novembre 09, 2014

Le manifeste du Parti communiste (K. Marx - F. Engels) et la critique et un mur tombé !!

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Communisme

1. conséquence logique de l'application cohérente du socialisme
2. système politique proposé par Karl Marx, basé sur l'agression politique: Lire ci-dessous

"Cet ouvrage expose avec une clarté et une vigueur remarquables la nouvelle conception du monde, la matérialisme conséquent étendu à la vie sociale, la dialectique, science la plus vaste et la plus profonde de l'évolution, la théorie de la lutte des classes et du rôle révolutionnaire dévolu dans l'histoire mondiale au prolétariat, créateur d'une société nouvelle, la société communiste."
Lénine

Préface à l’édition allemande de 1872
La Ligue des communistes, association ouvrière internationale qui, dans les circonstances d'alors, ne pouvait être évidemment que secrète, chargea les soussignés, délégués au congrès tenu à Londres en novembre 1847, de rédiger un programme détaillé, à la fois théorique et pratique, du Parti et destiné à la publicité. Telle est l'origine de ce Manifeste dont le manuscrit, quelques semaines avant la révolution de Février [1], fut envoyé à Londres pour y être imprimé. Publié d'abord en allemand, il a eu dans cette langue au moins douze éditions différentes en Allemagne, en Angleterre et en Amérique. Traduit en anglais par Miss Hélène Macfarlane, il parut en 1850, à Londres, dans le Red Republican, et, en 1871, il eut, en Amérique, au moins trois traductions anglaises. Il parut une première fois en français à Paris, peu de temps avant l'insurrection de juin 1848 [2], et, récemment, dans Le Socialiste de New York. Une traduction nouvelle est en préparation. On en fit une édition en polonais à Londres, peu de temps après la première édition allemande. Il a paru en russe à Genève, après 1860. Il a été également traduit en danois peu après sa publication.

Bien que les circonstances aient beaucoup changé au cours des vingt-cinq dernières années, les principes généraux exposés dans ce Manifeste conservent dans leurs grandes lignes, aujourd'hui encore, toute leur exactitude. Il faudrait revoir, çà et là, quelques détails. Le Manifeste explique lui-même que l'application des principes dépendra partout et toujours des circonstances historiques données, et que, par suite, il ne faut pas attribuer trop d'importance aux mesures révolutionnaires énumérées à la fin du chapitre II. Ce passage serait, à bien des égards, rédigé tout autrement aujourd'hui. Etant donné les progrès immenses de la grande industrie dans les vingt-cinq dernières années et les progrès parallèles qu'a accomplis, dans son organisation en parti, la classe ouvrière, étant donné les expériences, d'abord de la révolution de février, ensuite et surtout de la Commune de Paris qui, pendant deux mois, mit pour la première fois aux mains du prolétariat le pouvoir politique, ce programme est aujourd'hui vieilli sur certains points. La Commune, notamment, a démontré que "la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte" (voir Der Bürgerkrieg in Frankreich. Adresse des Generalrats der Internationalen Arbeiterassoziation, édition allemande, S. 19, où cette idée est plus longuement développée). En outre, il est évident que la critique de la littérature socialiste présente une lacune pour la période actuelle, puisqu'elle s'arrête à 1847. Et, de même, si les remarques sur la position des communistes à l'égard des différents partis d'opposition (chapitre IV) sont exactes aujourd'hui encore dans leurs principes, elles sont vieillies dans leur application parce que la situation politique s'est modifiée du tout au tout et que l'évolution historique a fait disparaître la plupart des partis qui y sont énumérés.

Cependant, le Manifeste est un document historique que nous ne nous attribuons plus le droit de modifier. Une édition ultérieure sera peut-être précédée d'une introduction qui comblera la lacune entre 1847 et nos jours; la réimpression actuelle nous a pris trop à l'improviste pour nous donner le temps de l'écrire.

[1] Il s'agit de la révolution de Février 1848 en France.(N.R.)

[2] Il s'agit de l'insurrection du prolétariat parisien qui eut lieu les 23-26 juin; elle marqua le point culminant de la révolution de 1848-1849 en Europe.(N.R.)

Karl Marx, Friedrich Engels
Londres, 24 juin 1872
Préface de l'édition russe de 1882 Préface de l'édition allemande de 1883 Préface de l'édition anglaise de 1888 Préface de l'édition allemande de 1890 Préface de l'édition polonaise de 1892 Préface de l'édition italienne de 1893
 


Le manifeste du Parti communiste

I. Bourgeois et prolétaires
L'histoire de toute société jusqu'à nos jours [3] n'a été que l'histoire de luttes de classes.
Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande [4] et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte. 

Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une organisation complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes, une hiérarchie particulière. 

La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes de classes Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois. 

Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l'époque de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat.
Des serfs du moyen âge naquirent les bourgeois des premières agglomérations urbaines; de cette population municipale sortirent les premiers éléments de la bourgeoisie. 

La découverte de l'Amérique, la circumnavigation de l'Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d'action. Les marchés des Indes Orientales et de la Chine, la colonisation de l'Amérique, le commerce colonial, la multiplication des moyens d'échange et, en général, des marchandises donnèrent un essor jusqu'alors inconnu au négoce, à la navigation, à l'industrie et assurèrent, en conséquence, un développement rapide à l'élément révolutionnaire de la société féodale en dissolution. 

L'ancien mode d'exploitation féodal ou corporatif de l'industrie ne suffisait plus aux besoins qui croissaient sans cesse à mesure que s'ouvraient de nouveaux marchés. La manufacture prit sa place. La moyenne bourgeoisie industrielle supplanta les maîtres de jurande; la division du travail entre les différentes corporations céda la place à la division du travail au sein de l'atelier même. 

Mais les marchés s'agrandissaient sans cesse : la demande croissait toujours. La manufacture, à son tour, devint insuffisante. Alors, la vapeur et la machine révolutionnèrent la production industrielle. La grande industrie moderne supplanta la manufacture; la moyenne bourgeoisie industrielle céda la place aux millionnaires de l'industrie, aux chefs de véritables armées industrielles, aux bourgeois modernes. 

La grande industrie a créé le marché mondial, préparé par la découverte de l'Amérique. Le marché mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, des voies de communication. Ce développement réagit à son tour sur l'extension de l'industrie; et, au fur et a mesure que l'industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se développaient, la bourgeoisie grandissait, décuplant ses capitaux et refoulant à l'arrière-plan les classes léguées par le moyen âge. 

La bourgeoisie, nous le voyons, est elle-même le produit d'un long développement, d'une série de révolutions dans le mode de production et les moyens de communication.
A chaque étape de l'évolution que parcourait la bourgeoisie correspondait pour elle un progrès politique. Classe opprimée par le despotisme féodal, association armée s'administrant elle-même dans la commune [5], ici, république urbaine indépendante; là, tiers état taillable et corvéable de la monarchie, puis, durant la période manufacturière. contrepoids de la noblesse dans la monarchie féodale ou absolue, pierre angulaire des grandes monarchies, la bourgeoisie, depuis l'établissement de la grande industrie et du marché mondial, s'est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive dans l'Etat représentatif moderne. Le gouvernement moderne n'est qu'un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière. 

La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. 

La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu'on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages.
La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent. 

La bourgeoisie a révélé comment la brutale manifestation de la force au moyen âge, si admirée de la réaction, trouva son complément naturel dans la paresse la plus crasse. C'est elle qui, la première, a fait voir ce dont est capable l'activité humaine. Elle a créé de tout autres merveilles que les pyramides d'Egypte, les aqueducs romains, les cathédrales gothiques; elle a mené à bien de tout autres expéditions que les invasions et les croisades [6]
La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. 

Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s'implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations.
Par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l'adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n'emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. A la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. A la place de l'ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l'est pas moins des productions de l'esprit Les oeuvres intellectuelles d'une nation deviennent la propriété commune de toutes. L'étroitesse et l'exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle. 

Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l'amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu'aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c'est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image. 

La bourgeoisie a soumis la campagne à la ville. Elle a créé d'énormes cités; elle a prodigieusement augmenté la population des villes par rapport à celles des campagnes, et par là, elle a arraché une grande partie de la population à l'abrutissement de la vie des champs. De même qu'elle a soumis la campagne à la ville, les pays barbares ou demi-barbares aux pays civilisés, elle a subordonné les peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l'Orient à l'Occident. 

La bourgeoisie supprime de plus en plus l'émiettement des moyens de production, de la propriété et de la population. Elle a aggloméré la population, centralisé les moyens de production et concentré la propriété dans un petit nombre de mains. La conséquence totale de ces changements a été la centralisation politique. Des provinces indépendantes, tout juste fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été réunies en une seule nation, avec un seul gouvernement, une seule loi, un seul intérêt national de classe, derrière un seul cordon douanier. 

La bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productives plus nombreuses; et plus colossales que l'avaient fait toutes les générations passées prises ensemble. La domestication des forces de la nature, les machines, l'application de la chimie à l'industrie et à l'agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers, la régularisation des fleuves, des populations entières jaillies du sol - quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives dorment au sein du travail social ? 

Voici donc ce que nous avons vu : les moyens de production et d'échange. sur la base desquels s'est édifiée la bourgeoise, furent créés à l'intérieur de la société féodale. A un certain degré du développement de ces moyens de production et d'échange, les conditions dans lesquelles la société féodale produisait et échangeait, l'organisation féodale de l'agriculture et de la manufacture, en un mot le régime féodal de propriété, cessèrent de correspondre aux forces productives en plein développement. Ils entravaient la production au lieu de la faire progresser. Ils se transformèrent en autant de chaînes. Il fallait les briser. Et on les brisa. 

A sa place s'éleva la libre concurrence, avec une constitution sociale et politique appropriée, avec la suprématie économique et politique de la classe bourgeoise.
Nous assistons aujourd'hui à un processus analogue. Les conditions bourgeoises de production et d'échange, le régime bourgeois de la propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d'échange, ressemblent au magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu'il a évoquées. Depuis des dizaines d'années, l'histoire de l'industrie et du commerce n'est autre chose que l'histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de production, contre le régime de propriété qui conditionnent l'existence de la bourgeoisie et sa domination. Il suffit de mentionner les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l'existence de la société bourgeoise. Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s'abat sur la société, - l'épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée; on dirait qu'une famine, une guerre d'extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance; l'industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l'existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. - Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D'un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives; de l'autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. Les armes dont la bourgeoisie s'est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd'hui contre la bourgeoisie elle-même.
Mais la bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort; elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires. 

A mesure que grandit la bourgeoisie, c'est-à-dire le capital, se développe aussi le prolétariat, la classe des ouvriers modernes qui ne vivent qu'à la condition de trouver du travail et qui n'en trouvent que si leur travail accroît le capital. Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un article de commerce comme un autre; ils sont exposés, par conséquent, à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché. 

Le développement du machinisme et la division du travail, en faisant perdre au travail de l'ouvrier tout caractère d'autonomie, lui ont fait perdre tout attrait. Le producteur devient un simple accessoire de la machine, on n'exige de lui que l'opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Par conséquent, ce que coûte l'ouvrier se réduit, à peu de chose près, au coût de ce qu'il lui faut pour s'entretenir et perpétuer sa descendance. Or, le prix du travail [7], comme celui de toute marchandise, est égal à son coût de production. Donc, plus le travail devient répugnant, plus les salaires baissent. Bien plus, la somme de labeur s'accroît avec le développement du machinisme et de la division du travail, soit par l'augmentation des heures ouvrables, soit par l'augmentation du travail exigé dans un temps donné, l'accélération du mouvement des machines, etc. 

L'industrie moderne a fait du petit atelier du maître artisan patriarcal la grande fabrique du capitalisme industriel. Des masses d'ouvriers, entassés dans la fabrique, sont organisés militairement. Simples soldats de l'industrie, ils sont placés sous la surveillance d'une hiérarchie complète de sous-officiers et d'officiers. Ils ne sont pas seulement les esclaves de la classe bourgeoise, de l'Etat bourgeois, mais encore, chaque jour, à chaque heure, les esclaves de la machine, du contremaître et surtout du bourgeois fabricant lui-même. Plus ce despotisme proclame ouvertement le profit comme son but unique, plus il devient mesquin, odieux, exaspérant. 

Moins le travail exige d'habileté et de force, c'est-à-dire plus l'industrie moderne progresse, et plus le travail des hommes est supplanté par celui des femmes et des enfants. Les distinctions d'âge et de sexe n'ont plus d'importance sociale pour la classe ouvrière. Il n'y a plus que des instruments de travail, dont le coût varie suivant l'âge et le sexe. 

Une fois que l'ouvrier a subi l'exploitation du fabricant et qu'on lui a compté son salaire, il devient la proie d'autres membres de la bourgeoisie : du propriétaire, du détaillant, du prêteur sur gages, etc., etc. 

Petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout l'échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat; d'une part, parce que leurs faibles capitaux ne leur permettant pas d'employer les procédés de la grande industrie, ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes; d'autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population. 

Le prolétariat passe par différentes phases d'évolution. Sa lutte contre la bourgeoisie commence avec son existence même. 

La lutte est engagée d'abord par des ouvriers isolés, ensuite par les ouvriers d'une même fabrique, enfin par les ouvriers d'une même branche d'industrie, dans une même localité, contre le bourgeois qui les exploite directement. Ils ne dirigent pas seulement leurs attaques contre les rapports bourgeois de production : ils les dirigent contre les instruments de production eux-mêmes; ils détruisent les marchandises étrangères qui leur font concurrence, brisent les machines, brûlent les fabriques et s'efforcent de reconquérir la position perdue de l'artisan du moyen age. 

A ce stade, le prolétariat forme une masse disséminée à travers le pays et émiettée par la concurrence. S'il arrive que les ouvriers se soutiennent par l'action de masse, ce n'est pas encore là le résultat de leur propre union, mais de celle de la bourgeoisie qui, pour atteindre ses fins politiques propres, doit mettre en branle le prolétariat tout entier, et qui possède encore provisoirement le pouvoir de le faire. Durant cette phase, les prolétaires ne combattent donc pas leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis, c'est-à-dire les vestiges de la monarchie absolue, propriétaires fonciers, bourgeois non industriels, petits bourgeois. Tout le mouvement historique est de la sorte concentré entre les mains de la bourgeoisie; toute victoire remportée dans ces conditions est une victoire bourgeoise. 

Or, le développement de l'industrie, non seulement accroît le nombre des prolétaires, mais les concentre en masses plus considérables; la force des prolétaires augmente et ils en prennent mieux conscience. Les intérêts, les conditions d'existence au sein du prolétariat, s'égalisent de plus en plus, à mesure que la machine efface toute différence dans le travail et réduit presque partout le salaire à un niveau également bas. Par suite de la concurrence croissante des bourgeois entre eux et des crises commerciales qui en résultent, les salaires deviennent de plus en plus instables; le perfectionnement constant et toujours plus rapide de la machine rend la condition de l'ouvrier de plus en plus précaire; les collisions individuelles entre l'ouvrier et le bourgeois prennent de plus en plus le caractère de collisions entre deux classes. Les ouvriers commencent par former des coalitions contre les bourgeois pour la défense de leurs salaires. Ils vont jusqu'à constituer des associations permanentes pour être prêts en vue de rébellions éventuelles. Çà et là, la lutte éclate en émeute. 

Parfois, les ouvriers triomphent; mais c'est un triomphe éphémère. Le résultat véritable de leurs luttes est moins le succès immédiat que l'union grandissante des travailleurs Cette union est facilitée par l'accroissement des moyens de communication qui sont créés par une grande industrie et qui permettent aux ouvriers de localités différentes de prendre contact. Or, il suffit de cette prise de contact pour centraliser les nombreuses luttes locales, qui partout revêtent le même caractère, en une lutte nationale, en une lutte de classes. Mais toute lutte de classes est une lutte politique, et l'union que les bourgeois du moyen âge mettaient des siècles à établir avec leurs chemins vicinaux, les prolétaires modernes la réalisent en quelques années grâce aux chemins de fer. 

Cette organisation du prolétariat en classe, et donc en parti politique, est sans cesse détruite de nouveau par la concurrence que se font les ouvriers entre eux. Mais elle renaît toujours, et toujours plus forte, plus ferme, plus puissante. Elle profite des dissensions intestines de la bourgeoisie pour l'obliger à reconnaître, sous forme de loi, certains intérêts de la classe ouvrière : par exemple le bill de dix heures en Angleterre. 

En général, les collisions qui se produisent dans la vieille société favorisent de diverses manières le développement du prolétariat. La bourgeoisie vit dans un état de guerre perpétuel; d'abord contre l'aristocratie, puis contre ces fractions de la bourgeoisie même dont les intérêts entrent en conflit avec le progrès de l'industrie, et toujours, enfin, contre la bourgeoisie de tous les pays étrangers. Dans toutes ces luttes, elle se voit obligée de faire appel au prolétariat, de revendiquer son aide et de l'entraîner ainsi dans le mouvement politique. Si bien que la bourgeoisie fournit aux prolétaires les éléments de sa propre éducation, c'est-à-dire des armes contre elle-même. 

De plus, ainsi que nous venons de le voir, des fractions entières de la classe dominante sont, par le progrès de l'industrie, précipitées dans le prolétariat, ou sont menacées, tout au moins, dans leurs conditions d'existence. Elles aussi apportent au prolétariat une foule d'éléments d'éducation. 

Enfin, au moment où la lutte des classes approche de l'heure décisive, le processus de décomposition de la classe dominante, de la vieille société tout entière, prend un caractère si violent et si âpre qu'une petite fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se rallie à la classe révolutionnaire, à la classe qui porte en elle l'avenir. De même que, jadis, une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et, notamment, cette partie des idéologues bourgeois qui se sont haussés jusqu'à la compréhension théorique de l'ensemble du mouvement historique.
De toutes les classes qui, à l'heure présente, s'opposent à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent et périssent avec la grande industrie; le prolétariat, au contraire, en est le produit le plus authentique.
Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu'elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices; bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l'envers la roue de l'histoire. Si elles sont révolutionnaires, c'est en considération de leur passage imminent au prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels; elles abandonnent leur propre point de vue pour se placer à celui du prolétariat. 

Quant au lumpenprolétariat [8], ce produit passif de la pourriture des couches inférieures de la vieille société, il peut se trouver, çà et là, entraîné dans le mouvement par une révolution prolétarienne; cependant, ses conditions de vie le disposeront plutôt à se vendre à la réaction. 

Les conditions d'existence de la vieille société sont déjà détruites dans les conditions d'existence du prolétariat. Le prolétaire est sans propriété; ses relations avec sa femme et ses enfants n'ont plus rien de commun avec celles de la famille bourgeoise; le travail industriel moderne, l'asservissement de l'ouvrier au capital, aussi bien en Angleterre qu'en France, en Amérique qu'en Allemagne, dépouillent le prolétaire de tout caractère national. Les lois, la morale, la religion sont à ses yeux autant de préjugés bourgeois derrière lesquels se cachent autant d'intérêts bourgeois. 

Toutes les classes qui, dans le passé, se sont emparées du pouvoir essayaient de consolider leur situation acquise en soumettant la société aux conditions qui leur assuraient leurs revenus propres. Les prolétaires ne peuvent se rendre maîtres des forces productives sociales qu'en abolissant leur propre mode d'appropriation d'aujourd'hui et, par suite, tout le mode d'appropriation en vigueur jusqu'à nos jours. Les prolétaires n'ont rien à sauvegarder qui leur appartienne, ils ont à détruire toute garantie privée, toute sécurité privée antérieure. 

Tous les mouvements historiques ont été, jusqu'ici, accomplis par des minorités ou au profit des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l'immense majorité au profit de l'immense majorité. Le prolétariat, couche inférieure de la société actuelle, ne peut se soulever, se redresser, sans faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle. 

La lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu'elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, en revêt cependant tout d'abord la forme. Il va sans dire que le prolétariat de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie. 

En esquissant à grands traits les phases du développement du prolétariat, nous avons retracé l'histoire de la guerre civile, plus ou moins larvée, qui travaille la société actuelle jusqu'à l'heure où cette guerre éclate en révolution ouverte, et où le prolétariat fonde sa domination par le renversement violent de la bourgeoisie. 

Toutes les sociétés antérieures, nous l'avons vu, ont reposé sur l'antagonisme de classes oppressives et de classes opprimées. Mais, pour opprimer une classe, il faut pouvoir lui garantir des conditions d'existence qui lui permettent, au moins, de vivre dans la servitude. Le serf, en plein servage, est parvenu a devenir membre d'une commune, de même que le petit-bourgeois s'est élevé au rang de bourgeois, sous le joug de l'absolutisme féodal. L'ouvrier moderne au contraire, loin de s'élever avec le progrès de l'industrie, descend toujours plus bas, au-dessous même des conditions de vie de sa propre classe. Le travailleur devient un pauvre, et le paupérisme s'accroît plus rapidement encore que la population et la richesse. Il est donc manifeste que la bourgeoisie est incapable de remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante et d'imposer à la société, comme loi régulatrice, les conditions d'existence de sa classe. Elle ne peut plus régner, parce qu'elle est incapable d'assurer l'existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu'elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par lui. La société ne peut plus vivre sous sa domination, ce qui revient à dire que l'existence de la bourgeoisie n'est plus compatible avec celle de la société. 

L'existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour condition essentielle l'accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l'accroissement du Capital; la condition d'existence du capital, c'est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l' industrie, dont la bourgeoisie est l'agent sans volonté propre et sans résistance, substitue à l'isolement des ouvriers résultant de leur concurrence, leur union révolutionnaire par l'association. Ainsi, le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d'appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables.


Notes

[1] Pie IX, élu pape en 1846, passait pour "un libéral", mais il n'était pas moins hostile au socialisme que le tsar Nicolas I° qui, dès avant la révolution de 1848, joua en Europe le rôle de gendarme. Juste à ce moment-là, il y eut lieu un rapprochement entre Metternich, chancelier de l'Empire autrichien et chef reconnu de toute la réaction européenne, et Guizot, historien éminent et ministre français idéologue de la grande bourgeoisie financière et industrielle et ennemi intransigeant du prolétariat. A la demande du gouvernement prussien, Guizot expulsa Marx de Paris. La police allemande persécutait les communistes non seulement en Allemagne mais aussi en France, en Belgique et même en Suisse, s'efforçant par tous les moyens d'entraver leur propagande. (N.R.)

[2] On entend par bourgeoisie la classe des capitalistes modernes, propriétaires des moyens de production sociale et qui emploient le travail salarié. On entend par prolétariat la classe des ouvriers salariés modernes qui, privés de leurs propres moyens de production, sont obligés pour subsister, de vendre leur force de travail. (Note d'Engels pour l'édition anglaise en 1888).

[3] Ou plus exactement l'histoire écrite. En 1847, l'histoire de l'organisation sociale qui a précédé toute l'histoire écrite, la préhistoire, était à peu près inconnue. Depuis Haxthausen a découvert en Russie la propriété commune de la terre. Maurer a démontré qu'elle est la base sociale d'où sortent historiquement toutes les tribus allemandes et on a découvert, petit à petit, que la commune rurale, avec possession collective de la terre, a été la forme primitive de la société depuis les Indes jusqu'à l'Irlande. Enfin, la structure de cette société communiste primitive a été mise à nu dans ce qu'elle a de typique par la découverte de Morgan qui a fait connaître la nature véritable de la gens et sa place dans la tribu. Avec la dissolution de ces communautés primitives commence la division de la société en classes distinctes, et finalement opposées. J'ai essayé d'analyser ce procès de dissolution dans l'ouvrage l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, 2° édition, Stuttgart 1886. (Note d'Engels pour l'édition anglaise de 1888). Haxthausen, August (1792-1866), baron prussien. Le tsar Nicolas Ier l'autorisa à visiter la Russie pour y étudier le régime agricole et la vie des paysans (1843-1844). Haxthausen écrit un ouvrage consacré à la description des vestiges du régime communautaire dans les rapports terriens de la Russie. (N.R.) Maurer, Georg Ludwig (1790-1872), historien allemand; il étudia le régime de la Germanie et de l'Allemagne du moyen âge et fit un apport important à l'étude de la marche du moyen âge. (N.R.) Morgan, Lewis Henry (1818-1881), ethnographe, archéologue et historien américain. Grâce aux nombreuses données ethnographiques accumulées au cours de son étude du régime social et de la vie des Indiens de l'Amérique, Morgan fonda sa doctrine sur l'évolution de la gens en tant que la forme principale de la société primitive. C'est à lui également qu'appartient la tentative de diviser en périodes l'histoire de la société primitive sans classes. Marx et Engels appréciaient beaucoup l'oeuvre de Morgan. Marx fit un résumé de son ouvrage la Société ancienne (1877). Dans son ouvrage l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, Engels cite les données de fait fournies par Morgan. (N.R.)

[4] Maître de jurande, c'est-à-dire membre de plein droit d'une corporation, maître du corps de métier et non juré. (Note d'Engels pour l'édition anglaise de 1888.)

[5] On désignait sous le nom de communes les villes qui surgissaient en France avant même qu'elles eussent conquis sur leurs seigneurs et maîtres féodaux l'autonomie locale et les droits politiques du "tiers état". D'une façon générale, l'Angleterre apparaît ici en tant que pays type du développement économique de la bourgeoisie; la France en tant que pays type de son développement politique. (Note d'Engels pour l'édition anglaise de 1888.)
C'est ainsi que les habitants des villes, en Italie et en France appelaient leur communauté urbaine, une fois achetés ou arrachés à leurs seigneurs féodaux leurs premiers droits à une administration autonome. (Note d'Engels pour l'édition allemande de 1890.)

[6] Expéditions militaires et colonisatrices entreprises en Orient par les gros féodaux et chevaliers de l'Europe de l'Ouest aux XI°-XIII° siècles sous le couvert du mot d'ordre religieux de libération de Jérusalem et de la Terre sainte du joug musulman. (N.R.).

[7] Dans les écrits postérieurs, Marx et Engels remplacent les expressions "valeur du travail" et "prix du travail" par ]es termes plus exacts "valeur de la force de travail" et "prix de la force du travail" introduits par Marx. (N.R.)

[8] Le lumpenprolétariat (terme emprunté de l'allemand où le mot "Lumpen" veut dire "haillons"), éléments déclassés, voyous, mendiants, voleurs, etc. Le lumpenprolétariat est incapable de mener une lutte politique organisée; son instabilité morale, son penchant pour l'aventure permettent à la bourgeoisie d'utiliser ses représentants comme briseurs de grève, membres des bandes de pogrom, etc. (N.R.)



II. Prolétaires et communistes
Quelle est la position des communistes par rapport à l'ensemble des prolétaires ?
Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers.
Ils n'ont point d'intérêts qui les séparent de l'ensemble du prolétariat.
Ils n'établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier. 

Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité. 

Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien. 

Le but immédiat des communistes est le même que celui de tous les partis ouvriers : constitution des prolétaires en classe, renversement de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat. 

Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde.
Elles ne sont que l'expression générale des conditions réelles d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux. L'abolition des rapports de propriété qui ont existé jusqu'ici n'est pas le caractère distinctif du communisme.
Le régime de la propriété a subi de continuels changements, de continuelles transformations historiques. 

La Révolution française, par exemple, a aboli la propriété féodale au profit de la propriété bourgeoise
Ce qui caractérise le communisme, ce n'est pas l'abolition de la propriété en général, mais l'abolition de la propriété bourgeoise.
Or, la propriété privée d'aujourd'hui, la propriété bourgeoise, est la dernière et la plus parfaite expression du mode production et d'appropriation basé sur des antagonismes de classes, sur l'exploitation des uns par les autres.
En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée. 

On nous a reproché, à nous autres communistes, de vouloir abolir la propriété personnellement acquise, fruit du travail de l'individu, propriété que l'on déclare être la base de toute liberté, de toute activité, de toute indépendance individuelle.
La propriété personnelle, fruit du travail et du mérite ! Veut-on parler de cette forme de propriété antérieure à la propriété bourgeoise qu'est la propriété du petit bourgeois du petit paysan ? Nous n'avons que faire de l'abolir, le progrès de l'industrie l'a abolie et continue à l'abolir chaque jour. 

Ou bien veut-on parler de la propriété privée d'aujourd'hui, de la propriété bourgeoise ?
Mais est-ce que le travail salarié, le travail du prolétaire crée pour lui de la propriété ? Nullement. Il crée le capital, c'est-à-dire la propriété qui exploite le travail salarié, et qui ne peut s'accroître qu'à la condition de produire encore et encore du travail salarié, afin de l'exploiter de nouveau. Dans sa forme présente, la propriété se meut entre ces deux termes antinomiques; le Capital et le Travail. Examinons les deux termes de cette antinomie.
Etre capitaliste, c'est occuper non seulement une position purement personnelle, mais encore une position sociale dans la production. Le capital est un produit collectif : il ne peut être mis en mouvement que par l'activité en commun de beaucoup d'individu, et même, en dernière analyse, que par l'activité en commun de tous les individus, de toute la société.
Le capital n'est donc pas une puissance personnelle; c'est une puissance sociale.
Dès lors, si le capital est transformé en propriété commune appartenant à tous les membres de la société, ce n'est pas une propriété personnelle qui se change en propriété commune. Seul le caractère social de la propriété change. Il perd son caractère de classe. 


Arrivons au travail salarié.
Le prix moyen du travail salarié, c'est le minimum du salaire, c'est-à-dire la somme des moyens de subsistance nécessaires pour maintenir en vie l'ouvrier en tant qu'ouvrier. Par conséquent, ce que l'ouvrier s'approprie par son labeur est tout juste suffisant pour reproduire sa vie ramenée à sa plus simple expression. Nous ne voulons en aucune façon abolir cette appropriation personnelle des produits du travail, indispensable à la reproduction de la vie du lendemain, cette appropriation ne laissant aucun profit net qui confère un pouvoir sur le travail d'autrui. Ce que nous voulons, c'est supprimer ce triste mode d'appropriation qui fait que l'ouvrier ne vit que pour accroître le capital, et ne vit qu'autant que l'exigent les intérêts de la classe dominante. Dans la société bourgeoise, le travail vivant n'est qu'un moyen d'accroître le travail accumulé. Dans la société communiste le travail accumulé n'est qu'un moyen d'élargir, d'enrichir et d'embellir l'existence des travailleurs. 

Dans la société bourgeoise, le passé domine donc le présent; dans la société communiste c'est le présent qui domine le passé. Dans la société bourgeoise, le capital est indépendant et personnel, tandis que l'individu qui travaille n'a ni indépendance, ni personnalité.
Et c'est l'abolition d'un pareil état de choses que la bourgeoisie flétrit comme l'abolition de l'individualité et de la liberté ! Et avec raison. Car il s'agit effectivement d'abolir l'individualité, l'indépendance, la liberté bourgeoises.
Par liberté, dans les conditions actuelles de la production bourgeoise, on entend la liberté de commerce, la liberté d'acheter et de vendre. 

Mais si le trafic disparaît, le libre trafic disparaît aussi. Au reste, tous les grands mots sur la liberté du commerce, de même que toutes les forfanteries libérales de notre bourgeoisie, n'ont un sens que par contraste avec le trafic entravé avec le bourgeois asservi du moyen âge; ils n'ont aucun sens lorsqu'il s'agit de l'abolition, par le communisme, du trafic, du régime bourgeois de la production et de la bourgeoisie elle-même. 

Vous êtes saisis d'horreur parce que nous voulons abolir la propriété privée. Mais, dans votre société, la propriété privée est abolie pour les neuf dixièmes de ses membres. C est précisément parce qu'elle n'existe pas pour ces neuf dixièmes qu'elle existe pour vous. Vous nous reprochez donc de vouloir abolir une forme de propriété qui ne peut exister qu'à la condition que l'immense majorité soit frustrée de toute propriété. En un mot, vous nous accusez de vouloir abolir votre propriété à vous. En vérité, c'est bien ce que nous voulons.
Dès que le travail ne peut plus être converti en capital, en argent, en rente foncière, bref en pouvoir social capable d'être monopolisé, c'est-à-dire dès que la propriété individuelle ne peut plus se transformer en propriété bourgeoise, vous déclarez que l'individu est supprimé.
Vous avouez donc que, lorsque vous parlez de l'individu, vous n'entendez parler que du bourgeois, du propriétaire. Et cet individu-là, certes, doit être supprimé. 

Le communisme n'enlève à personne le pouvoir de s'approprier des produits sociaux; il n'ôte que le pouvoir d'asservir à l'aide de cette appropriation le travail d'autrui.
On a objecté encore qu'avec l'abolition de la propriété privée toute activité cesserait, qu'une paresse générale s'emparerait du monde. 

Si cela était, il y a beau temps que la société bourgeoise aurait succombé à la fainéantise, puisque, dans cette société, ceux qui travaillent ne gagnent pas et que ceux qui gagnent ne travaillent pas. Toute l'objection se réduit à cette tautologie qu'il n'y a plus de travail salarié du moment qu'il n'y a plus de capital. 

Les accusations portées contre le monde communiste de production et d'appropriation des produits matériels l'ont été également contre la production et l'appropriation des oeuvres de l'esprit. De même que, pour le bourgeois, la disparition de la propriété de classe équivaut à la disparition de toute production, de même la disparition de la culture de classe signifie, pour lui, la disparition de toute culture.
La culture dont il déplore la perte n'est pour l'immense majorité qu'un dressage qui en fait des machines. 

Mais inutile de nous chercher querelle, si c'est pour appliquer à l'abolition de la propriété bourgeoise l'étalon de vos notions bourgeoises de liberté, de culture, de droit, etc. Vos idées résultent elles-mêmes du régime bourgeois de production et de propriété, comme votre droit n'est que la volonté de votre classe érigée en loi, volonté dont le contenu est déterminé par les conditions matérielles d'existence de votre classe. 

La conception intéressée qui vous fait ériger en lois éternelles de la nature et de la raison vos rapports de production et de propriété - rapports transitoires que le cours de la production fait disparaître - , cette conception, vous la partagez avec toutes les classes dirigeantes aujourd'hui disparues. 

Ce que vous admettez pour la propriété antique, ce que vous admettez pour la propriété féodale, vous ne pouvez plus l'admettre pour la propriété bourgeoise.
L'abolition de la famille ! Même les plus radicaux s'indignent de cet infâme dessein des communistes.
Sur quelle base repose la famille bourgeoise d'à présent ? Sur le capital, le profit individuel. La famille, dans sa plénitude, n'existe que pour la bourgeoisie; mais elle a pour corollaire la suppression forcée de toute famille pour le prolétaire et la prostitution publique.
La famille bourgeoise s'évanouit naturellement avec l'évanouissement de son corollaire, et l'une et l'autre disparaissent avec la disparition du capital. 

Nous reprochez-vous de vouloir abolir l'exploitation des enfants par leurs parents ? Ce crime-là, nous l'avouons.
Mais nous brisons, dites-vous, les liens les plus intimes, en substituant à l'éducation par la famille l'éducation par la société.
Et votre éducation à vous, n'est-elle pas, elle aussi, déterminée par la société ? Déterminée par les conditions sociales dans lesquelles vous élevez vos enfants, par l'immixtion directe ou non de la société, par l'école, etc. ? Les communistes n'inventent pas l'action de la société sur l'éducation; ils en changent seulement le caractère et arrachent l'éducation à l'influence de la classe dominante. 

Les déclamations bourgeoises sur la famille et l'éducation, sur les doux liens qui unissent l'enfant à ses parents deviennent de plus en plus écoeurantes, à mesure que la grande industrie détruit tout lien de famille pour le prolétaire et transforme les enfants en simples articles de commerce, en simples instruments de travail. 

Mais la bourgeoisie tout entière de s'écrier en choeur : Vous autres, communistes, vous voulez introduire la communauté des femmes !
Pour le bourgeois, sa femme n'est autre chose qu'un instrument de production. Il entend dire que les instruments de production doivent être exploités en commun et il conclut naturellement que les femmes elles-mêmes partageront le sort commun de la socialisation.
Il ne soupçonne pas qu'il s'agit précisément d'arracher la femme à son rôle actuel de simple instrument de production. 


Rien de plus grotesque, d'ailleurs, que l'horreur ultra-morale qu'inspire à nos bourgeois la prétendue communauté officielle des femmes que professeraient les communistes. Les communistes n'ont pas besoin d'introduire la communauté des femmes; elle a presque toujours existé. 

Nos bourgeois, non contents d'avoir à leur disposition les femmes et les filles des prolétaires, sans parler de la prostitution officielle, trouvent un plaisir singulier à se cocufier mutuellement. 

Le mariage bourgeois est, en réalité, la communauté des femmes mariées. Tout au plus pourrait-on accuser les communistes de vouloir mettre à la place d'une communauté des femmes hypocritement dissimulée une communauté franche et officielle. Il est évident, du reste, qu'avec l'abolition du régime de production actuel, disparaîtra la communauté des femmes qui en découle, c'est-à-dire la prostitution officielle et non officielle.
En outre, on a accusé les communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité.
Les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu'ils n'ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot. 

Déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l'uniformité de la production industrielle et les conditions d'existence qu'ils entraînent.
Le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore. Son action commune, dans les pays civilisés tout au moins, est une des premières conditions de son émancipation.
Abolissez l'exploitation de l'homme par l'homme, et vous abolirez l'exploitation d'une nation par une autre nation. 

Du jour où tombe l'antagonisme des classes à l'intérieur de la nation, tombe également l'hostilité des nations entre elles.
Quant aux accusations portées d'une façon générale contre le communisme, à des points de vue religieux, philosophiques et idéologiques, elles ne méritent pas un examen approfondi.
Est-il besoin d'une grande perspicacité pour comprendre que les idées, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur conscience, changent avec tout changement survenu dans leurs conditions de vie, leurs relations sociales leur existence sociale ? 

Que démontre l'histoire des idées, si ce n'est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d'une époque n'ont jamais été que les idées de la classe dominante. 

Lorsqu'on parle d'idées qui révolutionnent une société tout entière, on énonce seulement ce fait que, dans le sein de la vieille société, les éléments d'une société nouvelle se sont formés et que la dissolution des vieilles idées marche de pair avec la dissolution des anciennes conditions d'existence. 

Quand le monde antique était à son déclin, les vieilles religions furent vaincues par la religion chrétienne. Quand, au XVIIIe siècle, les idées chrétiennes cédèrent la place aux idées de progrès, la société féodale livrait sa dernière bataille à la bourgeoisie, alors révolutionnaire. Les idées de liberté de conscience, de liberté religieuse ne firent que proclamer le règne de la libre concurrence dans le domaine du savoir. 

"Sans doute, dira-t-on, les idées religieuses, morales philosophiques, politiques, juridiques, etc., se sont modifiées au cours du développement historique. Mais la religion, la morale, la philosophie, la politique, le droit se maintenaient toujours à travers ces transformations. 

"Il y a de plus des vérités éternelles, telles que la liberté, la justice, etc., qui sont communes à tous les régimes sociaux. Or, le communisme abolit les vérités éternelles, il abolit la religion et la morale au lieu d'en renouveler la forme, et cela contredit tout le développement historique antérieur." 

A quoi se réduit cette accusation ? L'histoire de toute la société jusqu'à nos jours était faite d'antagonismes de classes, antagonismes qui, selon les époques, ont revêtu des formes différentes. 

Mais, quelle qu'ait été la forme revêtue par ces antagonismes, l'exploitation d'une partie de la société par l'autre est un fait commun à tous les siècles passés. Donc, rien d'étonnant si la conscience sociale de tous les siècles, en dépit de toute sa variété et de sa diversité, se meut dans certaines formes communes, formes de conscience qui ne se dissoudront complètement qu'avec l'entière disparition de l'antagonisme des classes. 


La révolution communiste est la rupture la plus radicale avec le régime traditionnel de propriété; rien d'étonnant si, dans le cours de son développement, elle rompt de la façon la plus radicale avec les idées traditionnelles. 

Mais laissons là les objections faites par la bourgeoisie au communisme.
Nous avons déjà vu plus haut que la première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie.
Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l'Etat, c'est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la quantité des forces productives 

Cela ne pourra naturellement se faire, au début, que par une violation despotique du droit de propriété et du régime bourgeois de production, c'est-à-dire par des mesures qui, économiquement, paraissent insuffisantes et insoutenables, mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier. 



Ces mesures, bien entendu, seront fort différentes dans les différents pays.
Cependant, pour les pays les plus avancés, les mesures suivantes pourront assez généralement être mises en application :
  1. Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l'Etat.
  2. Impôt fortement progressif.
  3. Abolition de l'héritage.
  4. Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.
  5. Centralisation du crédit entre les mains de l'Etat, au moyen d'une banque nationale, dont le capital appartiendra à l'Etat et qui jouira d'un monopole exclusif.
  6. Centralisation entre les mains de l'Etat de tous les moyens de transport.
  7. Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production; défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d'après un plan d'ensemble.
  8. Travail obligatoire pour tous; organisation d'armées industrielles, particulièrement pour l'agriculture.
  9. Combinaison du travail agricole et du travail industriel; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne.
  10. Education publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu'il est pratiqué aujourd'hui. Combinaison de l'éducation avec la production matérielle, etc.
Les antagonismes des classes une fois disparus dans le cours du développement, toute la production étant concentrée dans les mains des individus associés, alors le pouvoir public perd son caractère politique. Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d'une classe pour l'oppression d'une autre. Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe, s'il s'érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit par la violence l'ancien régime de production, il détruit, en même temps que ce régime de production, les conditions de l'antagonisme des classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination comme classe.
A la place de l'ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous.

III. Littérature socialiste et communiste

1. Le socialisme réactionnaire


Par leur position historique, les aristocraties française et anglaise se trouvèrent appelées à écrire des pamphlets contre la société bourgeoise. Dans la révolution française de juillet 1830, dans le mouvement anglais pour la Réforme [1] elles avaient succombé une fois de plus sous les coups de cette arriviste abhorrée. Pour elles, il ne pouvait plus être question d'une lutte politique sérieuse. Il ne leur restait plus que la lutte littéraire. Or, même dans le domaine littéraire, la vieille phraséologie de la Restauration [2] était devenue impossible. Pour se créer des sympathies, il fallait que l'aristocratie fît semblant de perdre de vue ses intérêts propres et de dresser son acte d'accusation contre la bourgeoisie dans le seul intérêt de la classe ouvrière exploitée. Elle se ménageait de la sorte la satisfaction de chansonner son nouveau maître et d'oser lui fredonner à l'oreille des prophéties d'assez mauvais augure.
Ainsi naquit le socialisme féodal où se mêlaient jérémiades et libelles, échos du passé et grondements sourds de l'avenir. Si parfois sa critique amère, mordante et spirituelle frappait la bourgeoisie au cœur, son impuissance absolue à comprendre la marche de l'histoire moderne était toujours assurée d'un effet comique.
En guise de drapeau, ces messieurs arboraient la besace du mendiant, afin d'attirer à eux le peuple; mais, dès que le peuple accourut, il aperçut les vieux blasons féodaux dont s'ornait leur derrière et il se dispersa avec de grands éclats de rire irrévérencieux.
Une partie des légitimistes [3] français et la Jeune Angleterre [4] ont donné au monde ce spectacle.
Quand les champions de la féodalité démontrent que le mode d'exploitation féodal était autre que celui de la bourgeoisie, ils n'oublient qu'une chose : c'est que la féodalité exploitait dans des circonstances et des conditions tout à fait différentes et aujourd'hui périmées. Quand ils font remarquer que, sous le régime féodal, le prolétariat moderne n'existait pas, ils n'oublient qu'une chose : c'est que la bourgeoisie, précisément, a nécessairement jailli de leur organisation sociale.
Ils déguisent si peu, d'ailleurs, le caractère réactionnaire de leur critique que leur principal grief contre la bourgeoisie est justement de dire qu'elle assure, sous son régime le développement d'une classe qui fera sauter tout l'ancien ordre social.
Ils reprochent plus encore à la bourgeoisie d'avoir produit un prolétariat révolutionnaire que d'avoir créé le prolétariat en général.
Aussi dans la lutte politique prennent-ils une part active à toutes les mesures de violence contre la classe ouvrière. Et dans leur vie de tous les jours, en dépit de leur phraséologie pompeuse, ils s'accommodent très bien de cueillir les pommes d'or et de troquer la fidélité, l'amour et l'honneur contre le commerce de la laine, de la betterave à sucre et de l'eau-de-vie [5].
De même que le prêtre et le seigneur féodal marchèrent toujours la main dans la main, de même le socialisme clérical marche côte à côte avec le socialisme féodal.
Rien n'est plus facile que de donner une teinture de socialisme à l'ascétisme chrétien. Le christianisme ne s'est-il pas élevé lui aussi contre la propriété privée, le mariage, l'Etat ? Et à leur place n'a-t-il pas prêché la charité et la mendicité, le célibat et la mortification de la chair, la vie monastique et l'Eglise ? Le socialisme chrétien n'est que l'eau bénite avec laquelle le prêtre consacre le dépit de l'aristocratie.

b) Le socialisme petit-bourgeois

L'aristocratie féodale n'est pas la seule classe qu'ait ruinée la bourgeoisie, elle n'est pas la seule classe dont les conditions d'existence s'étiolent et dépérissent dans la société bourgeoise moderne. Les bourgeois et les petits paysans du moyen âge étaient les précurseurs de la bourgeoisie moderne. Dans les pays où l'industrie et le commerce sont moins développés, cette classe continue à végéter à côté de la bourgeoisie florissante. 

Dans les pays où s'épanouit la civilisation moderne, il s'est formé une nouvelle classe de petits bourgeois qui oscille entre le prolétariat et la bourgeoisie; fraction complémentaire de la société bourgeoise, elle se reconstitue sans cesse; mais, par suite de la concurrence, les individus qui la composent se trouvent sans cesse précipités dans le prolétariat, et, qui plus est, avec le développement progressif de la grande industrie, ils voient approcher l'heure où ils disparaîtront totalement en tant que fraction autonome de la société moderne, et seront remplacés dans le commerce, la manufacture et l'agriculture par des contremaîtres et des employés. 

Dans les pays comme la France, où les paysans forment bien plus de la moitié de la population, il est naturel que des écrivains qui prenaient fait et cause pour le prolétariat contre la bourgeoisie aient appliqué à leur critique du régime bourgeois des critères petits-bourgeois et paysans et qu'ils aient pris parti pour les ouvriers du point de vue de la petite bourgeoisie. Ainsi, se forma le socialisme petit-bourgeois. Sismondi [6] est le chef de cette littérature, non seulement en France, mais en Angleterre aussi. 

Ce socialisme analysa avec beaucoup de sagacité les contradictions inhérentes au régime de la production moderne. Il mit à nu les hypocrites apologies des économistes. Il démontra d'une façon irréfutable les effets meurtriers du machinisme et de la division du travail, la concentration des capitaux et de la propriété foncière, la surproduction, les crises, la fatale décadence des petits bourgeois et des paysans, la misère du prolétariat, l'anarchie dans la production, la criante disproportion dans la distribution des richesses, la guerre d'extermination industrielle des nations entre elles, la dissolution des vieilles moeurs, des vieilles relations familiales, des vieilles nationalités. 

A en juger toutefois d'après son contenu positif, ou bien ce socialisme entend rétablir les anciens moyens de production et d'échange, et, avec eux, l'ancien régime de propriété et toute l'ancienne société, ou bien il entend faire entrer de force les moyens modernes de production et d'échange dans le cadre étroit de l'ancien régime de propriété qui a été brisé, et fatalement brisé, par eux. Dans l'un et l'autre cas, ce socialisme est à la fois réactionnaire et utopique.
Pour la manufacture, le régime corporatif; pour l'agriculture, le régime patriarcal : voilà son dernier mot.
Au dernier terme de son évolution, cette école est tombée dans le lâche marasme des lendemains d'ivresse. 

c) Le socialisme allemand ou socialisme "vrai"

La littérature socialiste et communiste de la France, née sous la pression d'une bourgeoisie dominante, expression littéraire de la révolte contre cette domination, fut introduite en Allemagne au moment où la bourgeoisie commençait sa lutte contre l'absolutisme féodal. 

Philosophes, demi-philosophes et beaux esprits allemands se jetèrent avidement sur cette littérature, mais ils oublièrent seulement qu'avec l'importation de la littérature française en Allemagne, les conditions de vie de la France n'y avaient pas été simultanément introduites. Par rapport aux conditions de vie allemandes, cette littérature française perdait toute signification pratique immédiate et prit un caractère purement littéraire. Elle ne devait plus paraître qu'une spéculation oiseuse sur la réalisation de la nature humaine. Ainsi, pour les philosophes allemands du XVIIIe siècle, les revendications de la première Révolution française n'étaient que les revendications de la "raison pratique" en général, et les manifestations de la volonté des bourgeois révolutionnaires de France n'exprimaient à leurs yeux que les lois de la volonté pure, de la volonté telle qu'elle doit être, de la volonté véritablement humaine. 

L'unique travail des littérateurs allemands, ce fut de mettre à l'unisson les nouvelles idées françaises et leur vieille conscience philosophique, ou plutôt de s'approprier les idées françaises en partant de leur point de vue philosophique.
Ils se les approprièrent comme on fait d'une langue étrangère par la traduction. 

On sait comment les moines recouvraient les manuscrits des oeuvres classiques de l'antiquité païenne d'absurdes légendes de saints catholiques. A l'égard de la littérature française profane, les littérateurs allemands procédèrent inversement. Ils glissèrent leurs insanités philosophiques sous l'original français. Par exemple, sous la critique française du régime de l'argent, ils écrivirent "aliénation de la nature humaine", sous la critique française de l'Etat bourgeois, ils écrivirent "abolition du règne de l'universalité abstraite", et ainsi de suite.

La substitution de cette phraséologie philosophique aux développements français, ils la baptisèrent : "philosophie de l'action", "socialisme vrai", "science allemande du socialisme", "justification philosophique du socialisme"' etc.

De cette façon on émascula formellement la littérature socialiste et communiste française. Et, comme elle cessait d'être l'expression de la lutte d'une classe contre une autre entre les mains des Allemands, ceux-ci se félicitèrent de s'être élevés au-dessus de l'"étroitesse française" et d'avoir défendu non pas de vrais besoins, mais le besoin du vrai; non pas les intérêts du prolétaire, mais les intérêts de l'être humain, de l'homme en général, de l'homme qui n'appartient à aucune classe ni à aucune réalité et qui n'existe que dans le ciel embrumé de l'imagination philosophique. 

Ce socialisme allemand, qui prenait si solennellement au sérieux ses maladroits exercices d'écolier et qui les claironnait avec un si bruyant charlatanisme, perdit cependant peu à peu son innocence pédantesque. 

Le combat de la bourgeoisie allemande et surtout de la bourgeoisie prussienne contre les féodaux et la monarchie absolue, en un mot le mouvement libéral, devint plus sérieux.
De la sorte, le "vrai" socialisme eut l'occasion tant souhaitée d'opposer au mouvement politique les revendications socialistes. Il put lancer les anathèmes traditionnels contre le libéralisme, le régime représentatif, la concurrence bourgeoise, la liberté bourgeoise de la presse, le droit bourgeois, la liberté et l'égalité bourgeoises; il put prêcher aux masses qu'elles n'avaient rien à gagner, mais au contraire, tout à perdre à ce mouvement bourgeois. Le socialisme allemand oublia, fort à propos, que la critique française, dont il était l'insipide écho, supposait la société bourgeoise moderne avec les conditions matérielles d'existence qui y correspondent et une Constitution politique appropriée, toutes choses que, pour l'Allemagne, il s'agissait précisément encore de conquérir. 

Pour les gouvernements absolus de l'Allemagne, avec leur cortège de prêtres, de pédagogues, de hobereaux et de bureaucrates, ce socialisme devint, contre la bourgeoisie menaçante, l'épouvantail rêvé.
Il ajouta son hypocrisie doucereuse aux coups de fouet et aux coups de fusil par lesquels ces mêmes gouvernements répondaient aux émeutes des ouvriers allemands.
Si le "vrai" socialisme devint ainsi une arme contre la bourgeoisie allemande aux mains des gouvernements, il représentait directement, en outre, un intérêt réactionnaire, l'intérêt de la petite bourgeoisie allemande. La classe des petits bourgeois léguée par le XVIe siècle, et depuis lors sans cesse renaissante sous des formes diverses, constitue pour l'Allemagne la vraie base sociale du régime établi. 

La maintenir, c'est maintenir en Allemagne le régime existant. La suprématie industrielle et politique de la grande bourgeoisie menace cette petite bourgeoisie de déchéance certaine, par suite de la concentration des capitaux, d'une part, et de l'apparition d'un prolétariat révolutionnaire, d'autre part. Le "vrai" socialisme lui parut pouvoir faire d'une pierre deux coups. Il se propagea comme une épidémie. 

Des étoffes légères de la spéculation, les socialistes allemands firent un ample vêtement, brodé des fines fleurs de leur rhétorique, tout imprégné d'une chaude rosée sentimentale, et ils en habillèrent le squelette de leurs "vérités éternelles", ce qui, auprès d'un tel public, ne fit qu'activer l'écoulement de leur marchandise. 

De son côté, le socialisme allemand comprit de mieux en mieux que c'était sa vocation d'être le représentant grandiloquent de cette petite bourgeoisie.
Il proclama que la nation allemande était la nation exemplaire et le philistin allemand, l'homme exemplaire. A toutes les infamies de cet homme exemplaire, il donna un sens occulte, un sens supérieur et socialiste qui leur faisait signifier le contraire de ce qu'elles étaient. Il alla jusqu'au bout, s'élevant contre la tendance "brutalement destructive" du communisme et proclamant qu'il planait impartialement au-dessus de toutes les luttes de classes. A quelques exceptions près, toutes les publications prétendues socialistes ou communistes qui circulent en Allemagne appartiennent à cette sale et énervante littérature [7].

2. Le socialisme conservateur ou bourgeois

Une partie de la bourgeoisie cherche à porter remède aux anomalies sociales, afin de consolider la société bourgeoise.
Dans cette catégorie, se rangent les économistes, les philanthropes, les humanitaires, les gens qui s'occupent d'améliorer le sort de la classe ouvrière, d'organiser la bienfaisance, de protéger les animaux, de fonder des sociétés de tempérance, bref, les réformateurs en chambre de tout acabit. Et l'on est allé jusqu'à élaborer ce socialisme bourgeois en systèmes complets.

Citons, comme exemple, la Philosophie de la misère de Proudhon.
Les socialistes bourgeois veulent les conditions de vie de la société moderne sans les luttes et les dangers qui en découlent fatalement. Ils veulent la société actuelle, mais expurgée des éléments qui la révolutionnent et la dessolvent. Ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat. La bourgeoisie; comme de juste, se représente le monde où elle domine comme le meilleur des mondes. Le socialisme bourgeois systématise plus ou moins à fond cette représentation consolante. Lorsqu'il somme le prolétariat de réaliser ses systèmes et d'entrer dans la nouvelle Jérusalem, il ne fait que l'inviter, au fond, à s'en tenir à la société actuelle, mais à se débarrasser de la conception haineuse qu'il s'en fait.

Une autre forme de socialisme, moins systématique, mais plus pratique, essaya de dégoûter les ouvriers de tout mouvement révolutionnaire, en leur démontrant que ce n'était pas telle ou telle transformation politique, mais seulement une transformation des conditions de la vie matérielle, des rapports économiques, qui pouvait leur profiter. Notez que, par transformation des conditions de la vie matérielle, ce socialisme n'entend aucunement l'abolition du régime de production bourgeois, laquelle n'est possible que par la révolution, mais uniquement la réalisation de réformes administratives sur la base même de la production bourgeoise, réformes qui, par conséquent, ne changent rien aux rapports du Capital et du Salariat et ne font, tout au plus, que diminuer pour la bourgeoisie les frais de sa domination et alléger le budget de l'Etat.

Le socialisme bourgeois n'atteint son expression adéquate que lorsqu'il devient une simple figure de rhétorique.
Le libre-échange, dans l'intérêt de la classe ouvrière ! Des droits protecteurs, dans l'intérêt de la classe ouvrière ! Des prisons cellulaires, dans l'intérêt de la classe ouvrière ! Voilà le dernier mot du socialisme bourgeois, le seul qu'il ait dit sérieusement.
Car le socialisme bourgeois tient tout entier dans cette affirmation que les bourgeois sont des bourgeois - dans l'intérêt de la classe ouvrière. 

3. Le socialisme et le communisme critico-utopiques

Il ne s'agit pas ici de la littérature qui, dans toutes les grandes révolutions modernes, a formulé les revendications du prolétariat (écrits de Babeuf, etc.).
Les premières tentatives directes du prolétariat pour faire prévaloir ses propres intérêts de classe, faites en un temps d'effervescence générale, dans la période du renversement de la société féodale, échouèrent nécessairement, tant du fait de l'état embryonnaire du prolétariat lui-même que du fait de l'absence des conditions matérielles de son émancipation, conditions qui ne peuvent être que le résultat de l'époque bourgeoise. La littérature révolutionnaire qui accompagnait ces premiers mouvements du prolétariat a forcément un contenu réactionnaire. Elle préconise un ascétisme universel et un égalitarisme grossier.

Les systèmes socialistes et communistes proprement dits, les systèmes de Saint-Simon , de Fourier, d'Owen, etc., font leur apparition dans la première période de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, période décrite ci-dessus (voir "Bourgeois et prolétaires").
Les inventeurs de ces systèmes se rendent bien compte de l'antagonisme des classes, ainsi que de l'action d'éléments dissolvants dans la société dominante elle-même. Mais ils n'aperçoivent du côté du prolétariat aucune initiative historique, aucun mouvement politique qui lui soit propre.

Comme le développement de l'antagonisme des classes marche de pair avec le développement de l'industrie, ils n'aperçoivent pas davantage les conditions matérielles de l'émancipation du prolétariat et se mettent en quête d'une science sociale, de lois sociales, dans le but de créer ces conditions.

A l'activité sociale, ils substituent leur propre ingéniosité; aux conditions historiques de l'émancipation, des conditions fantaisistes; à l'organisation graduelle et spontanée du prolétariat en classe, une organisation de la société fabriquée de toutes pièces par eux-mêmes. Pour eux, l'avenir du monde se résout dans la propagande et la mise en pratique de leurs plans de société.

Dans la confection de ces plans, toutefois, ils ont conscience de défendre avant tout les intérêts de la classe ouvrière, parce qu'elle est la classe la plus souffrante. Pour eux le prolétariat n'existe que sous cet aspect de la classe la plus souffrante.

Mais la forme rudimentaire de la lutte des classes, ainsi que leur propre position sociale les portent à se considérer comme bien au-dessus de tout antagonisme de classes. Ils désirent améliorer les conditions matérielles de la vie pour tous les membres de la société, même les plus privilégiés. Par conséquent, ils ne cessent de faire appel à la société tout entière sans distinction, et même ils s'adressent de préférence à la classe régnante. Car, en vérité, il suffit de comprendre leur système pour reconnaître que c'est le meilleur de tous les plans possibles de la meilleure des sociétés possibles.

Ils repoussent donc toute action politique et surtout toute action révolutionnaire; ils cherchent à atteindre leur but par des moyens pacifiques et essayent de frayer un chemin au nouvel évangile social par la force de l'exemple, par des expériences en petit qui échouent naturellement toujours.

La peinture fantaisiste de la société future, à une époque où le prolétariat, peu développé encore, envisage sa propre situation d'une manière elle-même fantaisiste, correspond aux premières aspirations instinctives des ouvriers vers une transformation complète de la société.

Mais les écrits socialistes et communistes renferment aussi des éléments critiques. Ils attaquent la société existante dans ses bases. Ils ont fourni, par conséquent, en leur temps, des matériaux d'une grande valeur pour éclairer les ouvriers. Leurs propositions positives en vue de la société future - suppression de l'antagonisme entre la ville et la campagne, abolition de la famille, du gain privé et du travail salarié, proclamation de l'harmonie sociale et transformation de l'Etat en une simple administration de la production - , toutes ces propositions ne font qu'annoncer la disparition de l'antagonisme de classe, antagonisme qui commence seulement à se dessiner et dont les faiseurs de systèmes ne connaissent encore que les premières formes indistinctes et confuses. Aussi, ces propositions n'ont-elles encore qu'un sens purement utopique.

L'importance du socialisme et du communisme critico-utopiques est en raison inverse du développement historique. A mesure que la lutte des classes s'accentue et prend forme, cette façon de s'élever au-dessus d'elle par l'imagination, cette opposition imaginaire qu'on lui fait, perdent toute valeur pratique, toute justification théorique. C'est pourquoi, si, à beaucoup d'égards, les auteurs de ces systèmes étaient des révolutionnaires, les sectes que forment leurs disciples sont toujours réactionnaires, car ces disciples s'obstinent à maintenir les vieilles conceptions de leurs maîtres en face de l'évolution historique du prolétariat. Ils cherchent donc, et en cela ils sont logiques, à émousser la lutte des classes et à concilier les antagonismes. Ils continuent à rêver la réalisation expérimentale de leurs utopies sociales - établissement de phalanstères isolés [8], création de home-colonies, fondation d'une petite Icarie [9], édition in-douze de la Nouvelle Jérusalem, - et, pour la construction de tous ces châteaux en Espagne, ils se voient forcés de faire appel au coeur et à la caisse des philanthropes bourgeois. Petit à petit, ils tombent dans la catégorie des socialistes réactionnaires ou conservateurs dépeints plus haut et ne s'en distinguent plus que par un pédantisme plus systématique et une foi superstitieuse et fanatique dans l'efficacité miraculeuse de leur science sociale.

Ils s'opposent donc avec acharnement à toute action politique de la classe ouvrière, une pareille action ne pouvant provenir, à leur avis, que d'un manque de foi aveugle dans le nouvel évangile.
Les owenistes en Angleterre, les fouriéristes en France réagissent les uns contre les chartistes [10], les autres contre les réformistes [11].


Notes

[1] Il s'agit du mouvement de la réforme du droit électoral dont le bill fut adopté par la Chambre des Communes en 1831 et ratifié par la Chambre des Lords en juin 1832 Cette réforme visait à saper le monopole politique des aristocrates —propriétaires fonciers et magnats de la finance— et ouvrit l'accès du parlement aux représentants de la bourgeoisie industrielle. Le prolétariat et la petite bourgeoisie, les principaux protagonistes de la lutte pour la réforme, furent dupés par la bourgeoisie libérale et n'obtinrent pas de droits électoraux. (N.R.)

[2] Il ne s'agit pas de la Restauration anglaise de 1660-1689, mais de la Restauration française de 1814-1830. (Note d'Engels pour l'édition anglaise de 1888.)

[3] Légitimistes, partisans de la dynastie "légitime" des Bourbons détrônés en 1830 qui représentait les intérêts de la grande propriété terrienne héréditaire. Dans leur lutte contre la dynastie régnante des Orléans, qui s'appuyait sur l'aristocratie financière et la grande bourgeoisie, les légitimistes recouraient souvent à la démagogie sociale, se faisant passer pour défenseurs des travailleurs contre les exploiteurs bourgeois. (N.R.)

[4] La "Jeune Angleterre", groupe de politiciens et hommes de lettre anglais appartenant au parti conservateur (les tories), formé au début des années 40 du XIX° siècle. Traduisant le mécontentement de l'aristocratie foncière contre l'accroissement de la puissance économique et politique de la bourgeoisie, les hommes d'action de la "Jeune Angleterre" avaient recours à des procédés démagogiques pour utiliser la classe ouvrière dans leur lutte contre la bourgeoisie. (N.R.)

[5] Cela concerne principalement l'Allemagne où l'aristocratie agraire et les hobereaux exploitent la majeure partie de leurs terres pour leur propre compte, à l'aide des gérants; ils sont en outre de gros propriétaires de sucreries et d'entreprises vinicoles. Les plus riches aristocrates anglais n'en sont pas encore là; toutefois ils savent comment il faut récupérer les pertes occasionnées par les chutes de rente, en se faisant représenter par des fondateurs de sociétés anonymes plus ou moins douteuses (Note d'Engels pour l'édition anglaise de 1888.)

[6] Sismondi Jean Charles Léonard (Sismonde de) (1773-1842), historien et économiste suisse, représentant du socialisme petit-bourgeois. Sismondi ne comprenait pas les tendances progressistes de la grande production capitaliste et cherchait les modèles dans les vieux us et coutumes; i1 estima nécessaire de suivre l'exemple des anciennes corporations dans l'organisation de l'industrie et, dans l'agriculture celui de la vieille agriculture patriarcale bien que cela ne correspondît point aux conditions économiques modifiées. (N.R.)

[7] La tourmente révolutionnaire de 1848 a balayé toute cette pitoyable école et fait passer à ses partisans le goût de faire encore du socialisme. Le principal représentant et le type classique de cette école est Karl Grün. (Note d'Engels pour l'édition allemande de 1890.)
Karl Grün (1817-1887), publiciste petit-bourgeois allemand. (N.R.)

[8] Le phalanstère était le nom des colonies socialistes imaginées par Fourier. Cabet a donné le nom d'Icarie à son pays utopique, et plus tard à sa colonie communiste en Amérique. (Note d'Engels pour l'édition anglaise de 1888.)

[9] Home-colonies (colonies à l'intérieur du pays). Owen appelait de ce nom ses sociétés communistes modèles. Les phalanstères étaient des palais sociaux imaginés par Fourier. On donnait le nom d'Icarie au pays utopique dont Cabet a décrit les institutions communistes. (Note d'Engels pour l'édition Allemande de 1890).

[10] Le chartisme, mouvement révolutionnaire de masse des ouvriers anglais dû à la pénible situation économique et à l'arbitraire politique. Le mouvement débuta vers 1840 par des meetings et des manifestations grandioses et se poursuivit, discontinu, jusqu'en 1850 environ. L'absence d'une direction révolutionnaire conséquente et d'un programme nettement défini fut la cause essentielle des insuccès du mouvement chartiste. (N.R.)
[11] Allusion aux partisans du journal La Réforme (édité à Paris de 1848 à 1851), qui préconisaient l'instauration de la république et la mise en pratique de réformes sociales et démocratiques. (N.R.)



IV. Position des communistes envers les différents partis d’opposition
D'après ce que nous avons dit au chapitre II, la position des communistes à l'égard des partis ouvriers déjà constitués s'explique d'elle-même, et, partant, leur position à l'égard des chartistes en Angleterre et des réformateurs agraires dans l'Amérique du Nord.
Ils combattent pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière; mais dans le mouvement présent, ils défendent et représentent en même temps l'avenir du mouvement. 

En France, les communistes se rallient au Parti démocrate-socialiste [1] contre la bourgeoisie conservatrice et radicale, tout en se réservant le droit de critiquer les phrases et les illusions léguées par la tradition révolutionnaire.

En Suisse, ils appuient les radicaux, sans méconnaître que ce parti se compose d'éléments contradictoires, moitié de démocrates socialistes, dans l'acception française du mot, moitié de bourgeois radicaux.

En Pologne, les communistes soutiennent le parti qui voit, dans une révolution agraire, la condition de l'affranchissement national, c'est-à-dire le parti qui fit, en 1846 [2], l'insurrection de Cracovie.

En Allemagne, le Parti communiste lutte d'accord avec la bourgeoisie, toutes les fois que la bourgeoisie agit révolutionnairement contre la monarchie absolue, la propriété foncière féodale et la petite bourgeoisie.

Mais, à aucun moment, il ne néglige d'éveiller chez les ouvriers une conscience claire et nette de l'antagonisme violent qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat, afin que, l'heure venue, les ouvriers allemands sachent convertir les conditions politiques et sociales, créées par le régime bourgeois, en autant d'armes contre la bourgeoisie, afin que, sitôt détruites les classes réactionnaires de l'Allemagne, la lutte puisse s'engager contre la bourgeoisie elle-même.

C'est vers l'Allemagne que se tourne surtout l'attention des communistes, parce que l'Allemagne se trouve à la veille d'une révolution bourgeoise, parce qu'elle accomplira cette révolution dans des conditions plus avancées de la civilisation européenne et avec un prolétariat infiniment plus développé que l'Angleterre et la France au XVII° et au XVIII° siècle, et que par conséquent, la révolution bourgeoise allemande ne saurait être que le prélude immédiat d'une révolution prolétarienne.

En somme, les communistes appuient en tous pays tout mouvement révolutionnaire contre l'ordre social et politique existant.
Dans tous ces mouvements, ils mettent en avant la question de la propriété à quelque degré d'évolution qu'elle ait pu arriver, comme la question fondamentale du mouvement.
Enfin, les communistes travaillent à l'union et à l'entente des partis démocratiques de tous les pays.

Les communistes ne s'abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l'ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à l'idée d'une révolution communiste ! Les prolétaires n'y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner.

PROLETAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS !


Notes

[1] Ce parti était alors représenté au Parlement par Ledru-Rollin, dans la littérature par Louis Blanc et dans la presse quotidienne par La Réforme. Ils désignaient par démocratique-socialiste, nom qu'ils inventèrent, la fraction du parti démocratique ou républicain, qui était plus ou moins nuancée de socialisme. (Note d'Engels pour l'édition anglaise de 1888.)
Ce qu'on appelait alors en France le Parti démocrate-socialiste était représenté en politique par Ledru-Rollin et dans la littérature par Louis Blanc; il était donc à cent lieues de la social-démocratie allemande d'aujourd'hui. (Note d'Engels pour l'édition allemande de 1890.)

[2] En février 1846 eut lieu la préparation d'une insurrection en vue de la libération nationale de la Pologne. Les démocrates révolutionnaires polonais furent les principaux protagonistes de cette insurrection. (N.R.)

Communisme

De Wikiberal
Le communisme est un système théorique d'organisation sociale reposant sur la propriété commune des moyens de production. C'est également un mouvement politique qui prétend renverser le capitalisme pour instaurer une société sans classe.
Le communisme désigne également le système politique proposé par Karl Marx dont voici les 10 points-clés du Manifeste du Parti Communiste[1] :
  1. Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l'État;
  2. Impôt fortement progressif;
  3. Abolition de l'héritage;
  4. Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles;
  5. Centralisation du crédit entre les mains de l'État, au moyen d'une banque nationale, dont le capital appartiendra à l'État et qui jouira d'un monopole exclusif;
  6. Centralisation entre les mains de l'État de tous les moyens de transport;
  7. Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production; défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées d'après un plan d'ensemble;
  8. Travail obligatoire pour tous; organisation d'armées industrielles, particulièrement pour l'agriculture;
  9. Combinaison du travail agricole et du travail industriel; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne;
  10. Éducation publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu'il est pratiqué aujourd'hui. Combinaison de l'éducation avec la production matérielle, etc.

Un système inéluctablement totalitaire

De nombreux auteurs ont montré que le communisme impliquait le totalitarisme. Les résultats des expériences communistes confirment toutes cette analyse.
Friedrich Hayek dans La Route de la servitude (1944) souligna que l'interventionnisme étatique était une pente glissante vers le totalitarisme, sur une « route de la servitude ». La planification économique est le contrôle des moyens par lesquels les hommes peuvent réaliser les fins qu'ils se fixent ainsi que le contrôle de ces fins. Un contrôle total de la vie économique signifie que les moyens et les fins humaines sont décidées par l'État et qu'ainsi la liberté est abolie. John Jewkes développa une thèse proche dans Ordeal by planning (1946)
Karl Popper dans La Société ouverte et ses ennemis range Karl Marx avec Friedrich Hegel et Platon dans la lignée des intellectuels responsables de la genèse des idées totalitaires.

Un système économique qui ne peut pas fonctionner

La théorie communiste, dans sa version marxiste, se fonde sur un certain nombre de concepts dont la validité a été mise en pièces depuis bien longtemps. Ces points sont développés dans les articles concernés.
Michael Polanyi dans La Logique de la liberté montre que la planification voulue par le communisme ne peut pas fonctionner car les ordres monocentriques (dirigés d'en haut) sont incapables de gérer la masse d'information utilisée dans les sociétés polycentriques.
Le débat sur le calcul économique dans une économie socialiste avait dès les années 1920-1930 établi l'impossibilité d'une économie socialiste, en se fondant cette fois là sur l'impossibilité d'une économie sans prix.

"De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins"

L'utopie communiste "de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins", apparemment généreuse, ne pourrait se réaliser que dans un monde idéal où la rareté serait éliminée. Cette idée fausse a laissée d'importantes traces dans les social-démocraties : ainsi, les dirigeants de la sécurité sociale française ne cachent pas que leur seule règle de gestion est "chacun cotise selon ses moyens, et reçoit selon ses besoins"[2]. En pratique, on obtient des déficits continuels et un accroissement ininterrompu de la dette publique.
Les dirigeants socialistes étant amenés très vite à constater que les besoins sont illimités alors que les moyens sont restreints, deux stratégies leur sont ouvertes :

Le communisme volontaire ?

Au plan politique, les libéraux sont opposés au communisme d'une part parce que celui-ci ne peut exister qu'avec la coercition et la violence, et d'autre part parce que l'idéal communiste est total et collectif.
Si des communautés veulent mettre en œuvre une espèce de communisme en leur sein par mise en commun de tous les biens de leurs membres, rien ne s'y oppose dans un régime libéral - tant que les droits de chacun sont respectés et que chacun a exprimé son consentement, comme c'est le cas pour certaines formes de coopération comme le mutualisme, ou dans certaines communautés religieuses monastiques ou laïques, adeptes d'une pauvreté volontaire (par exemple les huttérites).
Christian Michel résume ces remarques :
« Le communisme est un bel idéal. Que les communistes s'organisent dans leurs communes et phalanstères, qu'ils affichent leur bonheur d'y vivre, et ils seront rejoints par des millions et des milliards de gens. […] Ce qu'il faut combattre n'est pas le communisme, ni aucune autre idéologie, mais la traduction politique de cette idéologie. »
La raison de l'échec de toute idéologie collectiviste telle que le communisme est que, dans un tel type d'organisation sociale, les personnes les plus capables ne voient pas leurs mérites reconnus et récompensés, et finissent par rejeter un collectif qui les exploite ; un système où la responsabilité est collective pousse chacun à vivre aux dépens des autres. La pauvreté (faute de motivation à produire des biens et services) est ainsi le résultat inéluctable du communisme politique. L'autoritarisme, l'oppression et la dictature en constituent l'autre aspect : dans l'optique d'un Lénine, le prolétariat ignore ce qui est bon pour lui et doit donc être contraint par le parti. 

Une idéologie mortifère

Au socialisme proprement dit, qui est un collectivisme coercitif, le communisme, religion séculière selon Aron[3], rajoute une eschatologie. Pour l'idéologie marxiste, un état libre et abondant, dans lequel sera terminée la lutte des classes, s'établira plus tard, après la dictature du prolétariat et la phase présumée transitoire de capitalisme d'État. Cet état utopique, le communisme, constituera une sorte de paradis terrestre, l'adage "à chacun selon ses besoins" sera réalisé. On conçoit aisément qu'au pays de Cocagne, où tous nos besoins sont satisfaits magiquement, le communisme soit facile à instaurer (n'importe qui est disposé à partager la surabondance), mais au nom de ce paradis terrestre sont morts au XXe siècle des dizaines de millions d'êtres humains.

Citations

  • « Faire intervenir l'État, lui donner pour mission de pondérer les profits et d'équilibrer les fortunes, en prenant aux uns, sans consentement, pour donner aux autres, sans rétribution, le charger de réaliser l'œuvre du nivellement par voie de spoliation, assurément c'est bien là du Communisme. » (Frédéric Bastiat)
  • « On ne peut bien vivre là où tout est en commun. Comment l'abondance de produits peut-elle se réaliser là où chacun essaye de se soustraire au travail, étant donné qu'il n'est point stimulé par la pensée de son propre profit et que la confiance dans le travail de l'autre le rend indolent ? » (Thomas More, Utopia, 1516)
  • « Communisme : rêve de quelques-uns, cauchemar de tous. » (Victor Hugo, Choses vues)
  • « Communistes : Votre ennemi c'est le mur mitoyen. Le mien, c'est le despotisme. J'aime mieux escalader les trônes que la haie du voisin. » (Victor Hugo, Choses vues)
  • « Tous les révolutionnaires proclament à leur tour que les révolutions précédentes ont fini par tromper le peuple ; c'est leur révolution seule qui est la vraie révolution. « Tous les mouvements historiques précédents », déclarait le Manifeste communiste de 1848, « étaient des mouvements de minorités ou dans l'intérêt de minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement conscient et indépendant de l'immense majorité, dans l'intérêt de l'immense majorité ». Malheureusement cette vraie révolution, qui doit apporter aux hommes un bonheur sans mélange, n'est qu'un mirage trompeur qui ne devient jamais une réalité. Elle est apparentée à l'âge d'or des millénaristes : toujours attendue, elle est toujours perdue dans les brumes du futur, échappant toujours à ses adeptes au moment où ils pensent la tenir. » (Vilfredo Pareto)
  • « Les fruits ne comptent pour rien, l’arbre capitaliste est toujours coupable. Par contre les fruits du communisme sous toutes ses formes sont toujours empoisonnés mais l’arbre n’est jamais à blâmer, seul son jardinier le serait ! » (Xavier Prégentil)
  • « En abolissant la propriété personnelle, le communisme ne fait que me rejeter plus profondément sous la dépendance d'autrui, autrui s'appelant désormais la généralité ou la communauté. Bien qu'il soit toujours en lutte ouverte contre l'État, le but que poursuit le communisme est un nouvel « État », un status, un ordre de choses destiné à paralyser la liberté de mes mouvements, un pouvoir souverain supérieur à moi. (...) Désormais toute distinction s'efface, tous étant des gueux, et la société communiste se résume dans ce qu'on peut appeler la « gueuserie » générale. » (Max Stirner)
  • « Si on n'est pas communiste à 20 ans, c'est qu'on a pas de cœur. Si on l'est toujours à 40 ans, c'est qu'on a pas de tête. » (Attribuée à George Bernard Shaw (hautement improbable), Clemenceau, Winston Churchill)
  • « Le Parti n'a pas raison parce que la doctrine est vraie, la doctrine est vraie parce que le Parti a toujours raison. » (Étienne Gilson)
  • « Le communisme est synonyme de nihilisme, d'indivision, d'immobilité, de nuit, de silence. » (Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques)
  • « Si les régimes communistes se sont effondrés, c'est parce qu'ils ont perdu leurs deux piliers : la foi et la peur. » (Václav Klaus, président tchèque)
  • « L’une des plus amères ironies du XXe siècle fut que le communisme, qui se voulait une doctrine égalitaire et accusait le capitalisme d’égoïsme et de sacrifier cruellement les autres pour son bonheur, est devenu une fois au pouvoir un système d’un égoïsme et d’une cruauté telle qu’elle rendait les péchés du capitalisme pâles en comparaison. » (Thomas Sowell)
  • « Le communisme n'est ni un système économique, ni un système politique. C'est une forme de folie, une aberration temporaire qui disparaîtra un jour de la surface de la terre parce qu'elle est contraire à la nature humaine. » (Ronald Reagan)
  • « Le communisme, c'est une des seules maladies graves qu'on n'a pas expérimentées d'abord sur les animaux. » (Coluche) (humour)
  • « Le communisme disparaîtrait demain, comme a disparu l’hitlérisme, que le monde moderne n’en poursuivrait pas moins son évolution vers ce régime de dirigisme universel auquel semblent aspirer les démocraties elles-mêmes. » (Georges Bernanos)
  • « Communisme : système généreux, qui enrichit la population en l'appauvrissant, et rend l'homme plus libre en l'enfermant. » (Christian Millau, Dictionnaire d'un peu tout et n'importe quoi)
  • « La plupart des gens qui ont lu le Manifeste du Parti Communiste ne réalisent probablement pas qu’il a été écrit par deux jeunes hommes qui n'avaient jamais travaillé un jour de leurs vies, et qui néanmoins parlaient hardiment au nom des "travailleurs". » (Thomas Sowell)
  • « On peut définir le communisme comme un altruisme sans empathie. Ou plus péjorativement, comme un altruisme sans cœur. » (Mencius Moldbug)
  • « Le communisme possède une langue que chacun peut comprendre : ses éléments sont la faim, l'envie, et la mort. » (Heinrich Heine)
  • « Le communisme, pour s'implanter dans les institutions, avait besoin de la statolâtrie, c'est-à-dire de l'absolutisme monarchico-constitutionnel, qui dit : l’État ne cesse pas d'être tout-puissant, mais ce n'est plus un homme, c'est la nation affranchie, se gouvernant elle-même de concert avec son chef, le roi. Et ceux qui parlèrent ainsi eurent l'art de confisquer l’État et d'exclure du gouvernement et le roi et la nation. » (abbé Antoine Martinet, Statolâtrie, ou le Communisme légal, 1848)
  • « Le communisme est une maladie de l'esprit. Il promet la fraternité universelle, la paix et la prospérité pour inciter les humanistes et les idéalistes à participer à un complot qui vise à conquérir le pouvoir par la tromperie et à y rester par la force brute. » (John Stormer, None Dare Call It Treason)

Karl Marx

De Wikiberal
Karl Marx (5 mai 1818 à Trèves en Rhénanie, alors dépendante du royaume de Prusse (aujourd'hui en Allemagne) - 14 mars 1883) est un philosophe et théoricien, célèbre pour sa critique du capitalisme et sa vision de l'histoire comme résultat de la lutte des classes - opposant les capitalistes et le prolétariat - à l'origine du marxisme[1]. Marx ayant travaillé en étroite collaboration avec son grand ami F. Engels, il ne sera pas question de démêler l'écheveau de leur écot respectif.

Pensée

Philosophie

La part philosophique de l'œuvre de K. Marx et F. Engels, réside principalement dans les œuvres de jeunesse (1842-1859), jusqu'au "tournant" économique. Ayant délaissé leur premiers textes « à la critique rongeuse des rats », le marxisme soviétique penchera en faveur de l'abandon des textes de jeunesses, alors que le marxisme occidental exploitera le côté philosophique de Marx. (cf. marxisme).
Au sein de cette première période, un Marx plutôt humaniste-libéral, plus proche de Kant et Fichte que de Hegel (défense des libertés, critique de la censure), « rencontre » Feuerbach et son matérialisme après la désillusion dans cet État prussien qui ne s'est pas réformé. Abandonnant la dialectique hégélienne entre 1848 et 1858 (pour la redécouvrir par la suite et lui redonner un statut nouveau au sein du système), il consacrera toute sa pensée au développement de ce matérialisme (critique de l'idéalisme) tant au niveau d'une théorie de la connaissance (la praxis, critique de l'idéologie et de la fausse conscience), que d'une anthropologie historique (la lutte des classes diachronique mise à jour par le matérialisme historique), d'une sociologie (l'Homme réel, social), sans abandonner le sous-bassement éthique qui porte, jusqu'au cœur des prétentions de scientificité (contre le « socialisme utopique »), le projet (exploitation et messianisme prolétarien). A la mort, de Marx, Engels continuera cette recherche dans le droit fil du « socialisme scientifique » auquel les deux amis étaient arrivés.

Homme

L'Homme se distingue de l'animal par son activité de production (le travail; exploitation d'un thème de Hegel). C'est un être social:
« L'essence de l'homme n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité, elle est l'ensemble des rapports sociaux. »
Thèses sur Feuerbach, VI.
Il n'est en rien le "Robinson" abstrait de l'individu qu'étudie l'économie politique classique (homo œconomicus) ou celui du romantisme anarchiste (Stirner). Or, pris par les forces anonymes du marché, obligés de vendre leur force de travail et mis en concurrence directe avec les machines, ils sont déshumanisés (réification). De plus, ne possédant pas les moyens de productions qui appartiennent aux patrons bourgeois qui les a embauché (propriété privée), n'étant qu'un rouage d'une grande machinerie de production, ils perdent, de plus, le produit de leur travail (aliénation), grâce auquel le patron se prend la part du lion (plus-value).
Même si l'homme est le produit de sa société, il peut néanmoins prendre conscience de sa situation en l'objectivant malgré la fausse conscience que crée l'idéologie de la classe bourgeoise (négation), ou encore parce que l'exploitation atteindra un niveau tout à fait inacceptable, puis dépasser cet état, par la praxis révolutionnaire (négation de la négation), et reprendre possession de toutes ses virtualités humaines, dans la société sans classe.

Matérialisme

La pensée de Marx rompt avec l’idéalisme allemand (notamment celui de Hegel, Marx prétendant remettre « la dialectique hégélienne sur ses pieds »). Elle est d'ailleurs matérialiste moins dans le sens physique (ce n'est pas l'atomisme antique de Démocrite et Épicure, mais un matérialisme dérivé de celui de Ludwig Feuerbach, principalement antireligieux, critiqué en son temps par Max Stirner) que dans le sens social. C’est l’être social qui explique la conscience sociale, « l'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de la lutte des classes ». C'est donc un matérialisme historique (et même historiciste) qui prétend donner le sens de l'Histoire, le seul moteur de cette dernière étant l'évolution des forces productives matérielles. Ainsi les idéologies sont des théories produites par les hommes, déterminées par les rapports que l'homme a avec le monde et par le contexte social dans lequel vit l'homme ; par exemple, la religion, "opium du peuple", soutient le système capitaliste et justifie les inégalités sociales ; par ailleurs, les idées dominantes sont celles de la classe dominante. Dans l'optique matérialiste marxiste, les idées ne possèdent pas de valeur ni de vérité par elles-mêmes : elles sont conditionnées par les rapports sociaux et les rapports de production (d'où un polylogisme qui sera critiqué par von Mises). Les idées marxistes, qui prennent fait et cause pour le prolétariat, n'échappent pas à ce conditionnement : leur seule différence avec les idées "bourgeoises" serait qu'elles "vont dans le sens de l'Histoire".

Histoire

Elle mène des grands singes (76) au socialisme (planisme)
« Seule une organisation consciente de la production sociale, dans laquelle production et répartition sont planifiées peut élever les hommes au-dessus du reste du monde animal au point de vue social de la même façon que la production en général les a élevés en tant qu'espèce. L'évolution historique rend une telle organisation de jour en jour plus indispensable, mais aussi de jour en jour plus réalisable. D'elle datera une nouvelle époque de l'histoire, dans laquelle les hommes eux-mêmes, et avec eux toutes les branches de leur activité, notamment les sciences de la nature, connaîtront un progrès qui rejettera dans l'ombre la plus profonde tout ce qui l'aura précédé. » (76)
Fin de la lutte des classes = société sans classe = fin de l'Histoire.

Economie

La valeur-travail

Cette idée signifie que la valeur d'échange vient entièrement du travail. Cela implique que le patron ne peut prélever son profit que sur la valeur créée par les travailleurs. Quels que soient les salaires qu'il leur accorde, il les exploite. Il est dans sa nature de patron de les exploiter.
La première formulation de la théorie de la valeur-travail se trouve chez Adam Smith. Incapable de prendre la suite de l'École scolastique et des auteurs qu'il connaissait (Cantillon, Condillac, Ferdinando Galiani), Smith dissocie complètement la valeur d'usage et la valeur d'échange, et cherche un étalon pour mesurer cette dernière. Cet étalon invariable, il croit le trouver dans le travail.
Ricardo, de la même manière, dans son exemple du joaillier laborieux, évoque l'estime des consommateurs : il est payé deux fois plus par heure qu'un travailleur ordinaire pour cette raison. Il se réfère donc aux "valeurs" présentes dans la tête des consommateurs.
Marx reprendra la même idée par sa notion de "travail socialement nécessaire", c'est-à-dire une espèce de moyenne d'heures de travail pour une tâche donnée, moyenne impliquée, à un moment donné dans le temps et dans l'espace, par l'état de la technique, du savoir-faire, des moeurs, des désirs, etc.
Un problème se pose néanmoins : les valeurs des marchandises ne sont pas réglées uniquement par les quantités de travail incorporées, mais aussi par la "longueur du temps qui doit s'écouler avant qu'elles puissent être portées sur le marché", comme dit Ricardo. Ce qui signifie que la valeur d'une pièce de tissu n'a pas la même composition que celle d'un avion supersonique.
Si Ricardo admettait que cette théorie était une approximation, Marx, lui, la transformera en vérité absolue. Il s'est demandé comment des marchandises qui paraissent si diverses, si hétérogènes quant à leur valeur d'usage pouvaient être rendues comparables entre elles. La solution, qu'il trouve chez Smith et Ricardo, c'est que les marchandises sont toutes le produit du travail, toutes du "travail cristallisé". C'est ainsi qu'elles peuvent s'échanger.

La plus-value et l'exploitation du prolétariat

Marx distingue le travail, dont la quantité est mesurée en heures de travail, et d'autre part la force de travail, dont la valeur est donnée par la quantité de travail qui est incluse dans les biens et services que le travailleur consomme. Considérez le travailleur lui-même comme une sorte de machine dans laquelle on enfourne des biens et services, et à la sortie de la machine, cela produit de la force de travail. La force de travail est le résultat d'un processus de production. D'un côté vous mettez du pain, de l'eau, des habits, un logement, bref de quoi satisfaire les besoins élémentaires d'un être humain, et de l'autre vous obtenez une marchandise qui est la force de travail, et cette force de travail, comme toute marchandise, est soumise à la loi de la valeur-travail, c'est-à-dire que sa valeur est égale à la quantité de travail "socialement nécessaire", autrement dit la quantité en moyenne nécessaire pour élever, nourrir, loger le travailleur et satisfaire à ses besoins sexuels et à sa reproduction.
Le patron tire du travailleur une quantité de travail toujours supérieure à la valeur de la force de travail. Cette différence, c'est la plus-value.
Exemple : la force de travail est de 4h par jour, et la journée de travail est de 8h. Les 4h supplémentaires ne sont donc pas payées. Elles constituent la plus-value extorquée aux travailleurs. Elles donnent la mesure de l'exploitation du travailleur.
Si on rapporte la plus-value (pl) à la force de travail (V), on obtient le taux d'exploitation pl/V. Dans cet exemple, le taux d'exploitation est de 100%.
Pourquoi y aurait-il toujours une différence entre la valeur de la force de travail et la quantité de travail effectuée par les travailleurs ? C'est la difficulté de la théorie. Il y a deux manières d'y répondre : par la loi d'airain des salaires, et par la théorie de la coalition des patrons.

La loi d'airain des salaires

Searchtool-80%.png Article détaillé : Loi d'airain des salaires.
La force de travail est considérée comme une marchandise ordinaire. En tant que marchandise, elle obéit aux mêmes lois de l'offre et de la demande. N'importe quelle marchandise ?
Quand le prix d'une marchandise augmente au-dessus, disons, du prix habituel, nous savons que la production de cette marchandise augmente jusqu'à ce que le prix retrouve le niveau habituel, toutes choses égales par ailleurs. Et dans le cas inverse où le prix descend au-dessous du prix minimum, la production diminue jusqu'à ce que le prix retrouve son niveau habituel, toutes choses égales par ailleurs.
Le raisonnement est exactement le même pour la production de la force de travail. Si le prix de cette force de travail augmente au-dessus du salaire de subsistance nécessaire à l'entretien du travailleur, ou plus précisément à l'entretien et à la reproduction du travailleur, la "production" de travailleurs va augmenter ! Cela revient à supposer que les travailleurs se reproduisent en fonction de leur salaire... Le nombre de travailleurs ayant augmenté, l'offre de la force de travailleurs va se trouver supérieure à la demande qu'en font les patrons. L'offre étant supérieure à la demande, le prix de la force de travail va baisser. Et par conséquent, le salaire va être ramené au niveau du salaire de subsistance.
Cette "loi" qui ramène le salaire obligatoirement au niveau du salaire de subsistance, provient de Turgot et de Lassale. L'inspiration de ce dernier provient en droite ligne du Principe de population de Malthus. Reste à savoir ce qu'on entend par minimum vital. Lassale lui-même reconnaît qu'il faut tenir compte des "habitudes nationales", ce qui enlève beaucoup de tranchant à cet airain ! Il ne s'agit plus d'un minimum physiologique, mais d'une sorte de minimum socio-culturel. La "loi" perd donc beaucoup de sa rigueur. Et comment définir un tel minimum ? Il est aussi difficile, pour ne pas dire impossible, de définir un minimum socio-culturel qu'un minimum physiologique. Pour ne rien dire des variations de ces minima d'individu à individu, au sein d'une même société.
Marx a considéré la loi d'airain comme une aberration, et s'est brouillé avec son auteur. Il veut bien du salaire de subsistance, mais il refuse son fondement démographique. L'idée que les travailleurs ne peuvent s'empêcher de proliférer dès que leur salaire augmente lui paraissait comme une insulte à l'égard de la classe ouvrière.
Pour sauver du naufrage la théorie du salaire de subsistance, Marx trouve une parade : celle de la coalition des patrons.

La coalition des patrons

Les capitalistes louent aux prolétaires leur force de travail, et se constituent en cartel pour éliminer entre eux la concurrence sur le marché du travail et maintenir ainsi le salaire au plus bas niveau possible. Et ce plus bas niveau possible ne peut être que le salaire de subsistance. De fait, le salaire ne peut descendre durablement au-dessous de ce niveau, sauf à imaginer que la bourgeoisie pousse la cruauté et la bêtise jusqu'à se priver elle-même de la source de ses profits, la source de la plus-value étant dans le travail des salariés. Et le salaire ne peut monter, non plus, au-dessus du salaire de subsistance, car les patrons feraient alors un cadeau inutile au prolétariat, se privant pour rien d'une part de leurs profits.
La théorie est donc sauvée. Mais au prix d'une faute logique qui sera lourde de conséquence. En effet, a priori, il n'y a aucune raison d'admettre que les patrons pourraient, même s'ils le voulaient, remplacer leur concurrence sur le marché du travail par une coalition. Et à supposer même qu'une telle coalition puisse se former, rien ne prouve qu'elle pourrait être durable. A priori, rien n'empêche d'imaginer une solution inverse où une coalition ouvrière louerait leurs machines aux capitalistes et leur servirait un loyer leur permetttant tout juste de survivre et de se reproduire, accaparant pour elle la totalité de la plus-value. Entre ces deux situations extrêmes, rien n'empêche d'envisager une infinité de cas intermédiaires où la plus-value serait partagée entre patron et salariés. Bref en abandonnant le fondement démo-économique du salaire de subsistance, Marx a tout simplement ruiné sa théorie. Il est tombé de Charybde — l'absurdité du minimum de subsistance — en Scylla — l'absurdité d'un monopole patronal de l'embauche.
Voici la démonstration mathématique de cette faille de raisonnement. Soit V le capital variable, correspondant aux salaires, et C le capital constant, correspondant aux machines, outils, bâtiments, terre, etc.
Soit pl, la plus-value tirée par le patron du travail des salariés.
On définit E, le taux d'exploitation par E = (pl / V) (cf. supra), et P, le taux de profit, par P = pl / (C + V)
La composition « organique » du capital de l'entreprise considérée est définie par l'équation K = (C + V) / V
A l'aide de ces différentes équations, on peut exprimer le taux de profit (P) en fonction de la composition organique du capital (K) et du taux d'exploitation (E) :
  • pl = V x E
  • P = V x E /(C+V)
  • donc P = E/K.
Or, dans les conditions de concurrence parfaite (c'est le cas chez Marx), le taux d'exploitation (E) et le taux de profit (P) sont les mêmes dans toutes les branches de production, quelle que soit la composition organique du capital. Or la dernière équation montre que si la composition organique du capital (K) varie de branche à branche ou d'entreprise à entreprise, le taux d'exploitation (E) étant donné et partout le même, le taux de profit (P) varie de branche à branche ou d'entreprise à entreprise. Ce qui est impossible.

Organisation politique

Une politique omniprésente

L'homme ne peut être scindé en deux privé/public, membre de la société civile/citoyen politique: la politique doit abolir la société civile. (43b).
Un programme provisoire pour les pays les plus avancés:
«
  1. Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l'État.
  2. Impôt fortement progressif.
  3. Abolition de l'héritage.
  4. Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.
  5. Centralisation du crédit entre les mains de l'État, au moyen d'une banque nationale, dont le capital appartiendra à l'État et qui jouira d'un monopole exclusif.
  6. Centralisation entre les mains de l'État de tous les moyens de transport.
  7. Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production; défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d'après un plan d'ensemble.
  8. Travail obligatoire pour tous; organisation d'armées industrielles, particulièrement pour l'agriculture.
  9. Combinaison du travail agricole et du travail industriel; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne.
  10. Éducation publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu'il est pratiqué aujourd'hui. Combinaison de l'éducation avec la production matérielle, etc. »
        — Manifeste du Parti communisme, II. Prolétaires et communistes (1847)
Ne fusse-t-il qu'un stade transitoire de capitalisme d'État, il paraît loin (deux ans plus tôt), à l'heure des « armées industrielles », le Paradis communiste de l'Idéologie allemande, qui ayant dépassé l'État, donne à l'homme « la possibilité de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de pratiquer l'élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir ». Lénine pouvait-il appliquer une autre politique ? Si bien que les marxistes n'ont pas échappé à la division du travail : si Marx et Engels ont écrit le début, Staline aura écrit la fin, que connaissaient déjà les libéraux, a priori.

Suppression de la propriété privée

« Il devra tout d'abord enlever l'exercice de l'industrie et de toutes les branches de la production, en général, aux individus isolés, se faisant concurrence les uns aux autres, pour les remettre à la société tout entière — ce qui signifie qu'elles seront gérées pour le compte commun, d'après un plan commun et avec la participation de tous les membres de la société. Il supprimera, par conséquent, la concurrence et lui substituera l'association. Étant donné d'autre part que l'exercice de l'industrie par des individus isolés implique nécessairement l'existence de la propriété privée et que la concurrence n'est pas autre chose que ce mode d'activité de l'industrie où un certain nombre de personnes privées la dirigent, la propriété privée est inséparable de l'exercice de l'industrie par des individus isolés, et de la concurrence. La propriété privée devra donc être également supprimée et remplacée par l'utilisation collective de tous les moyens de production et la répartition de tous les produits d'un commun accord, ce qu'on appelle la communauté des biens. La suppression de la propriété privée est même le résumé le plus bref et le plus caractéristique de cette transformation de toute la société que rend nécessaire le développement de l'industrie. Pour cette raison, elle constitue, à juste titre, la principale revendication des communistes. »
    — Friedrich Engels, Principes du communisme, XIV. Quel doit être ce nouvel ordre social ? (1847)

Fin de la division du travail — société sans classes

« L'existence des classes est provoquée par la division du travail. Dans la nouvelle société, la division du travail, sous ses formes actuelles, disparaîtra complètement. […] La gestion sociale de la production ne peut être assurée par des hommes qui, comme c'est le cas aujourd'hui, seraient étroitement soumis à une branche particulière de la production, enchaînés à elle, exploités par elle, n'ayant développé qu'une seule de leurs facultés aux dépens des autres et ne connaissant qu'une branche ou même qu'une partie d'une branche de la production. […] L'industrie exercée en commun, et suivant un plan, par l'ensemble de la collectivité suppose des hommes dont les facultés sont développées dans tous les sens et qui sont en état de dominer tout le système de la production. […] L'éducation donnera la possibilité aux jeunes gens de s'assimiler rapidement dans la pratique tout le système de la production, elle les mettra en état de passer successivement de l'une à l'autre des différentes branches de la production selon les besoins de la société ou leurs propres inclinations. […] Ainsi, la société organisée sur la base communiste donnera à ses membres la possibilité d'employer dans tous les sens leurs facultés, elles-mêmes harmonieusement développées. […] De telle sorte que la société communiste, d'une part, est incompatible avec l'existence des classes et, d'autre part, fournit elle-même les moyens de supprimer ces différences de classes. De ce fait, l'antagonisme entre la ville et la campagne disparaîtra également. L'exercice de l'agriculture et de l'industrie par les mêmes hommes, au lieu d'être le fait de classes différentes, est une condition nécessaire de l'organisation communiste. »
    — F. Engels, Principes du communisme, XX. Quelles sont les conséquences de la propriétés privées ? (1847)
On trouve dans ces affirmations toute l'ambiguïté des thèses marxistes : « selon les besoins de la société » (marxisme autoritaire) ou « leurs propres inclinations » (marxisme démocratique).

Internationalisme

« Les ouvriers n'ont pas de patrie. […] Déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l'uniformité de la production industrielle et les conditions d'existence qu'ils entraînent. Le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore. Son action commune, dans les pays civilisés tout au moins, est une des premières conditions de son émancipation. Abolissez l'exploitation de l'homme par l'homme, et vous abolirez l'exploitation d'une nation par une autre nation. Du jour où tombe l'antagonisme des classes à l'intérieur de la nation, tombe également l'hostilité des nations entre elles. […] Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
    — Manifeste du Parti communiste (1847)

Point de vue libéral

Si les libéraux s'accordent à reconnaître la fausseté des thèses marxistes en économie politique et de l'analyse marxiste du capitalisme, certains libertariens affirment que la philosophie marxiste de l’histoire demeure un outil d’analyse irremplaçable pour faire prendre conscience aux gens de l’exploitation qu’ils subissent dans nos démocraties sociales contemporaines (Christian Michel), la classe dominante dans cette analyse "marxiste-libérale" étant celle des politiciens et des agents de l'État, qui ne subsiste que par la prédation.
Hans-Hermann Hoppe remarque que le marxisme (comme le libertarisme) interprète à juste titre l'État comme exploiteur (contrairement, par exemple, à l'école du choix public, qui a tendance à le donner pour une entreprise comme les autres), et a bien compris certains principes fondamentaux de son fonctionnement.
La théorie marxiste de l'aliénation et de la lutte des classes peut très bien être employée par les libéraux pour montrer comment l'État exploite et oppresse ses sujets. Un libertarien peut très bien faire sienne l'affirmation suivante (citée par Christian Michel) :
« L’État n’a pas existé de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui s’en sont fort bien passé, qui n’ont jamais eu la notion de l’État ou du pouvoir d’État… La société qui réorganisera la production sur la base de l’association libre et égale des producteurs reléguera tout l’appareil d’État à la place qui est la sienne — au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze. »
    — Friedrich Engels, Origine de la propriété, de la famille et de l’Etat

Citations sur Marx

  • « La critique faite par Marx du mode de production capitaliste est entièrement fausse. Même les marxistes les plus orthodoxes n'ont pas le front de soutenir sérieusement sa thèse essentielle, à savoir que le capitalisme aboutit à l'appauvrissement continuel des salariés. Mais si, pour la clarté de la discussion, l'on admet toutes les absurdités de l'analyse marxiste sur le capitalisme, rien n'est pour autant gagné quant à la démonstration de ces deux thèses, que le socialisme soit voué à s'instaurer, et qu'il soit non seulement un meilleur système que le capitalisme, mais encore le plus parfait des systèmes, dont la réalisation finale apportera à l'homme la félicité perpétuelle dans son existence terrestre. Tous les syllogismes compliqués des pesants volumes publiés par Marx, Engels et des centaines d'auteurs marxistes, ne peuvent masquer le fait que la seule et unique source de la prophétie de Marx soit une prétendue inspiration, par laquelle Marx affirme avoir deviné les projets des mystérieuses puissances réglant le cours de l'histoire. Comme Hegel, Marx était un prophète, communiquant au peuple la révélation qu'une voix intérieure lui avait confiée. »
        — Ludwig von Mises, L'Action humaine, chap. XXV
  • « En tant qu'écrivain scientifique, il est sec, pédant, obscur. Le don de s'exprimer de façon compréhensible lui avait été refusé. Ce n'est que dans ses œuvres politiques qu'il parvient à exercer une action réelle, au moyen d'antithèses frappantes et de sentences qui se gravent facilement dans l'esprit et dont la sonorité dissimule le vide. Dans la polémique, il n'hésite pas à déformer les paroles de l'adversaire. Au lieu de réfutation, il recourt aux injures. »
        — Ludwig von Mises, Le Socialisme — Étude économique et sociologique, IVe partie, chap. VI
  • « La grande complexité du marxisme peut se résumer en une phrase : on a raison de se révolter. »
        — Mao Zedong
  • « Tout l'évangile de Karl Marx peut être résumé en une seule phrase : haïssez l'homme qui est plus riche que vous. N'admettez en aucune circonstance que son succès puisse être dû à ses propres efforts, à la contribution productive qu'il a fait en faveur de toute la société. »
        — Henry Hazlitt
  • « Qui peut honnêtement, sans arrière-pensées, rendre Marx responsable des millions de morts du communisme sous prétexte qu'il avait oublié le facteur humain dans ses calculs ? »
        — Basile de Koch (humour), Histoire universelle de la pensée, 2005
  • « Il y a une bonne chose avec Marx, c'est qu'il n'était pas keynésien. »
        — Murray Rothbard
  • « Giuseppe Mazzini (1805-1872), le révolutionnaire italien, rival de Marx dans l'Internationale ouvrière au milieu des années 1860, décrit une fois (en 1866) Marx comme "un esprit destructif dont le coeur est rempli de haine plutôt que d'amour pour l'humanité (...) extraordinairement astucieux, changeant et taciturne. Marx est très jaloux de son autorité comme chef de parti ; contre ses rivaux et adversaires politiques, il est vindicatif et implacable ; il n'a de cesse de les abattre ; sa caractéristique principale est une ambition sans borne et une soif du pouvoir illimitée. Malgré l'égalitarisme communiste qu'il prêche, il est le chef absolu de son parti ; évidemment il se charge de tout, mais il est également le seul à donner des ordres et ne tolère aucune opposition". »
        — Gary North
  • 5 Bibliographie de Karl Marx (et Friedrich Engels)
  • 6 Littérature secondaire
  • 7 Voir aussi
  • 8 Liens externes
  • 9 Notes et références

France et communisme

De Wikiberal
Il est intéressant d'examiner dans quelle mesure le programme du Manifeste du parti communiste est mis en œuvre à des degrés divers, sous prétexte de justice sociale, dans les social-démocraties.
Il est patent qu'en ce domaine, la France a des longueurs d'avance sur les autres pays, comme on peut s'en rendre compte en examinant chacun des points du manifeste communiste. Peu de pays sont allés aussi loin dans la réalisation du programme communiste - en laissant de côté les pays ouvertement communistes ou socialistes (Corée du Nord, Cuba, URSS d'antan, Allemagne nazie ou nationale-socialiste...).
Le manifeste du Parti communiste, Karl Marx - Friedrich Engels, 1847, liste des 10 propositions :

 

Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l'État.

La richesse du pays n'étant plus dans la terre, l'objectif a été renversé : plutôt que de créer des kolkhozes, c'est l'Europe (via une Politique Agricole Commune malthusienne) qui subventionne les agriculteurs (faute de subvention, si on laissait faire le marché, cette agriculture disparaîtrait car elle n'est pas compétitive : c'est donc le contribuable européen qui, pour des raisons politiques, est appelé à financer des activités non rentables). La vente des terres agricoles est régulée en France par des "Sociétés d'Aménagement Foncier et de l'Espace Rural" (SAFER). Des "Commissions Départementales d’Orientation Agricole" ont la main mise totale sur les locations de terre.

Impôt fortement progressif.

L'impôt sur le revenu est progressif, et non proportionnel. Le taux marginal supérieur dépasse 50% depuis des décennies, et il n'y a pas de baisse notable en vue. A comparer avec les pays de l'Est, qui, sortis du communisme, ont instauré des impôts proportionnels (flat tax) très bas (13% en Russie), sans même parler des États-Unis où plusieurs États, et non des moindres, n'ont même pas d'impôt sur le revenu (Alaska, Floride, Nevada, Dakota du Sud, Texas, Washington et Wyoming).

Abolition de l'héritage

En cent ans, le taux marginal de l’impôt sur l’héritage est passé de 1% à 40% (60% pour les successions sans lien de parenté). Le Sénat français reconnait que "le régime général d'imposition des successions et des donations en Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis est nettement plus favorable qu'en France" (http://www.senat.fr/lc/lc3/lc3_mono.html).

Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.

Même si la dictature du prolétariat n'est pas encore à l'ordre du jour, la France a un passé chargé en la matière : émigration des protestants au XVIIe siècle, puis des nobles pendant la Révolution, confiscation et mise sous séquestre des biens juifs en 1942, carnet de change en 1982, "troisième émigration" au début du XXIe siècle des diplômés et des plus fortunés vers Royaume Uni, Belgique, Suisse, États-Unis, etc, malgré une exit tax instaurée en 1999 (imposition immédiate des plus-values de cessions ou d’échanges de titres lorsque le contribuable transfère son domicile fiscal hors de France). Certes, il ne s'agit pas de confiscation autoritaire, mais de fuite de certaines élites devant des prélèvements confiscatoires ou l'absence de perspective dans un pays sur-étatisé.

Centralisation du crédit entre les mains de l'État, au moyen d'une banque nationale, dont le capital appartiendra à l'État et qui jouira d'un monopole exclusif.

La Banque de France, créée en 1800 et nationalisée en 1945, a longtemps eu ce rôle de centralisation du crédit. Aujourd'hui la BCE est chargée de conduire la politique monétaire unique en euro et de réguler les taux d'intérêt (pilotage des taux à court terme sur le marché monétaire de l'euro). Les plus grandes banques ont été nationalisées après 1981, et n'ont été que progressivement privatisées par la suite. Le scandale du Crédit Lyonnais (politique expansionniste sans frein avec l'aval de l'État dans les années 1990) illustre l'incompétence de l'État dans ce domaine.

Centralisation entre les mains de l'État de tous les moyens de transport.

Faite pour une bonne part :
- monopole de la SNCF : bien qu'en principe toute entreprise européenne puisse désormais faire du fret ferroviaire sur les grands axes du réseau français, aucune licence d'opérateur ni de certificat n'ont en fait été délivrés. La SNCF fait tout ce qu'elle peut pour éliminer la concurrence, par exemple en interdisant le transport par autocar entre villes (décret-loi de 1934 qui interdit la création de lignes d'autocars). Le trafic voyageur devrait cependant être ouvert à la concurrence en 2010 (trafic international) et 2013 (trafic domestique).
- monopole de la RATP à Paris (peu apprécié de ceux qui subissent les grèves fréquentes et le "service minimum" quotidien).
- Renault, nationalisée après la Seconde Guerre mondiale, a subi un simulacre de privatisation en 1996 (l'État et les "investisseurs institutionnels" ayant ensemble la majorité).
- Air France, nationalisée en 1945, n'a été privatisée qu'en 2004, la participation de l'État restant encore importante.
- transport de courrier, monopolisé par la Poste (les directives européennes prévoient l’ouverture totale du marché du courrier en 2011, mais les politiciens français s'y opposent par tous les moyens possibles)
- taxis tenus par un numerus clausus (depuis 1937 à Paris[1] !)
- transport de l'énergie électrique : monopole EDF (jusqu'en 2004)
Les transports en France ne sont pas financés seulement par les usagers, mais aussi par des taxes telles que le versement transport.
  1. ^  "En 1937, la profession était libre, en 1938, on a fixé un maximum de 22 000 taxis pour l'agglomération parisienne, et par suite de pressions diverses, ce nombre a été réduit progressivement à 12 500, de telle sorte que, pour une ville qui a doublé depuis 1938, le nombre des taxis jugés strictement indispensables en 1938 a été réduit de moitié. On protège non seulement les hommes, mais aussi les machines, car sur ces 12 000 taxis autorisés, il y en a 1000 seulement qui sont autorisés à faire le "doublage", c'est-à-dire à travailler avec deux chauffeurs, mais pour tous les autres. il ne peut y avoir qu'un seul chauffeur travaillant dix heures par jour. Ceci veut dire que l'on a doublé systématiquement le montant de l'investisssment nécessaire pour desservir la population parisienne, c'est-à-dire que l'on a absorbé là des capitaux qui faisaient défaut ailleurs, par exemple pour construire des maisons" (Jacques Rueff, L'expansion sans inflation, p.109 - Œuvres complètes, Plon, Paris, 1980, p.454n)

Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production

La France a été le seul pays occidental à connaître un plan et un "Commissariat au Plan" (qui existe toujours, on a changé son nom en Conseil d'analyse stratégique), le plan (d'inspiration soviétique) étant la fameuse « ardente obligation » du général de Gaulle. Depuis, on a eu l'économie mixte et les grands projets pharaoniques de politique industrielle façon Plan Calcul, Concorde ou TGV, qui sont toujours très appréciés par les élites gouvernantes, bien que la plupart aient conduit à des échecs cuisants (pour le contribuable qui les finance). Début 2005, le gouvernement annonce la création d'une "ambitieuse agence chargée de promouvoir l'innovation industrielle". On a oublié l'échec des "Ateliers nationaux" créés en 1848 pour donner du travail aux chômeurs par des programmes de "grands travaux" (idée reprise avec succès par toutes les dictatures du XXe siècle).

Travail obligatoire pour tous; organisation d'armées industrielles, particulièrement pour l'agriculture.

Echec sur ce plan-là. Il est difficile de parler de "travail obligatoire pour tous" au pays des 35 heures hebdomadaires et des records de chômage. Le STO a laissé de mauvais souvenirs, mais les grèves sont très populaires, surtout quand ceux qui les mènent sont parmi les plus privilégiés du système.

Combinaison du travail agricole et du travail industriel; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne.

L'exode rural est continu depuis un siècle, le travail agricole, dévalorisé et assisté par l'État, disparaît au profit principalement de la fonction publique. Les villes grandissent au point de dévorer les campagnes, avec entre elles les friches du "désert français".

Éducation publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu'il est pratiqué aujourd'hui.

Réalisé à 100% (plan Langevin-Wallon, projet de réforme scolaire égalitariste du physicien Paul Langevin et du psychologue Henri Wallon, tous deux membres du Parti Communiste Français), avec une école de piètre qualité, à programme unique, sans sélection par le mérite, sans lien avec la réalité professionnelle et qui offre à tous des diplômes sans valeur. Les "enfants" qui vont dans les "fabriques" ont souvent plus de 20 ans !
La seule sélectivité scolaire tolérée et "politiquement correcte" en France est celle qui se fait au profit de l'État (Grandes Écoles chargées de pourvoir les corps de l'État et de l'Administration). La carte scolaire empêche le libre choix de l'établissement (collège).

On peut ajouter un onzième point : le monopole communiste de la Sécurité sociale

Le monopole de la Sécurité sociale a été fondé en 1945, sous l'égide des communistes. Le résultat épouvantable est maintenant connu de tous. Lorsqu'il s'agit de l'Abrogation du monopole de la Sécurité Sociale, la France, en revanche, est la dernière à la réaliser.
Claude Reichman fait état dans son article Pour quelles raisons la France n'est-elle toujours pas sortie du communisme ? des origines du basculement de la France vers le communisme. En effet, il explique la manière dont les syndicats de gauche ont pris le contrôle des rouages administratifs, politiques, économiques et sociaux de la société française et comment ils s'y sont maintenus avec l'accord tacite des dirigeants politiques qu'ils soient de droite (faiblesse voire lâcheté) ou de gauche (convergence idéologique). 


Autocritique

De Wikiberal
Dans les régimes totalitaires communistes, les membres éminents du parti qui perdaient la faveur du pouvoir étaient souvent contraints à faire leur « autocritique » publique ; ils devaient faire des déclarations publiques, écrites ou orales, dans lesquelles ils reconnaissaient plus ou moins spontanément avoir été des « ennemis du peuple » et affirmaient leur foi renouvelée dans le dirigeant. Ces autocritiques, obtenues souvent par la violence (lavages de cerveau, tortures, menaces, etc.) ne valaient pas pardon et n'empêchèrent pas nombre de ceux qui s'y livrèrent contre la promesse de la vie sauve de finir exécutés.
A une échelle plus large, les militants du parti devaient périodiquement se livrer à ces autocritiques.
Cette pratique a été particulièrement importante dans l'URSS stalinienne ou en Chine maoïste. Dans ce dernier cas, on parlait de jiǎntǎo (检讨) en chinois. Par exemple, le bureau politique du parti communisme indonésien, qui est sous influence chinoise, fait son autocritique dans une déclaration du 23 mai 1967, reconnaissant ses torts et s'engageant à ne plus dévier de la voie officielle[1] :
[We made] opportunist and revisionist errors. [..] The Indonesian Marxist-Leninists unhesitatingly recognize Mao Tse-tung's thought as the peak of Marxism-Leninism in the present era, and are determined to study and use it as an effective weapon in the struggle for the liberation of Indonesia, which inevitably will have to follow the road of people's war as shown by Comrade Mao Tse-tung [..]. We must more assiduously study, master and practise Marxism-Leninism, Mao Tse-tung's thought » Et le parti d'ajouter dans une déclaration : « Long live Chairman Mao Tse-tung, the greatest Marxist-Leninist of our time and the most respected and beloved great leader of the revolutionary people of the world!
En URSS, on pensera par exemple aux Procès de Moscou des années 1930. Staline s'y débarrasse de ses ennemis en leur faisant « avouer » leur participation à des complots fantaisistes dans des séances d'autocritique sous le regard de la presse internationale. Par aveuglement ou par sympathie pour le régime, la ligue française des droits de l'homme ira jusqu'à soutenir la vérité de cette autocritique...
Ces processus visaient à intimider pour préserver la pureté idéologique du régime et supprimer, souvent physiquement, toute voix contestataire. Ainsi, le XIXe congrès du parti communiste soviétique (PCUS), adopta en octobre 1952 de nouvelles règles qui faisaient de l'autocritique régulière un devoir de chaque militant et une des fonctions essentielles des organisations du Parti[2].
Ces sessions d'autocritique, à l'échelle des procès de Moscou mais surtout à l'échelle de la vie de tous les jours de chaque individu, ont eu pour conséquence de développer une société fondée sur le mensonge et la défiance. Pour se protéger et attester de sa loyauté au régime, l'individu doit se livrer au mensonge permanent. Cela a été tout particulièrement le cas lors de la révolution culturelle chinoise. Selon l’universitaire Xing Lu, les conséquences de cette politique sont encore extrêmement présentes dans la société chinoise dans « la très grande difficulté avec laquelle les survivants de la révolution culturelle acceptent de faire confiance à quelqu'un »[3].


Le Livre noir du communisme

De Wikiberal
Sous la direction de Stéphane Courtois, Paris, 2000, un collectif d'historiens s'est livré à un recensement des victimes des régimes marxistes-léninistes dans Le Livre noir du communisme. Stéphane Courtois écrit dans la préface que « [l]e total approche la barre des cent millions de morts. »[1]
Le Livre noir du communisme est un procès intenté au communisme réel, un réquisitoire général après les terrifiants témoignages accumulés depuis L'Aveu d'Arthur London, ou L'Archipel du Goulag, d'Alexandre Soljenitsyne. On ressort accablé de cette litanie d'exactions sanglantes. Les purges de Staline, les famines idiotes du Grand Bond en avant ont une monstruosité abstraite. Mais ce qui, dans cet ouvrage, laisse sans voix, ce sont les très nombreuses paroles de survivants. Rescapés de la Kolyma, du Laogai chinois ou de l'Angkar khmer rouge, ils sont des dizaines dont les filets de voix font jaillir des visages blessés, des vies en miettes. Et leurs petites voix confluent pour donner mille visages, mille âmes, à la foule anonyme des centaines de millions de victimes.
Le Livre noir du communisme rend compte de l'abjecte réalité du crime de masse, où, derrière des prétextes idéologiques, se dissimulent les nombreuses complicités, la bestialité des bourreaux et de leurs chefs. Sans doute le meilleur bilan à ce jour du marxisme et du communisme.

Citation

  • Il faut voir qu'il y a toujours, même dans les démocraties, une fraction importante de gens qui n'aiment pas la liberté et préfèrent la tyrannie. C'est la tentation totalitaire. Certains pour l'exercer, d'autres pour subir cette tyrannie, ce qui est plus mystérieux. Si on discrédite Stéphane Courtois et Le Livre noir du communisme, c'est que cela souligne que des milliers d'auteurs de manuels scolaires, d'intellectuels et d'artistes ont soutenu un régime criminel. Il n'est pas agréable de l'entendre. (Jean-François Revel, in Le Figaro, 24 février 2000[2])



http://www.communisme-liberal.fr/.

Khmers rouges et communisme

Les khmers rouges ont exterminé en moins de quatre ans un quart de la population du Cambodge. Le procès de la dictature communiste a pourtant bénéficié d’un traitement médiatique particulièrement discret en France, où fut formé Pol Pot.
Par Yann Henry.
 Protectionnisme et communisme
Frédéric Bastiat

http://bastiat.org/
 

Extrait de l'édition originale en 7 volumes (1863) des œuvres complètes de Frédéric Bastiat, tome IV, pp. 504-545.
Texte scanné fourni par Alain Madelin, numérisé, mis en hypertexte, édité par Claude Balança, relu et légèrement édité par François-René Rideau pour Bastiat.org



À Monsieur Thiers.
 
Monsieur,
Ne soyez point ingrat envers la révolution de Février. Elle vous a surpris, froissé peut-être; mais aussi elle vous a préparé, comme auteur, comme orateur, comme conseiller intime [1], des triomphes inattendus. Parmi ces succès, il en est un assurément fort extraordinaire. Ces jours derniers on lisait dans la Presse:
« L'association pour la défense du travail national (l'ancien comité Mimerel) vient d'adresser à tous ses correspondants une circulaire, pour leur annoncer qu'une souscription est ouverte à l'effet de concourir à la propagation dans les ateliers du livre de M. Thiers sur la Propriété. L'association souscrit elle-même pour 5,000 exemplaires. »
J'aurais voulu être présent quand cette flatteuse annonce est tombée sous vos yeux. Elle a du y faire briller un éclair de joie railleuse.
On a bien raison de le dire: les voies de Dieu sont aussi infaillibles qu'impénétrables. Car si vous voulez bien m'accorder pour un instant (ce que j'essaierai bientôt de démontrer) que le Protectionisme, en se généralisant, devient Communisme, comme un carpillon devient carpe, pourvu que Dieu lui prête vie, il est déjà assez singulier que ce soit un champion du Protectionisme qui se pose comme le pourfendeur du Communisme; mais ce qui est plus extraordinaire et plus consolant encore, c'est qu'une puissante association, qui s'était formée pour propager théoriquement et pratiquement le principe communiste (dans la mesure qu'elle jugeait profitable à ses membres), consacre aujourd'hui la moitié de ses ressources à détruire le mal qu'elle a fait avec l'autre moitié.
Je le répète, c'est là un spectacle consolant, il nous rassure sur l'inévitable triomphe de la vérité, puisqu'il nous montre les vrais et premiers propagateurs des doctrines subversives, effrayés de leurs succès, élaborer maintenant le contre-poison et le poison dans la même officine.
Ceci suppose, il est vrai, l'identité du principe Communiste et du principe Prohibitioniste, et peut-être n'admettez vous pas cette identité, quoique, à vrai dire, il ne me parait pas possible que vous ayez pu, sans en être frappé, écrire quatre cents pages sur la Propriété. Peut-être pensez-vous que quelques efforts consacrés à la liberté commerciale ou plutôt au Libre-Échange, l'impatience d'une discussion sans résultat, l'ardeur du combat, la vivacité de la lutte m'ont fait voir, comme cela ne nous arrive que trop souvent à nous autres polémistes, les erreurs de mes adversaires à travers un verre grossissant. Sans doute, c'est mon imagination, afin d'en avoir plus facilement raison, qui gonfle la théorie du Moniteur industriel aux proportions de celle du Populaire. Quelle apparence que de grands manufacturiers, d'honnêtes propriétaires, de riches banquiers, d'habiles hommes d'État se soient faits, sans le savoir et sans le vouloir, les initiateurs, les apôtres du Communisme en France? — Et pourquoi pas, je vous prie? Il y a bien des ouvriers, pleins d'une foi sincère dans le droit au travail, par conséquent communistes sans le savoir, sans le vouloir, qui ne souffriraient pas qu'on les considérât comme tels. La raison en est que, dans toutes les classes, l'intérêt incline la volonté, et la volonté, comme dit Pascal, est le principal organe de la créance. Sous un autre nom, beaucoup d'industriels, fort honnêtes gens d'ailleurs, font du Communisme comme on en fait toujours, c'est-à-dire à la condition que le bien d'autrui sera seul mis en partage. Mais sitôt que, te principe gagnant du terrain, il s'agit de livrer aussi au partage leur propre bien, oh! alors Le Communisme leur fait horreur. Ils répandaient le Moniteur industriel, maintenant ils propagent le livre de la Propriété. Pour s'en étonner il faudrait ignorer le cœur humain, ses ressorts secrets, et combien il a de pente à se faire habile casuiste.
Non, Monsieur, ce n'est pas la chaleur de la lutte qui m'a fait voir sous ce jour la doctrine prohibitioniste, car c'est au contraire parce que je la voyais sous ce jour, avant la lutte, que je me suis engagé [2]. Veuillez me croire; étendre quelque peu notre commerce extérieur, résultat accessoire qui n'est certes pas à dédaigner, ce ne fut jamais mon motif déterminant. J'ai cru et crois encore que la Propriété est engagée dans la question. J'ai cru et je crois encore que notre tarif douanier, à cause de l'esprit qui lui a donné naissance et des arguments par lesquels on le défend, a fait au principe même de la Propriété une brèche par la quelle tout le reste de notre législation menace de passer.
En considérant l'état des esprits, il m'a semblé qu'un Communisme qui, je dois le dire pour être juste, n'a pas la conscience de lui-même et de sa portée, était sur le point de nous déborder. Il m'a semblé que ce Communisme-là (car il y en a de plusieurs espèces) se prévalait très logiquement de l'argumentation prohibitioniste et se bornait à eu presser les déductions. C'est donc sur ce terrain qu'il m'a paru utile de le combattre; car puisqu'il s'armait de sophismes propagés par le comité Mimerel, il n'y avait pas espoir de le vaincre tant que ces sophismes resteraient debout et triomphants dans la conscience publique. C'est à ce point de vue que nous nous sommes placés à Bordeaux, à Paris, à Marseille, à Lyon, quand nous avons fondé l'Association du Libre-Échange. La liberté commerciale, considérée en elle-même, est sans doute pour les peuples un bien précieux; mais enfin, si nous n'avions eu qu'elle en vue, nous aurions donné à notre association le titre d'Association pour la liberté commerciale, ou, plus politiquement encore, pour la réforme graduelle des tarifs. Mais le mot Libre-Échange implique libre disposition du fruit de son travail, en d'autres termes Propriété, et c'est pour cela que nous l'avons préféré [3]. Certes, nous savions que ce mot nous susciterait bien des difficultés. Il affirmait un principe, et, dès lors, il devait ranger parmi nos adversaires tous les partisans du principe opposé. Bien plus, il répugnait extrêmement aux hommes même les mieux disposés à nous seconder, c'est-à-dire aux négociants, plus préoccupés alors de réformer la douane que de vaincre le Communisme. Le Havre, tout en sympathisant à nos vues, refusa d'adopter notre bannière. De toute part on me disait: « Nous obtiendrons plutôt quelques adoucissements à notre tarif en n'affichant pas des prétentions absolues. » Je répondais: Si vous n'avez que cela en vue, agissez par vos chambres de commerce. On me disait encore: « Le mot Libre-Échange effraie et éloigne le succès. Rien n'était plus vrai; mais je tirais de l'effroi même causé par ce mot mon plus fort argument pour son adoption. Plus il épouvante, disais-je, plus cela prouve que la notion de Propriété s'efface des esprits. La doctrine Prohibitioniste à faussé les idées, et les fausses idées ont produit la Protection. Obtenir par surprise ou par le bon vouloir du ministre une amélioration accidentelle du tarif, c'est pallier un effet, non détruire une cause. Je maintins donc le mot Libre-Échange, non en dépit, mais en raison des obstacles qu'il devait nous créer; obstacles qui, révélant la maladie des esprits, étaient la preuve certaine que les bases mêmes de l'ordre social étaient menacées. »
Il ne suffisait pas de signaler notre but par un mot; il fallait encore le définir. C'est ce que nous fimes et je transcris ici, comme pièce à l'appui, le premier acte ou le manifeste de cette association.
Au moment de s'unir pour la défense d'une grande cause, les soussignés sentent le besoin d'exposer leur croyance; de proclamer le but, la limite, les moyens et l'esprit de leur association.
L'Échange est un droit naturel comme la Propriété. Tout citoyen qui a créé ou acquis un produit doit avoir l'option ou de l'appliquer immédiatement à son usage, ou de le céder à quiconque, sur la surface du globe, consent à lui donner en échange l'objet qu'il préfère. Le priver de cette faculté, quand il n'en fait aucun usage contraire à l'ordre public et aux bonnes mœurs, et uniquement pour satisfaire la convenance d'un autre citoyen, c'est légitimer une spoliation, c'est blesser la loi de la Justice.
C'est encore violer les conditions de l'Ordre; car quel ordre peut exister au sein d'une société où chaque industrie, aidée en cela par la loi et la force publique, cherche ses succès dans l'oppression de toutes les autres?
C'est méconnaître la pensée providentielle qui préside aux destinées humaines, manifestée par l'infinie variété des climats, des saisons, des forces naturelles et des aptitudes, biens que Dieu n'a si inégalement répartis entre les hommes que pour les unir, par l'échange, dans les liens d'une universelle fraternité.
C'est contrarier le développement de la prospérité publique, puisque celui qui n'est pas libre d'échanger ne l'est pas de choisir son travail, et se voit contraint de donner une fausse direction à ses efforts, à ses facultés, à ses capitaux, et aux agents que la nature avait mis à sa disposition. Enfin, c'est compromettre in paix entre les peuples; car c'est briser les relations qui les unissent et qui rendent les guerres impossibles, à force de les rendre onéreuses.
L'Association a donc pour but la Liberté des Échanges.
Les soussignés ne contestent pas à la société le droit d'établir, sur les marchandises qui passent la frontière, des taxes destinées aux dépenses communes, pourvu qu'elles soient déterminées par la seule considération des besoins du Trésor.
Mais sitôt que la taxe, perdant son caractère fiscal, a pour but de repousser le produit étranger, au détriment du fisc lui-même, afin d'exhausser artificiellement le prix du produit national similaire, et de rançonner ainsi la communauté au profit d'une classe, dès cet instant la Protection ou plutôt la Spoliation se manifeste, et c'est là le principe que l'Association aspire à ruiner dans les esprits et à effacer complètement de nos lois, indépendamment de toute réciprocité et des systèmes qui prévalent ailleurs.
De ce que l'Association poursuit la destruction complète du régime protecteur, il ne s'ensuit pas qu'elle demande qu'une telle réforme s'accomplisse en un jour, et sorte d'un seul scrutin. Même pour revenir du mal au bien et d'un état de choses artificiel à une situation naturelle, des précautions peuvent être commandées par la prudence. Ces détails d'exécution appartiennent aux pouvoirs de l'État; la mission de l'Association est de propager, de populariser le Principe.
Quant aux moyens qu'elle entend mettre en œuvre, jamais elle ne les cherchera ailleurs que dans les voies constitutionnelles et légales.
Enfin l'Association se place en dehors de tous les partis politiques. Elle ne se met au service d'aucune industrie, d'aucune classe, d'aucune portion du territoire. Elle embrasse la cause de l'éternelle justice, de la paix, de l'union, de la libre communication, de la fraternité entre tous les hommes, la cause de l'intérét général, qui se confond partout, et sous tous les aspects, avec celle du Public consommateur.
Y a-t-il un mot dans ce programme qui ne révèle le désir ardent de raffermir ou même de rétablir dans les esprits la notion de Propriété, pervertie par le Régime Restrictif? N'est-il pas évident que l'intérêt commercial y est au second plan et l'intérêt social au premier? Remarquez que le tarif, en lui-même, bon ou mauvais au point de vue administratif ou fiscal, nous occupe peu. Mais sitôt qu'il agit intentionnellement dans le sens protecteur, c'est-à-dire sitôt qu'il manifeste une pensée de spoliation et la négation, en principe, du droit de Propriété, nous le combattons non comme tarif, mais comme système. C'est là, disons-nous, la pensée que nous nous efforcerons de ruiner dans les intelligences afin de la faire disparaître de nos lois.
On demandera sans doute pourquoi, ayant en vue une question générale de cette importance, nous avons circonscrit la lutte sur le terrain d'une question spéciale.
La raison en est simple. Il fallait opposer association à association, engager des intérêts et des soldats dans notre armée. Nous savions bien qu'entre Prohibitionistes et Libres-Échangistes la polémique ne peut se prolonger sans remuer et, à la fin, résoudre toutes les questions, morales, politiques, philosophiques, économiques, qui se rattachent à la Propriété; et puisque le comité Mimerel, en ne s'occupant que d'un but spécial, avait compromis ce principe, nous devions espérer relever ce principe en poursuivant, nous aussi, le but spécial opposé.
Mais qu'importe ce que j'ai pu dire ou penser en d'autres temps? Qu'importe que j'aie aperçu ou cru apercevoir une certaine connexité entre le Protectionisme et le Communisme? L'essentiel est de savoir si cette connexité existe. C'est ce que je vais examiner.
Vous vous rappelez sans doute le jour où, avec votre habileté ordinaire, vous fites arriver sur les lèvres de M. Proudhon cet aveu devenu célèbre: « Donnez-moi Le Droit au travail, et je vous abandonne le Droit de propriété. » M. Proudhon ne cachait pas qu'à ses yeux ces deux Droits sont incompatibles.
Si la Propriété est incompatible avec le Droit au travail, et si le Droit au travail est fondé sur le même principe que la Protection, qu'en devrons-nous conclure, sinon que la Protection est elle-même incompatible avec la Propriété? En géométrie on regarde comme une vérité incontestable que deux choses égales à une troisième sont égales entre elles.
Or, il est arrivé qu'un orateur éminent, M. Billault, a cru devoir soutenir à la tribune le Droit au travail. Cela n'était pas facile en présence de l'aveu échappé à M. Proudhon. M. Billault comprenait fort bien que faire intervenir l'État pour pondérer les fortunes et niveler les situations, c'est se mettre sur la pente du Communisme; et qu'a-t-il dit pour déterminer l'Assemblée nationale à violer la propriété et son principe? Il vous a dit tout simplement que ce qu'il vous demandait de faire vous le faisiez déjà par vos tarifs. Sa prétention ne va pas au delà d'une application un peu plus large de doctrines par vous admises et appliquées. Voici ses paroles:
Portez vos regards sur nos tarifs de douane; par leurs prohibitions, leurs taxes différentielles, leurs primes, leurs combinaisons de tous genres, c'est la société qui aide, qui soutient, qui retarde ou avance toutes les combinaisons du travail national (très-bien); elle ne tient pas seulement la balance entre le travail français, qu'elle protège, et le travail étranger, mais, sur le sol de la patrie, les diverses Industries la voient encore, et sans cesse, Intervenir entre elles. Entendez devant son tribunal les réclamations perpétuelles des unes contre les autres; voyez, par exemple, les industries qui emploient le fer se plaignant de la protection accordée au fer français contre le fer étranger; celles qui emploient le Lin ou le coton filés protestant contre la protection accordée au lit français, contre l'exclusion du fil étranger, et ainsi des autres. La société (il fallait dire le gouvernement) se trouve donc forcément mêlée à toutes les luttes, à tous les embarras du travail; elle y intervient activement tous les jours, directement, indirectement, et la première fois que vous aurez des questions de douane, vous le verrez, vous serez, bon gré mal gré, forcés de prendre fait et cause, et de faire par vous-mêmes la part de tous les intérêts.
Ce ne saurait donc ètre une objection contre la dette de la société envers le travailleur dénué, que cette nécessité qu'elle créerait au gouvernement d'intervenir dans la question du travail.
Et veuillez bien remarquer que M. Billault, dans son argumentation, n'a nullement eu la pensée de vous infliger une sanglante ironie. Ce n'est pas un Libre-Échangiste déguisé se complaisant à rendre palpable l'inconséquence des Protectionistes. Non, M. Billault est lui-même protectioniste bona fide. Il aspire au nivellement des fortunes par la Loi. Dans cette voie, il juge l'action des tarifs utile; et rencontrant comme obstacle le Droit de propriété, il saute par-dessus, comme vous faites, On lui montre ensuite le Droit au travail qui est un second pas dans la même voie. Il rencontre encore comme obstacle le Droit de propriété; il saute encore par-dessus. Mais, se retournant, il est tout surpris de voir que vous ne le suiviez plus, il vous en demande le motif. Si vous lui répondiez: J'admets en principe que la loi peut violer la propriété, mais je trouve inopportun qu'elle le fasse sous la forme du Droit au travail, M. Billault vous comprendrait, et discuterait avec vous cette question secondaire d'opportunité, Mais vous lui opposez le Principe même de la Propriété. Cela l'étonne, et il se croit en droit de vous dire: Ne faites pas aujourd'hui le bon apôtre, et si vous repoussez le Droit au travail, que ce ne soit pas au moins en vous fondant sur le Droit de Propriété, puisque ce Droit vous le violez par vos tarifs quand cela vous convient. Il pourrait ajouter avec quelque raison : Par les tarifs protecteurs vous violez souvent la propriété du pauvre au profil du riche. Par le Droit au travail vous violeriez la propriété du riche à l'avantage du pauvre. Par quel malheur le scrupule s'empare-t-il si tard de vous [4]?
Entre M. Billault et vous il n'y a donc qu'une différence. Tous deux vous cheminez dans la même voie, celle du Communisme. Seulement, vous n'y avez fait qu'un pas, et il en a fait deux. Sous ce rapport, l'avantage, à mes yeux du moins, est de votre côté. Mais vous le perdez du côté de la logique. Car, puisque vous marchez comme lui, le dos tourné à la Propriété, il est au moins fort plaisant que vous vous posiez comme son chevalier, C'est une inconséquence que M. Billault a su éviter. Mais, hélas! c'est pour tomber, lui aussi, dans une triste logomachie&nsbp;! M. Billault est trop éclairé pour ne pas sentir, au moins confusément, le danger de chacun de ses pas dans une voie qui aboutit au Communisme. Il ne se donne pas le ridicule de se poser en champion de la Propriété au moment où il la viole; mais qu'imagine-t-il pour se justifier? Il invoque l'axiome favori de quiconque veut concilier deux choses inconciliables: Il n'y a pas de principes. Propriété, Communisme, prenons un peu partout, selon la circonstance.
« À mon sens, le pendule de la civilisation, qui oscille de l'un à l'autre principe, selon les besoins du moment, mais qui s'en va toujours marinant un progrès de plus, après avoir fortement incliné vers la liberté absolue de l'individualisme, revient vers la nécessité de l'action gouvernementale. »
II n'y a donc rien de vrai dans le monde, il n'y a pas de principes, puisque le pendule doit osciller d'un principe à l'autre selon les besoins du moment. Ô métaphore, où nous conduirais-tu, si l'on te laissait faire [5]!
Ainsi que vous le disiez fort judicieusement à la tribune, on ne peut pas dire — encore moins écrire — tout à la fois. Il doit être bien entendu que je n'examine pas ici le côté économique du régime protecteur; je ne recherche pas encore si, au point de vue de la richesse nationale, il fait plus de bien que de mal ou plus de mal que de bien. Le seul point que je veux prouver, c'est qu'il n'est autre chose qu'une manifestation du Communisme. MM. Billault et Proudhon ont commencé la démonstration. Je vais essayer de la compléter.
Et d'abord que faut-il entendre par Communisme? Il y a plusieurs manières, sinon de réaliser la communauté des biens, du moins de le tenter. M. de Lamartine en comptait quatre. Vous pensez qu'il y en a mille, et je suis de votre avis. Cependant je crois que toutes peuvent rentrer dans trois catégories générales, dont une seule, selon moi, offre de véritables dangers.
Premièrement, deux ou plusieurs hommes peuvent imaginer de mettre leur travail et leur vie en commun. Tant qu'ils ne cherchent ni à troubler la sécurité, ni à restreindre la liberté, ni à usurper la propriété d'autrui, ni directement ni indirectement, s'ils font du mal ils se le font à eux-mêmes. La tendance de ces hommes sera toujours d'aller poursuivre dans de lointains déserts la réalisation de leur rêve. Quiconque a réfléchi sur ces matières sait que les malheureux périront à la peine, victimes de leurs illusions. De nos jours, les communistes de cette espèce ont donné à leur chimérique Élysée le nom d'Icarie, comme s'ils avaient eu le triste pressentiment du dénouement affreux vers lequel on les précipite. Nous devons gémir sur leur aveuglement, nous devrions les avertir s'ils étaient en état de nous entendre, mais la société n'a rien à redouter de leurs chimères.
Une autre forme du Communisme, et assurément la plus brutale, c'est celle-ci: Faire une masse de toutes les valeurs existantes et partager ex æquo. C'est la spoliation devenue règle dominante et universelle. C'est la destruction non-seulement de la Propriété, mais encore du travail et du mobile même qui détermine l'homme à travailler. Ce Communisme-là est si violent, si absurde, si monstrueux, qu'en vérité je ne puis le croire dangereux. C'est ce que je disais, il y a quelque temps, devant une assemblée considérable d'électeurs appartenant en grande majorité aux classes souffrantes. Une explosion de murmures accueillit mes paroles.
J'en témoignai ma surprise. « Quoi! disait-on, M. Bastiat ose dire que le Communisme n'est pas dangereux! Il est donc communiste! Eh bien, nous nous en doutions, car communistes, socialistes, économistes, ce sont fils de même lignage, comme c'est prouvé par la rime. » J'eus quelque peine à me tirer de ce mauvais pas. Mais cette interruption même prouvait la vérité de ma proposition. Non, le Communisme n'est pas dangereux quand il se montre dans sa forme la plus naïve, celle de la pure et simple spoliation; il n'est pas dangereux puisqu'il fait horreur.
Je me hâte de dire que si le Protectionisme peut être et doit être assimilé au Communisme, ce n'est pas à celui que je viens de décrire.
Mais le Communisme revêt une troisième forme.
Faire intervenir l'État, lui donner pour mission de pondérer les profits et d'équilibrer les fortunes, en prenant aux uns, sans consentement, pour donner aux autres, sans rétribution, le charger de réaliser l'œuvre du nivellement par voie de spoliation, assurément c'est bien là du Communisme. Les procédés employés par l'État, dans ce but, non plus que les beaux noms dont on décore cette pensée, n'y font rien. Qu'il en poursuive la réalisation par des moyens directs ou indirects, par la restriction ou par l'impôt, par les tarifs ou par le Droit au travail; qu'il la place sous l'invocation de l'égalité, de la solidarité, de la fraternité, cela ne change pas la nature des choses; le pillage des propriétés n'en est pas moins du pillage parce qu'il s'accomplit avec régularité, avec ordre, systématiquement et par l'action de la loi.
J'ajoute que c'est là, à notre époque, le Communisme vraiment dangereux. Pourquoi? Parce que, sous cette forme, nous le voyons incessamment prêt à tout envahir. Et voyez l'un demande que l'État fournisse gratuitement aux artisans, aux laboureurs des instruments de travail; c'est l'inviter à les ravir à d'autres artisans et laboureurs. L'autre veut que l'État prête sans intérêt; il ne le peut faire sans violer la propriété. Un troisième réclame l'éducation gratuite à tous les degrés; gratuite! cela veut dire aux dépens des contribuables. Un quatrième exige que l'État subventionne les associations d'ouvriers, les théâtres, les artistes, etc. Mais ces subventions, c'est autant de valeur soustraite à ceux qui l'avaient légitimement gagnée. Un cinquième n'a pas de repos que l'État n'ait fait artificiellement hausser le prix d'un produit pour l'avantage de celui qui le vend; mais c'est au détriment de celui qui l'achète. Oui, sous cette forme, il est bien peu de personnes qui, une fois ou autre, ne soient communistes. Vous l'êtes, M. Billault l'est, et je crains qu'en France nous ne le soyons tous à quelque degré. Il semble que l'intervention de l'État nous réconcilie avec la spoliation, en en rejetant la responsabilité sur tout le monde, c'est-à-dire sur personne, ce qui fait qu'on jouit du bien d'autrui en parfaite tranquillité de conscience. Cet honnête M. Tourret, un des hommes les plus probes qui se soient jamais assis sur les bancs ministériels, ne commençait-il pas ainsi son exposé des motifs du projet de loi sur les avances à l'agriculture? « Il ne suffit pas de donner l'instruction pour cultiver les arts, il faut encore fournir les instruments de travail. » Après ce préambule, il soumet à l'Assemblée nationale un projet de loi dont le premier article est ainsi conçu:
Art. 1er. Il est ouvert, sur le budget de 1849, au ministre de l'agriculture et du commerce, un crédit de 10 millions destiné à faire des avances aux propriétaires et associations de propriétaires de fonds ruraux.
Avouez que si la langue législative se piquait d'exactitude, l'article devrait être ainsi rédigé:
Le ministre de l'agriculture et du commerce est autorisé, pendant l'année 1849, à prendre 10 millions dans la poche des laboureurs qui en ont grand besoin et à qui ils appartiennent, pour les verser dans la poche d'autres laboureurs qui en ont également besoin et à qui ils n'appartiennent pas.
N'est-ce pas là un fait communiste, et en se généralisant ne constitue-t-il pas le Communisme?
Tel manufacturier, qui se laisserait mourir plutôt que de dérober une obole, ne se fait pas le moindre scrupule de porter à la législature cette requête: « Faites une loi qui élève le prix de mon drap, de mon fer, de ma houille, et me mette à même de rançonner mes acheteurs. Comme le motif sur lequel il se fonde est qu'il n'est pas content de son gain tel que le fait l'échange libre ou le libre-échange (ce que je déclare être la même chose, quoi qu'on en dise), comme, d'un autre côté, nous sommes tous mécontents de notre gain et disposés à invoquer la législature, il est clair, du moins à mes yeux, que si elle ne se hate de répondre: « Cela ne me regarde pas, je ne suis pas chargée de violer les propriétés, mais de les garantir; » il est clair, dis-je, que nous sommes en plein Communisme. Les moyens d'exécution mis en œuvre par l'État peuvent différer, mais ils ont le même but et se rattachent au même principe.
Supposez que je me présente à la barre de l'Assemblée nationale, et que je dise: J'exerce un métier, et je ne trouve pas que mes profits soient suffisants. C'est pourquoi je vous prie de faire un décret qui autorise messieurs les percepteurs à prélever, à mon profit, seulement un pauvre petit centime sur chaque famille française. — Si la législature accueille ma demande, on pourra, si l'on veut, ne voir là qu'un fait isolé de spoliation légale, qui ne mérite pas encore le nom de Communisme. Mais si tous les Français, les uns après les autres, viennent faire la même supplique, et si la législature les examine dans le but avoué de réaliser l'égalité des fortunes, c'est dans ce principe, suivi d'effets, que je vois et que vous ne pouvez vous empêcher de voir le Communisme.
Que pour réaliser sa pensée la législature se serve du douanier ou du percepteur, de la contribution directe ou de l'impôt indirect, de la restriction ou de la prime, peu importe. Se croit-elle autorisée à prendre et à donner sans compensation? Croit-elle que sa mission est d'équilibrer les profits? Agit-elle en conséquence de cette croyance? Le gros du public approuve-t-il, provoque-t-il cette façon d'agir? En ce cas, je dis que nous sommes sur la pente du Communisme, soit que nous en ayons ou non la conscience.
Et si l'on me dit: L'État n'agit point ainsi en faveur de tout le monde, mais seulement en faveur de quelques classes, je répondrai: Alors il a trouvé le moyen d'empirer le Communisme lui-même.
Je sens, Monsieur, qu'on peut jeter du doute sur ces déductions, à l'aide d'une confusion fort facile. On me citera des faits administratifs très-légitimes, des cas où l'intervention de l'État est aussi équitable qu'utile; puis, établissant une apparente analogie entre ces cas et ceux contre lesquels je me récrie, on me mettra dans mon tort, on me dira: Ou vous ne devez pas voir le Communisme dans la Protection, ou vous devez le voir dans toute action gouvernementale.
C'est un piège dans lequel je ne veux pas tomber. C'est pourquoi je suis obligé de rechercher quelle est la circonstance précise qui imprime à l'intervention de l'État le caractère communiste.
Quelle est la mission de l'État? Quelles sont les choses que les citoyens doivent confier à la force commune? quelles sont celles qu'ils doivent réserver à l'activité privée? Répondre à ces questions, ce serait taire un cours de politique. Heureusement je n'en ai pas besoin pour résoudre le problème qui nous occupe.
Quand les citoyens, au lieu de se rendre à eux-mêmes un Service, le transforment en Service public, c'est-à-dire quand ils jugent à propos de se cotiser pour faire exécuter un travail ou se procurer une satisfaction en commun je n'appelle pas cela du Communisme, parce que je n'y vois pas ce qui fait son cachet spécial: le nivellement par voie de spoliation. L'État prend, il est vrai, par l'Impôt, mais rend par le Service. C'est une forme particulière, mais légitime, de ce fondement de toute société, l'échange. Je vais plus loin. En confiant un service spécial à l'État, les citoyens peuvent faire une bonne ou une mauvaise opération. Ils la font bonne si, par ce moyen, le service est fait avec plus de perfection et d'économie. Elle est mauvaise dans l'hypothèse contraire; mais, dans aucun cas, je ne vois apparaître le principe communiste. Dans le premier, les citoyens ont réussi; dans le second, ils se sont trompés, voilà tout; et si le Communisme est une erreur, il ne s'ensuit pas que toute erreur soit du Communisme.
Les économistes sont en général très-défiants à l'endroit de l'intervention gouvernementale. Ils y voient des inconvénients de toute sorte, une dépression de la liberté, de l'énergie, de la prévoyance et de l'expérience individuelles, qui sont le fonds le plus précieux des sociétés. Il leur arrive donc souvent de combattre cette intervention. Mais ce n'est pas du tout du même point de vue et par le même motif qui leur fait repousser la Protection. Qu'on ne se fasse donc pas un argument contre nous de notre prédilection, trop prononcée peut-être, pour la liberté, et qu'on ne dise pas: Il n'est pas surprenant que ces messieurs repoussent le régime protecteur, car ils repoussent l'intervention de l'État en toutes choses.
D'abord, il n'est pas vrai que nous la repoussions en toutes choses. Nous admettons que c'est la mission de l'État de maintenir l'ordre, la sécurité, de faire respecter les personnes et les propriétés, de réprimer les fraudes et les violences. Quant aux services qui ont un caractère, pour ainsi parler, industriel, nous n'avons pas d'autre règle que celle-ci: que l'État s'en charge s'il en doit résulter pour la masse une économie de forces. Mais, pour Dieu, que, dans le calcul, on fasse entrer en ligne de compte tous les inconvénients innombrables du travail monopolisé par l'État.
Ensuite, je suis forcé de le répéter, autre chose est de voter contre une nouvelle attribution faite à l'État sur le fondement que, tout calcul fait, elle est désavantageuse et constitue une perte nationale; autre chose est de voter contre cette nouvelle attribution parce qu'elle est illégitime, spoliatrice, et qu'elle donne pour mission au gouvernement de faire précisément ce que sa mission rationnelle est d'empêcher et de punir. Or, nous avons contre le Régime dit Protecteur ces deux natures d'objections, mais la dernière l'emporte de beaucoup dans notre détermination de lui faire, bien entendu par les voies légales, une guerre acharnée.
Ainsi, qu'on soumette, par exemple, à un conseil municipal la question de savoir s'il vaut mieux laisser chaque famille envoyer chercher sa provision d'eau à un quart de lieue, ou s'il est préférable que l'autorité prélève une cotisation pour faire venir l'eau sur la place du village; je n'aurai aucune objection de principe à faire à l'examen de cette question. Le calcul des avantages et des inconvénients pour tous sera le seul élément de la décision. On pourra se tromper dans ce calcul, mais l'erreur même qui entrainera une perte de propriété, ne constituera pas une violation systématique de la propriété.
Mais que M. le maire propose de fouler une industrie pour le profit d'une autre, d'interdire les sabots pour l'avantage des cordonniers, ou quelque chose d'analogue; alors je lui dirai qu'il ne s'agit plus ici d'un calcul d'avantages et d'inconvénients, il s'agit d'une perversion de l'autorité, d'un détournement abusif de la force publique; je lui dirai: Vous qui êtes dépositaire de l'autorité et de la force publiques pour châtier la spoliation, comment osez-vous appliquer l'autorité et la force publiques à protéger et systématiser la spoliation?
Que si la pensée de M. le maire triomphe, si je vois, par suite de ce précédent, toutes les industries du village s'agiter pour solliciter des faveurs aux dépens les unes des autres, si, au milieu de ce tumulte d'ambitions sans scrupule, je vois sombrer jusqu'à la notion même de Propriété, il me sera bien permis de penser que, pour la sauver du naufrage, la première chose à faire est de signaler ce qu'il y a d'inique dans la mesure qui a été le premier anneau de cette chaine déplorable.
Il ne me serait pas difficile, Monsieur, de trouver dans votre ouvrage des passages qui vont à mon sujet et corroborent mes vues. À vrai dire, il me suffirait de l'ouvrir au hasard. Oui, si, renouvelant un jeu d'enfant, j'enfonçais une épingle dans ce livre, je trouverais, à la page indiquée par le sort, la condamnation, implicite où explicite, du Régime Protecteur, la preuve de l'identité de ce régime, en principe, avec le Communisme. Et pourquoi ne ferais-je pas cette épreuve? Bon, m'y voilà. L'épingle a désigné la page 283; j'y lis:
« C'est donc une grave erreur que de s'en prendre à la concurrence, et de n'avoir pas aperçu que si le peuple est producteur, il est consommateur aussi, et que recevant moins d'un côté (ce que je nie, et vous le niez vous-même quelques lignes plus bas), payant moins de l'autre, reste alors, au profit de tous, la différence d'un système qui retient l'activité humaine, un système qui la lance à l'infini dans la carrière en lui disant de ne s'arrêter jamais. »
Je vous défie de dire que ceci ne s'applique pas aussi bien à la concurrence qui se fait par-dessus la Bidassoa qu'à celle qui se fait par-dessus la Loire. — Donnons encore un coup d'épingle. C'est fait; nous voici à la page 325.
« Les droits sont on ne sont pas: s'ils sont, ils entrainent des conséquences absolues... il y a plus, si le droit est, il est de tous les instants: Il est entier aujourd'hui, hier, demain, après-demain, en été comme en hiver, non pas quand il vous plaira de le déclarer en vigueur, mais quand il plaira à l'ouvrier de l'invoquer! »
Soutiendrez-vous qu'un maître de forges a le droit indéfini, perpétuel, de m'empêcher de produire indirectement deux quintaux de fer dans mon usine, qui est une vigne, pour l'avantage d'en produire directement un seul dans son usine, qui est une forge? Ce droit aussi est ou n'est pas. S'il est, il est entier aujourd'hui, hier, demain, après demain, en été comme en hiver, non pas quand il vous plaira de le déclarer en vigueur, mais quand il plaira au maître de forges de l'invoquer!
Tentons encore le sort. Il nous désigne la page 63; j'y lis cet aphorisme:
« La Propriété n'est pas, si je ne puis la donner aussi bien que la consommer. »
Nous disons, nous: « La Propriété n'est pas, si je ne puis l'échanger aussi bien que la consommer. » Et permettez-moi d'ajouter que le droit d'échanger est au moins aussi précieux, aussi socialement important, aussi caractéristique de la propriété que le droit de donner. Il est à regretter que dans un ouvrage destiné à examiner la propriété sous tous ses aspects, vous ayez cru devoir consacrer deux chapitres au Don, qui n'est guère en péril, et pas une ligne à l'Échange, si impudemment violé sous l'autorité même des lois du pays.
Encore un coup d'épingles. Ah! il nous met à la page 47.
« L'homme a une première propriété dans sa personne et ses facultés. Il en a une seconde, moins adhérente à son être, mais non moins sacrée, dans le produit de ces facultés qui embrasse tout ce qu'on appelle les biens de ce monde, et que la société est intéressée au plus haut point à lui garantir, car, sans cette garantie, point de travail, sans travail, pas de civilisation, pas même le nécessaire, mais la misère, le brigandage et la barbarie. »
Eh bien, Monsieur, dissertons, si vous le voulez, sur ce texte.
Comme vous, je vois la propriété d'abord dans la libre disposition de la personne, ensuite des facultés, enfin du produit des facultés, ce qui prouve, pour le dire en passant, qu'à un certain point de vue, Liberté et Propriété se confondent.
À peine oserais-je dire, comme vous, que la Propriété du produit de nos facultés est moins adhérente à notre être que celle de ces facultés elles-mêmes. Matériellement, cela est incontestable; mais qu'on prive un homme de ses facultés ou de leur produit, le résultat est le même, et ce résultat s'appelle Esclavage. Nouvelle preuve d'une identité de nature entre la Liberté et la Propriété. Si je fais tourner par force tout le travail d'un homme à mon profit, cet homme est mon esclave. Il l'est encore si, le laissant travailler librement, je trouve le moyen, par force ou par ruse, de m'emparer du fruit de son travail. Le premier genre d'oppression est plus odieux, Le second. est plus habile. Comme on a remarqué que le travail libre est plus intelligent et plus productif, les maitres se sont dit: N'usurpons pas directement les facultés de nos esclaves, mais accaparons le produit plus riche de leurs facultés libres, et donnons à cette forme nouvelle de servitude le beau nom de protection.
Vous dites encore que la société est intéressée à garantir la propriété. Nous sommes d'accord; seulement je vais plus loin que vous, et si par la société vous entendez le gouvernement, je dis que sa seule mission, en ce qui concerne la propriété, est de la garantir; que s'il essaie de la pondérer, par cela même, au lieu de la garantir, il la viole. Ceci mérite d'être examiné.
Quand un certain nombre d'hommes, qui ne peuvent vivre sans travail et sans propriétés, se cotisent pour solder une force commune, évidemment ils ont pour but de travailler et de jouir du fruit de leur travail en toute sécurité, et non point de mettre leurs facultés et propriétés à la merci de cette force. Même avant toute forme de gouvernement régulier, je ne crois pas qu'on puisse contester aux individualités le droit de défense, le droit de défendre leurs personnes, leurs facultés et leurs biens.
Sans prétendre philosopher ici sur l'origine et l'étendue des droits des gouvernements, vaste sujet bien propre à effrayer ma faiblesse, permettez-moi de vous soumettre une idée. Il me semble que les droits de l'État ne peuvent être que la régularisation de droits personnels préexistants. Je ne puis, quant à moi, concevoir un droit collectif qui n'ait sa racine dans le droit individuel et ne le suppose. Donc, pour savoir si l'État est légitimement investi d'un droit, il faut se demander si ce droit réside dans l'individu en vertu de son organisation et en l'absence de tout gouvernement. C'est sur cette idée que je repoussais, il y a quelques jours, le droit au travail. Je disais: Puisque Pierre n'a pas le droit d'exiger directement de Paul que celui-ci lui donne du travail, il n'est pas davantage fondé à exercer ce prétendu droit par l'intermédiaire de l'État, car l'État n'est que la force commune créée par Pierre et par Paul, à leurs frais, dans un but déterminé, lequel ne saurait jamais être de rendre juste ce qui ne l'est pas. C'est à cette pierre de touche que je juge aussi entre la garantie et la pondération des propriétés par l'État. Pourquoi l'État a-t-il le droit de garantir, même par force, à chacun sa Propriété? Parce que ce droit préexiste dans l'individu. On ne peut contester aux individualités le droit de légitime défense, le droit d'employer la force au besoin pour repousser les atteintes dirigées contre leurs personnes, leurs facultés et leurs biens. On conçoit que ce droit individuel, puisqu'il réside en tous les citoyens, puisse revêtir la forme collective et légitimer la force commune. Et pourquoi l'État n'a-t-il pas le droit de pondérer les propriétés? Parce que pour les pondérer il faut les ravir aux uns et en gratifier les autres. Or, aucun des trente millions de Français n'ayant le droit de prendre, par force, sous prétexte d'arriver à l'égalité, on ne voit pas comment ils pourraient investir de ce droit la force commune.
Et remarquez que le droit de pondération est destructif du droit de garantie. Voilà des sauvages. Ils n'ont pas encore fondé de gouvernement. Mais chacun d'eux a le droit de légitime défense, et il n'est pas difficile de voir que c'est ce droit qui deviendra la base d'une force commune légitime. Si l'un de ces sauvages a consacré son temps, ses forces, son intelligence à se créer un arc et des flèches et qu'un autre veuille les lui ravir, toutes les sympathies de la tribu seront pour la victime; et si la cause est soumise au jugement des vieillards, le spoliateur sera infailliblement condamné. Il n'y a de là qu'un pas à organiser la force publique. Mais, je vous le demande, cette force a-t-elle pour mission, du moins pour mission légitime, de régulariser l'acte de celui qui défend, en vertu du droit, sa propriété, ou l'acte de celui qui viole, contre le droit, la propriété d'autrui? Il serait assez singulier que la force collective fût fondée non sur le droit individuel, mais sur sa violation permanente et systématique! Non, l'auteur du livre que j'ai sous les yeux ne peut soutenir une semblable thèse. Mais ce n'est pas tout qu'il ne la soutienne pas, il eût peut être dû la combattre. Ce n'est pas tout d'attaquer ce Communisme grossier et absurde que quelques sectaires posent dans des feuilles décriées. Il eût peut-ètre été bon de dévoiler et de flétrir cet autre Communisme audacieux et subtil qui, par la simple perversion de la juste idée des droits de l'État, s'est insinué dans quelques branches de notre législation et menace de les envahir toutes.
Car, Monsieur, il est bien incontestable que par le jeu des tarifs, au moyen du régime dit Protecteur, les gouvernements réalisent cette monstruosité dont je parlais tout à l'heure. Ils désertent ce droit de légitime défense préexistant dans chaque citoyen, source et raison d'être de leur propre mission, pour s'attribuer un prétendu droit de nivellement par voie de spoliation, droit qui ne résidant antérieurement en personne ne peut résider davantage dans la communauté.
Mais à quoi bon insister sur ces idées générales? À quoi bon démontrer ici l'absurdité du Communisme, puisque vous l'avez fait vous-même (sauf quant à une de ses manifestations, et selon moi la plus pratiquement menaçante), beaucoup mieux que je ne saurais le faire?
Peut-être me dites-vous que le principe du Régime Protecteur n'est pas en opposition avec le principe de la Propriété. Voyons donc les procédés de ce régime.
Il y en a deux: la prime et la restriction.
Quant à la prime, cela est évident. J'ose défier qui que ce soit de soutenir que le dernier terme du système des primes, poussé jusqu'au bout, ne soit pas le Communisme absolu. Les citoyens travaillent à l'abri de la force commune chargée, comme vous dites, de garantir à chacun le sien, suum cuique. Mais voici que l'État, avec les plus philanthropiques intentions du monde, entreprend une tâche toute nouvelle, toute différente, et, selon moi, non-seulement exclusive, mais destructive de la première. Il lui plaît de se faire juge des profits, de décider que tel travail n'est pas assez rémunéré, que tel autre l'est trop; il lui plait de se poser en pondérateur et de faire, comme dit M. Billault, osciller le pendule de la civilisation du côté opposé à la liberté de l'individualisme. En conséquence, il frappe sur la communauté tout entière une contribution pour faire un cadeau, sous le nom de primes, aux exportateurs d'une nature particulière de produits. Sa prétention est de favoriser l'industrie; il devrait dire une industrie aux dépens de toutes les autres. Je ne m'arrêterai pas à montrer qu'il stimule la branche gourmande aux dépens des branches à fruits; mais, je vous le demande, en entrant dans cette voie, n'autorise-t-il pas tout travailleur à venir réclamer une prime, s'il apporte la preuve qu'il ne gagne pas autant que son voisin? L'État a-t-il pour mission d'écouter, d'apprécier toutes ces requêtes et d'y faire droit? Je ne crois pas; mais ceux qui le croient doivent avoir le courage de revêtir leur pensée de sa formule et de dire: Le gouvernement n'est pas chargé de garantir les propriétés, mais de les niveler. En d'autres termes: il n'y a pas de Propriété.
Je ne traite ici qu'une question de principe. Si je voulais scruter les primes à l'exportation dans leurs effets économiques, je les montrerais sous le jour le plus ridicule, car elles ne sont qu'un don gratuit fait par la France à l'étranger. Ce n'est pas le vendeur qui la reçoit, mais l'acheteur, en vertu de cette loi que vous avez vous-même constatée à propos de l'impôt le consommateur, en définitive, supporte toutes les charges, comme il recueille tous les avantages de la production. Aussi, il nous est arrivé au sujet de ces primes la chose la plus mortifiante et la plus mystifiante possible. Quelques gouvernements étrangers ont fait ce raisonnement: « Si nous élevons nos droits d'entrée d'un chiffre égal à la prime payée par les contribuables français, il est clair que rien ne sera changé pour nos consommateurs, car le prix de revient sera pour eux le même. La marchandise dégrévée de 5 fr. à la frontière française paiera 5 fr. de plus à la frontière allemande; c'est un moyen infaillible de mettre nos dépenses publiques à la charge du Trésor français. » Mais d'autres gouvernements, m'assure-t-on, ont été plus ingénieux encore. Ils se sont dit: « La prime donnée par la France est bien un cadeau qu'elle nous fait; mais si nous élevons le droit, il n'y a pas de raison pour qu'il entre chez nous plus de cette marchandise que par le passé; nous mettons nous-mêmes une borne à la générosité de ces excellents Français. Abolissons, au contraire, provisoirement ces droits; provoquons ainsi une introduction inusitée de leurs draps, puisque chaque mètre porte avec lui un pur don gratuit. » Dans le premier cas, nos primes ont été au fisc étranger; dans le second, elles ont profité, mais sur une plus large échelle, aux simples citoyens.
Passons à la restriction.
Je suis artisan, menuisier, par exemple. J'ai un petit atelier, des outils, quelques matériaux. Tout cela est incontestablement à moi, car j'ai fait ces choses, ou, ce qui revient au même, je les ai achetées et payées. De plus, j'ai des bras vigoureux, un peu d'intelligence et beaucoup de bonne volonté. C'est avec ce fonds que je dois pourvoir à mes besoins et à ceux de ma famille. Remarquez que je ne puis produire directement rien de ce qui m'est nécessaire, ni fer, ni bois, ni pain, ni vin, ni viandes, ni étoffes, etc., mais j'en puis produire la valeur. En définitive, ces choses doivent pour ainsi dire, sortir, sous une autre forme, de ma scie et de mon rabot. Mon intérêt est d'en recevoir honnêtement la plus grande quantité possible contre chaque quantité donnée de mon travail. Je dis honnêtement, car je ne désire violer la propriété et la liberté de personne. Mais Je voudrais bien qu'on ne violât pas non plus ma propriété ni ma liberté. Les autres travailleurs et moi, d'accord sur ce point, nous nous imposons des sacrifices nous cédons une partie de notre travail à des hommes appelés fonctionnaires, parce que nous leur donnons la fonction spéciale de garantir notre travail et ses fruits de toute atteinte, qu'elle vienne du dehors ou du dedans.
Les choses ainsi arrangées, je m'apprête à mettre en activité mon intelligence, mes bras, ma scie et mon rabot. Naturellement j'ai toujours les yeux fixés sur les choses qui sont nécessaires à mon existence. Ce sont ces choses que je dois produire indirectement en en créant la valeur. Le problème est pour moi de les produire le plus avantageusement possible. En conséquence, je jette un coup d'œil sur le monde des valeurs, résumé dans ce qu'on appelle un prix courant. Je constate, d'après les données de ce prix courant, que le moyen pour moi d'avoir la plus grande quantité possible de combustible, par exemple, avec la plus petite quantité possible de travail, c'est de faire un meuble, de le livrer à un Belge, qui me donnera en retour de la houille.
Mais il y a en France un travailleur qui cherche de la houille dans les entrailles de la terre. Or, il est arrivé que les fonctionnaires, que le mineur et moi contribuons à payer pour maintenir à chacun de nous la liberté du travail, et la libre disposition de ses produits (ce qui est la Propriété), il est arrivé, dis-je, que ces fonctionnaires ont conçu une autre pensée, et se sont donné une autre mission. Ils se sont mis en tête qu'ils devaient pondérer mon travail et celui du mineur. En conséquence, ils m'ont défendu de me chauffer avec du combustible belge, et quand je vais à, la frontière avec mon meuble pour recevoir la houille, je trouve que ces fonctionnaires empêchent la houille d'entrer, ce qui revient au même que s'ils empêchaient mon meuble de sortir. Je me dis alors: Si nous n'avions pas imaginé de payer des fonctionnaires afin de nous épargner le soin de défendre nous-mêmes notre propriété, le mineur aurait-il eu le droit d'aller à la frontière m'interdire un échange avantageux, sous le prétexte qu'il vaut mieux pour lui que cet échange ne s'accomplisse pas? Assurément non. S'il avait fait une tentative aussi injuste, nous nous serions battus sur place, lui, poussé par son injuste prétention, moi, fort de mon droit de légitime défense. Nous avions nommé et nous payions un fonctionnaire précisément pour éviter de tels combats. Comment donc se fait-il que je trouve le mineur et le fonctionnaire d'accord pour restreindre ma liberté et mon industrie, pour rétrécir le cercle où mes facultés pourront s'exercer? Si le fonctionnaire avait pris mon parti, je concevrais son droit; il dériverait du mien, car la légitime défense est bien un droit. Mais où a-t-il puisé celui d'aider le mineur dans sou injustice? J'apprends alors que le fonctionnaire a changé de rôle. Ce n'est plus un simple mortel investi de droits à lui délégués par d'autres hommes qui, par conséquent, les possédaient. Non. Il est un être supérieur à l'humanité, puisant ses droits en lui même, et parmi ses droits, il s'arroge celui de pondérer les profits, de tenir l'équilibre entre toutes les positions et conditions. C'est fort bien, dis-je, en ce cas, je vais l'accabler de réclamations et de requêtes, tant que je verrai un homme plus riche que moi sur la surface du pays. Il ne vous écoutera pas, m'est-il répondu, car s'il vous écoutait il serait Communiste, et il se garde bien d'oublier que sa mission est de garantir les propriétés, non de les niveler.
Quel désordre, quelle confusion dans les faits! et comment voulez-vous qu'il n'en résulte pas du désordre et de la confusion dans les idées? Vous avez beau combattre le Communisme, tant qu'on vous verra le ménager, le choyer, le caresser dans cette partie de la législation qu'il a envahie, vos efforts seront vains. C'est un serpent qui, avec votre approbation, par vos soins, a glissé sa tête dans nos lois et dans nos mœurs, et maintenant vous vous indignez de ce que la queue s'y montre à son tour!
Il est possible, Monsieur, que vous me fassiez une concession; vous me direz, peut-être: Le régime protecteur repose sur le principe communiste. Il est contraire au droit, à la propriété, à la liberté; il jette le gouvernement hors de sa voie et l'investit d'attributions arbitraires qui n'ont pas d'origine rationnelle. Tout cela n'est que trop vrai; mais le régime protecteur est utile; sans lui le pays, succombant sous la concurrence étrangère, serait ruiné.
Ceci nous conduirait à examiner la restriction au point du vue économique. Mettant de côté toute considération de justice, de droit, d'équité, de propriété, de liberté, nous aurions à résoudre la question de pure utilité, la question vénale, pour ainsi parler, et vous conviendrez que cela n'est pas mon sujet. Prenez garde d'ailleurs qu'en vous prévalant de l'utilité pour justifier le mépris du droit, c'est comme si vous disiez: « Le Communisme, ou la spoliation, condamné par la justice, peut néanmoins être admis tomme expédient. » Et convenez qu'un tel aveu est plein le dangers.
Sans chercher à résoudre ici le problème économique, permettez-moi une assertion. J'affirme que j'ai soumis au calcul arithmétique les avantages et les inconvénients dc a protection au point de vue de la seule richesse, et toute considération d'un ordre supérieur mise de côté. J'affirme, en outre, que je suis arrivé à ce résultat: que toute mesure restrictive produit un avantage et deux inconvénients, ou, si vous voulez, un profit et deux pertes, chacune de ces pertes égale au profit, d'où il résulte une perte sèche, définitive, laquelle vient rendre ce consolant témoignage qu'en ceci, comme en bien d'autres choses, et j'ose dire en tout, Utilité et Justice concordent.
Ceci n'est qu'une affirmation, c'est vrai; mais on peut l'appuyer de preuves mathématiques.
Ce qui fait que l'opinion publique s'égare sur ce point, c'est que le Profit de la protection est visible à l'œil nu, tandis que des deux Pertes égales qu'elle entraine, l'une se divise à l'infini entre tous les citoyens, et l'autre ne se montre qu'à l'œil investigateur de l'esprit.
Sans prétendre faire ici cette démonstration, qu'il me soit permis d'en indiquer la base.
Deux produits, A et B, ont en France une valeur normale de 50 et 40. Admettons que A ne vaille en Belgique que 40. Ceci posé, si la France est soumise au régime restrictif, elle aura la jouissance de A et de B en détournant de l'ensemble de ses efforts une quantité égale à 90, car elle sera réduite à produire A directement. Si elle est libre, cette somme d'efforts, égale à 90, fera face: 1° à la production de B qu'elle livrera à la Belgique pour en obtenir A; 2° la production d'un autre B pour elle-même; 3° à la production de C.
C'est cette portion de travail disponible appliqué à la production de C dans le second cas, c'est-à-dire créant une nouvelle richesse égale à 10, sans que pour cela la Franco soit privée ni de A ni de B, qui fait toute ta difficulté. À la place de A, mettez du fer; à la place de B, du vin, de la soie, des articles Paris; à la place de C, mettez de la richesse absente, vous trouverez toujours que la Restriction restreint le bien-être national [6].
Voulez-vous que nous sortions de cette pesante algèbre? je le veux bien. Vous ne nierez pas que si le régime prohibitif est parvenu à faire quelque bien à l'industrie houillère ce n'est qu'en élevant le prix de la houille. Vous ne nierez pas non plus que cet excédant de prix, depuis 1822 jusqu'à nos jours, n'ait occasionné une dépense supérieure, pour chaque satisfaction déterminée, à tous ceux qui emploient ce combustible, en d'autres termes, qu'il ne représente une perte. Peut-on dire que les producteurs de houille, outre l'intérêt de leurs capitaux et les profits ordinaires de l'industrie, ont recueilli, par le fait de la restriction, un extra bénéfice équivalent à cette perte? Il le faudrait pour que la protection, sans cesser d'être injuste, odieuse, spoliatrice et communiste, fût au moins neutre au point de vue purement économique. Il le faudrait pour qu'elle méritat d'être assimilée la simple Spoliation qui déplace la richesse sans la détruire. Mais vous affirmez vous-même, page 236, « que les mines de l'Aveyron, d'Alais, de Saint-Etienne, du Creuzot, d'Anzin, les plus célèbres de toutes, n'ont pas produit un revenu de 4 p. 100 du capital engagé! » Pour qu'un capital en France donne 4 p. 100, il n'a pas besoin de protection. Où est donc ici le profit à opposer à la perte signalée?
Ce n'est pas tout. Il y a là une autre perte nationale. Puisque, par le renchérissement relatif du combustible, tous les consommateurs de houille ont perdu, ils ont dû restreindre proportionnellement leurs autres consommations, et l'ensemble du travail national a été nécessairement découragé dans cette mesure. C'est cette perte qu'on ne fait jamais entrer en ligne de compte, parce qu'elle ne frappe pas les regards.
Permettez-moi encore une observation dont je suis surpris qu'on ne se soit pas plus frappé. C'est que la protection appliquée aux produits agricoles se montre dans toute son odieuse iniquité à l'égard de ce qu'on nomme les Prolétaires, tout en nuisant, à la longue, aux propriétaires fonciers eux mêmes.
Imaginons dans les mers du Sud une île dont le sol soit devenu la propriété privée d'un certain nombre d'habitants.
Imaginons, sur ce territoire approprié et borné, une population prolétaire toujours croissante ou tendant à s'accroitre [7].
Cette dernière classe ne pourra rien produire directement de ce qui est indispensable à la vie. il faudra qu'elle livre son travail à des hommes qui soient en mesure de lui fournir en échange des aliments, et même des matériaux de travail; des céréales, des fruits, des légumes, de la viande, de la laine, du lin, du cuir, du bois, etc.
Son intérèt évident est que le marché où se vendent ces choses soit le plus étendu possible. Plus elle se trouvera en présence d'une plus grande abondance de ces produits agricoles, plus elle en recevra pour chaque quantité donnée de son propre travail.
Sous un régime libre, on verra une foule d'embarcations aller chercher des aliments et des matériaux dans les îles et les continents voisins, et y porter en paiement des produits façonnés. Les propriétaires jouiront de toute la prospérité à laquelle ils ont droit de prétendre; un juste équilibre sera maintenu entre la valeur du travail industriel et celle du travail agricole.
Mais, dans cette situation, les propriétaires de l'île font ce calcul; Si nous empêchions les prolétaires de travailler pour les étrangers et d'en recevoir en échange des subsistances et des matières premières, ils seraient bien forcés de s'adresser à nous. Comme leur nombre croit sans cesse, et que la concurrence qu'ils se font entre eux est toujours plus active, ils se presseraient sur cette portion d'aliments et de matériaux qu'il nous resterait à exposer en vente, après avoir prélevé ce qui nous est nécessaire, et nous ne pourrions manquer de vendre nos produits à très-haut prix. En d'autres termes, l'équilibre serait rompu dans la valeur relative de leur travail et du nôtre. Ils consacreraient à nos satisfactions un plus grand nombre d'heures de labeur. Faisons donc une loi prohibitive de ce commerce qui nous gêne, et, pour l'exécution de cette loi, créons un corps de fonctionnaires que les prolétaires contribueront avec nous à payer.
Je vous le demande, ne serait-ce pas le comble de l'oppression, une violation flagrante de la plus précieuse de toutes les Libertés, de la première et de la plus sacrée de toutes les Propriétés?
Cependant, remarquez-le bien, il ne serait peut-être pas difficile aux propriétaires fonciers de faire accepter cette loi comme un bienfait par les travailleurs. Ils ne manqueraient pas de leur dire:
« Ce n'est pas pour nous, honnêtes créatures, que nous l'avons faite, mais pour vous. Notre intérêt nous touche peu, nous ne pensons qu'au vôtre. Grâce à cette sage mesure, l'agriculture va prospérer; nous, propriétaires, nous deviendrons riches, ce qui nous mettra à même de vous faire beaucoup travailler, et de vous payer de bons salaires. Sans elle nous serions réduits à la misère, et que deviendriez-vous? L'île serait inondée de subsistances et de matériaux de travail venus du dehors, vos barques seraient toujours à la mer; quelle calamité nationale! L'abondance, il est vrai, régnerait autour de vous, mais y prendriez-vous-part? Ne dites pas que vos salaires se maintiendraient et s'élèveraient parce que les étrangers ne feraient qu'augmenter le nombre de ceux qui vous commandent du travail. Qui vous assure qu'il ne leur prendra pas fantaisie de vous livrer leurs produits pour rien? En ce cas, n'ayant plus ni travail ni salaire, vous périrez d'inanition au milieu de l'abondance. Croyez-nous, acceptez notre loi avec reconnaissance. Croissez et multipliez; ce qu'il restera de vivres dans l'île au delà de notre consommation, vous sera livré contre votre travail, qui, par ce moyen, vous sera toujours assuré. Surtout gardez-vous de croire qu'il s'agit ici d'un débat entre vous et nous, dans lequel votre liberté et votre propriété sont en jeu. N'écoutez jamais ceux qui vous le disent. Tenez pour certain que le débat est entre vous et l'étranger, ce barbare étranger, que Dieu maudisse, et qui veut évidemment vous exploiter en vous offrant des transactions perfides, que vous êtes libres d'accepter ou de repousser. »
Il n'est pas invraisemblable qu'un pareil discours, convenablement assaisonné de sophismes sur le numéraire, la balance du commerce, le travail national, l'agriculture nourricière de l'État, la perspective d'une guerre, etc., etc., n'obtint le plus grand succès, et ne fit sanctionner le décret oppresseur par les opprimés eux-mêmes, s'ils étaient consultés. Cela s'est vu et se verra.
Mais les préventions des propriétaires et des prolétaires ne changent pas la nature des choses. Le résultat sera une population misérable, affamée, ignorante, pervertie, moissonnée par l'inanition, la maladie et le vice. Le résultat sera encore le triste naufrage, dans les intelligences, des notions du Droit, de la Propriété, de la Liberté et des vraies attributions de l'État.
Et ce que je voudrais bien pouvoir démontrer ici, c'est que le châtiment remontera bientôt aux propriétaires eux-mêmes, qui auront préparé leur propre ruine par la ruine du public consommateur; car, dans cette île, on verra la population, de plus en plus abaissée, se jeter sur les aliments les plus inférieurs. Ici elle se nourrira de châtaignes, là de mats, plus loin de millet, de sarrasin, d'avoine, de pommes de terre. Elle ne connaîtra plus le goût du blé et de la viande. Les propriétaires seront tout étonnés de voir l'agriculture décliner. Ils auront beau s'agiter, se réunir en comices, y ressasser éternellement le fameux adage: « Faisons des fourrages; avec des fourrages, on a des bestiaux; avec des bestiaux, des engrais; avec des engrais, du blé. » Ils auront beau créer de nouveaux impôts pour distribuer des primes aux producteurs de trèfle et de luzerne; ils se briseront toujours contre cet obstacle: une population misérable hors d'état de payer la viande, et, par conséquent, de donner le premier mouvement à cette triviale rotation. Ils finiront par apprendre, à leurs dépens, que mieux vaut subir la concurrence, en face d'une clientèle riche, que d'être investi d'un monopole en présence d'une clientèle ruinée.
Voilà pourquoi je dis: non-seulement la prohibition c'est du Communisme, mais c'est du Communisme de la pire espèce. Il commence par mettre les facultés et le travail du pauvre, sa seule Propriété, à la discrétion du riche: il entraîne une perte sèche pour la masse, et finit par envelopper le riche lui-même dans la ruine commune. Il investit l'État du singulier droit de prendre à ceux qui ont peu pour donner à ceux qui ont beaucoup; et quand, en vertu de ce principe, les déshérités du monde invoqueront l'intervention de l'État pour opérer un nivellement en sens inverse, je ne sais vraiment pas ce qu'il y aura à leur répondre. En tout cas, la première réponse, et la meilleure, serait de renoncer à l'oppression.
Mais j'ai hâte d'en finir avec ces calculs. Après tout, quelle est la position du débat? Que disons-nous et que dites-vous? il y a un point, et c'est le point capital, sur lequel nous sommes d'accord: c'est que l'intervention du législateur pour niveler les fortunes en prenant aux uns de quoi gratifier les autres, c'est du communisme, c'est la mort de tout travail, de toute épargne, de tout bien-être, de toute justice, de toute société.
Vous vous apercevez que cette doctrine funeste envahit sous toutes les formes les journaux et les livres, en un mot le domaine de la spéculation, et vous l'y attaquez avec vigueur.
Moi, je crois reconnaître qu'elle avait précédemment pénétré, avec votre assentiment et votre assistance, dans la législation et dans le domaine de la pratique, et c'est là que je m'efforce de la combattre.
Ensuite, je vous fais remarquer l'inconséquence où vous tomberiez si, combattant le Communisme en perspective, vous ménagiez, bien plus, vous encouragiez le Communisme en action.
Si vous me répondez: « J'agis ainsi parce que le Communisme réalisé par les tarifs, quoique opposé à la Liberté, à la Propriété, à la Justice, est néanmoins d'accord avec l'Utilité générale, et cette considération me fait passer pardessus toutes les autres; » si vous me répondez cela, ne sentez-vous pas que vous ruinez d'avance tout le succès de votre livre, que vous en détruisez la portée, que vous le privez de sa force et donnez raison, au moins sur la partie philosophique et morale de la question, aux Communistes de toutes les nuances?
Et puis, Monsieur, un esprit aussi éclairé que le vôtre pourrait-il admettre l'hypothèse d'un antagonisme radical entre l'Utile et le Juste? Voulez-vous que je parle franchement? Plutôt que de hasarder une assertion aussi subversive, aussi impie, j'aimerais mieux dire: « Voici une question spéciale dans laquelle, au premier coup d'œil, il me semble que l'Utilité et la Justice se heurtent. Je me réjouis que tous les hommes qui ont passé leur vie à l'approfondir en jugent autrement; je ne l'ai sans doute pas assez étudiée. » Je ne l'ai pas assez étudiée! Est-ce donc un aveu si pénible que, pour ne pas le faire, on se jette dans l'inconséquence jusqu'à nier la sagesse des lois providentielles qui président au développement des sociétés humaines? Car quelle plus formelle négation de la Sagesse Divine que de décider l'incompatibilité essentielle de la Justice et de l'Utilité! Il m'a toujours paru que la plus cruelle angoisse dont un esprit intelligent et consciencieux puisse être affligé, c'est de trébucher à cette borne. De quel côté se mettre, en effet, quel parti prendre en face d'une telle alternative? Se prononcera-t-on pour l'Utilité? c'est à quoi inclinent les hommes qui se disent pratiques. Mais à moins qu'ils ne sachent pas lier deux idées, ils s'effraieront sans doute devant les conséquences de la spoliation et de l'iniquité réduites en système. Embrassera-t-on résolument, et quoi qu'il en coute, la cause de la Justice, disant: Fais ce que dois, advienne que pourra? C'est à quoi penchent les âmes honnêtes; mais qui voudrait prendre la responsabilité de plonger son pays et l'humanité dans la misère, la désolation et la mort? Je défie qui que ce soit, s'il est convaincu de cet antagonisme, de se décider.
Je me trompe. On se décidera, et le cœur humain est ainsi fait qu'on mettra l'intérêt avant la conscience. C'est ce que le fait démontre, puisque partout où l'on a cru le régime protecteur favorable au bien-être du peuple, on l'a adopté, en dépit de toute considération de justice; mais alors les conséquences sont arrivées. La foi dans la propriété s'est effacée. On a dit comme M. Billault: Puisque la propriété a été violée par la Protection, pourquoi ne le serait-elle pas par le droit au travail? D'autres, derrière M. Billault, feront un troisième pas, et d'autres, derrière ceux là, un quatrième, jusqu'à ce que le Communisme ait prévalu [8].
De bons et solides esprits, comme le vôtre, s'épouvantent devant la rapidité de cette pente. Ils s'efforcent de la remonter; ils la remontent, en effet, ainsi que vous l'avez fait dans votre livre, jusqu'au régime restrictif, qui est le premier élan et le seul élan pratique de la société sur la déclivité fatale; mais en présence de cette négation vivante du droit de propriété, si, à la place de cette maxime de votre livre: « Les droits sont ou ne sont pas; s'ils sont, ils entrainent des conséquences absolues, » vous substituez celle-ci: « Voici un cas particulier où le bien national exige le sacrifice du droit; » à l'instant, tout ce que vous avez cru mettre de force et de raison dans cet ouvrage, n'est que faiblesse et inconséquence.
C'est pourquoi, Monsieur, si vous voulez achever votre œuvre, il faut que vous vous prononciez sur le régime restrictif, et pour cela il est indispensable de commencer par résoudre le problème économique; il faut bien être fixé sur la prétendue Utilité de ce régime. Car, à supposer même que j'obtinsse de vous son arrêt de condamnation, au point de, vue de la Justice, cela ne suffirait pas pour le tuer. Je le répète, les hommes sont ainsi faits que, lorsqu'ils se croient placés entre le bien réel et le juste abstrait, la cause de la justice court un grand danger. En voulez-vous une preuve palpable? C'est ce qui m'est survenu à moi-même.
Quand j'arrivai à Paris, je me trouvai en présence d'écoles dites démocratiques et socialistes, où, comme vous savez, on fait grand usage des mots principe, dévouement, sacrifice, fraternité, droit, union. La richesse y est traitée de haut en bas, comme chose sinon méprisable, du moins secondaire; jusque-là que, parce que nous en tenons grand compte, on nous y traite, nous, de froids économistes, d'égoistes, d'individualistes, de bourgeois, d'hommes sans entrailles, ne reconnaissant pour Dieu que le vil intérêt [9]. Bon! me dis-je, voilà de nobles cœurs avec lesquels je n'ai pas besoin de discuter le point de vue économique, qui est fort subtil et exige plus d'application que les publicistes parisiens n'en peuvent, en général, accorder à une étude de ce genre. Mais, avec ceux-ci, la question d'intérêt ne saurait être un obstacle; ou ils le croiront, sur la foi de la Sagesse Divine, en harmonie avec la justice, ou ils le sacrifieront de grand cœur, car ils ont soif de Dévouement. Si donc ils m'accordent une fois que le Libre-Échange, c'est le droit abstrait, ils s'enrôleront résolument sous sa bannière. En conséquence, je leur adressai mon appel. Savez-vous ce qu'ils me répondirent? Le voici:
Votre Libre-Échange est une belle utopie. II est fondé en droit et en justice; il réalise la liberté; il consacre la propriété; il aurait pour conséquence l'union des peuples, le règne de la fraternité parmi les hommes. Vous avez mille fois raison en principe, mais nous vous combattrons à outrance et par tous les moyens, parce que la concurrence étrangère serait fatale au travail national.
Je pris la liberté de leur adresser cette réponse:
Je nie que la concurrence étrangère fût fatale au travail national. En tout cas, s'il en était ainsi, vous seriez placés entre l'Intérêt qui, selon vous, est du côté de la restriction, et la Justice qui, de votre aveu, est du côté de la liberté. Or, quand moi, l'adorateur du veau d'or, je vous mets en demeure de faire votre choix, d'où vient que vous, les hommes de l'abnégation, vous foulez aux pieds les principes pour vous cramponner à l'intérêt? Ne déclamez donc pas tant contre un mobile qui vous gouverne, comme il gouverne les simples mortels.
Cette expérience m'avertit qu'il fallait avant tout résoudre cet effrayant problème: Y a-t-il harmonie ou antagonisme entre la Justice et l'Utilité? et, par conséquent, scruter le côté économique du régime restrictif; car, puisque les Fraternitaires eux-mêmes lachaient pied devant une prétendue perte d'argent, il devenait clair que ce n'est pas tout de mettre à l'abri du doute la cause de la Justice Universelle, il faut encore donner satisfaction à ce mobile indigne, abject, méprisable et méprisé, mais tout-puissant, l'Intérêt.
C'est ce qui a donné lieu à une petite démonstration en deux volumes, que je prends la liberté de vous envoyer avec la présente [10], bien convaincu, Monsieur, que si, comme les économistes, vous jugez sévèrement le régime protecteur, quant à sa moralité, et si nous ne différons qu'en ce qui concerne son utilité, vous ne refuserez pas de rechercher avec quelque soin, si ces deux grands éléments de la solution définitive s'excluent ou concordent.
Cette harmonie existe, ou du moins elle est aussi évidente pour moi que la lumière du soleil. Puisse-t-elle se révéler à vous! C'est alors qu'appliquant votre talent éminemment propagateur à combattre le Communisme dans sa manifestation la plus dangereuse, vous lui porteriez un coup mortel.
Voyez ce qui se passe en Angleterre. Il semble que si le Communisme avait dû trouver quelque part une terre qui lui fût favorable, ce devait être le sol britannique. Là les institutions féodales plaçant partout, en face l'une de l'autre, l'extrème misère et l'extrême opulence, avaient du préparer les esprits à l'infection des fausses doctrines. Et pourtant que voyons-nous? Pendant qu'elles bouleversent le continent, elles n'ont pas seulement troublé la surface de la société anglaise. Le Chartisme n'a pas pu y prendre racine. Savez-vous pourquoi? Parce que l'association qui, pendant dix ans, a discuté le régime protecteur n'en a triomphé qu'en jetant de vives lumières sur le principe de la Propriété et sur les fonctions rationnelles de l'État [11].
Sans doute, si démasquer le Prohibitionisme c'est atteindre le Communisme, par la même raison, et à cause de leur étroite connexité, on peut aussi les frapper tous deux en suivant, comme vous avez fait, la marche inverse. La restriction ne saurait résister longtemps devant une bonne définition du Droit de Propriété. Aussi, si quelque chose m'a surpris et réjoui, c'est de voir l'association pour la défense des monopoles consacrer ses ressources à propager votre livre. C'est un spectacle des plus piquants, et il me console de l'inutilité de mes efforts passés. Cette résolution du comité Mimerel vous obligera sans doute à multiplier les éditions de votre ouvrage. En ce cas, permettez-moi de vous faire observer que, tel qu'il est, il présente une grave lacune. Au nom de la science, au nom de la vérité, au nom du bien publie, je vous adjure de la combler, et vous mets en demeure de répondre à ces deux questions:
1° Y a-t-il incompatibilité, en principe, entre le régime protecteur et le droit de propriété?
2° La fonction du gouvernement est-elle de garantir à chacun le libre exercice de ses facultés et la libre disposition du fruit de son travail, c'est-à-dire la Propriété, ou bien de prendre aux uns pour donner aux autres, de manière à pondérer les profits, les chances et le bien-être?
Ah! Monsieur, si vous arriviez aux mêmes conclusions que moi; si, grâce à votre talent, à votre renommée, à votre influence, vous faisiez prévaloir ces conclusions dans l'opinion publique, qui peut calculer l'étendue du service que vous rendriez à la société française? On verrait l'État se renfermer dans sa mission, qui est de garantir à chacun l'exercice de ses facultés et la libre disposition de ses biens. On le verrait se décharger à la fois et de ses colossales attributions illégitimes et de l'effrayante responsabilité qui s'y attache. II se bornerait à réprimer les abus de la liberté, ce qui est réaliser la liberté même. Il assurerait la justice à tous, et ne promettrait plus la fortune à personne. Les citoyens apprendraient à distinguer ce qu'il est raisonnable et ce qu'il est puéril de lui demander. Ils ne l'accableraient plus de prétentions et d'exigences; ils ne l'accuseraient plus de leurs maux; ils ne fonderaient plus sur lui des espérances chimériques; et, dans cette ardente poursuite d'un bien dont il n'est pas le dispensateur, on ne les verrait pas, à chaque déception, accuser le législateur et la loi, changer les hommes et les formes du gouvernement, entasser institutions sur institutions et débris sur débris. On verrait s'éteindre cette universelle fièvre de spoliation réciproque par l'intervention si coûteuse et si périlleuse de L'État. Le gouvernement, limité dans son but et sa responsabilité, simple dans son action, peu dispendieux, ne faisant plus peser sur les gouvernés les frais de leurs propres chaînes, soutenu par le bon sens public, aurait une solidité qui, dans notre pays, n'a jamais été son partage, et nous aurions enfin résolu ce grand problème: Fermer à jamais l'abîme des révolutions.

Notes

[1]: Au moment où parut cet opuscule, c'est-à-dire en janvier 1849, M. Thiers était fort en crédit à l'Élysée. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)
[2]: Voy., au tome Ier, les lettres adressées à M. de Lamartine en janvier 1845 et octobre 1846, et, au tome II, l'article Communisme, du 27 juin 1847. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)
[3]: Voy., au tome II, l'article Libre-Échange, du 20 décembre 1846. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)
[4]: Cette pensée par laquelle, suivant l'auteur, M. Billault pouvait fortifier son argumentation, un autre protectioniste devait l'adopter bientôt. Elle fut développée par M. Mimerel, dans un discours prononcé, le 27 avril 1850, devant le conseil général de l'agriculture, des manufactures et du commerce. Voy. le passage de ce discours cité au tome V, dans l'opuscule Spoliation et Loi. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)
[5]: Voy., au présent volume, page 94, le chap. XVIII des Sophismes. Voy. aussi les p. 101 et 102, (Note de l'éditeur de l'édition originale.)
(Note de Faré 2001-03-21.)
[6]: Voy., au tome II, les articles Un profit contre deux pertes, Deux pertes contre un profit. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)
[7]: Voy., au présent tome, la 3e lettre de l'opuscule Propriété et Spoliation, p. 407 et suiv. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)
[8]: Voy., au tome V, les dernières pages du pamphlet intitulé Spoliation et Loi. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)
[9]: Voy. au tome II, la plupart des articles compris sous cette rubrique: Polémique contre les journaux, et notamment l'article intitulé: Le Parti démocratique et le Libre-Échange. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)
[10]: Ces deux petits volumes, que l'auteur envoya en effet à M. Thiers, étaient la première et la seconde série des Sophismes. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)
[11]: Voy. au tome II, l'introduction. (Note de l'éditeur de l'édition originale.)

DU BON USAGE DES IDEES COMMUNAUTARIENNES EN MILIEU LIBERAL - Le Débat

L'Université Liberté, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.



Sans rentrer dans le fond de la discussion, et sans poser la question de leur valeur objective, je voudrais parler du bon usage des idées communautariennes en milieu libéral,. Un peu à la manière de Pascal qui parlait du bon usage des maladies. Il y a un usage homéopathique qui permet de guérir le mal libertarien par le mal communautarien. Cet usage curatif des idées communautariennes peut s’observer à trois niveaux. 

Du fait que les communautariens n’ont pas la même répulsion que les libéraux devant ce qui est collectif, public et étatique - en milieu libéral, la seule prononciation de ces mots provoque un malaise - ils nous invitent à une conception un peu moins primitive du rôle de l’Etat et à admettre une certaine légitimité étatique qu’un trop long combat contre le socialisme ou l’excès d’Etat a fait perdre de vue à la plupart des libertariens. 

Premier aspect donc : une certaine relégitimation du rôle de l’Etat dont les libertariens ont, à mon sens, bien besoin. 

Deuxième niveau : les idées communautariennes invitent les libertariens à une révision épistémologique déchirante, puisqu’il s’agit d’intégrer dans leur champ scientifique les phénomènes collectifs. Là aussi, il y a des mots qu’il est difficile de prononcer en milieu libéral. J’ai même vu des gens se reprendre lorsqu’ils prononçaient le mot société parce qu’il ne renvoie pas nécessairement à une réalité estampillée par tous les douaniers libertariens. A cause de cette difficulté à employer certains mots, on est sur le point de créer une novlangue libérale alors que la novlangue n’appartient pas a priori à la terre libérale. 

Troisième niveau : les communautariens invitent les libertariens à réinvestir une plus juste conception des rapports entre l’individu et la société, entre l’intérêt général et l’intérêt particulier, entre le bien propre et le bien commun dans la ligne d’une théorie politique classique. Sur le premier point je voudrais prendre un exemple qui nous incite à adopter une vison plus juste de l’Etat. 
Je cite un libertarien, James Bidinotto qui révise un peu ses conceptions sur l’Etat. Dans la revue The Freeman de décembre 1994, il a écrit un petit article intitulé « The real enemy of liberty » :  

« Selon les sondages, la criminalité est une des principales préoccupations du public, mais curieusement le problème a été peu examiné par les tenants d’un système de libre marché. A lire des journaux libertariens, on aurait l’impression que les problèmes de criminalité seraient créés artificiellement par l’intervention des réglementation étatiques et l’illégalité de la drogue. En l’absence de telles interventions, le crime disparaîtrait. » 

 Il précise que  

« les gens ne commettent pas de crimes à cause de lois stupides qui les forcent à les commettre ou à cause de facteurs environnementaux. La criminalité est la simple conséquence de valeurs choisies et, aujourd’hui, les vagues de crimes sont le résultat de décades de destruction des valeurs culturelles et morales fondamentales. » 

Pourquoi avons-nous si peu de libertariens qui examinent le problème du crime ? Selon Bidinotto, la raison tient au fait qu’ils appliquent à l’examen de la violation des droits individuels un double standard. Les partisans du libre marché pensent le gouvernement comme l’ennemi des droits individuels et de la liberté. Bien sûr, un Etat illimité est certainement le pire ennemi des droits individuels (comme l’histoire sanglante du XXème siècle l’a prouvé), mais à dénoncer avec véhémence les violations gouvernementales du droit, les libertariens en viennent à ignorer les maux mêmes que les gouvernements ont pour objet d’éradiquer, à savoir les violations individuelles des droits privés. Il ajoute : 

 « Comme les Pères Fondateurs le savaient, le gouvernement a un rôle légitime, c’est de répondre à la force à toute tentative de coercition. Mais beaucoup de partisans du laissez-faire, habitués à voir le gouvernement comme l’ennemi en soi, n’ont pu admettre qu’il y avait place pour une forte intervention gouvernementale contre les violations privées des droits individuels. »  

C’est l’usage des idées communautariennes que je voulais citer : il s’agit d’aider les libéraux à admettre une légitimité du rôle de l’Etat. D’autant plus légitime qu’il sera concentré sur ses missions fondamentales et qu’il sera moins corrompu dans son fonctionnement. 

La novlangue libertarienne
Deuxièmement, d’un point de vue épistémologique, on a assisté en milieu libertarien à une certaine dérive, parce que les libertariens ont rendu absolu un principe vrai relativement. Je fais référence au libéralisme ontologique d’une certaine pensée libertarienne qui va au-delà de l’individualisme méthodologique. Elle en est venue à défendre une conception tronquée du réel qui vise à substituer au langage habituel, même philosophique, une quasi novlangue. Des termes sont proscrits, d’autres sont tolérables ou ne le sont pas selon l’oukase du censeur libéral. Je cite les mots « social », « collectif », « société », « entreprise » (il n’y a pas d’entreprises, il n’y a que des entrepreneurs, entend-on volontiers). La société n’existerait pas plus que l’entreprise, la ville, la rue, la France (toutes ces expressions étant prises dans un sens métonymique). Le marché lui-même d’ailleurs serait alors une fiction, tandis qu’il est une réalité, non pas substantielle, mais collective par définition. Je dirais même qu’il représente le collectif libéral à l’état pur. Si on exclut du champ épistémologique toutes ces entités collectives, on ne voit pas comment il pourrait y avoir un objet de la psychologie collective : comment Le Bon pourrait analyser la psychologie des foules (1895) ?
N’ayant pas peur des mots « famille », « communauté », « religion », « sentiment », « nation », qui renvoient à l’expérience sociale de l’individu, les communautariens invitent à leur réintégration dans le domaine de l’admissible et à l’adoption d’une pensée plus subtile que celle de certains libéraux contemporains. Ces derniers sont en cela des infidèles héritiers d’une tradition aristotélo-thomiste à laquelle ils empruntent néanmoins le principe de l ’individualisme méthodologique. Certes, l’individu est le « proton on » (l’être premier) chez Aristote (selon, cette fois, sa Métaphysique), c’est-à-dire qu’il existe d’abord et certes, pour Saint-Thomas, il n’est pas de société qui existe en dehors des individus, mais pour les deux philosophes, la société existe ... sous la catégorie « accidentelle » de la relation, comme réseau de relations dans lequel l’individu n’est qu’un noeud, dont l’existence est plus passagère que le tout dans lequel il s’insère. 

La société existe
En ce sens, je tiens à affirmer que la société existe, mais pas substantiellement comme l’individu. Les libéraux doivent appréhender la réalité plus subtilement : il y a des entités morales et collectives, des réseaux relationnels et nous ne pouvons nous concevoir en dehors de ces réalités. L’entreprise existe : il y a donc un bien commun de l’entreprise en dehors du bien de son dirigeant. La nation existe et son intérêt ne se confond pas avec celui de General Motors. De ce fait, les communautariens réintégrant le social spontané (par exemple la famille très nécessaire à l’individu) et le social artificiel (par exemple l’association) donnent un autre aperçu sur l’excès contemporain d’Etat. Les communautariens ont une explication de ce phénomène qui me parait intéressante en milieu libéral. J’en donne un exemple à partir d’un autre article de Klein tiré du Freeman de la même date qui s’intitule « Du libertarianisme comme communautarisme ». (Entre nous, il n’y a pas de meilleur modèle libéral que le monastère en fait puisqu’il est une organisation fondée sur l’engagement volontaire par lequel on se soumet librement à une discipline stricte, voire très stricte. Le modèle libéral que je propose à mes amis libéraux et libertariens, c’est le monastère. C’est un modèle libéral (bien que communiste) parce que volontaire, beaucoup plus permanent que Woodstock ou l’assemblée générale de la Société du Mont Pèlerin. 

Etzioni, cité par Klein, dit : « le lien des membres d’une communauté lui permet de rester indépendante de l’Etat. » L’ancrage des individus - l’encastrement est peut-être une traduction un peu forte d’ « embeddedness » - dans des familles viables, les réseaux d’amitié, les communautés de foi, les réseaux de voisinage, bref dans des communautés concrètes, les soutient et leur permet de résister aux pressions de l’Etat. C’est peut-être l’absence de ces fondements sociaux qui isole les individus et les soumet à des pressions totalitaires. Cette explication nous renvoie effectivement à la pensée des corps intermédiaires des contre-révolutionnaires qui analysent une réalité qu’ils ont sous les yeux - la destruction du monde des corporations par le décret d’Allarde et l’interdiction des associations par la loi Le Chapelier - et donc ils voient des individus désolidarisés, en déshérence sociale, perdus. On verra par la suite, et à cause de cette destruction, les liens communautaires se reconstituer artificiellement par l’intermédiaire du socialisme. Je pense qu’on ne peut rejeter leur analyse sous le seul prétexte de leur engagement contre- révolutionnaire au XIXème siècle ; la preuve en est que le terme de corps intermédiaires qui était considéré il y a quinze à vingt ans comme réactionnaire a été incorporé dans toute la sociologie positive contemporaine. 

L’homme comme animal politique
Le troisième niveau du bon usage des idées communautariennes consiste en ce qu’elles invitent les libertariens à la réappropriation d’une théorie politique plus classique fondée sur une définition de l’homme comme animal politique. Ce n’est pas parce que qu’elle est classique que cette théorie est plus intéressante ; mais parce qu’elle est plus juste, plus profonde et plus explicative de la réalité si on se place d’un point de vue phénoménologique - c’est-à-dire tel que nous pouvons la vérifier nous-mêmes expérimentalement. Un retour sur la réalité de l’essence de l’homme, des rapport des individus à la société, de l’intérêt général et de l’intérêt particulier - qui sont les termes modernes du bien commun et du bien propre - nous invite à dépasser l’opposition un peu sommaire de modèles de philosophie politique eux-mêmes un peu primaires, que sont l’individualisme d’une part et le collectivisme d’autre part : philosophies qui mènent à cette confrontation un peu stérile du libéralisme et du socialisme comme doctrines politiques. 

Pour le collectivisme, modèle de philosophie politique sous-jacente au socialisme, seule la société existerait réellement et l’individu n’existerait pas ou ne devrait pas exister. L’intérêt individuel est donc absorbé par l’intérêt général. Pour l’individualisme ontologique, le seul qui vaille, seuls les individus existeraient, en conséquence de quoi l’intérêt général se ramène à la somme des intérêts individuels. Si on prend au sérieux la définition de l’homme comme animal politique, ces constructions ne résistent pas à la critique. Si l’homme est un animal politique et social (la traduction de Saint-Thomas de l’animal politique d’Aristote est l’animal politique et « civil »), ma perfection individuelle passe par « l’épanouissement » social de ma personne. L’homme se réalise dans son essence individuelle lorsque toutes ses potentialités d’animal social sont actualisées, à savoir lorsqu’il est bon fils, bon mari, bon patron, bon ouvrier, bon professionnel, bon dirigeant politique, etc. En revanche, l’individu ne se réalise pas pleinement indépendamment, et comme à l’écart de tous ses rôles, de toutes ses dimensions sociales et de toutes ses communautés, y compris de la société politique dans laquelle s’insèrent et dont dépendent d’une certaine manière toutes les collectivités d’ordre inférieur, lesquelles sont influencées par les lois positives déterminées au niveau de la société politique. 

On pourrait dire que « je » va bien lorsque sa vocation sociale est accomplie sous toutes ses facettes et que, privé de cet accomplissement « je » s’étiole et se déssèche. « Je » est bien avec autrui lorsque cela va bien avec autrui. 

Comment peut-on dépasser ce double modèle primaire de l’individualisme et du collectivisme ? En voyant que le bien commun et le bien propre, loin de s’exclure et de s’opposer, s’incluent et se complètent. Le bien commun est au coeur de mon bien propre et j’ai besoin de la satisfaction du bien commun de toutes les sociétés auxquelles je participe, pour être bien moi- même. Cela donne du sens à mon action : mon perfectionnement apporte aux sociétés auxquelles je participe : leur perfectionnement concourt à mon propre bien. Bien propre et bien commun sont (réciproquement) solidaires (même si
nous ne le voulons pas). A défaut de cette compréhension, individualisme et collectivisme apparaissent comme deux erreurs par excès, symétriques et inverses. Et libéralisme absolu et socialisme peuvent encore longtemps continuer leur débat hémiplégique. 

Le bien commun et l’intérêt général
Dernière remarque hérétique : le bien commun et l’intérêt général existent-ils ? En milieu libéral, cette question est audacieuse, la réponse, toute prête, fuse immédiatement: l’intérêt général n’existe pas. Je pense au contraire que l’intérêt général existe à sa manière (et donc pas comme une chose) et que l’on doit critiquer son dévoiement par un certain nombre d’intérêts particuliers qui en font une interprétation innocemment ou volontairement trompeuse ou abusive. Le bien commun et l’intérêt général, qui est sa formulation moderne, existent. La preuve en est que si une critique libérale d’une société et de son organisation positive est menée, c’est bien parce qu’elle présuppose que le droit positif existant prive la société d’un bien supérieur qu’elle pourrait atteindre et dont, pour les raisons déjà invoquées, « je » pourrait profiter et d’autres aussi et la société française tout entière. C’est pour cela que les libéraux entrent légitimement en « politique » et non seulement pour maximiser leur intérêt individuel et leur profit personnel (ou bien je n’en suis plus). Voilà ce que je voulais dire du bon usage homéopathique des idées communautariennes en milieu libéral, à mes risques et périls.
 
Par Bernard CHERLONNEIX


Dans mon métier je m'occupe de "noter" les entreprises, nous sommes en effet une grande agence de rating, je prends le pouls de l'économie locale chaque mois et je m'occupe des difficulté financières des particuliers. A la croisée des mondes banques, administrations, organismes publics comme OSEO,entreprises,consulaires, nous sommes idéalement placés pour créer de la valeur par la mise en relation des acteurs et la valorisation de nos informations statistiques.

Je suis universitaire et chercheur en économie à temps partiel, conférencier et auteur d'articles pour des revues d'économie ou des revues d'idées (Commentaire, Sociétal, Revue Politique et Parlementaire).

Je viens d'écrire plusieurs chroniques politiques dans La Croix autour du thème du principe de subsidiarité par exemple, mais aussi sur le sujet du désendettement et de la place de l'éthique dans une bonne gouvernance.


Mon Blog : http://bernardcherlonneix.wordpress.com/ 


LE DEBAT 

Philippe NATAF :
J’ai été intrigué par ce qu’a dit Bernard Cherlonneix à l’instant au sujet de Bidinotto. Il se trouve que je connais très bien Bidinotto, et il n’est certainement pas communautarien. C’est un libéral classique qui critique le libertarianisme à tendance anarchiste. A part cela, Bidinotto est aussi libertarien que les autres. Il ne faut pas croire qu’il est communautarien. 

Alain de BENOIST :
Dans cette discussion il y a un fond philosophique que l’on ne va pas aborder, car cela nous entraînerait trop loin. Alain Laurent disait à juste titre qu’il ne faut pas caricaturer le libéralisme. Il est possible que certains auteurs communautaristes l’aient fait. Pour moi, qui ne suis pas un libéral, le problème est souvent celui du vocabulaire ou de l’orientation. Il est vrai que « libéral » aux Etats-Unis signifie pratiquement le contraire du « libéral » au sens européen. C’est un paradoxe, mais il y a à cela des raisons historiques. 

D’autre part, comme l’a remarqué Alain Laurent, il y a des nuances et des écoles libérales ; l’utilitarisme par exemple n’est qu’une variante parmi d’autres qui n’est pas identique aux autres, tant s’en faut. De ce point de vue, notre discussion est riche d’enseignements car, sauf erreur de ma part, j’ai entendu au moins trois variétés de libéralisme ce soir, rigoureusement antagonistes les unes par rapport aux autres. Je ne prends qu’un exemple : la nature humaine existe ou n’existe pas ; les deux points de vue ont été défendus. Le discours réconciliateur de Bernard Cherlonneix a introduit encore d’autres nuances dans l’affaire. 

Lorsqu’on voit les différentes variétés de libéralisme qui existent, l’on se demande qu’est-ce qui permet de considérer que, en dépit de leur variété, ils sont tous des libéralismes ? Quel est le point commun ? 

Il ne faut pas tomber dans la démarche inverse et caricaturer le communautarisme en le rapprochant indûment de toute une série de phénomènes d’apparence communautaire que l’on rassemblerait sous le paradigme du holisme, pour reprendre la distinction excellente de Louis Dumont. On peut le faire, bien entendu, au sens de l’idéal-type pour voir comment le macro-modèle du holisme s’oppose à celui de l’individualisme. Cela dit, une fois qu’on le rapporte à l’histoire, on se rend compte qu’il y a des différences considérables. Si l’on fait une catégorie fourre-tout où l’on met l’Ancien Régime, les camps du communisme stalinien, la Contre-révolution française et les communautariens américains, l’ensemble ne sera pas très pertinent au plan de sa signification politico-historique concrète. 

Ainsi, lorsque Alain Laurent dit que le communautarisme n’est pas nouveau, il a raison. Or l’on ne peut pas dire que ce soit la même chose qui revient tout le temps. On a cité les noms de Bonald, de Maistre, de Maurras ... La comparaison est justifiée lorsqu’il s’agit des contre-révolutionnaires français ; dans le cas de Maurras, cela me paraît beaucoup plus douteux. Maurras est surtout un nationaliste. Or ce qui frappe dans le communautarisme tel que nous le discutons aujourd’hui, c’est qu’il est fondamentalement anti- nationaliste. A certains égards, il rejoindrait même certains libertariens. 

Prenons un exemple de l’actualité politique française immédiate. Question : doit-on reconnaître officiellement l’existence d’un « peuple corse » ? Un communautarien répond oui, un nationaliste non. Autre exemple : la communauté maghrébine en France doit-elle se voir reconnaître une existence en tant que telle dans la sphère publique (et non seulement sa différence culturelle, ethnique, religieuse, etc) ? Un communautarien répond oui, un nationaliste non. Faisons attention à ne pas transposer des exemples que nous connaissons, et ne croyons pas non plus que le communautarisme est de droite. Il est possible de trouver des éléments proches du communautarisme dans le marxisme, par exemple. Et n’oublions pas que le communautarisme dont nous parlons est américain. Toute cette discussion n’a de sens que rapportée dans une large mesure à la problématique américaine : problème du multiculturalisme, des communautés aux Etats-Unis, la discussion extraordinaire suivant la publication de l’ouvrage de John Rawls dont l’ampleur n’est pas bien perceptible en Europe, puisque nous n’en avons eu qu’un écho relativement abouti. 

En ce qui concerne les communautariens américains, il ne faudrait pas non plus caricaturer leur discours. D’abord, les communautés américaines ne sont pas nécessairement des communautés d’origine. C’est là une grande différence par rapport à la pensée sociologique européenne qui a souvent été une pensée à forte impregnation historico-ethnique. Aux Etats-Unis, ce sont des communautés d’habitat qui à bien des endroits sont parfaitement multiraciales. En second lieu, représenter l’idée communautarienne, ou même l’idée de communauté tout court, comme porteuse d’une sorte de menace castratrice d’assignation à résidence, ou d’alignement obligatoire, ne correspond pas à la réalité. 

Je suis autant qu’Alain Laurent attaché à l’esprit critique et hostile à la morale de troupeau. Les communautariens américains admettent parfaitement que l’on parte de sa communauté ou que l’on soit en dissidence avec elle. Les communautariens ne prétendent pas que nous sommes enfermés dans nos appartenances et que la dimension individuelle n’existe pas. Ils disent simplement qu’il existe une pondération forte de ce contexte dans lequel nous sommes pris. Je peux parfaitement dire que j’exècre la France, que c’est un pays peuplé d’imbéciles et que je préfère de loin les Italiens ou les Anglais ; or les communautariens vont dire que je tiens ce discours en tant que Français. L’idée communautariste est que nous avons trop mis l’accent sur l’individu, que la dimension de l’appartenance collective est devenue indiscernable et qu’il faut la réhabiliter parce qu’elle répond à un besoin humain. 

André BERTEN :
Le communautarisme américain est lié à des orientations idéologiques et politiques importantes. Un article récent de Ronald Dworkin concernant la jurisprudence de la Cour Suprême fait état de deux tendances : l’une, libérale, vise à donner une extension de plus en plus universelle à la notion de droits (exemple des droits civiles, ou des droits des homosexuels) ; l’autre, soutenu par les communautariens, i fait appel à la tradition des Pères fondateurs. Je ne pense pas que ce soit simplement la reconnaissance de communautés de quartier etc, mais cela touche les questions telles que l’avortement, le divorce, les minorités.
Dworkin a fait une série d’articles sur la pornographie, et l’on peut évidemment discuter du rôle des féministes, mais quelles que soient les positions prises, l’argument communautaire consiste à dire que la pornographie ne fait pas partie de notre culture, et que par conséquent elle ne doit pas être autorisée. 

Alain de BENOIST :
C’est vrai que les communautariens sont probablement un peu moins pernicieux. Cela dit, certains auteurs se bornent à dire que, si une communauté décide qu’elle ne veut pas de pornographie pour une raison ou une autre, elle a le droit de la bannir. A l’inverse, si une autre communauté veut autoriser la pornographie, pourquoi pas ? Le point fort de l’argumentation communautarienne est le désir de reconnaissance d’une identité collective en tenant compte évidemment de la multi-appartenance. Alain Laurent donnait un exemple très judicieux en parlant de la Nation : est-ce que ma nation a toujours raison ? Quoique sympathisant avec les communautariens, je réponds non. 

Alain LAURENT :
Il y a certainement dans l’histoire des idées des « pré- communautariens » de gauche. Je pense à Pierre Leroux, inventeur de la notion de communisme. Il faudrait sans doute s’intéresser aux interférences entre communisme et communautarisme ; je me demande parfois si le dernier n’est pas une forme résurgente du premier. 

En ce qui concerne la Corse, il est évident qu’un nationaliste français ne sera pas d’accord avec les revendications des Corses. Or les nationalistes corses seraient alors des communautariens, puisqu’ils sont prêts d’expulser tous les malheureux qui ne sont pas « indigènes ». 

Sur les communautariens américains, il est vrai que le terme « community » renvoie à une appartenance de base, mais avec des aspects terrifiants, notamment le contrôle social et le conformisme qui peuvent exister. Pour les Américains, dans la tradition, oser dissimuler quoi que ce soit de la vie familiale aux autres est quelque chose d’odieux : il doit y avoir un regard communautaire et une transparence. Au point de se demander si la vie privée et
l’individualisme existent réellement aux Etats-Unis. 

Alain de BENOIST :
Oui, mais une communauté traditionnelle de Calabre ne répond pas à la définition de « community » américaine, par exemple. 

Angelo PETRONI :
Cela dépend ; il y a tellement de Calabrais aux Etats-Unis ... La Calabre est effectivement un modèle excellent de communauté (autodéfense etc) ... 

Alain LAURENT :
Prenons le fait qu’on parle désormais de la « communauté homosexuelle » ou de la « communauté des Beurs ». Cela signifie qu’à partir d’une certaine particularité (ethnique ou sexuelle par exemple) l’individu est tenu comme solidaire d’un ensemble artificiellement constitué. Si j’étais homosexuel ou Beur, je protesterais avec la dernière énergie contre le fait de vouloir m’assigner à priori tel comportement ou telle solidarité uniquement à partir d’un trait particulier qui existerait par hasard. On sait d’ailleurs que pour un certain nombre de jeunes immigrés, le fait d’être catalogués comme « Beurs » les fait réagir d’une façon négative. Ils se veulent comme libres individus et ne désirent pas traîner telle ou telle étiquette à vie derrière eux. 

Alain de BENOIST :
En effet, le milieu maghrébin déteste l’appellation de « Beurs ». L’exemple est très bon, car il existe des Maghrébins qui ne se reconnaissent pas dans cet ensemble et qui veulent en sortir, ce qui est leur droit. Mais il s’agit de savoir si l’on est prêt à reconnaître l’existence collective de ceux qui ont fait le choix inverse. 

Alain LAURENT :
Et comment va-t-on reconnaître dans la rue les « immigrés communautaires » ? Le langage actuel revient à les assimiler tous de force comme appartenant à cette communauté. A partir du moment où l’on pose comme préalable la liberté de l’individu de se déterminer, le fait de jouer sur une particularité quelconque, affectée d’autorité de l’extérieur, revient à une assignation. Lorsqu’on parle de la « communauté maghrébine de France », de qui parle-t-on ? 

Alain de BENOIST :
Prenons un exemple où l’appartenance n’est pas visible, celui de la communauté juive. Celle-ci regroupe des gens qui se reconnaissent comme membres d’une communauté. D’autres, aussi juifs que les premiers, ne veulent rien savoir de cette communauté, ce qui est leur droit le plus strict. Il y a donc deux démarches, mais le fait est que certains juifs français veulent appartenir et se déclarer solidaires d’une appartenance à la communauté juive ; c’est également leur droit le plus strict. Il ne s’agit d’aucune façon d’enfermer qui que ce soit ou d’assigner de force à quelqu’un une appartenance. C’est de reconnaître - et la reconnaissance est le fond du raisonnement de Taylor - à tort ou à raison le droit de ces gens de se sentir solidaires d’une communauté. 

Alain LAURENT :
En quoi la société libérale empêche-t-elle ce phénomène ? 

Alain de BENOIST :
Je dirais - et ce n’est pas une boutade - que ce qui empêche les communautariens de s’organiser aussi facilement que l’on voudrait, ce sont peut-être les mêmes contraintes de structure qui empêchent les libertariens aux Etats-Unis d’en faire autant. 

Angelo PETRONI :
Je suis d’accord qu’il y a probablement tant de communautariens que l’on peut choisir les significations que l’on veut. Mais il ne faut pas non plus pousser le relativisme. Monsieur Berten a parfaitement raison. Vous faites de la communauté un concept trop simpliste, car transversale et sans territoire. Or il existe des territoires communs. C’est tout le problème de la vaine pâture : je ne veux pas de pornographie dans ma communauté, soit. Mais si je veux bannir la pornographie de mon quartier ou de ma région, d’autres problèmes vont se poser. Et il en va de même pour la ségrégation ou l’intégration raciale. 

Alain de BENOIST :
Oui, mais nous connaissons le résultat en ce qui concerne les Etats- Unis : il y a des quartiers blancs et des quartiers noirs. Ce n’est pas l’assignation : c’est le résultat soit du choix volontaire, soit du poids de facteurs sociologiques. Il y a un habitat préférentiel. Il ne faut pas envisager les choses d’une manière nécessairement antagoniste. 

Lorsque ce débat a démarré aux Etats-Unis, on avait l’impression d’observer deux camps tout à fait tranchés. Or dans les ouvrages publiés actuellement, avec une qualité de débat que l’on aurait du mal à trouver en France, très souvent ces livres essaient de trouver des voies de dialogue et de dire que les libéraux, les libertariens et les communautariens ont des points communs et des ennemis communs. Certains communautariens s’ouvrent aux arguments libéraux ; certains libertariens s’interrogent pour savoir s’il y a des éléments communautariens à retenir. Je ne voudrais pas essayer de masquer l’existence de divergences philosophiques fortes, mais rapporté à l’état actuel du débat l’on se rend compte qu’il ne s’agit pas de deux camps qui s’opposent d’une façon rigoureuse. 

Angelo PETRONI :
Tout à fait d’accord. Il existe des ouvrages montrant que le libéralisme est mieux à même de défendre des communautés, comme la communauté indienne aux Etats-Unis, par exemple. 

André BERTEN :
Un des grands reproches faits aux libéraux par les communautariens est que leur définition de la justice est purement formelle, qu’elle manque de substance. Alain Laurent a dit que les libéraux avaient au contraire une conception substantielle de la liberté et de la justice ; mais il a ajouté que le bien commun consiste pour chacun à pouvoir choisir sa propre définition de la vie bonne. Or, les communautariens rétorquent que cette possibilité de choix est justement formelle et non pas substantielle. J’ai été par la suité intrigué par ce qu’a dit Bernard Cherlonneix sur le bon père de famille, le bon patron, le bon ouvrier etc, car ces catégories supposent l’existence d’un modèle concret. Ainsi, je ne vois pas comment les libéraux peuvent revendiquer la notion d’une liberté substantielle. 

Alain LAURENT :
Il me semble que les communautariens interprètent le terme « substantiel » trop à la manière d’un contenu bien déterminé. J’aurais tendance à prendre le mot « substance » au sens étymologique, c’est-à-dire quelque chose qui se tient d’une manière ferme sous les apparences. Par conséquent, une valeur forte me paraît être en elle-même substantielle : elle n’est pas vide de contenu. Elle n’est pas non plus purement procédurale. 

De même, je ne suis pas d’accord avec le procès intenté contre Kant par les communautariens : la philosophie kantienne me paraît être en elle-même substantielle. Kant, comme les libertariens, pose que l’être humain par nature est une fin en soi. La querelle porte sur l’interprétation du terme « substantiel » que je trouve être beaucoup trop déterminant dans la phraséologie communautarienne. Dans le monde libéral ou libertarien, le fait que l’individu dispose du droit de s’autodéterminer a une consistance substantielle. 


Individu

De Wikiberal
 
L'individu est un être considéré comme une unité distincte, indépendante (un "in-dividu" ne peut être ni partagé ni divisé).
L'individualisme libéral met l'individu au centre de l'éthique, du droit et de l'économie, comme primordial par rapport à toute formation sociale. L’individu doit être considéré comme un fin en soi et non comme un moyen, ce qui minimise l’action possible de l’État ; la pleine propriété de soi donne alors à la responsabilité toute son effectivité.
Même les socialistes reconnaissent à présent le rôle primordial et l'importance qu'il faut donner à l'individu. Dans un forum intitulé "les socialistes et l'individu"[1], ils écrivent que l’individu « ne peut s’entendre comme un atome isolé mais un être social, fraternel ». Constatant « l’aspiration indéniable à une plus grande prise en compte des situations personnelles dans les politiques publiques », les rapporteurs soulignent que « le libéralisme ne conteste ni l’importance du lien social ni la nécessité d’une régulation politique de l’économie de marché » et opèrent un distinguo avec « le néolibéralisme, destructeur ». Bien que cette distinction soit inopérante, il s'agit tout de même d'une évolution notable de la part d'un parti précédemment collectiviste

Objection fréquente

La notion d'individu, disent les critiques, est une abstraction vide de sens. L'homme réel est nécessairement toujours le membre d'un ensemble social. Il est même impossible d'imaginer l'existence d'un homme séparé du reste du genre humain et non relié à la Société. L'homme, comme homme, est le produit d'une évolution sociale. Son caractère éminent entre tous, la raison, ne pouvait émerger qu'au sein du cadre social de relations mutuelles. Il n'est pas de pensée qui ne dépende de concepts et de notions de langage. Or le langage est manifestement un phénomène social. L'homme est toujours le membre d'une collectivité. Comme le tout est, tant logiquement que temporellement, antérieur à ses parties ou membres, l'étude de l'individu est postérieure à l'étude de la société. La seule méthode adéquate pour le traitement des problèmes humains est la méthode de l'universalisme ou collectivisme.
Il s'agit d'une objection étudiée, et réfutée, par Ludwig von Mises dans L'Action humaine (Première partie — L'Agir humain, Chapitre II — Les problèmes épistémologiques des sciences de l'agir humain) :
Tout d'abord nous devons prendre acte du fait que toute action est accomplie par des individus. Une collectivité agit toujours par l'intermédiaire d'un ou plusieurs individus dont les actes sont rapportés à la collectivité comme à leur source secondaire. C'est la signification que les individus agissants, et tous ceux qui sont touchés par leur action, attribuent à cette action, qui en détermine le caractère. C'est la signification qui fait que telle action est celle d'un individu, et telle autre action celle de l'État ou de la municipalité. (...) Si nous examinons la signification des diverses actions accomplies par des individus, nous devons nécessairement apprendre tout des actions de l'ensemble collectif. Car une collectivité n'a pas d'existence et de réalité, autres que les actions des individus membres. La vie d'une collectivité est vécue dans les agissements des individus qui constituent son corps. Il n'existe pas de collectif social concevable, qui ne soit opérant à travers les actions de quelque individu. La réalité d'une entité sociale consiste dans le fait qu'elle dirige et autorise des actions déterminées de la part d'individus. Ainsi la route pour connaître les ensembles collectifs passe par l'analyse des actions des individus.
Comme être pensant et agissant l'homme émerge de son existence préhumaine déjà un être social. L'évolution de la raison, du langage, et de la coopération est le résultat d'un même processus ; ils étaient liés ensemble de façon indissociable et nécessaire. Mais ce processus s'est produit dans des individus. Il a consisté en des changements dans le comportement d'individus. Il n'y a pas de substance dans laquelle il aurait pu survenir, autre que des individus. Il n'y a pas de substrat pour la société, autre que les actions d'individus.
Le fait qu'il y ait des nations, des États et des églises, qu'il existe une coopération sociale dans la division du travail, ce fait ne devient discernable que dans les actions de certains individus. Personne n'a jamais perçu une nation sans percevoir ses membres. En ce sens l'on peut dire qu'un collectif social vient à l'existence par la voie des actions d'individus. Cela ne signifie pas que l'individu soit antécédent dans le temps. Cela signifie seulement que ce sont des actions définies d'individus qui constituent le collectif.
Il n'est pas besoin de discuter si le collectif est la somme résultant de l'addition de ses membres ou quelque chose de plus, si c'est un être sui generis, et s'il est ou non raisonnable de parler de sa volonté, de ses plans, de ses objectifs et actions, et de lui attribuer une « âme » distincte. Ce langage pédantesque est oiseux. Un ensemble collectif est un aspect particulier des actions d'individus divers et, comme tel, une chose réelle qui détermine le cours d'événements.
Il est illusoire de croire qu'il est possible de visualiser des ensembles collectifs. Ils ne sont jamais visibles ; la connaissance qu'on peut en avoir vient de ce que l'on comprend le sens que les hommes agissants attachent à leurs actes. Nous pouvons voir une foule, c'est-à-dire une multitude de gens. Quant à savoir si cette foule est un simple attroupement, ou une masse (au sens où ce terme est employé dans la psychologie contemporaine), ou un corps organisé ou quelque autre sorte d'entité sociale, c'est une question dont la réponse dépend de l'intelligence qu'on peut avoir de la signification que les gens assemblés attachent à leur présence. Et cette signification est toujours dans l'esprit d'individus. Ce ne sont pas nos sens, mais notre entendement — un processus mental — qui nous fait reconnaître des entités sociales.

Citations

« J'ai toujours haï toute nation, profession et communauté ; et tout mon amour va aux individus. »
    — Jonathan Swift
« L'individu ne supporte pas de n'être considéré que comme une fraction un tantième de la société, parce qu'il est plus que cela : son unicité s'insurge contre cette conception qui le diminue et la rabaisse. »
    — Max Stirner
« Si je suis finalement devenu sociologue (comme l’indique mon arrêté de nomination) c’est essentiellement afin de mettre un point final à ces exercices à base de concepts collectifs dont le spectre rôde toujours. En d’autres termes, la sociologie, elle aussi, ne peut procéder que des actions d’un, de quelques, ou de nombreux individus séparés. C’est pourquoi elle se doit d’adopter des méthodes strictement "individualistes". »
    — Max Weber, Lettre à l’économiste marginaliste Lietman, 1920 (citée en exergue du Dictionnaire critique de la sociologie)
« L’historicisation de la notion d’individu est une idée qui semble étrange dès qu’on prend la peine de s’y arrêter, bien qu’elle soit fort répandue. L’être humain n’a-t-il pas le souci de soi et des siens dans toute société ? Le grand sociologue français Durkheim n’éprouve aucun doute sur ce point : « L’individualisme ne commence nulle part », écrit-il : il est de tout temps. Ce qui signifie simplement que les hommes ont de tout temps jugé les institutions (au sens large du terme) à un trébuchet : leur contribution au bien-être des individus. »
    — Raymond Boudon

Relativisme

De Wikiberal
 
Le relativisme est une position philosophique qui soutient qu'il n'existe pas de vérité absolue.

Relativisme et philosophie

Friedrich Nietzsche est considéré comme le type-même de philosophe relativiste. On lui doit les deux formules suivantes :
  • Ce qui a besoin d'être démontré ne vaut pas grand chose.
  • Il n'y a pas de faits, il n'y a que des interprétations.
Il faut noter que le relativisme est une opinion paradoxale, si ce n'est auto-contradictoire : l'affirmation que toute vérité est relative est-elle elle-même relative, ou absolue ? Luc Ferry[1] dénonce le "double discours" des relativistes, que leur relativisme n'empêche pas par ailleurs d'énoncer certaines vérités ou de porter des jugements moraux.
Karl Popper souligne que l'attrait du relativisme tient à ce qu'on le confond souvent avec une vérité importante : la faillibilité ("l'erreur est humaine"), qui a joué un rôle important d'un point de vue historique et épistémologique dans la connaissance humaine. Mais du point de vue de la recherche de la vérité, la faillibilité en aucune manière ne peut justifier le relativisme.

Applications du relativisme

La position relativiste s'applique à différents domaines de la connaissance :
  • philosophie et épistémologie (sophistique grecque, scepticisme, criticisme, empirisme, pragmatisme) : il n'existe pas de vérité préexistant à toute théorie scientifique ; ou bien, aucune vérité définitive ne peut être connue ;
  • culture et sociologie (relativisme culturel, historicisme) : il n'y a pas de culture meilleure qu'une autre, ni de comportement ou d'action meilleurs que les autres ; la morale n'est ni absolue ni universelle, elle émerge de coutumes sociales et d'autres institutions humaines ; toutes les opinions se valent ;
  • ethnologie : toutes les civilisations se valent, même le nazisme aurait pu apparaître comme une grande civilisation (Lévi-Strauss) ; "le barbare, c'est l'autre" ;
  • logique : la rationalité n'existe pas, le mode de raisonnement dépend de la personne (polylogisme)
  • morale : toutes les valeurs morales sont équivalentes ("à chacun sa vérité").

Relativisme et politique

Le relativisme ne doit pas être confondu avec la tolérance, car il ne tolère aucune critique ni aucun argument rationnel, puisqu'il les réduit à des assertions elles-mêmes relativistes. Tout énoncé n'est plus que le reflet de la situation sociale, du milieu, de la culture, des préjugés, etc., de la personne qui le formule.
De cette façon, le relativisme ouvre paradoxalement la voie à l'interventionnisme politique. Par exemple, la liberté d'expression peut être réprimée : puisque tous les arguments se valent, on peut en interdire certains, il suffit de décréter que celui qui les émet est motivé par la "haine". Puisqu'une opinion en vaut une autre, la seule chose qui compte finit par être les rapports de force et la loi du plus fort, et sa traduction politique du moment.
Le relativisme se présentant comme une théorie irréfutable, qui n'apporte rien et qui n'explique rien, il ouvre la voie à l'irrationnel et à l'arbitraire politique tel qu'il existe dans les sociétés collectivistes : « la fin justifie les moyens », « tout est politique ». Il n'y a pas de vérité unique, mais des façons de penser différentes : c'est le polylogisme, qui implique que l'on puisse attribuer a priori, à différents individus, différents modes de raisonnement, divers processus rationnels, ou d'inégales capacités logiques, selon leur appartenance à des catégories déterminées. Mises explique comment le marxisme procède de ce genre d'idées (ce qui n'empêche pas les marxistes d'affirmer que leurs "enseignements" sont objectivement vrais) :
« Marx et les marxistes et au premier rang d'entre eux le philosophe prolétaire Dietzgen ont enseigné que la pensée est déterminée par la situation de classe de celui qui pense. Ce que la pensée produit n'est pas la vérité, mais des idéologies. Ce mot signifie, dans le contexte de la philosophie marxiste, un déguisement de l'intérêt égoïste de classe à laquelle appartient l'individu qui pense. C'est pourquoi il est inutile de discuter quoi que ce soit avec des personnes d'une autre classe sociale. Les idéologies n'ont pas besoin d'être réfutées par un raisonnement déductif ; elles doivent être démasquées en dénonçant la situation de classe, l'arrière-plan social de leurs auteurs. Ainsi les marxistes ne discutent pas les mérites des théories physiques ; ils dévoilent simplement l'origine « bourgeoise » des physiciens. Les marxistes ont eu recours au polylogisme parce qu'ils ne pouvaient pas réfuter par des méthodes logiques les théories développées par les économistes bourgeois ou des déductions tirées des théories démontrant le caractère impraticable du socialisme. Ne pouvant démontrer rationnellement la solidité de leurs propres thèses ou la fragilité des idées de leurs adversaires, ils ont dénoncé les méthodes logiques acceptées. Le succès de ce stratagème marxiste fut sans précédent. Il a servi de preuve contre toute critique rationnelle aux absurdités de la soi-disant économie et la soi-disant sociologie marxistes. Ce n'est que par supercherie logique du polylogisme que l'étatisme pouvait s'implanter dans les esprits modernes. »
    — Ludwig von Mises,
Le Gouvernement omnipotent, De l'État totalitaire à la guerre mondiale, Troisième partie — Le nazisme allemand, VI. Les caractéristiques particulières du nationalisme allemand, 6. Polylogisme
Mises explique que les Nazis utilisent de la même façon le polylogisme, préparé pour eux par les marxistes. Les opinions qu'ils rejettent sont dites fausses, parce que juives ou non-aryennes, de même que pour les marxistes est faux ce qui est "bourgeois" ou non-prolétaire. Les dissidents appartiennent à deux catégories : les étrangers (membres d'une classe non prolétaire, ou d'une race non aryenne) et les traîtres (à leur classe, ou à leur race).
Le relativisme poussé à l'extrême aboutit ainsi au nihilisme et au totalitarisme :
« C'est une attitude de fanatiques bornés, qui ne peuvent imaginer que quelqu'un puisse être plus raisonnable ou plus intelligent qu'eux-mêmes. »
    — Mises

Libéralisme et relativisme

Une conséquence du relativisme moral est que "tout est permis", puisqu'il n'y a pas de critère fiable permettant d'apprécier une action.
Le libéralisme n'est en aucune façon un relativisme moral, contrairement à ce que prétendent certains qui se fondent sur l'individualisme qui est à la source du libéralisme pour en tirer des conclusions hâtives.
Tout comportement, toute action peuvent être jugés comme conformes ou non à l'éthique libérale, qui repose sur l'axiome de non-agression, et un tel jugement s'applique à n'importe quel type de culture ou de société. Pour les libéraux et les libertariens, il s'agit bien d'un critère objectif, qui permet de juger aussi bien une politique donnée, qu'une religion ou une philosophie, non pas en elles-mêmes (le libéralisme n'a pas cette prétention), mais dans les rapports sociaux qui en découlent.
En revanche, le libéralisme accepte profondément la différence, et, tant que l'axiome de non-agression est respecté, il n'a aucun problème à reconnaître la diversité des cultures, des moeurs, des religions, des éthiques personnelles, des opinions, etc.
Les libertariens jusnaturalistes sont les plus grands adversaires du relativisme, qui pour eux règne dans les sociétés contemporaines à travers le positivisme juridique et le droit positif.

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