'Histoire, non le modèle libéral n'est pas un must indépassable. Mais, dire cela, c'est ne rien dire, car tout le monde s'en était rendu compte. La question qui m'a occupé dans ce livre a été : une fois ce constat d'échec posé, que fait-on ?

La réponse a consisté, dans un premier temps, à opérer une relecture de l'ouvrage de Francis Fukuyama, « La fin de l'Histoire et le dernier Homme ». Pourquoi ? Principalement parce que s'il a été beaucoup critiqué, il a surtout été mal lu ! Disons-le : Fukuyama est absolument brillant, et il a indiqué lui-même qu'il y avait un problème dans son modèle. Ses critiques l'on fait passer pour un néolibéral standard, adepte du capitalisme américain, mais Fukuyama s'inscrit dans la continuité de la philosophie allemande, Kant, Hegel et Nietzsche ; et il est un disciple de Kojève, lequel relit Hegel à travers la dialectique du Maître et de l'Esclave. Qu'est-ce à dire ? Tout d'abord que Fukuyama n'a rien d'un néolib' idéaliste façon « Mozart de la finance », et surtout que le véritable pivot de son argumentaire, et en même temps sa grande faiblesse conceptuelle, ne réside pas dans « la fin de l'Histoire », mais dans « le dernier Homme »… Or, tout le monde est passé à côté ! Interrogeons-nous : à quoi ressemble-t-il, ce « dernier Homme » ? Fukuyama y répond, sans détour : à un bourgeois déraciné, repu, gavé de richesses, qui renonce à la guerre au profit d'une vie toute de consommation. En d'autres termes, il ressemble à un « chien bien nourri ». Le voilà, l'idéal anthropologique des libéraux. Et là, chacun comprendra aisément qu'on a un sérieux problème !

Francis Fukuyama décrivait dans « La Fin de l'histoire et le dernier homme », la contradiction anthropologique du libéralisme : « [Les êtres humains] voudront être des citoyens plutôt que des bourgeois, trouvant la vie d'esclave sans maître – la vie de consommateur rationnelle – en fin de compte lassante. Ils voudront avoir des idéaux au nom de quoi vivre et mourir, même si les plus importants ont été réalisés hic et nunc , et ils voudront aussi risquer leur vie, même si le système international des États a réussi à abolir toute possibilité de guerre ». Cette contradiction a-t-elle été et peut-elle être résolue ?

Vous mettez le doigt sur le sérieux problème, que Hegel, et après lui Marx, nomment « contradiction ». Celle-ci est de nature anthropologique, c'est-à-dire qu'elle concerne l'essence de l'homme. Francis Fukuyama a bien évidemment conscience, au moment où il écrit son ouvrage, que le modèle libéral qu'il défend n'est pas libre de contradictions, car le « dernier Homme » tel qu'il l'envisage ne saurait exister. Quel individu a envie de ressembler aux bourgeois tartuffes illustrés par Daumier, nombrilistes préoccupés uniquement de satisfaire leur bien-être matériel ? L'homo-œconomicus sera empêché de céder à la médiocrité de l'idéal libéral par sa vanité, ou, pour le dire de façon plus philosophique, par son « désir de reconnaissance », ou, pour le dire de façon encore plus philosophique, à la mode platonicienne : par son thymos, et plus particulièrement par sa mégalothymia, sa volonté de puissance.

Posons-nous cette question : pourquoi les sociétés occidentales, au tournant de la Révolution industrielle, renoncent-elles peu à peu au modèle aristocratique de la guerre au profit du modèle bourgeois de l'échange ? Cela a pris plus d'un siècle, et il y a eu des allers-retours (et il y en a encore), mais la dynamique historique est bien celle-là. Pourquoi la production et l'échange plutôt que la guerre et la conquête ? Benjamin Constant y répond ainsi : « La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d'arriver au même but : celui de posséder ce que l'on désire ». Pour le dire autrement : La richesse est aussi un synonyme de puissance. L'enrichissement est un autre moyen pour un individu (comme pour un État) d'assouvir sa volonté de puissance, d'asseoir son désir de reconnaissance, de satisfaire son thymos, de se distinguer des autres individus (ou de dominer les autres États).

L'enjeu n'est pas de devenir des illibéraux, mais des post-libéraux, c'est-à-dire de prendre le recul nécessaire pour développer un modèle qui permette d'insérer l'idéal de liberté dans un écrin plus majestueux que celui, en toc, qui nous a été livré par les Lumières anglo-saxonnes
Fukuyama, à la suite d'Alexandre Kojève, a cru que le libéralisme, politique et économique, permettrait de maîtriser, voire d'annihiler, la volonté de puissance des individus comme celle des États, et d'obtenir une société entièrement pacifiée. Le XXIe siècle leur a apporté un cinglant démenti, en consacrant la victoire de Machiavel sur John Locke. Le seul moyen de maîtriser la volonté de puissance, c'est de lui opposer une autre volonté de puissance : thymos contre thymos. Le libéralisme a permis de modifier les formes de la rivalité, entre individus comme entre États, non de mettre un terme à cette rivalité. Tout l'enjeu consiste donc à continuer de faire évoluer les formes de la rivalité mégalothymique afin de nous libérer des contradictions propres au libéralisme, de son incapacité à tenir ses promesses en matière économique et sociale, et de sa propension à détruire la beauté du monde, à brûler la nature et à ruiner les civilisations. En d'autres termes, d'en finir avec le libéralisme…

Le concept de liberté a existé bien avant l'apparition du libéralisme. Il survivra aisément à sa disparition. D'autant que l'enjeu n'est pas de devenir des illibéraux, mais des post-libéraux, c'est-à-dire de prendre le recul nécessaire pour développer un modèle qui permette d'insérer l'idéal de liberté dans un écrin plus majestueux que celui, en toc, qui nous a été livré par les Lumières anglo-saxonnes : l'accroissement indéfini des droits et de la richesse des individus.

La question est : comment faire ? Certains envisagent de revenir à un concept de liberté plus proche de celui qu'avaient les Anciens, dans l'Antiquité grecque notamment. Je préfère penser que nous sommes Modernes et que nous le resterons ! Le grand coup de génie politique des Modernes réside dans la création de cet espace de liberté incroyable qu'est la « société civile ». Nous devons en repenser les formes politiques afin de la protéger et de lui rendre son intégrité, et sa spécificité occidentale, et nationale.

Notons que ce n'est pas l'État, mais la société civile qui est ciblée, autant par l'Islam civilisationnel que par le capitalisme américain ou chinois ; et le libéralisme facilite leur emprise progressive par l'extension indéfinie, et aveugle, de ces libertés dites « fondamentales ». Rappelons qu'avant la multiplication des hidjabs et du halal, la France a connu la multiplication des jeans, basket et des hamburgers. Le libéralisme, y compris sous sa forme socialisée, a-t-il constitué un rempart efficace face à ces softs powers civilisationnels agressifs ? Absolument pas ! Notre société civile, notre lieu de vie en commun, nos mœurs, nos traditions, notre environnement, ont été américanisés hier, ils sont islamisés aujourd'hui, et ils seront sans nul doute sinisés demain. Les responsables politiques, quels qu'ils soient, se paient de mots lorsqu'ils parlent de protéger notre civilisation. La vérité c'est que leurs modèles politiques de référence sont tous, peu ou prou, rattachés à une forme de social-libéralisme, d'une impuissance totale parce qu'entièrement aveugle au fait civilisationnel.

À vrai dire, développer un modèle politique civilisationnel digne de ce nom – c'est-à-dire qui soit autre chose qu'une caricature d'autoritarisme politique allié à un libéralisme économique déguisé – est le seul moyen d'exister face à la Chine et aux États-Unis. Qui peut croire sérieusement que le modèle libéral mondialisé nous permettra de rendre à la France sa puissance et de rivaliser avec la Chine ou les USA ? Qui peut croire qu'une dose de protectionnisme économique nous permettra de sauver notre économie, de revitaliser nos territoires, de redorer notre patrimoine ? C'est une véritable révolution intellectuelle et politique qui est attendue si nous voulons éviter d'être fossilisés.

Nous avons progressé cependant, il convient de le noter, car nous posons désormais collectivement – gauche radicale exceptée – le constat de la menace qui pèse sur notre héritage civilisationnel. Le fait d'avoir renoncé au terme « identité nationale » au profit du terme « civilisation » est une première victoire qui reflète une prise de conscience culturelle salutaire. Mais c'est insuffisant. Car, nous nous soumettons encore, sans l'avouer, à l'éternel modèle économique et politique libéral. En gros, nous moquons publiquement la « fin de l'Histoire » de Fukuyama, nous nous rions ouvertement de la prétendue victoire des démocraties libérales, mais intérieurement, nous y souscrivons pleinement, et nos réflexes intellectuels, politiques, et même électoraux, en témoignent. Nous nous comportons comme si le libéralisme avait réellement gagné. Nous sommes intellectuellement restés bloqués au XXe siècle, prisonniers de concepts tels que : démocratie, croissance, réduction des inégalités, protection des libertés individuelles, Laïcité, Innovation, Défis technologiques, réduction de la dette… Rien de tout cela ne nous permettra de résister face aux géants de demain, car ces concepts relèvent d'un même et unique paradigme : le libéralisme. Or, celui-ci est dans l'impasse. Il n'a pas gagné ! Faut-il le répéter ? Lisez Kishore Mahbubani ! Demain, la Chine gagnera.

Rendre à la beauté la place qui lui est due politiquement aura une conséquence immédiate : faire descendre l'homo-œconomicus libéral de son piédestal, et y faire monter à sa place l'homo-æsthéticus.
L'unique solution consiste à changer de paradigme. Le paradigme civilisationnel n'est pas seulement une bizarrerie d'intellectuel, c'est un moyen de rendre à l'Occident son influx. Cela suppose de transformer notre conception de la puissance. Pour le dire vite : neutraliser les ferments de la conquête comme ceux de la concurrence. Pour y parvenir, il nous faut plonger au cœur du libéralisme, et principalement du libéralisme économique, pour exhumer ce qui pourrait permettre de le dépasser, la fameuse contradiction non résolue, la faiblesse du « dernier Homme ». Kojève nous offre la solution. Il a, en effet, abandonné son idéal du dernier Homme libéral lors d'un voyage au Japon, en 1958, lorsqu'il a découvert les merveilles de la civilisation japonaise et son idéal de beauté, au travers du théâtre Nô, de la cérémonie du thé, de la composition florale…

Elle seule peut le faire, aussi étonnant que puisse paraître cette réponse. La beauté est, dans sa dimension politique, le grand impensé de notre époque. Même Simone Weil, lorsqu'elle égrène la longue liste des besoins de l'âme : ordre, liberté, obéissance, responsabilité, etc., n'en dit pas un mot. Se pourrait-il que l'âme puisse se dispenser de beauté ? Bien évidemment pas, mais la considérer sous sa forme politique est un défi – sauf à l'ancrer dans une conception civilisationnelle du politique.

La beauté occupe dans le paradigme civilisationnel la place de la morale dans le paradigme libéral. Car, en effet, de Jean-Claude Michéa, adepte de la common decency orwellienne, à Amartya Sen, prix Nobel d'économie, la moralisation de l'économie semble être l'unique réponse à notre mal-être libéral. Le hic ? La morale est impuissante à prendre en charge les attentes du thymos, elle est incapable de dompter la mégalothymia visible dans le processus d'accumulation indéfinie de capital.

La beauté peut y parvenir, en revanche. Pourquoi ? Parce qu'elle se trouve au cœur de la mécanique d'acquisition des richesses, au cœur de la mécanique capitaliste. Il faut lire l'ouvrage de Lipovetsky et Serroy, « L'esthétisation du monde », lesquels décrivent cela très bien – sans pour autant en tirer les conséquences qu'on pourrait attendre, de façon étonnante… Pour le dire de façon imagée : ce ne sont pas les vertus des aristocrates qui sidéraient le peuple naguère, mais le faste de leurs vêtements et de leurs palais. C'est aussi la beauté de notre patrimoine, naturel et culturel, qui attire chaque année des millions de touristes. Car la beauté est, comme la richesse, synonyme de puissance. Dans tout ce que nous achetons, nous visons la beauté : nos vêtements, nos meubles, nos voitures, jusqu'à la brosse qui sert à nettoyer nos WC. Tout passe entre les mains des designers, sans lesquels rien n'est aujourd'hui commercialisable.

Rendre à la beauté la place qui lui est due politiquement aura une conséquence immédiate : faire descendre l'homo-œconomicus libéral de son piédestal, et y faire monter à sa place l'homo-æsthéticus. Notons que cet homo-æsthéticus n'est pas une création d'intellectuel. Il a existé très largement en Europe, dans ce qui a été le berceau de la Modernité : l'Italie de la Renaissance. Il revêtait à l'époque le visage de l'humaniste lettré, avant d'endosser l'habit de l'aristocrate durant le Grand Siècle français, initiateur du « paradigme des manières » cher à Montesquieu, dans des salons où le rôle des femmes était central tant féminité et civilisation sont inséparables. Il n'est nulle part mieux décrit que dans l'ouvrage de Baldassar Castiglione, « Il Cortegiano », qui surpassait largement le bourgeois urbain contemporain par… sa grâce. De cette grâce qui est venue aux hommes, dit-on, par le Christ, et qui n'est pas seulement synonyme de beauté – Alain Pons nous expliquant qu'elle est aussi « l'acte par lequel on s'attire de la reconnaissance ». Revoilà donc le thymos, dès la Renaissance italienne, pris en charge d'une manière qui n'a rien à envier au libéralisme tant l'humanisme a su créer les merveilles de notre civilisation que le libéralisme n'a de cesse de ruiner.


 

Dans un essai de philosophie politique, « Comment sortir de l'impasse libérale ? », l'écrivain et politologue Frédéric Saint Clair interroge l'échec des démocraties libérales, à l'aune des crises géopolitiques actuelles.

Ancien conseiller du Premier ministre Dominique de Villepin, Frédéric Saint Clair est écrivain et politologue. Il publie « Comment sortir de l'impasse libérale ? Essai de philosophie politique civilisationnelle » aux éditions de l'Harmattan.

 


Qu'est-ce que le néolibéralisme et pourquoi est-ce terminé ?

Et si la pensée néolibérale était passée de mode ? La débâcle de la gestion européenne de la pandémie de coronavirus en 2020 en a été la bien triste illustration. Pénuries de masques, de vaccins, urgences débordées… Le choc du Covid-19 a bouleversé les marchés financiers et a nécessité des plans de sauvetage massifs de la part des États pour répondre en partie aux pénuries. Plus récemment, la spectaculaire démission de Liz Truss a constitué un autre signal fort. Succédant à Boris Johnson, qui rompait peu à peu avec la tradition économique thatchériste des tories de rigueur depuis les années 1980, la première ministre britannique a proposé un «mini-budget» qui prévoyait la réduction des dépenses publiques ainsi que des recettes de l'État (baisse du taux d'impôt sur les sociétés, baisse de l'impôt sur les plus riches, baisse des taxes sur les contributions immobilières, baisse des contributions à la sécurité sociale etc.). Impopulaire, désapprouvé par les marchés financiers, ce programme de réduction du périmètre de l'État a provoqué une crise politique, jusqu'à pousser Liz Truss à quitter son mandat au bout de... 44 jours.

Le néolibéralisme, doctrine qui entend mettre l'Etat au service du bon fonctionnement des marchés, est-il parvenu à ses limites ? C'est l'hypothèse qu'émet le professeur d'économie à l'université d'Angers David Cayla, dans son dernier ouvrage Déclin et chute du néolibéralisme. D'après le chercheur, il faut remonter à la fin des années 2000 et à la crise des subprimes pour entendre sonner le glas de cette pensée longtemps hégémonique.

D'après Cayla, le néolibéralisme s'impose dans la deuxième moitié du XXe siècle à la faveur de quatre grandes crises qui ont entraîné la désagrégation des mécanismes de régulation de l'économie : la fin des accords de Bretton Woods, le choc pétrolier signant le retour de l'inflation, la désindustrialisation des pays développés et la disparition de la croissance économique. Lorsque l'inflation s'accélère au tournant des années 1970, les économistes sont appelés à la rescousse. Contrairement aux penseurs libéraux, les néolibéraux ont mené une réflexion au sujet des cadres légaux et formels au sein desquels les marchés doivent fonctionner. Ils sont également parvenus à changer en profondeur les manières de voir le marché. Autrement dit, le néolibéralisme ne doit pas se borner à faciliter les échanges commerciaux et les interactions marchandes, il doit aussi permettre la coordination des comportements entre individus qui disposent de compétences spécifiques. Dans ce cadre, l'État doit se mettre au service du fonctionnement optimal des mécanismes de marché. Expérimenté en Europe à la faveur de la restructuration de l'Allemagne d'après-guerre, le mode de pensée dit néolibéral se diffuse durant toute la deuxième moitié du XXe siècle.

Si ce modèle s'impose durablement dans le monde occidental, selon David Cayla, il est de moins en moins d'actualité. Un événement majeur s'impose comme tournant : la crise des subprimes en 2008. Afin de sauver le système financier après la faillite de plusieurs banques, les Banques centrales ont été contraintes, pour sauver le système financier, d'intervenir massivement pour reprendre le contrôle des taux d'intérêt. Une telle intervention s'apparente à une administration publique de la finance, soit l'inverse des objectifs des néolibéraux.

Pendant ses années d'expansion, le néolibéralisme n'a pas été confronté à de graves pénuries structurelles. Récemment la crise du Covid-19 a remis en cause ce modèle. Et l'intervention à grande échelle des États dans l'économie, et ce, même aux États-Unis, a montré les limites de ce modèle. Ces crises sont vouées à se reproduire, selon David Cayla, notamment en matière d'énergie. Mais ce vide réflexif ne laisse pour l'instant pas place à un nouveau modèle. La fin du projet qui consiste à faire de l'État l'arbitre impartial d'un système de régulation autonome soumis à des marchés en concurrence ouvre la voie à un projet différent dans lequel, selon l'économiste, l'État devra lui-même piloter des pans entiers de l'économie. Dans une société où les pénuries sont amenées à se multiplier, l'État ne peut être démissionnaire ou se poser en simple arbitre, défend l'auteur de Populisme et néolibéralisme. Se passer du marché, comme se passer de l'État, n'est pas possible. Convoquant le juriste Alain Supiot et l'anthropologue David Graeber, l'auteur alerte sur le potentiel avènement d'un système économique néoféodal, conséquence de l'affaiblissement de l'État de droit : les libertés individuelles ne seraient alors plus garanties et l'on exigerait de chacun une loyauté envers un supérieur, qu'il soit hiérarchique ou étatique. Cayla appelle à une réflexion globale sur notre système économique, afin de répondre à l'urgence climatique et à la raréfaction de nos ressources naturelles, mais met en garde : l'incontournable restauration du respect de la volonté démocratique ne doit pas conduire à remettre en cause les libertés individuelles.


 

 Dans son dernier essai «Déclin et chute du néolibéralisme» (De Boeck Supérieur), l'économiste David Cayla estime que la doctrine néolibérale est en train de s'essouffler. Face à ce constat, il propose plusieurs alternatives à ce modèle.

 


 

 

 



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