novembre 08, 2015

Dossier CHINE - Économie

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.





Mise en perspective du ralentissement de la croissance économique chinoise
 

LES TURBULENCES des marchés boursiers chinois, une litanie d’indices d’activité mal orientés, l’annonce d’une croissance réelle de 6.9 % au cours de l’été et les hésitations de la politique économique, dont témoignent le changement du fixing du RMB accompagné d’une dévaluation surprise mal expliquée par les autorités, sont autant de signaux des difficultés de la Chine, au-delà des intentions affichées par ses dirigeants, à concevoir et à mettre en œuvre les nouvelles réformes nécessaires à l’émergence d’un nouveau régime de croissance. La période prolongée de croissance soutenue de la Chine entre la fin des années 1990 et le début des années 2010 ne devrait pas occulter le fait que l’économie a connu dans le passé des fluctuations marquées, scandées par les vagues de réformes successives mises en œuvre par le pouvoir. Les réformes « à la chinoise » sont centrées sur la recherche d’un point d’équilibre mouvant dans les rapports entre le Parti et la société, entre le contrôle social et la croissance, entre la réglementation et le marché, entre la règle de droit et l’arbitraire politico- administratif. Dans le passé, les réformes ont exercé des effets stimulants sur la croissance mais ceux-ci se sont épuisés progressivement en butant sur les distorsions et les dysfonctionnements inhérents à leur incomplétude. 

L’essor de l’économie chinoise depuis la fin de la période maoïste a été scandé par les vagues de réformes successives mises en œuvre par le pouvoir 

Entre 1978 et 2014, l’économie chinoise a cru, en monnaie constante, au rythme de 9.8 % l’an. La population est passée de 943,5 millions de personnes à 1,364 milliards ; le pays s’est urbanisé : la population rurale a reculé de 82 % du total à 45 %, près d’un quart de la population urbaine vit dans des agglomérations comptant plus d’un million d’habitants ; il s’est industrialisé - la part de l’emploi industriel a progressé de 18 % en 1981 à près de 30 % en 2011 ; et il a récemment commencé à se tertiariser – la part des services dans l’emploi total dépasse 35 % en 2011 contre 13 % en 1981. Le pays s’est massivement enrichi : le Pib en volume a été multiplié par 28 et le poids de l’économie chinoise, mesurée en USD courants (respectivement en PPA courante), est passé de moins de 2.5 % (2.3 %) du Pib mondial à près de 13.5 % (près de 17 %) et de 3 % du PIB américain (en parité de pouvoir d’achat) à 25 %. Le revenu par habitant a progressé de 8.7 % par an en moyenne depuis 1977, soit une multiplication par 15. En USD courants (resp., en PPA courante), il représente désormais 14 % (24 %) du revenu par tête américain et 17 % (32 %) du revenu français. Le niveau de vie moyen en Chine est égal à celui de la Corée du sud vers 1990. Les plus riches des Chinois ont un revenu comparable à celui des plus riches Américains, si les plus pauvres des Chinois ont des revenus alignés sur ceux des Indiens les plus pauvres [1]. 

La croissance chinoise n’a pas été exempte de fluctuations : la succession des réformes a imprimé des cycles propres et marqués à l’économie, reflets de ruptures de la tendance [2] plus que d’oscillations conjoncturelles autour d’une tendance

Les premières réformes, impulsées sous la direction de Deng Xiaoping, ont libéré la paysannerie du carcan de la propriété collective. Elles ont libéré la majorité des prix (à l’exception des prix de l’énergie et des taux d’intérêt), élargi les domaines ouverts à l’entreprise privée, stimulant les initiatives des élites locales et favorisant les investissements étrangers et les apports technologiques, redessiné les frontières entre les entreprises publiques et les entreprises privées, redéfini les relations entre les entreprises publiques et les pouvoirs publics centraux ou locaux, de même que le partage des tâches et des ressources entre Pékin et les autorités locales, provinces, districts, villes, etc. Progressives et jusqu’ici orientées dans un sens libéral, les réformes ultérieures, à partir des années 1990, ont été menées de manière prudente (et souvent testées à petite échelle avant d’être généralisées). Elles ont organisé un retrait de l’Etat central et des collectivités locales des industries « aval », une large libération des prix, la restructuration oligopolistique des grandes entreprises publiques repliées sur « l’amont » industriel accompagnés d’une réorganisation budgétaire centralisant les ressources fiscales, de la création en 1994 d’une banque centrale dotée de la responsabilité de la politique monétaire (mais pas indépendante), de la privatisation des droits d’usage sur le sol urbain en 1998, de l’ouverture aux capitaux et aux techniques étrangers et de l’ouverture de l’industrie à la concurrence internationale avec l’entrée dans l’OMC. 

Par rapport à celles réalisées dans d’autres pays de la transition, les réformes chinoises sont restées partielles 

Les réformes ont profondément transformé les structures et le fonctionnement de l’économie chinoise. Elles l’ont dotée d’un secteur privé bourgeonnant, dynamique et innovant, devenu le vecteur principal de l’activité du pays et le principal agent de la modernisation[3], des gains de productivité, de la création d’emplois urbains et de l’exportation. Les réformes chinoises ont une particularité fondamentale, qui les distingue des réformes apparemment semblables mises en œuvre dans d’autres pays développés et émergents : elles visent la prospérité du pays comme un moyen pour une fin, à savoir garantir la souveraineté du Parti Communiste Chinois (PCC) sur la société en même temps que sur ses propres cadres. Vis-à-vis de la première, l’enjeu est de conjurer tout risque de révolte en tenant la population à distance du pouvoir, en lui procurant un niveau de vie et des perspectives de bien-être en croissance, gage de paix sociale et de consentement à l’hégémonie du parti, tout en l’assujettissant par tous les moyens de l’autoritarisme policier, des plus archaïques aux plus modernes. Vis-à-vis des seconds, les cadres du parti, l’enjeu est de maintenir la discipline tout en leur procurant des privilèges et des opportunités d’enrichissement personnel et familial, gage de loyauté de l’élite du parti et de l’unité de ce dernier. Le PCC a conservé de puissants moyens de contrôle de l’économie. Il maintient une présence (cf. cellules d’entreprises) et une capacité d’influence incontournables dans les entreprises chinoises, qu’elles soient publiques, privées ou multinationales, une capacité redoublée par la pratique généralisée du sponsoring (guanxi) et la corruption :

 “You don’t become successful in China as a purely private entity, you need a powerful connection”, écrivait récemment The Economist, citant Kent Kedl, Directeur exécutif pour la Grande Chine et l’Asie du Nord de la firme de conseil Control Risks [4]. 

L’Etat conserve de vastes prérogatives réglementaires, dont l’application est rendue arbitraire par l’absence d’une justice indépendante. La réglementation des marchés de biens et services reste, selon l’Ocde, parmi les plus restrictives du monde et elle n’a été que modérément assouplie au cours des dernières années. Elle est même plus restrictive pour les entreprises chinoises, auxquelles restent inaccessibles plus de secteurs d’activité qu’aux entreprises étrangères. De manière cruciale, les prix des facteurs de production sont demeurés sous administration étatique. La terre, agricole et rurale, est propriété publique, de l’Etat s’agissant des terrains urbains et des ressources naturelles, et des collectivités, s’agissant des terrains ruraux et périurbains. Les personnes privées n’accèdent qu’à des droits d’usage de longue durée sur le sol (mais peuvent posséder les bâtiments). L’appropriation publique facilite et réduit le coût des évictions et fluidifie la réallocation des terrains. Elle est source d’abus particulièrement criants, notamment dans les zones périurbaines. La liberté de mouvement du travail est entravée par le système du Hukou, sorte de passeport intérieur, qui prive les migrants ruraux des droits et prestations des natifs. Le système a engendré une armée de réserve de migrants dans les grandes villes. Il a contribué à atténuer les pressions de l’industrialisation sur les marchés du travail urbain. La fermeture du compte de capital, même imparfaite, et le contrôle administratif des marchés financiers ont permis de canaliser l’épargne, de préserver une immense base de dépôts stable dans les banques en limitant le développement de placements financiers alternatifs, et d’établir des conditions financières favorables aux entreprises et à l’investissement : des taux d’intérêt très inférieurs à la croissance du Pib (et à la rémunération de l’épargne liquide des ménages) et un taux de change sous-évalué ont pu être maintenus sur la longue durée. Les réformes ont enfin solidement installé les entreprises publiques ( State Owned Entreprises, SOE sur les hauteurs commanding heights ) de l’économie chinoise [5]. Celles-ci, réduites en nombre, leurs effectifs élagués, leurs activités recentrées sur l’amont industriel, ont tiré profit de l’essor du secteur privé et pu capter des rentes oligopolistiques tout en continuant de jouir de privilèges : certains secteurs réputés stratégiques leur sont réservés, elles bénéficient du soutien des autorités locales et nationales en tant que « champions nationaux », elles attirent le plus gros des financements bancaires et elles composent la plus grand part de la capitalisation boursière à Shanghai et Shenzhen. La consolidation de leurs positions et le contrôle administratif des prix des facteurs de production a procuré d’énormes rentes aux entreprises publiques et à leurs dirigeants et ont permis les manipulations des gouvernements locaux en manque de ressources budgétaires. 

Le PCC à travers l’Etat chinois, s’est donné les moyens de mettre en œuvre une planification fortement indicative et de poursuivre des objectifs réputés stratégiques 

Il a continué de miser sur l’industrialisation rapide de l’économie, en donnant la priorité au développement des industries «lourdes», à forte intensité capitalistique[6]. Il a accompagné l’industrialisation par la création d’infrastructures : transports, communications, urbanisation. La priorité à l’industrialisation et aux industries lourdes a principalement favorisé les SOE mais aussi certaines entreprises privées. La stratégie du PCC a tiré parti d’un environnement international favorable qui a procuré débouchés, capitaux et apports de technologie au secteur privé, vecteur principal des progrès de productivité et de l’emploi. Les priorités du pouvoir ont doté l’économie chinoise de caractéristiques hors normes. La part de l’investissement en capital est montée de 30 % du Pib au début des années 1990 à près de 50 % du PIB aujourd’hui, un niveau plus élevé qu’avant les réformes de 1978 et inégalé dans le monde. La part des exportations dans le Pib s’est également envolée à partir de 1995, accompagnée en retrait par celle des importations, de sorte que la balance des opérations courantes avec le reste du monde est devenue structurellement excédentaire ; en contrepartie, la part de la consommation a fortement reculé sur la même période, de 50 % à la fin des années 1990 à 37 % en 2014. Les caractéristiques hors normes de l’économie chinoise ont longtemps stimulé la croissance en lui permettant de s’appuyer sur deux composantes exogènes de la demande : l’investissement, largement déterminé par la décision publique (celle de l’Etat, des collectivités locales et des SOE), et de ce fait, moins volatil que dans le reste du monde [7], économies développées comme économies émergentes ; et l’exportation, stimulée par un environnement international favorable, une demande mondiale deux ou trois fois plus dynamique que la croissance mondiale et une forte compétitivité. Les distorsions de l’économie chinoise ont été exagérées par la réaction des autorités à la crise de 2008- 2009. Pour compenser l’effondrement du commerce mondial (-10 % en volume en 2008) et la chute comparable des exportations chinoises de biens, les autorités chinoises ont réagi par un énorme plan de soutien (14 % du Pib) de relance par l’investissement (infrastructures, logements, équipements) financé par une envolée du crédit bancaire. La part de l’investissement dans le Pib a encore bondi de même que l’endettement de l’économie, la dette totale doublant en part de Pib, de 130 % du Pib en 2007 à 220 % en 2014 [8]. Les entreprises étatiques (SOE), qui ont drainé la plus grosse part des financements et largement contribué à la bouffée d’investissement, ont vu leur poids dans l’économie et la conduite de la politique macro-économique s’affirmer de nouveau. Les caractéristiques hors normes de l’économie chinoise se sont muées en freins quand les sources exogènes de demande ont fini par se dérober. Aujourd’hui, les exportations sont confrontées à la langueur, probablement structurelle, du commerce mondial, et à la perte de compétitivité des exportateurs chinois dont les coûts de production ont progressé plus vite que la montée en gamme de leurs produits. Le deuxième moteur de la demande, l’investissement, est entravé par la nécessité de résorber les capacités excessives créées au cours des dernières années dans l’industrie et le logement. Le FMI estime ainsi que la Chine a surinvesti l’équivalent de 10 % de son PIB. En outre, le surinvestissement s’est accompagné d’une mauvaise répartition du capital, de sorte que les gains d’efficience de l’économie se sont taris au cours des dernières années. La contribution de la productivité totale des facteurs (mesure des gains d’efficience de l’économie) à la croissance du Pib est devenue nulle et la contribution du capital explique désormais la totalité de la croissance vue du côté de l’offre. Le surinvestissement semble même avoir écarté l’économie chinoise de la frontière technologique mondiale[9]. L’économie chinoise souffre d’un net déclin de la compétitivité et de la profitabilité des entreprises. La progression du salaire nominal par tête a nettement ralenti au cours des derniers trimestres mais reste très supérieure à celle de la productivité du travail. Le niveau moyen du coût salarial par unité produite atteint désormais 60 % du niveau américain (contre moins de 40 % à la fin des années 1990). La profitabilité des entreprises industrielles chinoises est en net recul, minée par les surcapacités et la tendance fortement baissière des prix à la production, celle des SOE chutant à des niveaux pré-réforme et celle des entreprises privées (POE) stagnant depuis 2008. La Chine a cessé d’être la destination privilégiée des IDE tandis que les sorties de capitaux atteignent des niveaux inédits (plus de 500Mds USD depuis le début de l’année pour les mouvements hors IDE [10]), mordant sur les réserves de la Banque Centrale en raison des interventions de cette dernière pour soutenir la parité du RMB. Une dégradation brutale des bilans des banques sous l’effet des prêts non-performants ne peut être exclue. 

Après plus de trois décennies de rattrapage, la Chine doit entrer dans une nouvelle période de modernisation 

Dès 2013, le pouvoir a défini de nouvelles priorités : transition vers une économie fondée sur la consommation et montée en gamme de la production

Toutefois, les réformes annoncées en 2013 témoignent d’une priorité maintenue en faveur de l’investissement en infrastructures, en privilégiant la poursuite de l’urbanisation, enrichie il est vrai, de considérations politiques (renforcement des droits des migrants) et écologiques (référence à l’économie « circulaire »). Les manifestations de ces nouvelles priorités tardent à se matérialiser. La croissance des ventes de détail est dépendante de celle du revenu disponible des ménages, elle-même en ralentissement à la suite de la croissance de l’économie dans son ensemble. La contribution de la consommation des ménages à la croissance est contrainte par la faiblesse de la part du revenu des ménages dans le Pib (en chute de près de 20 points entre 1990 et 2012). Le taux d’épargne demeure sur un plateau élevé alors que la part de la consommation dans le Pib demeure sur un plateau bas. La croissance de l’emploi dans les services a fortement accéléré mais la croissance de l’activité dans les services ne marque guère d’accélération au cours des dernières années. L’investissement en R&D a progressé mais, à 2 % du Pib, reste d’un tiers inférieur à celui des Etats-Unis, de deux tiers à celui du Japon, de moitié à celui de la Corée. La Chine accuse un important retard en matière de robotisation avec 0.3 robot pour 100 emplois dans le secteur
manufacturier contre 1.6 dans la zone euro, 1.7 aux Etats-Unis, 2.9 au Japon. Le niveau moyen de l’éducation reste notablement en retrait par rapport à ces pays. Enfin, les autorités font preuve d’ambiguïté quant à leur engagement en faveur des réformes. La réforme des SOE est une composante prioritaire de l’agenda de modernisation. Mais les projets excluent non seulement la privatisation pure et simple mais aussi un relâchement du contrôle du parti et ils laissent intacts les privilèges et les positions de marché dont les SOE profitent. Les autorités caressent l’espoir de raviver l’exportation comme moyen de résorber les surcapacités industrielles. C’est le ressort des projets de nouvelles « routes de la soie » [11].

Après avoir fixé le cap de l’économie mondiale, pour les entreprises et les investisseurs des pays développés comme émergents, la Chine pour l’heure, intrigue, voire inquiète. Son poids dans l’économie mondiale incite à recycler de vieilles antiennes sur l’éternuement de l’une et les coups de froid des autres. La majorité des prévisionnistes exclut un scénario de récession en Chine, en considérant que les autorités disposent de marges de manœuvre pour assouplir la politique monétaire (y compris, pour certain, une dépréciation du RMB) et la politique budgétaire. Mais, la plupart exclut également l’hypothèse d’un « trou d’air », suivi par une vive reprise, considérant que la Chine n’a pas les moyens d’un plan de relance aussi massif qu’en 2008-2009 ou doutant de l’efficacité de la réédition d’une telle politique. La majorité des économistes retient l’hypothèse d’un ralentissement prolongé sur les prochains trimestres, suivi d’une reprise modérée voire médiocre, en raison de la résorption des déséquilibres économiques et financiers accumulés. En conséquence, la plupart des économistes écarte un scénario de récession mondiale provoquée par la Chine. Il reste que le ralentissement chinois pèse déjà sur la croissance des producteurs de produits de base qui sont privés des gains de termes de l’échange qui ont fortement contribué à leur prospérité au cours des 10 ou 15 dernières années. De ce fait, aggravé par la baisse des prix industriels en Chine, le ralentissement a contribué à la forte désinflation, confinant à une déflation, qui inquiète les Banques centrales des pays développés. Le risque ne peut être exclu qu’un ralentissement prolongé de l’économie chinoise ne renforce les forces déflationnistes déjà présentes dans l’économie mondiale. 


Patrick Allard - Consultant auprès d’une institution française. 




[1] Voir: Branko Milanovic, Trends in global income inequality and their political implications, LIS Center, Graduate School City University of New York, automne 2014.
[2] En appliquant des tests économétriques, Summers et Pritchett trouvent trois ruptures de tendance de la croissance chinoise sur la période allant de 1950 à 2010 : 1968, 1977, 1991. Ils soulignent, fait rarement constaté, que la croissance chinoise a exhibé 3 accélérations successives, jusqu’à 2010. Voir Lant Prichett et Lawrence Summers (« Asiaphoria Meets Regression to the Mean », NBER Working Paper n°.20573, octobre 2014.
[3] Voir Nicholas Lardy, Markets over Mao : The Rise of Private Business in China, 2014. Selon une étude « contrefactuelle » récente, les réformes ont procuré un décuplement de la productivité totale des facteurs (TFP) dans le secteur privé non agricole alors que la TFP est demeurée sur son trend pré-réformes dans les entreprises étatiques. Voir Anton Cheremukhin, Mikhail Golosov, Sergei Guriev, and Aleh Tsyvinski, “The Economy of People’s Republic of China from 1953”, NBER Working Paper, n°21397, juillet 2015, graphique 8, p. 54.
[4] Li Ka Shing lui-même, soupçonné de transférer une partie de sa fortune hors de Chine continentale, s’est fait récemment rappeler publiquement et sans ménagement qui l’a fait roi :
« On Sept. 12, the Liaowang Institute, which is linked to the official news agency Xinhua, published an editorial, "Don’t Let Li Ka-shing make an exit," which expressed great displeasure over Li’s moving his money out of China. The article reminded Li that his huge wealth, as head of the Hutchison Whampoa conglomerate, had come from his connections to powerful Chinese officials, not from a level playing field in a market economy ». Caixin, 29 septembre 2015.
[5] Les réformes chinoises se sont inspirés des théoriciens hongrois du « socialisme de marché », notamment des travaux de jeunesse de Janos Kornaï, a été invité à dispenser ses conseils aux économistes chinois dans les années 1990-2000.
[6] Le ratio de la production des industries « lourdes » à celle des industries « légères » est passé de 1 en 2000 à 2.5 en 2011. Voir Chun Chang, Kaiji Chen, Daniel F. Waggoner, and Tao Zha, « Trends and Cycles in China’s Macroeconomy », NBER Working Paper n°21244, juin 2015. Voir aussi Jose-Miguel Albala-Bertrand, « Structural Change in Industrial Output : China 1995-2010 », Working Papers, n° 754, School of Economics and Finance, Queen Mary University of London, septembre 2015 ; Xi LI, Xuewen LIU, Yong WANG, « A Model of China’s State Capitalism », HKUST IEMS Working Paper n° 2015-12, février 2015.
[7] Peng et autres, soulignent que la volatilité de l’investissement par rapport à celle du PIB est presque moitié plus faible en Chine comparativement aux marchés émergents et 40 % plus faible que dans les pays développés. Voir Daoju Peng (Chinese University of Hong Kong), Kang Shi (Chinese University of Hong Kong), Juanyi Xu (Hong Kong University of Science and Technology), SOE and Chinese Real Business Cycle, mai 2014, tableau 1.
[8] D’après McKinsey Global Institute, Debt and (not much) Deleveraging, février 2015, tableau E3, p.4.
[9] Voir Jack Yuan, China’s productivity imperativity, Ernst & Young’s, 2012, graphique 4, p. 9. La frontière technologique est définie des technologies implémentées dans les pays leaders en termes de revenu par tête.
[10] Estimations du Département du Trésor américain. Voir Report to Congress on International Economic and Exchange Rate Policies, U.S. Department of the Treasury, Office of International Affairs,19 octobre 2015, p 17.
[11] Enumérant ce qu’il considère comme « les piliers de la croissance chinoise », le directeur exécutif d’une firme d’une société d’investissement chinoise cite « to export infrastructure and over-capacity to other countries, through increased connectivity under the new Silk Road and “one belt, on road” strategy ». Kevin Lu, China’s economy : the four engines of growth, beyondbrics, 19 octobre 2015. 





Source, journal ou site Internet : diploweb

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octobre 19, 2015

JACQUES RUEFF sa vision "libérale" et la critique

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Sommaire:

A) REGARDS SUR LE LIBÉRALISME MODERNE par Jacques RUEFF

B) Jacques Rueff de Wikiberal

C) JACQUES RUEFF :UN LIBÉRAL PERDU CHEZ LES PLANISTES Par Georges LANE - Euro 92
 



 A) REGARDS SUR LE LIBÉRALISME MODERNE

 Le libéralisme économique est, partout, triomphant dans les faits, mais décrié dans les cœurs .

Par un étrange paradoxe, ceux qui le combattent sont ceux-là mêmes qui exigent tout ce que, chaque jour, sous nos yeux, il procure : expansion rapide de la production, progrès continu du niveau de vie des humbles, élargissement des institutions de protection individuelle et familiale, promotion sociale, sauvegarde de toutes les libertés.

Pour qui voit dans l'adhésion populaire la condition de la durée et de l'efficacité des institutions, il n'est pas de plus grave problème que celui du refus, par de larges secteurs de l'opinion - et notamment par ceux qui se réclament des doctrines socialistes ou chrétiennes - du régime propre à leur fournir les satisfactions auxquelles ils attachent le plus de prix.

Leur grief est fondé sur le caractère en quelque sorte spontané des structures qu'engendrent les mécanismes de marché. La société libérale serait, pour eux, le produit de forces aveugles ou égoïstes, alors qu'ils voudraient trouver dans les structures sociales la réalisation de leurs vues généreuses et des plans élaborés en vue du développement qu'ils estiment le meilleur.

C'est dans cette prise de position, respectable entre toutes, que gît une grande part du problème politique de notre époque.

Toute la question est de savoir si la société libérale est vraiment l'état inorganisé ou mal organisé qu'y voient ses contempteurs, alors que la société socialiste serait l'état conforme aux exigences morales et sociales de tous ceux qui ressentent et refusent le malheur des hommes.

Première critique : la société libérale est inorganisée.
Tous ceux qui connaissent les vertus des civilisations de marché savent qu'il n'en est pas ainsi. La société libérale est organisée, d'une façon précise et efficace, par le mécanisme des prix. Celui-ci, pourvu qu'on le laisse fonctionner, établit les équilibres économiques, qui sont la condition de la durée, et impose les structures de production propres à satisfaire au mieux les demandes formulées sur le marché.

Deuxième grief : si l'on admet que, conformément à l'argument précédent, le mécanisme des prix est efficace, c'est seulement en fonction des demandes solvables qu'il organise la production, et c'est seulement en fonction de la valeur donnée par le marché aux services fournis par chaque producteur qu'il organise la répartition. Dans les deux cas, seraient omises et négligées les exigences qui ne se traduisent pas par une demande exprimée en argent, parce qu'elles répondent à des fins immatérielles ou désintéressées, cependant que seraient sacrifiés les faibles, les malades, les infirmes, sujets économiques qui, pourtant, ont droit à une part de la production supérieure à la valeur des concours qu'ils lui fournissent.

La société libérale ne connaîtrait ainsi que deux influences : le règne de l'argent et la loi de la jungle.
Ces critiques étaient probablement fondées à l'époque où le libéralisme - voyant, avec Adam Smith, dans la " main invisible " du mécanisme des prix l'instrument de la divine providence - s'identifiait lui-même à un régime de non-intervention.

Mais cette époque est révolue. Le libéralisme moderne, s'il est toujours un régime de "laisser-passer ", n'est plus, en fait, un régime de " laisser-faire ". Sa doctrine l'a convaincu qu'une civilisation de marché comporte de très larges possibilités d'intervention : intervention par action sur les causes et sur les effets des prix, intervention par voie légale ou réglementaire, intervention, enfin et surtout, par les redistributions de revenus que permet l'exercice de la souveraineté fiscale.

A titre d'exemple, je marquerai que la limitation de la durée du travail, la réglementation du travail des femmes ou des enfants, l'imposition de droits de douane aux frontières, l'établissement d'un impôt sur le revenu ou sur le chiffre d'affaires affectent certes profondément le niveau de certains prix, mais n'empêchent pas le mécanisme des prix, dans les conditions où il fonctionne, d'établir les équilibres économiques et de dessiner les structures sociales.

On a qualifié de néo-libéralisme ce libéralisme interventionniste. Peut-être n'est-il pas aussi nouveau que pareil vocable le laisserait supposer, car je ne sache pas qu'aucun régime, si manchestérien qu'il ait été, ait admis de se désintéresser du sort des faibles et des exigences de l'intérêt général. Il est vrai, cependant, que c'est seulement à une époque récente que le libéralisme économique a pleinement mesuré le pouvoir dont l'investissaient les facultés d'intervention compatibles avec le libre jeu du mécanisme des prix.

Je voudrais ici marquer ma conviction qu'il n'est que de faibles différences entre les fins susceptibles d'être atteintes par intervention libérale et celles que permet de poursuivre l'intervention autoritaire. Croit-on - pour prendre l'exemple le plus provocant - que, pour un volume donné de la production, il existe une différence sensible entre les niveaux de vie susceptibles d'être attribués dans le cadre d'une répartition autoritaire, et ceux qu'établit le mécanisme des prix, complété par toutes les procédures de redistribution en vigueur dans les sociétés libérales que nous connaissons. S'il existe une différence, elle apparaît nettement en faveur des civilisations de marché.

La vérité, c'est qu'actuellement les régimes libéraux ne se désintéressent pas plus que les régimes socialistes de la formation des structures sociales. Les uns et les autres ont été profondément marqués par le grand courant normatif, à fins morales et sociales, caractéristique de notre époque. Mais si tous deux interviennent et veulent intervenir, ils le font par des méthodes très différentes.
Les civilisations de marché laissent les hommes libres de se décider librement, notamment au vu des niveaux de prix qui déterminent pour eux, sur le plan économique, les conséquences de tous les actes qu'ils sont susceptibles d'accomplir. Mais ces civilisations agissent sur les influences qui affectent la formation des prix, afin que le comportement des hommes soit ce que l'intérêt général veut qu'il soit.

Au contraire, les régimes autoritaires négligent, dans une large mesure, les volitions individuelles et imposent aux sujets économiques, par voie d'autorité, le comportement que le plan prévoit pour eux.

Les uns et les autres sont soumis, par exemple, à la nécessité d'assurer à chaque secteur de production la force de travail qu'il requiert. Mais le régime libéral, dans les cas où il fonctionne, porte le salaire au niveau nécessaire, pour que, compte tenu de tous les caractères du travail à accomplir et de tous ceux des emplois concurrents, le nombre de travailleurs qui décident librement de se consacrer à une production déterminée, réponde à la demande dont cette production est l'objet sous l'effet du mécanisme des prix, lui-même affecté de toutes les interventions correctrices sus-évoquées.
Dans les mêmes conditions, le régime autoritaire pourra négliger toute différenciation de salaire en fonction du travail à accomplir, donc fixer a priori les rémunérations individuelles, mais devra répartir par voie d'autorité la main-d'oeuvre disponible, en choisissant, pour chaque travailleur, la nature et le lieu de son travail.

Ainsi il apparaît que libéralisme et autoritarisme ne se distinguent pas par la nature des structures qu'ils établissent, mais par les méthodes par lesquelles ils les établissent. Le premier incite les sujets économiques à vouloir ce qu'il faut qu'ils veuillent pour que la société soit ce que l'ensemble des pouvoirs qui concourent à la déterminer, y compris l'État, exigent qu'elle soit ; le second oblige directement ces mêmes sujets économiques à vouloir le comportement que le plan attend d'eux.

Libéralisme et autoritarisme ne préjugent en rien la structure de la société qu'ils engendrent. Ils ne sont, l'un et l'autre, que des techniques d'organisation sociale.
La différence de principe qui les oppose explique la différence des méthodes qu'ils doivent mettre en oeuvre et aussi leur très inégale efficacité.

Les décisions du Gouvernement libéral seront efficaces dans la mesure où il réussira à donner efficacité aux dispositions légales ou réglementaires par lesquelles il affecte les causes ou les effets des prix. Au contraire, celles du Gouvernement autoritaire ne le seront que dans la mesure où il aura réussi à diriger directement tous les comportements individuels.

Il va de soi que l'opposition qui vient d’être dessinée est théorique et schématique. Elle n'a été présentée dans sa rigueur qu'aux fins d'explication. En fait, aucun régime n'est jamais ni complètement libéral, ni complètement autoritaire. Le Gouvernement communiste, par exemple, ne renonce pas à préparer et faciliter son action autoritaire, en incitant les hommes, par une hiérarchie appropriée des prix, à adopter le comportement qu'en tous cas il leur imposera. C'est donc essentiellement une différence de degré dans le recours à l'une ou l'autre des deux procédures d'intervention qui distingue les deux régimes.

Libéraux et socialistes ne sont pas les frères ennemis que les amateurs d'images d'Épinal se plaisent trop souvent à opposer. Ils sont, le plus souvent, des hommes de bonne volonté, qui poursuivent en commun certaines fins, mais sont conduits, par un inégal attachement à la liberté individuelle, à des choix différents quant aux voies propres à les conduire là où, tous deux, ils veulent aller.
Entre eux, la controverse n'est pas, pour sa plus grande part, sur les buts, mais sur les moyens. Comme telle, elle ressortit à une confrontation systématique et à une discussion consciente. 

Jacques RUEFF 



B) Jacques Rueff de Wikiberal

Jacques Rueff né et mort à Paris (23 août 1896 - 23 avril 1978) est un économiste libéral et un haut fonctionnaire français.
Ancien élève de l'école Polytechnique, il fut chargé de mission en 1926 - 1928 auprès de Raymond Poincaré, Président du Conseil et ministre des Finances. Il fut nommé sous-gouverneur de la Banque de France en 1939 après avoir été attaché financier à l'ambassade de France à Londres puis directeur du Mouvement général des fonds. Après la guerre de 1939-45, il préside en 1945 la conférence des réparations à Paris. On notera en passant qu'il est un des fondateurs de la Société du Mont-Pèlerin (1947).
Dans la décennie 1950, il occupe un poste de juge dans les instances européennes (Cour de justice de la CECA, Cour de Justice des Communautés européennes).
En 1958, il préside le Comité d'experts chargé d'étudier comment assainir les finances publiques "pour lancer la Ve République sur de bonnes bases". Cela conduit au « plan Rueff», mis en œuvre par Antoine Pinay, alors ministre des Finances, De Gaulle étant Président du Conseil. Le franc va redevenir convertible, le contrôle des changes s'assouplir. Pour sa part, préfigure le Marché commun, alors en formation, l'ouverture à la concurrence que Rueff recommande dans un second travail qu'il effectue en collaboration avec Louis Armand, à la tête d'un Comité d'experts ad hoc, le comité Rueff-Armand. À sa publication en 1960, les journalistes vont dénommer « plan Rueff Armand» le document quoique l'intitulé officiel soit "rapport du Comité pour la suppression des obstacles à l'expansion économique".
Jacques Rueff a été élu à l'Académie française en 1964.
Jacques Rueff s'est toujours opposé aux idées de lord Keynes : d'abord, dans The Economic Journal, sur le problème des transferts - en relation avec les réparations allemandes - à la fin de la décennie 1930, et ensuite, en 1947, telles qu'elles étaient développées dans la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie. S'ensuivra une passe d'arme avec James Tobin en 1948 dans The Quarterly Journal of Economics. Près de trente années plus tard, il enfoncera le clou une bonne fois pour toutes avec son article "La fin de l'ère keynésienne" qu'il publie dans le quotidien Le Monde.

Citations

« Toutes les turpitudes de notre régime, j'en ai toujours trouvé la source dans des interventions de l'État. Les systèmes malthusiens donnent à leurs auteurs toutes les apparences de l'action généreuse, alors qu'ils organisent la misère et la ruine. »
    — Jacques Rueff, Pourquoi, malgré tout, je reste libéral, 8 mai 1934 [1]
« Les hymnes à l'exportation ne sont que stupidité et mensonge. [Ils supposent de n'avoir pas conscience de l'] inanité de toute distinction entre commerce intérieur et international. »
    — Jacques Rueff, L'Ordre Social, 1981, p. 377 et p.376)
« Soyez libéraux, soyez socialistes, mais ne soyez pas menteurs »
    — Jacques Rueff, L'ordre social, 1945
« L’Europe se fera par la monnaie ou ne se fera pas. »
    — Jacques Rueff (1949)
« L'inflation, c'est de subventionner des dépenses qui ne rapportent rien avec de l'argent qui n'existe pas. »
« (Ce n'est pas) surestimer l'entreprise keynésienne que d'y voir une véritable mutation de la pensée politique dans tous les États qui échappent encore à l'emprise totalitaire. En donnant indûment aux gouvernements le sentiment que, par l'investissement, ils avaient le moyen de procurer l'expansion désirée et de bannir le chômage honni, la doctrine du plein-emploi a ouvert toutes grandes les vannes de l'inflation et du chômage. »
    — Jacques Rueff, La fin de l'ère keynésienne », Le Monde, 19 février 1976
« Que chacun s'interroge ici et qu'il dise, en conscience, si l'efficacité de la planification est concevable sans camps de concentration et sans Gestapo. »
    — Jacques Rueff, Épître aux dirigistes
« Ainsi, la floraison présente des régime de dictature ne peut être tenue pour fortuite. Elle est seulement l'aspect politique du mouvement qui a eu pour effet de remplacer le mécanisme des prix, instrument d'expression et de réalisation de toutes les volontés individuelles, si humbles soient-elles, par le choix autoritaire de l'homme ou du parti au pouvoir. »
    — Jacques Rueff, La crise du capitalisme, Editions de la Revue Bleu, Paris, 1936, p. 9





C) JACQUES RUEFF :UN LIBERAL PERDU CHEZ LES PLANISTES
Jacques Rueff est en accord avec les libéraux sur la nécessité de laisser libre la formation des prix, ou sur la monnaie qui doit échapper à l’emprise des hommes de l’Etat. Il apparaît en revanche en désaccord sur deux points avec les libéraux pour qui l’ordre de marché et l’ordre social sont spontanés et l’Etat ne saurait intervenir dans l’économie. On aurait pourtant tort d’en conclure que Rueff est d’accord avec les planistes à cet égard. Il n’est ni ambigu, ni paradoxal. L’auteur nous explique pourquoi.
(Mars 1996)

Introduction : Jacques Rueff, les libéraux et les planistes
Il y a cent ans naissait Jacques Rueff. En toute rigueur, il y a cent ans Jacques Rueff était conçu puisqu'il naîtra seulement en août 1896. Mais permettez-moi de me placer directement 38 ans plus tard. 

Ecoutons Jacques Rueff : 

« On raconte qu'aux Etats-Unis, dans certains Etats du Sud, il existe des sectes nègres, qui pratiquent la confession publique.Lorsqu'un membre de la communauté a commis un grand péché, les anciens lui imposent l'aveu de ses fautes devant le peuple assemblé. Eh bien, mes chers camarades, je me sens un peu comme le pauvre nègre. 

Depuis que votre groupe existe, j'en ai observé la croissance avec le plus vif intérêt et je crois bien ne pas me tromper en affirmant qu'elle ne s'est pas effectuée dans un sens purement libéral. 

Si telle elle était, elle serait d'ailleurs une exception dans notre pays comme dans tous les pays du monde. Je me sens donc parmi vous en état de singularité, et je vous prie de croire que je n'en éprouve nul plaisir, car ce n'est pas un mol oreiller que le non-conformisme. » 

C'est en ces termes que le 8 mai 1934, Jacques Rueff commença un exposé à ses camarades de l'Ecole polytechnique à l'occasion d'une réunion à l’Ecole organisée par le bureau des anciens élèves. 

Une parenthèse d'éclaircissement : à quel «groupe» Jacques Rueff fait-il référence ? Tout simplement au groupe «X Crise» qui venait d'être créé (1931) et qui deviendra fameux pour diverses raisons. 

En 1981, aux éditions Economica, paraîtra le livre X Crise :son cinquantenaire 1931-1981. Ce livre raconte l'histoire du groupe, «la plus remarquable société de pensée, de confrontation, d'élaboration jamais rassemblée», selon Gérard Brun. 

«X Crise» est né en 1931 d'une réaction à la crise. L'équipe du début comprend Gérard Bardet, André Loisillon, John Nicolétis, Jean Coutrot, Roland Boris, frère ainé de Georges Boris ami et conseiller de Mendès-France, Louis Vallon, Jules Moch. «X Crise» se fait connaître par des réunions publiques, deux conférences par mois. «X Crise» avait en vérité plusieurs objectifs : 

- trouver une voie entre le libéralisme dont l'échec était total en Occident et une économie bureaucratique et centralisée dont l'échec était évident en URSS
- à partir de 36-37, appeler inlassablement l'attention sur la guerre qui venait et sur la nécessité de renforcer d'urgence l'économie française pour s'y préparer;
- developper les sciences humaines comme un contrepoids aux progrès de la technique qui risquaient de devenir écrasants pour l'homme. 

Avec la guerre de 1939-45, les membres se disperseront dans les camps les plus opposés : Pucheu, Gibrat, Barnaud gagnent Vichy, Soulès dit Abellio la collaboration parisicinie la plus engagée, G. Boris et Vallon rejoignent Londres, Mochtane crée un réseau auquel appartiendra Nias sé. Et Coutrot sera accusé d'avoir été au centre d'une synarchie qui noyautait Vichy. Mais Alfred Sauvy le lavera de l'accusation. 

1 - Jacques Rueff signale sa singularité et son non-conformisme
Jacques Rueff tenait beaucoup à cette conférence, il me l'a dit personnellement. Autre preuve : si mon souvenir vous indiffère : elle constitue l'un des rares textes économiques qu'il a joints en annexe de l’Autobiographie qu'il a écrite quelques mois avant sa mort en avril 1978. Enfin, il l'avait fait publier, en 1975, sans changement, dans la Nouvelle Revue des Deux Mondes sous le titre initial « Pourquoi malgré tout je reste libéral «. 

S'il m’a paru bon de donner d'emblée cette citation, c'est qu'elle illustre très exactement le sujet que m'a proposé de traiter aujourd'hui devant vous Henri Lepage : « Jacques Rueff : un libéral perdu parmi les planistes ». 

Permettez-moi de répeter les mots de Rueff : 

« Je me sens donc parmi vous en état de singularité, et je vous prie de croire que je n'en éprouve nul plaisir. Car ce n'est pas un mol oreiller que le non- conformisme. » 

2 - Une protection contre des idées reçues dévastatrices
Mais il y a d'autres raisons qui m'ont amené à mettre l'accent sur cette conférence de 1934 de Jacques Rueff et que je youdrais citer maintenant. Jacques Rueff de cette époque est méconnu et la conférence nous le restitue intact, ainsi que l'époque. Autrement dit, et en particulier, je vois dans le texte une protection contre certaines idées toute faites qui circulent à son sujet aujourd'hui et que je considère dévastatrices. 

Deux idees devastatrices par excellence méritent d’être citées : 

* «Plan de 1958» et «plan de 1959-60»
La première s'articule à la période 58-60. Quiconque parle - en bons termes - de Jacques Rueff ces derniers temps, fait référence soit aux résultats de ses travaux de 1958 sur l'assainissement financier de la France, connus sous le libellé «plan Pinay- Rueff », soit aux résuitats de ces travaux de 1959-60 sur les obstacles à l'expansion économique, connu sous le libellé «plan Armand-Rueff ». Cela dans le meilleur des cas. Dans le pire, il est question du plan Pinay-Rueff de 1960 ou du plan Armand- Rueff de 1958... 

*L'étalon-or et le rôle des Etats-Unis dans le monde
La seconde idée est moins d'actualité, quoique... comme dirait Raymond Devos. Il y a quelques années, en effet, le registre était différent. On voyait en Jacques Rueff «l’'homme de l'étalon-or» et le grand pourfendeur du système monétaire international et du rôle des Américains dans le monde. Ses articles dans le journal Le Monde dans la décennie 1960 sont célèbres et que ce journal lui ait ouvert ses colonnes n'est pas innocent. Ils ont d'ailleurs été rasssemblés dans un livre intituié Le péché monétaire de l'Occiden, qui a été traduit aujourd'hui dans la plupart des langues nationales. 
 
Que les uns et les autres me pardonnent, ils sont sensibles, dans le meilleur des cas, à ce qui brille et, dans le pire, à ce qu'il leur plaît de croire et qu'ils imputent à Jacques Rueff. Ces idees sont devastatrices par les conséquences qui en sont abusivement tirées et qui sont de véritables perversions. 

* Une première perversion : plan et planisme
Tout d'abord il y a une perversion coupable de l'esprit - à laquelle les commentateurs favorables à Rueff ne prennent pas garde - à parler couramment de «plan» pour résumer les résultats des travaux respectivement de 1958 et de 1959-60. Rueff parle de recommandations, voire de politiques, ajoutant qu'il y a deux moyens de deconsiderer la politique recommandee : l'une est de la qualifier de libérale, l'autre de dirigiste, alors qu'elle est simplement raisonnable. 

Certes, me direz-vous, n'attachons pas trop d'importance aux mots, c'est une façon de parler et Jacques Rueff lui-même utilise le cas échéant le mot, bref il y a «plan» et «plan». Je vous l'accorde. Le plan n'est pas le planisme, et bien plus : « Le Planisme importe plus que le Plan ! ». Mais c'est justement ce que Marcel Déat écrit dans la décennie 1930 dans la préface du livre intitulé le Plan français. 

Qu'est-ce que le planisme alors dans cette décennie ? C'est l’étoile montante. Le planisme est une des modalités de l'économie dirigée.Il a pris, au lendemain de la guerre de 14-18, la forme d'un système que certains considèrent scientifique et doctrinal Auparavant, il n’était pour tous qu’un amalgame de mots et d'idées «incohérents» (cf. Marlio). 

D'origine belge et né sous l'inspiration de M. de Man, [le planisme] a émigré en France où il est soutenu par des esprits brillants, tels que M. Emile Roche et M. Marcel Déat ou les membres du «groupe X crise». Il s'étend rapidement. En 1938, il aura dejà été question en France du Plan du Travail, du Plan de la C.G.T., du Rassemblement pour le Plan, et du Plan français auquel je viens de faire allusion. Puis ce sera le plan du CNR (Comité national de la résistance), puis le plan de la Sécurité sociale (Laroque) et les plans quinquennaux français (le premier sera celui de J. Monnet), nous en sommes aujourd'hui au XIème, je crois ! 

Les formes du planisme sont variées. Elles correspondent en fait à des conceptions différentes. Ici, c'est la suppression du profit et, permettez-moi de dire très grave, la notion d'entreprise est remplacée par celle de service.Là, on maintient le profit en supprimant ou en réduisant la concurrence, par l'intermédiaire de la corporation.Là, enfin, on a pour but, sans dire comment, d'agir sur les prix (d'abaisser le prix de revient ou d'augmenter le prix de vente). 

En vérité, tous ces systèmes se proposent de concilier des contraires, autorité et liberté, Etat et individu. M. Marcel Déat en convient lui-même : 

« Peu importe, dit-il, que la Plan se fasse à partir d'une philosophie nationale ou d'une philosophie marxiste. Si on veut le faire sur la base d'une seule philosophie, il devient en effet impossible». 

Au surplus, les auteurs du Plan paraissent avoir, eux-mêmes, quelque scepticisme sur l'efficacité des mesures qu'ils préconisent. D'où la declaration de M. Marcel Déat que je viens de souligner au terme de laquelle le planisme importe plus que le Plan ... 

* Le pervertissement de l'esprit libéral.
Mais il y a une perversion dont la gravité me semble incommensurable comparée à celle du langage et à l'emploi du mot plan pour designer les travaux de Jacques Rueff de 58 et de 59-60, c'est celle qui consiste à braquer les projecteurs sur les résultats auxquels il parvient et non sur les principes qui l'ont conduit à ces résultats. Autrement dit, c'est la démarche qui pervertit l'esprit libéral de Jacques Rueff. 

C'est le cas avec les propos tenus sur les travaux de 1958 et 1959-60. L'accent n'est pas mis sur le principe des libéraux selon lequel l'inflation est destructrice ou sur celui selon lequel la croissance en France est entravée par des obstacles. Il est mis sur des aspects des propositions de réformes qui touchent des intérêts personnels ou collectifs et, par conséquent, soulèvent des oppositions. 

Je retiendrai, à titre d'illustration d'actualité de cette démarche perverse, ce qui est écrit et dit ces dernières années sur le libéralisme dont auraient fait preuve les socialistes après être sortis de leurs errements de 1981-1983. Son actualité est brûlante : le dernier numéro de L’Esprit libre de Guy Sorman ne présente-t-il pas comme libéraux (politiques ou non) MM. Badinter, Strauss-Kahn, ou encore Kessler. La terre est ronde mais on peut toujours affirmer qu'elle est plate ! Cette demarche perverse se retrouve dans les conceptions que certains ont de ce que Jacques Rueff a écrit sur le rôle des Américains et sur le système monétaire international dans les decennies 1960 et 70. 

L'accent est mis sur des effets que dénonçe Jacques Rueff (comme, par exemple, le déficit de la balance des paiements des Etats-Unis ou le fonctionnement de l’étalon de change-or résultat des accords de Bretton-Woods en 1944. L'accent n'est pas mis sur certains principes des libéraux qu'il a toujours fait valoir en matière monétaire et qu'il s'efforçait de faire comprendre avec des titres parfois pédagogiques du genre «des plans d'irrigation pendant le déluge», «les DTS, du néant habillé en monnaie» pour ne pas parler du «Péché monétaire de l'Occident». L'explication qui le conduit à affirmer que le non respect de ces principes sera catastrophique ne pouvait qu'être laissée de côté ... 

Illustration d'actualité encore de la perversité de la démarche, elle-aussi brûlante : un commentaire de Philippe Seguin, l’actuel président de l'Assemblée nationale, à propos d'un livre d'un dénommé Georges Valance sur la Légende du Franc (Flammarion). Ce commentaire paru dans Le Figaro du 7 février 1996 a pour conclusion : 

«Jacques Rueff écrivit que l'Europe se fera par la monnaie ou ne se fera pas. Ajoutons que cette monnaie sera politique ou ne sera pas. » 

Cette conclusion témoigne d'une ignorance absolue ou d'une incompréhension totale de son auteur de la pensée de Jacques Rueff, ou encore d'une volonté de mentir impunément - certains diront aujourd'hui «de bonne foi» ! - et de conditionner le bon public de lecteurs du Figaro. 

S'il y a quelque chose que Jacques Rueff a toujours condamné, sur quoi il n'a jamais été nuancé, c'est bien la gestion de la monnaie par les hommes politiques, je dirai pour ma part, les «hommes de l'Etat». Et tous ses efforts ont tendu à ce qu'ils retrouvent la raison et renoncent à leurs méfaits dans le domaine monétaire, qu'ils renoncent à manipuler la monnaie. Selon Jacques Rueff, le seul moyen d'y parvenir, en pratique, sans longue transition, était le retour à l'étalon-or. 

*Quels sont les principes de Jacques Rueff ?
Quels sont les principes de Jacques Rueff dont je parle, me direz-vous ? Je vais y venir dans un moment, ce sera la première partie de mon exposé. Je dirai seulement pour l'instant que ce sont en vérité des principes qu'expose Jacques Rueff, en particulier, dans la conférence de 1934. Ce sont aussi les principes des libéraux de l'époque - par opposition aux principes des planistes. 

3 - Jacques Rueff et 1'Academie des sciences morales et politiques
Troisième raison pour laquelle la conférence de 1934 de Jacques Rueff est importante. Il se trouve que quelques mois plus tard (huit exactement), son auteur est invité par l'Academie des sciences morales et politiques à faire une communication sur le même thème : le titre retenu cette fois est la «Crise du capitalisme ». Autrement dit, la pièce est la même, mais Jacques Rueff change l'éclairage. 

Mais l'éclairage du monde a aussi changé : les pouvoirs de Hitler et Staline se sont affirmés dans l'intervalle et l'un et l'autre sont desormais sur une pente ascendante. Fait exceptionnel qu'il convient de signaler, l'Academie consacrera plusieurs séances à la discussion du texte de la conférence bien que Jacques Rueff n'en fût pas membre (il en sera élu membre en decembre 1944). Il est alors directeur- adjoint du mouvement général des fonds depuis avril 1934. 

4 - La double singularité de Jacques Rueff
Quatrième et dernière raison, très terre à terre celle-là, pour laquelle je soutiendrai que la conférence de 1934 est essentielle et pour laquelle je m'y suis référé d'entrée de jeu, elle donne la clé du sujet d’aujourd'hui. J'y vois en ce qui me concerne la raison pour laquelle Jacques Rueff occupe une position pour le moins originale dans la pensée économique. 

Que dit Rueff, en effet, encore en introduction de la conférence ? [Soulignons en passant qu'ils s'adressent à des polytechniciens, inspecteur des finances comme lui ou ayant choisi d'autre spécialités.] 

«A vous tous qui avez la même formation que moi, donc qui jugez de la même iaçon que moi, je viens avouer mon péché qui est d'être resté libéral dans un monde qui cessait de l'être.Je viens vous en dire les raisons et vous demander de les apprécier, et tout à l'heure, vous me direz, je l'espère, si je suis fou ou si c'est le reste du monde qui a perdu l'esprit»
(Autobiographie, 1977, p. 4) 

Mais, quand Rueff fait cette entrée en matière qu'on peut qualifier, sans excès, de fracassante, nous sommes donc en 1934. Autant Jacques Rueff que les principes des libéraux, bref les connaissances de chacun, vont évoluer. 

Jacques Rueff n'a pas été encore sous-gouverneur de la Banque de France, ni conseiller économique du Maréchal de Lattre de Tassigny, ni Président de l'Agence interalliée des réparations allemandes (IARA), ni juge à la Cour de justice de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA), puis de la Communauté économique européenne (CEE), il affiche seulement la préoccupation d'écrire le second volet de sa Théorie des phénomènes monétaires, livre publié en 1927, le volet dynamique ce sera l'Ordre social publié en 1945 

La société du Mont Pèlerin n'existe pas et n'est même pas à l'état de projet. Peut-être Hayek songe-t-il à écrire la Route de la servitude (1944), Mises l'Action humaine (1949), Milton Friedman les Essais e'i économie positive (1953), je n'en sais rien. 

Pourquoi ces remarques, me direz-vous, qui nous écartent du sujet ? Parce qu'elles ne nous en écartent pas. Parce que va se tenir, en France, quelques années plus tard, en août 1938, un colloque, le colloque Walter Lippman, qui réunira les libéraux du monde entier, en particulier Ludwig von Mises, Friedrich von Hayek et Jacques Rueff (Milton Friedman est alors étudiant et n'a pas obtenu encore son Ph. D.). Le propos du colloque est de def'inir le libéralisme, sa doctrine, les conditions de réalisation et les taches nouvelles. Il est aussi de créer une association. Ce sera le Centre international pour la rénovation du libéralisme, dont la première session se tiendra à Paris en mars 1939. 

Pourquoi donc ces remarques ? Parce que je ne puis m'empêcher de voir dans ce Centre la répétition de la pièce dont la générale sera la Société du Mont Pèlerin, après la guerre de 39-45, même s'il donnera naissance directement en 1956 à une organisation belge, le Centre Paul Hymans, dont le premier colloque aura lieu à Ostende en 1957 et auquel participeront Jacques Rueff et Ludwig von Mises (mais aussi entre autres Maurice Allais, F.A. Harper, Bruno Leoni ou encore D. Villey et L. Rougier). A ce colloque, Jacques Rueff fera d'ailleurs un exposé sur «l'évolution des idees depuis le colloque Walter Lippman». 

Revenons justement à un des produits de ce colloque Walter Lippmm tenu à Paris : le Centre international pour la rénovation du libéralisme créé à Paris. A l'occasion de sa première session en 1939, Jacques Rueff écrit un texte intitulé «les formes d'intervention des pouvoirs publics compatibles avec le mécanisme des prix» qui sera discuté. Force est de reconnaître que son contenu tranche à certains égards, avec celui du texte de 1934. 

Dans le texte de 1934, il expliquait que le mécanisme des prix, son libre jeu, était providentiel pour les hommes. Dans le texte de 1939, il fait apparaître que le mécanisme des prix n'est pas la panacée, il y a d'une certaine façon une autre marque de la Providence: l'intervention des pouvoirs publics. En cela, il est en desaccord avec Ludwig von Mises pour qui - et Mises le redira à la conférence d'Ostende - : 

«L’interventionnisme n'est qu'une étape à la communication de la société». 

Mais prenons garde, néanmoins. Jacques Rueff ne préconise pas l'intervention aveugle et arbitraire de l'Etat, disons pour fixer les idees, il ne préconise pas l'intervention du type préconisé alors par Keynes. Il a dejà eu l’occasion de s’opposer à lui à deux reprises : 

- d'une part à la fin de la décennie 20 sur la question des transferts en relation avec les réparations allemandes de la guerre de 14-18, et
- d'autre part au debut de la decennie 30 sur la question du chômage en Angleterre. 

Et ce n'est que partie remise : puisqu'en 1947 il écrit une critique destructrice, mais justifiée, de la Théorie générale de l'emploi, de l’intérêt et de la monnaie, à laquelle répondra James Tobin (Keynes étant mort entretemps). Pour Jacques Rueff il y a des formes d'intervention, ponctuelles et éclairées qui échoient à la puissance publique : ce sont celles qui sont compatibles avec le libre jeu du mécanisme des prix. Bien plus, il considère que ces interventions sont nécessaires et souhaitables. Une des raisons qu'il donne est qu’il postule que l'ordre social n'est jamais spontané. Je ne pense pas faire un contresens en disant qu'en cela, il est aussi en désaccord avec Friedrich von Hayek. Il prendra la peine par la suite de développer les raisons de ce postulat dans maints écrits, à commencer par le plus épais d'entre eux, je viens d'en parler, L'Ordre social, (1945), mais surtout trois autres, plus récents, mais méconnus, à savoir Les Dieux et les Rois (1967), La montée de l'ordre dans l’univers (1968) et La Création du Monde, une comédie-ballet (1974). 

Je ferai remarquer en passant que, dans ces ouvrages, Jacques Rueff a comme cible non les idées d'absolutisme libéral. L’expression est de Mises à Ostende, on ne parlait pas alors d'ultralibéralisme), mais celles de Jacques Monod, le biologiste prix Nobel, que celui-ci fera connaître au grand public par son livre Le hasard et la nécessité. Autrement dit, Jacques Rueff apparaît en désaccord sur certains points avec les libéraux dignes de ce mot (Mises ou Hayek) et, a contrario, en accord sur quelques points avec les planistes ... 

Pour autant que l'on prend pour critère de classement cette dénomination «libéral», on peut classer Jacques Rueff dans leur nombre avec l'étiquette «interventionniste» (à l'époque, on parlait de «néo-libéral» et Jacques Rueff n'attachait aucune espèce d'importance à ce mot). A contrario, si l’on prend pour critère du classement non plus la dénomination «libéral», mais la dénomination «planiste», on peut classer Jacques Rueff parmi les planistes avec l'étiquette «libéral perdu» (au sens de l'expression des «soldats perdus» de l'Algérie française). 

La seconde partie de mon exposé développera cette façon de voir en Jacques Rueff un «libéral perdu» parmi les planistes. Bref, Jacques Rueff a une double singularité, parmi les planistes et parmi les libéraux. Et, en pratique, si on est peu regardant, voire ignorant de ce qu'a écrit Jacques Rueff, mais familier des commentaires, cette caractéristique devient une ambiguïté ou un paradoxe. 

Je vais donc tenter maintenant de vous exposer schématiquement le contenu de cette singularité en évoquant dans une première partie «Jacques Rueff, libéral perdu parmi les planistes» et dans une seconde «Jacques Rueff, ‘libéral perdu' parmi les planistes ». Je conclurai sur l'interprétation pour le moins hative qui concerne son ambiguïté ou ses paradoxes que, je l'espère, j'aurais alors levé avec les éléments que j'aurais présentés. 

I - Jacques Rueff, un libéral perdu parmi les planistes
Dans cette première partie, je vais m'efforcer de montrer le plus fidèlement possible, bien que schématiquement, ce que signifie, selon J R, «être libéral». Selon J R, être libéral, c'est un état d'âme, mais c'est surtout un état de raison. 

Il convient de reconnaître les trois faits que sont l'équilibre économique, le mécanisme des prix et le rôle du mécanisme des prix dans le déplacement de l'équilibre : 

«Je me déclare simplement libéral, c'est-à-dire je pense que c'est au mécanisme des prix qu'il faut demander le maintien de l'équilibre économique, qu'il faut confier le soin d'établir, de présenter et de réformer l'équilibre économique. Aux libéraux, s'opposent les planistes de diverses obédiences. Ils pensent que c'est à une construction consciente qu'il faut demander l'établissement de l'équilibre économique» 

Mais qu'est-ce que l'équilibre économique ? Qu'est ce que le mécanisme des prix? Comment le mécanisme des prix maintient-il l'équilibre économique ? C'est ce que je vais decrire dans un premier temps. 

Jacques Rueff n’a jamais évolué sur ces points qui sont des conséquences de sa méthode. C'est un aspect incontestable de sa position libérale. Pour l'évoquer, on peut aussi bien faire référence à ses travaux du milieu de la décennie 1930, qui est aussi le milieu de la vie de Jacques Rueff, qu'à ceux de la decennie 1970. J'ai fait le choix de faire référence aux premiers. 

Jacques Rueff est alors : 

* Ancien attaché financier à l'ambassade de France à Londres qui a démissionne (démélés avec le ministre de l'agriculture du moment, Queuille)
* et critique de Keynes tant sur la question des transferts que sur celle du chômage anglais ;
* Depuis avril 1934, directeur adjoint du mouvement général des fonds
Jacques Rueff n'a jamais évolué non plus sur la régulation monétaire, autre aspect incontestable de sa raison libérale. Je decrirai dans un second temps ce processus qui à la fois complète le mécanisme des prix et encadre celui-ci. 

1.1. Le mécanisme des prix et le déplacement de l'équilibre économique
Selon Jacques Rueff, l'équilibre économique est l'équilibre du système économique. Le système économique est un ensemble de marchés : marche des richesses non monétaires et marché des titres financiers (créances ou richesses monétaires). Qu'est-ce qui caractérise le marché ? C'est l'existence d'un prix qui varie jusqu'au moment où la demande est égale à la valeur globale des offres. 

Quels sont les facteurs (et non les forces ...) de l'équilibre du marché ? L'offre ou la demande de richesses. L'équilibre du marché est un état du marché. Toute égalité entre la demande et l'offre, à un prix donné, exprime un équilibre du marché. Sur un marché en état d'équilibre et toutes conditions égales, les rapports des prix (prix des créances ou non) restent immuables, quelle que soit la valeur absolue des prix.Tout écart entre la demande et l'offre, à un prix donné, exprime un déséquilibre du marché. 

L'équilibre du système économique est caractérisé par l'égalité, en une certaine séance de marché, de la demande globale libellée en unités monétaires et de la valeur globale des richesses offertes, calculée au prix du marché. Il est aussi caractérisé par les (le niveau des) prix (salaires - taux d'intérêt - taux de change, qui sont des phénomènes naturels, inclus), par l'absence de chômage, par l'absence de surproduction. Soulignons que les prix forment une échelle, une structure à laquelle on peut juxtaposer le taux d'intérêt. Le taux d'intérêt sanctionne une parité du prix au comptant et du prix à terme. 

Un système économique a deux grands types de condition : le droit et la monnaie.Les prix peuvent être immobilisés par les pouvoirs publics (point de vue du droit). Quand un prix est immobilisé, son marché n'a plus, de fait, d'équilibre. En régime de monnaie convertible (point de vue de la monnaie), l’immobilisation d'un prix quelconque entraîne l'immobilisation de toute l'échelle des prix. 

Qu'est-ce que le mécanisme des prix ? Le mécanisme des prix est d'abord un fait incontournable. D'un point de vue méthodologique, il est le chaînon qui assure la transition entre sciences physiques et sciences morales. Il est un avatar de la loi naturelle du déplacement de l'équilibre. Cette loi régente la société comme elle régente la nature physique. Quel est le principe de cette loi? Il est connu sous le nom de «principe de modération» en physique-chimie. Des particularisations en sont les lois de Le Châpelier et de Van’t Hoff. Elles énoncent principalement que : 

« dans tout système en équilibre stable, toute variation de l'un des facteurs de l'équilibre provoque un déplacement de cet équilibre dans un sens tel que l'effet produit par la résolution s'impose au changement initial et entraine ainsi une variation en sens inverse du facteur en cause » 

Selon J. Rueff, Bichat, le professeur de médecine bien connu dont un hôpital parisien en particulier porte le nom, la qualifiait la loi de « l’emmerdement maximum ». 

* Le libre jeu du mécanisme des prix permet le déplacement de l'équilibre économique.  
Le mécanisme des prix est donc l'expression sociale de la loi du déplacement de l'équilibre. En quoi consiste son libre jeu ? 

Etant donné l'équilibre initial d'un marché stable, toute variation de la demande - facteur de l'équilibre - provoque une variation du prix - un deplacement de l'équilibre du marché - dans un sens tel que l'effet produit par la réaction - la variation de prix - s'oppose à la variation initiale de la demande et entraîne ainsi une variation en sens inverse de la demande. 

** Application à l'augmentation de la demande
Etant donné l'équilibre initial d'un marché stable, toute augmentation de la demande provoque une variation du prix - c'est-à-dire une déplacement de l'équilibre du marché qui, s'il avait lieu seul, produirait par ses effets une diminution de la demande. Qu'est-ce qui est entrainé par une augmentation de la demande et, pris tout seul, entraîne une diminution de la demande ? L'augmentation de prix. Toute augmentation de la demande est en fait une augmentation de la demande par rapport à l'offre.Il s'ensuit un écart entre la demande et l'offre que le libre jeu du mécanisme des prix résorbe

En pratique, tout écart entre la demande et l'offre, un prix donné, exprime certes un deséquilibre du marché, mais il peut être interprété comme une variation de la demande ou une variation de l'offre ou une variation de l'offre et de la demande. S'il est interprété comme une variation de la demande dans un sens, d'après le principe de moderation, il y aura une variation de la demande dans l'autre sens et, pour qu'il y ait variation, il faut qu'il y ait variation du prix ou du taux d'intérêt (ce qui suppose que ni l'un ni l'autre ne soit immobilisé). 

Le déplacement de l'échelle des prix entraîne, toutes autres conditions restant égales, déplacement temporaire en sens inverse du taux d'intérêt. Inversement, toute variation du taux de l'intérêt, en rompant la parité prix du comptant et prix du terme, provoquera mouvement de sens inverse ni niveau général des prix. La caractéristique des déplacements simultanés en question dépend du système monétaire institutionnel. 

*Autres rôles du mécanisme des prix
Le mécanisme des prix est donc un mécanisme de régulation sociale, mais il a d'autres rôles. Il fait sortir l'ordre collectif du désordre des initiatives individuelles. Plus généralement, il est un processus parmi d'autres d'un ensemble de processus générateur de structures dans les sociétés qui ne sont pas entièrement planifiés par voie d'autorité. 

Le mécanisme des prix a le soin d'inspirer aux producteurs et aux consommateurs les actes qu'il faut qu'ils accomplissent pour les besoins soient servis et l'équilibre économique assuré. Pour ces raisons, personne ne saurait libérer l'économie du mécanisme des prix. L'économie libérée du mécanisme des prix est la négation même de l'économie libérale. Dire qu'on peut se libérer du mécanisme des prix et pratiquer la politique du juste prix sans la definîr, c'est croire qu'on peut rai sonner sans raison 

On n'intervient pas non plus sur le mécanisme des prix. Les interventions detruisent le régulateur. Si on intervient, se developpe une économie en folie aux conséquences desastreuses. Malheureusement, le fait est que les gouvernements sont intervenus et, de façon croissante, depuis la fin de la guerre de 1914-18, et, étant donné les conséquences desastreuses, a pris naissance la conception de réconomie consciente où la volonté des hommes doit remplacer le libre jeu du mécanisme des prix: 

Mais Jacques Rueff de remarquer qu'alors (nous sommes en 1934 rappelons-le), la Russie elle-même est en train de restreindre le régime des équilibres conscients et de restaurer dans des domaines toujours plus étendus le mécanisme des prix. Ainsi les réalités se défendent, la crise endémique, résultat de l'économie organisée, a imposé le rétablissement du mécanisme des prix
 
 
«Toutes les turpitudes de notre régime, j'en ai toujours trouvé la source dans des interventions de 1'Etat. Les systèmes malthusiens donnent à leurs auteurs toutes les apparences de l'action généreuse, alors qu'ils organisent la misère et la ruine». 

1.2 La régulation monétaire
Si le mécanisme des prix est un processus de régulation sociale automatique, il n'est pas le seul processus de régulation sociale que discerne Jacques Rueff. Il faut juxtaposer à son libre jeu la régulation monétaire. 

* Définitions
Qu'est-ce que la régulation monétaire? 

* Hypothèse préliminaire fondamentale de Jacques Rueff
Jacques Rueff considère que les utilisateurs de monnaie sont souverains, libres de fixer la quantité de monnaie au niveau qu'ils désirent ... Rien ne peut les en empêcher. Il n'y a pas d'offre de monnaie qui limite la demande. 

«J'ai connu comme directeur du mouvement général des fonds, des périodes d'égal déficit où la circulation augmentait, d’autres où elle diminuait, sans que les autorités monétaires, et malgré tout ce qu'elles pouvaient tenter pour les
contrecarrer.»
«J'ai passé mon temps comme sous-gouverneur de la Banque de France à

assister aux vains efforts de la Banque centrale, pour résister à l'augmentation de l’émission.... » 

La quantité de monnaie est strictement déterminée par la volonté des hommes. Soulignons en passant que les notions de fonctions d'offre et de demande de monnaie, ainsi que le concept de marché de la monnaie sont en définitive récentes ... 

** Le déséquilibre monétaire
Mais la volonté des utilisateurs de monnaie peut changer et causer un deséquilibre sur le marché des richesses non monétaires. C'est en vérité la théorie des variations du niveau général des prix de Jacques Rueff : tout écart entre la variation des encaisses desirées et celle des encaisses effectives provoque la variation du niveau général des prix. 

En vérité, si la variation de la volonté des utilisateurs de monnaie cause un deséquilibre sur le marché des richesses non monétaires, il y a inflation ou déflation.
Selon Jacques Rueff : 

«Il y a inflation lorsque, en une certaine séance de marché, la demande globale libellée en unités monétaires dépasse la valeur globale des richesses offertes, calculée au prix du marché.
Pareille situation ne peut exister que si la demande globale est alimentée, pendant la séance de niarché considerée, non seulement par la contrepartie de l'offre globale, mais par la création de pouvoirs d'achat résultant soit d'une diminution des encaisses desirées, soit d'une augmentation des encaisses effectives, autrement dit de l'apparition d'encaisses desirées.
MM. Hayek et Friedman m'ont dit jadis voir dans cette affirmation l'effet d'une réaction de comportement .J'accept leur interprétation. Elle ne diminue pas la portée de la liaison à laquelle elle s'applique». 

** Définition de la régulation monétaire.
La régulation monétaire est le processus qui tend à assurer la stabilité des prix en monnaie en maintenant dans d'étroites limites les oscillations de l'activité économique. Cela dans le cadre national, d'une économie fermée ou presque. Dans le cadre international, d'une économie ouverte, elle est le processus qui tend à assurer l'équilibre des paiements à l'étranger en maintenant dans d'étroites limites les oscillations de l'activité économique. 

Propriétés :
Le processus de régulation monétaire a des caractéristiques. Elles sont fonction du système monétaire existant : 

«C'est l'objet de tous les systèmes monétaires que d'assurer, par des procédures diverses et diversement efficaces, l'adaptation constante des encaisses
effectives aux encaisses desirées et de réduire par là au minimum les variations du niveau général des prix.
Ils exercent ainsi une fonction essentielle, la régulation monétaire, d'où dépend la stabilité de la collectivité qui utilise la monnaie .» (1981, p.221) 

Par système monétaire il faut entendre l'ensemble des règles juridiques données aux autorités monétaires ou que celles-ci s'engagent à respecter. Un système monétaire ne saurait être confondue avec le marché de la monnaie au sens du concept théorique. 

Dans certains systèmes monétaires, la régulation monétaire est automatique. Dans ces systèmes, est adaptée constamment, à chaque instant, la quantité de monnaie effective à la quantité de monnaie desirée. Dans ces systèmes, les variations du niveau général des prix sont réduites au minimum. Dans d'autres systèmes monétaires, la régulation monétaire n'est pas automatique. Dans ce cas, sauf à changer de système, elle doit être administrée par les autorités monétaires. 

Mais l'administration peut être efficace ou non. Quand l'administration n'est pas réussie, il y a désordre monétaire (par exemple inflation). Jacques Rueff souligne que dans ce cas il ne faut pas rendre la monnaie cause de la situation. 

«Mettre dans la monnaie la cause des désordres monétaires, c'est chercher à s'excuser en accusant» (1979a, p.292

Selon Jacques Rueff, il y a plusieurs systèmes monétaires théoriques qui permettent la régulation monétaire automatique. Mais, on peut reduire leur nombre à deux grands types, à deux grands régimes de monnaie: le régime de la monnaie convertible et le régime de la monnaie incovertible. Remarquons en passant que, dans un univers sans résistances ni frottements, c'est-à-dire un univers théorique, le niveau général des prix : 

- reste sensiblement invariable en régime de com'ertibilité.
- ne subit que des variations limitées en régime de monnaie inconvertible
Mais cette univers est théorique, irréel. Dans la réalité, il en est différemment. 

** Système à monnaie convertible à taux fixe
La monnaie est convertible quand la valeur de son unité est définie par son égalité avec celle d'une quantité determinée d'une richesse choisie une fois pour toutes, une égalité non proclamée, mais effective sur le marché de la richesse en question. Par richesse, Jacques Rueff entend les richesses non monétaires (biens et services) et les titres financiers (créances ou richesses monétaires). Par valeur, il entend la valeur d'échange, le prix ou le taux d'intérêt du marché de la richesse. 

Jacques Rueff distingue les systèmes de monnaie convertible selon la contrepartie de la monnaie. 

** Une richesse non monétaire (richesse proprement dite de conversion).  
La monnaie est convertible en or (à taux Fixe) quand la valeur (le son unité est définie par son égalité avec celle d'une quantité déterminée d'or choisie une fois pour toutes, une égalité non proclainée mais effective sur le marché de l'or. Le régime de convertibilité le plus fréquent est celui qui definit la valeur de l'unité monétaire comme celle d'un poids d'or déterminé. Il est qualifié de monométallisme-or. 

La régulation monétaire a donc comme pièces principales le taux fixe, i.e. le prix auquel est échangé l'or par l'institution d'émission de la monnaie et sa position par rapport à celle du prix sur le marché de l'or. La tendance des prix sera stable s'il y a assez d'or. Il n'y aura ni conversion de monnaie en or, ni conversion d'or en monnaie. S'il n'y a pas assez d'or, il y aura un prix sur le marché de l'or supèrieur à ce qu'il devrait être, et au taux de conversion, une tendance à convertir de la monnaie en or auprès de l'institution d'émission. Il y aura une tendance des autres prix orientée à la baisse qui stimulera la production d'or (la production d'or est beaucoup plus élastique qu'on le croit). 

S'il y en a trop, il y aura un prix sur le marché de l'or inférieur à ce qu'il devrait être, et au taux de conversion, une tendance à convertir de l'or en monnaie. Il y aura une tendance des autres prix orientée à la hausse qui démotivera la production d'or. Le monométallisme-or permet la régulation monétaire automatique dans le cadre national comme dans le cadre international. 

S'il y a trop de paiements à effectuer à l'étranger, il y a utilisation des réserves en or, réduction du stock d'or et tout se passe comme s'il n'y avait pas assez d'or (dans le cas national). il y aura une tendance des prix orientée à la baisse qui stimulera les paiements à recevoir de l'étranger, l'accumulation de réserves en or et l'augmentation du stock d'or. 

Mais, peu importe en définitive la référence à l'or, l'important est que la chose de référence ne soit pas librement créée, mais produite. Jacques Rueff est clair sur ce point : 

« Je suis convaincu que la seule voie efficace pour restaurer l'équilibre des paiements à l'étranger c’est la convertibilité en quelque chose qui ne soit pas librement créée par l’institution émettrice, comme c'est le cas de tous les types de monnaie fiduciaire, mais gagnée par la production.» 

L'après-guerre (1914-18) a étendu à la monnaie les doctrines d'économie dirigée. Tout s'est passé comme si les autorités monétaires avait supposé qu'elles pouvaient faire abstraction des systèmes monétaires. Jacques Rueff aura l'occasion d'écrire que l'institution de Bretton Woods (à partir de 1945) permet de jouer à la convertibilité monétaire, non d'en recueillir les bienfaits. 

*** Un titre financier (une créance, une richesse monétaire)
La monnaie est convertible en une créance (à taux fixe) quand la valeur de son unité est définie par son égalité avec celle d'une quantité determinée de la créance choisie une fois pour toutes, une égalité non proelamée, mais effective sur le marché de la créance : 

«Pour qu'une richesse autre que l'or, puisse être, sans risque pour l'institution émettrice, transformée, il faut que comme l'or en régime de convertibilité métallique à taux fixe, cette richesse ait une valeur fixe en monnaie. Or seules les créances libellées en monnaie présentent, au moment de l'échéance, ce caractère ». 

La régulation monétaire a comme pièces principales le taux d'escompte de l'institut d'émission de la monnaie et sa position par rapport à celle du taux d'intérét (sur le marché des créances). 

Jacques Rueff distingue les monnaies convertibles en titres de créance véritables et celles en titres de créance fausses. 

- créances véritables
Une créance est véritable quand sa valeur nominale sera égale à des richesses de même montant dans l'actif du debiteur. La régulation monétaire consiste pour la banque d'émission à fixer le taux d'escompte au niveau du taux d'intérêt du marché et à monétiser les créances éligibles à l'escompte qui lui sont présentées. 

S'il y a égalité entre le taux d'escompte (taux auquel l'institut d'émission échange les creances) et le taux d'intérêt du marché des créances, il y a stabilité du niveau des prix. 

S'il y a le «bon montant» de créances, il y a stabilité du niveau des prix. S'il y a trop de créances, le taux d'intérêt sur le marché des créances (resp. leur prix) est superieur (resp. inférieur) à ce qu'il devrait être et au taux d'escompte, il y aura une tendance a convertir en monnaie les créances par l'escompte, une tendance des prix orientée à la hausse jusqu'au moment du remboursement des creances en question. 

- créances fausses
Une créance est fausse quand sa valeur nominale sera supérieure au montant de richesses dans l'actif du debiteur. Seul l'Etat a le privilège de pouvoir injecter d'une façon continue une quantité appréciable de fausses créances par l'éligibilité à l'escompte (p.486). Le montant des fausses créances attribuées est alors, en chaque période, égal un montant du deficit de patrimoine. 

Tant que le titulaire s'en contente, tout se passe coimne si ses créances étaient vraies créances. A partir du moment où il reprend ses esprits, tout change. Il lui reste à les escompter auprès de l'institut d'émission. Par l'éligiblilité des fausses créances à l'escompte., la monnaie devient véritablement l'é~out collecteur des fausses creances indesirées (1981, p. 385)
Une telle situation de convertibilité est utopique et débouche sur l'inconvertîbilité. 

** Richesses de conversion ou créances
Les conclusions précédentes valent, mutatis mutandis, pour tout système de convertibilité, quelle que soit la richesse de conversion. 

** Régime de monnaie inconvertible
La monnaie est inconvertible quand la valeur de son unité est definie comme celle dont est dotée en fait et à l'instant consideré, l'unité de quantité de monnaie.
Jacques Rueff distingue les systèmes à monnaie inconvertible selon leur élasticite. 

*** régime élastique
La régulation monétaire consiste à fixer le taux d'escompte au niveau du taux d'intérêt. Mais le cours forcé de la monnaie est obligatoire. 

*** régime inélastique
La monnaie n'a pas de contrepartie. La monnaie n'ayant pas de contrepartie, les autorités monétaires n'ont aucun moyen de pratiquer la régulation monétaire... 

II - Jacques Rueff, un «libéral perdu» parmi les pIanistes.
Je retiendrai deux grands désaccords entre Rueff et les libéraux qui me font dire qu'on peut considerer que Jacques Rueff est un «libéral perdu» ... parmi les planistes. 

Le premier est que, selon Jacques Rueff, l'ordre n'est jamais spontané. En cela, il est en désaccord avec Friedrich von Hayek, grand libéral devant l'Eternel, pour lequel l'ordre de marché est un ordre spontané. Second grand désaccord, Jacques Rueff ne rejette pas l'intervention de l'Etat. Selon lui, il existe des formes d'intervention de lEtat qui sont non seulement nécessaires, mais encore souhaitables. En cela, il est en désaccord avec Hayek et Ludwig von Mises, autre grand libéral, pour qui l'Etat ne saurait intervenir dans l'économie.
Ces désaccords nous situent dans la seconde partie de sa vie. Jacques Rueff développe les idées qui les sous-tendent à partir de 1939 ... 

1 - L'ordre n'est jamais spontané (désaccord avec Hayek)
Selon Jacques Rueff, l'ordre de marché n'est pas spontané : 

«Avant toute chose, je voudrais faire observer que l'ordre n'est jamais spontané. Une société naturelle, une société laissée à elle-même, ne serait pas une société ordonnée. Je n'ai pas besoin d'insister sur les caractéristiques profondes de la nature humaine. Vous savez tous qu'une société d’hommes livrés à eux-mêmes, donc affranchiis de toute éducation religieuse ou morale et des contraintes civiques d'une société civilisée, serait une société sauvage où le fort s'approprierait le faible et où chacun déterminerait par la force le domaine de la souveraineté». 

En cela, Rueff est en désaccord avec Hayek. 

* Libéraux et néo-libéraux («libéraux perdus»)
Jacques Rueff le reconnaît : libéraux et néo-libéraux (ceux que j'appelle les «libéraux perdus ») ont une foi égale dans les bienfaits de la liberté. Mais les premiers attendent la liberté d'une génération spontanée qu'il faut seulement ne pas compromettre. Les seconds veulent la faire éclore, croître et se developper, en la rendant acceptable et en écartant d'elle les entreprises qui tendent constamment à l'annihiler. Et Jacques Rueff déclare faire partie des seconds... 

* L'ordre
Qu’est-ce que l'ordre ou, plus exactement, l'ordre social ? Pour Jacques Rueff, c'est une société à la fois pacifiée et gouvernée. Il est à souligner que l'ordre social ne doit pas être confondu avec l'équilibre économique. L'ordre social est certes aussi peu probable a priori que l'équilibre du marché, mais il n'est pas assuré par un mécanisme puissant de régulation comme l'est l'équilibre économique par le mécanisme des prix, voire par un processus du type de la réguiation monétaire. 

Quels sont les facteurs de l'ordre social ? L'imposition de la paix sociale et le gouvernement.

** L'imposition de la paix sociale
La paix sociale est imposée par deux actes. Le premier est l'établissement d'un système tendant à la pacification et excluant la guerre. Le fait est qu'on est arrivé à une structure juridique fondée essentiellement sur le droit de propriété. 

Sous cet angle, Rueff rejoint Hayek pour qui l'ordre de marché repose sur le droit. Mais Rueff ajoute que la première intervention économique est celle qui délimite les champs de souveraineté individuels pour créer une structure sociale dans laquelle chaque chose ne puisse être désirée que par une seule personne. 

Cette institution du droit de propriété, qui empêche l'appropriation par la violence, a pour conséquence immédiate et nécessaire l'établissement de marchés, car si on ne peut pas prendre par la violence, on ne peut acquérir qu'avec le consentement de celui qui detient, donc que par l'échange. Ainsi prend naissance, le second acte de l’imposition de la paix sociale, la deuxième institution fondamentale : le marché. En cela, Rueff se rapproche de Hayek qui en est arrivé à préférer le mot «catallaxie » au mot «marché» pour mettre l'accent sur l'échange.

** Le gouvernement
Selon Jacques Rueff, le monde qui ne sera que pacifié sera un monde d'homicide, de luxure et de mensonge. De plus, quid de l'avenir ? Il fait remarquer que le christianisme abandonne à César le soin d'imposer les actes qui détermineront l'évolution collective de la société ?
C'est ainsi que Jacques Rueff distingue la société pacifiée et la société gouvernée. La société pacifiée est une société dans laquelle chaque chose est assujettie à la volonté d'une seule personne, en d'autres termes, dans laquelle le droit de propriété existe, a été institué. L'institution du droit de propriété soumet toute chose à un maître et un seul. Pour l'individu, il divise l'univers en deux parts : le domaine possédé où il est souverain, le reste du monde où, sauf consentement du propriétaire, il est sans action. 

La société gouvemée est la société dans laquelle le gouvernement modifie la valeur globale des droits de propriété et partant la répartition des richesses entre les individus puisque cette valeur et elle seule fixe la répartition (p. 531). 

Qu'est-ce que le gouvernement ?
Jacques Rueff definit le gouvernement (qu'il soit théocratique, moral ou civil) comme cette action qui tend à faire que les sociétés soient autres que les feraient les seules volontés des personnes qui, dans leur sein, ont été élevées à la «dignité de cause», par l'exercice d'une faculté de disposition sur les choses. C'est l'art de modifier, par voie de contrainte, la destination donnée à certaines richesses, en substituant des fins collectives, sociales ou morales aux fins individuelles. 

** L'ordre libéral et l'ordre socialiste
Il s'ensuit que, selon Jacques Rueff, il y a non pas un mais deux types d'ordre social. L'ordre libéral est un ordre caractérisé par l'entière liberté du propriétaire à l'intérieur du domaine possédé. L'ordre socialiste dans sa forme extrême n'est qu'un ordre libéral où l'Etat est le seul propriétaire des instruments de production. 

2 - L'intervention de l'Etat (désaccord avec Mises et avec Hayek)
Il reste que Rueff considere que l'équilibre du marché peut ne pas plaire et qu'en conséquence, le gouvernement doit agir et le rendre plus plaisant. C'est là le grand désaccord entre, d'un côté, Rueff et, de l'autre, Mises ou Hayek. 

Selon Jacques Rueff, gouverner, c'est soustraire des richesses à la maîtrise de leurs propriétaires respectifs pour les consacrer aux emplois que les autorités gouvernementales venient pour elles. A cet égard, le libéralisme est une méthode de gouvernement, et non pas un degré de gouvernement, à laquelle s'oppose l'interventionnisme ou le socialisme. Le libéralisme porte sur les droits de propriété tandis que le socialisme tend à restreindre les volontés individuelles. 

Si l'équilibre du marché ne plaît pas, que peut-on faire? Peut-on chercher à améliorer l'équilibre du marché ? Rueff se pose donc la question et y répond par l'intervention de l'Etat. On sait que Hayek condamne la question (cf. par exemple son livre Droit, législation et liberté, tome 2), Mises la réponse (cf. ci-dessus introduction). 

Selon Jacques Rueff, on doit faire appel à l'Etat et il doit intervenir sans nuire au libre jeu du mécanisme des prix. Il y a des interventions institutionnelles ou nécessaires et des interventions souhaitables. 

*Les formes d'interventions nécessaires ou institutionnelles
L'équilibre du marché peut ne pas plaire au regard d'objectifs particuliers ou au regard des prooessus qui y conduisent ** Au regard d'objectifs particuliers. *** L'objectif de l'ordre
L'ordre n'est jamais spontané, il faut le réaliser. 

*** L'objectif de la liberté
Pour Jacques Rueff, la liberté n'est pas spontanée. Il fait partie de ceux qui veulent faire éclore, croître et se développer la liberté, en la rendant acceptable et en écartant d'elle les entreprises qui tendent constamment à l'annihiler. Jacques Rueff considère aussi que la liberté peut engendrer des abus. Les associations de toute espèce nuisent au marché. La liberté peut engendrer des abus contre lesquels non seulement le mécanisme des prix lui-méme ne peut rien, mais encore qui risquent de faire disparaître le mécanisme 

*** L'objectif du bien-être
Jacques Rueff definit le gouvernement (qu'il soit théocratique, moral ou civil) comme cette action qui tend à faire que les sociétés soient autres que les feraient les senies volontés des personnes qui, dans leur sein, ont été élevées à la «dignité de cause», par l'exercice d'une faculté de disposition sur les choses. C'est l'art de modifier, par voie de contrainte, la destination donnée à certaines richesses, en substituant des fins collectives, sociales ou morales aux fins individuelles. 

La simple existence de l'institution juridique qu'est le marché n'assure pas son efficacité. Le juriste peut la décréter, elle reste illusoire, si l'économiste ne l'établit pas. 

** Au regard des processus sociaux
*** Le libre jeu du mécanisme des prix
Le mécanisme des prix ne fonctionne pas sans conditions. Il fait sortir du desordre des initiatives individuelles Si... Il faut une structure juridique fondee sur le droit de propriété. 

*** La régulation monétaire
Dans certains systèmes monétaires, la régulation monétaire est automatique. Dans d'autres, la régulation monétaire n'est pas automatique. Dans ceux qu on connaît auj ourdhui nationalement et internationalement, il en est ainsi. Tant qu'on n'aura pas découvert le «bon système monétaire», c'est-à-dire le système monétaire automatique qui fasse l'unanimité, la régulation monétaire doit être administrée. 

La régulation monétaire tient ainsi dans la démarche des autorités monétaires pour faire en sorte d'adapter constamment, à chaque instant, la quantité de monnaie d'équilibre - effective - à la quantité de monnaie désirée. 

* Les formes d'intervention souhaitables
Pour atteindre les objectifs et étant donné les processus sociaux, il faut donc des interventions de l'Etat. Mais il ne faut pas des interventions qui portent atteinte au mécanisme des prix, à son libre jeu. Il faut des interventions qui établissent les conditions de son fonctionnement. 

** Les interventions incompatibles
Que faut-il entendre par interventions incompatibles avec le mécanisme des prix, avec son libre jeu? Elles designent toutes les interventions qui portent sur les prix eux-irêmes. à savoir les prix, taux de salaire, taux d'intérêt ou taux de change. L'immobilisation des prix ou la bonification d'intérêt en sont des exemples. Il en est de même de la fixation de plancher (salaire minimum) ou de plafond aux prix (taux de l'usure). Se rendre compte que le mécanisme des prix est puissant, ne veut pas dire qu'il n'est pas fragile, incassable au contraire. De telles interventions le cassent et créent ainsi des desordres et portent préjudice au bien-être des individus contrairement à ce qui peut leur être dit. 

** Les interventions compatibles 
Au nombre des interventions qui ne portent pas atteinte au mécanisme des prix, à son libre jeu, il y a les interventions sur le cadre juridique et sur le cadre monétaire.
Sur le cadre juridique, il y a par exemple :
- les interventions qui tendent à sauvegarder le mécanisme des prix lui-même contre les abus mêmes que la liberté peut y engendrer, donc à sauvegarder le marché contre les associations de toute espèce.
- les lois anti-cartel ou lois antitrust (entreprise contre le libre jeu du mécanisme) - les lois sur les sociétés (pour rendre impossible le mensonge) 

Il y a donc aussi la gestion monétaire qui tend à assurer la stabilité des prix dans un système monétaire non automatique. Mais attention ! Comme le souligne Jacques Rueff, parfois, c'est malheureusement le desordre monétaire lui-même qui est adininistré sans consideration du mécanisme de réguiation monétaire. Ce qui lui fait écrire à Rueff : 

«Vouloir lutter contre l'inflation, sans connaître le mécanisme de la régulation monétaire, c'est partir sans savoir où l'on veut aller et surtout en ignorant les moyens d'y parvenir.» 

Il y a enfIn les interventions ponctuelles qui affectent les causes du mécanisme des prix comme par exemple : 

la fixation de la durée de travail la fixation de droit de douane.
Toutes les formes d'interventions de l'Btat ne sont pas à mettre sur un même pied. Certaines sont nécessaires, d'autres preférables à des troisièmes. En vérité, pour Rueff, elles se ramènent à dire qu'il faut que le marché soit institutionnel. Le marché instiutionnel se distingue du marché manchestérien : il est une zone de laisser passer, non de laisser faire. 

Conclusion : Jacques Rueff - une double singularité sans ambiguïté ni paradoxe
Jacques Rueff est donc en accord avec les libéraux pour lesquels les prix ne doivent pas être manipulés, d'une façon ou d'une autre, par les bons esprits qui se veulent omniscients, je veux parler des hommes de l'Etat. Il est aussi en accord avec les libéraux pour lesquels la monnaie doit échapper à l'emprise des hoinmes de l’Etat au niveau international. De ce point de vue, et étant donné le haut fonctionnaire qu'a été Jacques Rueff et qui a combattu les idées de ceux qu'il dénomine « planistes » en 1939, il faut voir en lui un «libéral perdu parmi les planistes». 

Mais Jacques Rueff apparaît en désaccord sur deux points avec les libéraux pour lesquels l'ordre (l'ordre de marché ou l'ordre social) est spontané et l'Etat ne saurait intervenir dans l'économie, même si l'intervention ne porte pas sur le libre jeu du mécanisme des prix. 

Si l’on n'y prend garde, on peut lui imputer, a contrario, un accord avec les planistes. Une telle démarche serait hâtive et doit être dénoncée. Cela reviendrait à voir dans Jacques Rueff, un «planiste perdu parmi les libéraux». 

Etant donné les éléments que j'ai présentés, rien ne justifie un tel jugement. C'est la raison pour laquelle j'ai parlé de Jacques Rueff, en tant que «libéral perdu» parmi les pianistes, au sens où on a parlé, à une époque pas si lointaine, des «soldats perdus». Autrement dit, Jacques Rueff n'est ni ambigu, ni paradoxal. Il a une double singularité quand on prend pour référence soit les planistes, soit les libéraux. 

Et, en pratique, cette caractéristique devient une ambiguïté ou un paradoxe pour l'opinion en raison de la démarche qui conduit à porter attention à des résultats qu'il donne et non aux deux principes fondamentaux d'où il les tire : libre jeu du mécanisme des prix et monnaie hors de l'orbite des hommes de l’Etat. Soulignons en passant que cette démarche est en opposition avec la méthodologie de Jacques Rueff et des libéraux en général, elle leur fournit un autre point d'accord contre les planistes. 

La double singularité de Rueff me semble suffire pour comprendre son isolement dans la pensée économique tant en France que dans le reste du monde. Cela dans le meilleur des cas. Dans le pire, elle explique l'incompréhension, la déconsidération, voire l'ostracisme dont il a été et est encore aujourd'hui l'objet. J'en ai donné des illustrations en introduction. Permettez-moi de vous en donner deux autres pour conclure. 

Certains d'entre vous se souviennent, je pense, des propos de Raymond Aron dans la déceimie 1960 qui stigmatisait la pensée de Jacques Rueff sur le système monétaire international et sa publicité pour l'étalon-or en écrivant qu' «on était plus du temps de la lampe à huile et de la marine à voile». 
 La déconsideration est évidente, je n'y insiste pas. 

Plus proche de nous, il y a un articulet de Sciences et vie économie de decembre1986 qui prête à Jacques Rueff, comme solution au chômage, la proposition
«de diminuer le salaire réel et les allocations distribuées aux chômeurs pour permettre à la loi de l'offre et de la demande de fonctionner» (p. 46) 

Ce que je viens de vous dire sur le libre jeu du mécanisme des prix qui ne doit pas être entravé révèle l'ignorance, volontaire ou non, du journaliste. 

J'ai tenté de vous exposer très schématiquement le contenu de la singularité de la pensée économique de Jacques Rueff pour lever toute ambiguïté ou paradoxe à son sujet. Si vous avez le sentiment que je n'y suis pas parvenu, j'espère au moins y avoir contribué un peu et pourquoi pas vous avoir donné envie de lire ou relire Jacques Rueff.

Georges LANE



 
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