janvier 30, 2023

RP#1-Janvier/2023 - Thématique: Enseignement


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«  Au lendemain de la guerre, en 1947, les communistes Langevin et Wallon proposèrent de réaliser en France l'école unique, creuset de l'homme nouveau socialiste. Repoussé par deux fois à la Chambre sous la IVe République, ce projet fut mis en œuvre, paradoxalement, par De Gaulle au début de la Ve. […] Dès cette date, l'Éducation ne fut plus nationale. Elle fut, de jure, cogérée par le ministère et les syndicats. De facto, elle fut gérée par les syndicats seuls, car les ministres passaient (et souvent sautaient), alors que les syndicats restaient. Je dis bien que l'Éducation « nationale » usurpe désormais ce qualificatif, car la nation, qui n'a d'autre organe d'expression que le suffrage universel, et d'autres représentants légitimes que le Parlement et le Gouvernement, n'eut plus jamais, de ce jour, son mot à dire dans la politique éducative du pays. »

    — Philippe Nemo, Une trop longue erreur

 

SOMMAIRE:

A - Mobiliser la communauté éducative autour du projet d’établissement-Cour de comptes

B - Baccalauréat et socialisme (extrait) - Frédéric BASTIAT

C - Egalitarisme à la française: la preuve par l'absurde -

Philippe Nemo: Une trop longue erreur; Une trop longue erreur...





A - Mobiliser la communauté éducative autour du projet d’établissement

 Synthèse:

En dépit d’une dépense nationale d’éducation supérieure à la moyenne des pays de l’organisation de coopération et de développement économiques – OCDE – (109 584 USD contre 105 502 USD pour l’éducation d’un élève de 6 à 15 ans en 2021(OCDE, Regards sur l’éducation 2022,2022 .), le système éducatif français peine à produire des résultats satisfaisants et les difficultés que rencontre son pilotage, particulièrement centralisé, conduisent à s’interroger sur la manière dont les établissements scolaires peuvent se mobiliser, à leur niveau, pour bâtir et mettre en œuvre un projet pédagogique adapté aux spécificités de leurs élèves, afin d’améliorer leur réussite, point focal de l’attention des parents . Comme le montrent les enquêtes internationales, le système scolaire français ne parvient pas à réduire les inégalités ; il tend plutôt à les creuser, malgré les dispositifs mis en œuvre pour remédier aux situations les plus défavorables, mais qui connaissent des limites .
En effet, malgré les objectifs d’égalité du système éducatif, l’ensemble des rapports sur la mixité scolaire dans les établissements, tout comme les analyses sur les différences de résultats aux examens nationaux et d’accès à la filière générale du lycée, montrent à quel point l’uniformité nationale formelle peut s’accommoder de larges inégalités réelles de traitement des élèves .
Par ailleurs, la décentralisation a amendé le pilotage strictement national de l’éducation en transformant les lycées et les collèges en établissements publics locaux d’enseignement (EPLE)  . En confiant davantage de responsabilités aux collectivités tout en maintenant les pouvoirs étendus de l’État, ce nouveau statut invitait l’établissement à prendre toute sa place dans le pilotage pédagogique, en mobilisant notamment les marges de manœuvre qui lui sont allouées . Adoptée par la loi d’orientation n° 89-486 du 10 juillet 1989, la notion de projet d’établissement est venue compléter les modalités de pilotage de l’EPLE .
L’enquête menée par la Cour s’est attachée à dresser un état des lieux en analysant la manière dont les EPLE se mobilisent autour de ce projet . Elle s’est intéressée à la place de l’établissement public local d’enseignement au sein du système éducatif, et à ses capacités d’action, telle que définies par les textes réglementaires .
 
La Cour a pu mesurer combien ces établissements ont été, ces dernières années, impactés par des dispositions normatives visant à la fois leurs missions et leurs relations, notamment la loi n° 2019-79 du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance qui a renforcé la place de l'évaluation à tous les échelons du système éducatif .
Ses travaux ont également analysé la place du chef d’établissement pour mieux faire ressortir les ambiguïtés qui demeurent attachées à cette fonction . Un fossé important existe ainsi entre la perception qu’ont les familles du rôle des chefs d’établissement, et la réalité des leviers dont ces derniers disposent au quotidien pour diriger leurs établissements .
 
Un projet d’établissement encore trop peu mobilisé
 
Chacun des collèges et des lycées doit, comme l’impose le code de l’éducation, se doter d’un projet d’établissement, fixant les choix pédagogiques et la politique éducative de l’établissement pour une durée de trois à cinq ans . Il s’agit notamment d’adapter le cadre scolaire national aux caractéristiques des élèves de l’établissement, pour favoriser leur réussite . La démarche engagée par le chef d’établissement, est collective et vise, à partir d’un diagnostic tiré de l’évaluation de chaque établissement, à définir, avec les représentants de la communauté éducative, les modalités particulières de mise en œuvre des orientations, des objectifs et des programmes nationaux, ainsi que du projet académique . Or, la moitié des établissements ne sont pas dotés d’un tel projet, et, parmi ceux qui le sont, la qualité de la démarche et la portée du document sont très inégales .
Question sondage « votre établissement disposait-il d’un projet d’établissement signé avec les services académiques ? » Réponse: Oui à 50%.

Des marges de manœuvre insuffisamment exploitées
 
Au-delà de l’autonomie juridique que les textes réglementaires accordent aux EPLE, leur capacité d’action se décline à plusieurs niveaux incluant la gestion des ressources humaines, l’organisation pédagogique des heures d’enseignement, ou encore le pilotage pédagogique et éducatif par la construction de leur d’établissement, adapté aux besoins des élèves et aux spécificités du territoire .
Force est cependant de constater que, derrière l’affichage d’une autonomie formelle, les marges de manœuvre des établissements ne sont pas toujours suffisamment saisies . Avec des situations environnementales, sociales, économiques et culturelles comparables, et à moyens d’enseignement analogues, deux établissements peuvent avoir des résultats très différents en matière de réussite scolaire.
La Cour a cherché à en comprendre les raisons . Elle a également tenté de mesurer le coût et l’efficacité des moyens affectés aux EPLE, et d’identifier les voies susceptibles d’en améliorer l’efficience .
Face au creusement des inégalités et aux résultats mitigés des élèves français dans le cadre des évaluations internationales, une amélioration de l’organisation scolaire s’avère indispensable . Pour cela, le ministère doit se doter d’une véritable stratégie reposant sur plusieurs piliers qui lui font encore défaut, au premier rang desquels devraient figurer un renforcement du rôle des chefs d’établissement et une refonte des modalités d’allocation des moyens en direction des EPLE .
 
Une autonomie juridique formelle et limitée
 
Se fondant sur l’observation d’une quarantaine d’établissements, la Cour a cherché à comprendre quels étaient les leviers à disposition des établissements au service de la réussite de leurs élèves, et la façon dont ils s’en emparaient pour préconiser des évolutions possibles .
Si les EPLE disposent juridiquement d’une autonomie, les marges de manœuvre dont ils bénéficient dans les faits pour adapter leur organisation pédagogique sont inégales . De nombreux freins, autant liés à la gouvernance des établissements qu’à l’hétérogénéité des acteurs (institution scolaire, enseignants, parents d’élèves, collectivités territoriales) qu’il faut parvenir à mettre en synergie, peuvent en effet limiter la volonté des équipes éducatives de se mobiliser .
Cette inégalité est le résultat d’une combinaison de facteurs relevant, au premier chef, d’un modèle de gestion rigide et très centralisé . Peu de place est en effet laissée à l’appréciation des équipes éducatives face à une administration ancrée dans une culture de gestion « descendante » . Elle traduit également la capacité variable des chefs d’établissement à fédérer leurs équipes pédagogiques . Enfin, la situation sociale des élèves, de même que l’implantation géographique de l’établissement sont déterminantes dans les choix éducatifs réalisés par un EPLE .
 
Renforcer les capacités d’action des chefs d’établissement  
 
Le chef d’établissement est un acteur-clé dans la conduite d’un projet pédagogique et éducatif . Il lui revient d’engager une dynamique collective au sein de l’établissement et d’en assurer le suivi au quotidien .
Malgré cela, sa légitimité et la définition de ses prérogatives souffrent d’insuffisances . Si des évolutions positives sont intervenues ces dernières années pour renforcer son rôle d’encadrant de proximité, les leviers à sa disposition, notamment en matière d’évaluation des enseignants sont encore limités .
Les marges de manœuvre dont il dispose ne suffisent pas pour lui permettre de valoriser l’investissement d’un enseignant impliqué dans la vie de l’établissement, motiver son équipe et mieux rétribuer ceux de ses membres les plus investis.
 
 

 
Face à ce constat, la Cour appelle à une évolution des conditions d’exercice professionnel des chefs d’établissement pour en faire de véritables cadres dirigeants au sein de l’institution, bénéficiant des prérogatives associées à leur statut, sans pour autant étendre eurs attributions actuelles en matière de recrutement . Le ministère doit accompagner cette évolution par un renforcement de leur formation et de leur accompagnement, ainsi qu’une modernisation de la gestion de leur carrière .
 
Moduler davantage l’allocation des moyens aux EPLE
 
Le système scolaire français s’appuie sur une logique d’allocation des moyens éducatifs globalement uniforme, à l’exception des établissements relevant de l’éducation prioritaire et des moyens de fonctionnement apportés par les collectivités territoriales . Le critère principal demeure, le plus souvent, le nombre d’élèves fréquentant l’établissement rapporté à un nombre de divisions (classes) . Les résultats et la situation sociale des élèves, tout comme le contexte géographique de l’établissement, ne sont pas pris en compte de manière systématique sur l’ensemble du territoire, certaines académies déployant des modalités d’allocation progressive des moyens à partir d’indicateurs élaborés par la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), quand d’autres s’en abstiennent .
Sous couvert d’un objectif d’égalité, l’institution scolaire tend, en réalité, à ne pas suffisamment corriger les inégalités existantes . Pour contrecarrer cette situation, la Cour estime que l’efficience des moyens alloués aux établissements serait mieux assurée si les modalités d’allocation prenaient davantage en compte les résultats des  évaluations et les contraintes pesant sur le lieu d’implantation de l’EPLE, et si elles étaient mieux coordonnées avec les interventions des collectivités territoriales.
 
Recommandations
 
1.
Veiller à ce que chaque EPLE dispose d’un projet d’établissement à jour, condition préalable à la mise en œuvre d’une démarche d’évaluation (MENJ).
2.
Engager une rationalisation des outils de pilotage des établissements en faisant du projet d’établissement le document pivot permettant une meilleure appropriation de l’action stratégique de l’établissement (MENJ)
3.
Confier au chef d’établissement l’évaluation des enseignants du second degré, en ménageant une possibilité de recours auprès de l’inspecteur, (recommandation réitérée) (MENJ)
4.
Annualiser les obligations de service des enseignants du second degré, en quantifiant les missions individuelles et collectives des enseignants assurées en dehors des heures de cours (recommandation réitérée) (MENJ)
5.
Au sein de la dotation globale, laisser à la main du chef d’établissement une enveloppe permettant de valoriser l’investissement d’enseignants au regard des objectifs du projet d’établissement (MENJ)
6.
Réformer les modalités de recrutement et de mutation des chefs d’établissement en réservant à
l’échelon central la seule désignation des postes spécifiques, des nouveaux titulaires et des personnels changeant d’académie (MENJ)
7.
Intégrer, dans les modèles d’allocation des moyens aux établissements, des critères tenant compte du profil des élèves scolarisés, des caractéristiques spécifiques de l’établissement, notamment géographiques, et de la mise en œuvre de projets particuliers en faveur de la réussite des élèves (MENJ)
8.
Favoriser la contractualisation entre établissements, académies et collectivités territoriales afin d’intégrer une véritable logique de complémentarité des moyens apportés aux EPLE (MENJ)
 
 
Rapport de la Cour des Comptes (en pdf)
 
 

 
 B - Baccalauréat et socialisme (extrait)
 

J'ai soumis à l'assemblée un amendement qui a pour objet la suppression des grades universitaires. Ma santé ne me permet pas de le développer à la tribune. Permettez-moi d'avoir recours à la plume. [...] Les grades universitaires ont le triple inconvénient d'uniformiser l'enseignement (l'uniformité n'est pas l'unité) et de l'immobiliser après lui avoir imprimé la direction la plus funeste. [...] La liberté peut être considérée au point de vue des personnes et relativement aux matières - ratione personae et ratione materiae, comme disent les légistes ; car supprimer la concurrence des méthodes, ce n'est pas un moindre attentat à la liberté que de supprimer la concurrence des hommes.

Il y en a qui disent : "La carrière de l'enseignement va être libre, car chacun y pourra entrer." C'est une grande illusion. L'État, ou pour mieux dire le parti, la faction, la secte, l'homme qui s'empare momentanément, et même très légalement, de l'influence gouvernementale, peut donner à l'enseignement la direction qui lui plaît, et façonner à son gré toutes les intelligences par le seul mécanisme des grades...

Moi, père de famille, et le professeur avec lequel je me concerte pour l'éducation de mon fils, nous pouvons croire que la véritable instruction consiste à savoir ce que les choses sont et ce qu'elles produisent, tant dans l'ordre physique que dans l'ordre moral. Nous pouvons penser que celui-là est le mieux instruit qui se fait l'idée la plus exacte des phénomènes et sait le mieux l'enchaînement des effets aux causes. Nous voudrions baser l'enseignement sur cette donnée. - Mais l'État a une autre idée. Il pense qu'être savant c'est être en mesure de scander les vers de Plaute, et de citer, sur le feu et sur l'air, les opinions de Thalès et de Pythagore.

Or que fait l'État ? Il nous dit : Enseignez ce que vous voudrez à votre élève ; mais quand il aura vingt ans, je le ferai interroger sur les opinions de Pythagore et de Thalès, je lui ferai scander les vers de Plaute, et, s'il n'est assez fort en ces matières pour me prouver qu'il y a consacré toute sa jeunesse, il ne pourra être ni médecin, ni avocat, ni magistrat, ni consul, ni diplomate, ni professeur.

Dès lors je suis bien forcé de me soumettre, car je ne prendrai pas sur moi la responsabilité de fermer à mon fils tant de si belles carrières. Vous aurez beau me dire que je suis libre ; j'affirme que je ne le suis pas, puisque vous me réduisez à faire de mon fils, du moins à mon point de vue, un pédant, - peut être un affreux petit rhéteur, - et à coup sûr un turbulent factieux.

Car si encore les connaissances exigées par le Baccalauréat avaient quelques rapports avec les besoins et les intérêts de notre époque ! si du moins elles n'étaient qu'inutiles ! mais elles sont déplorablement funestes. Fausser l'esprit humain, c'est le problème que semblent s'être posé et qu'ont résolu les corps auxquels a été livré le monopole de l'enseignement. [...]

Les doctrines subversives auxquelles on a donné le nom de socialisme ou communisme sont le fruit de l'enseignement classique, qu'il soit distribué par le clergé ou par l'Université. [...] Relativement à la société, le monde ancien a légué au nouveau deux fausses notions qui l'ébranlent et l'ébranleront longtemps encore.

L'une : que la société est un état hors de nature, né d'un contrat. Cette idée n'était pas aussi erronée autrefois qu'elle l'est de nos jours. Rome, Sparte, c'était bien des associations d'hommes ayant un but commun et déterminer : le pillage ; ce n'était pas précisément des sociétés mais des armées.

L'autre, corollaire de la précédente : Que la loi créé les droits, et que, par suite, le législateur et l'humanité sont entre eux dans les mêmes rapports que le potier et l'argile. Minos, Lycurgue, Solon, Numa avaient fabriqué les sociétés crétoise, macédoniennes, athénienne, romaine. Platon était fabriquant de républiques imaginaires devant servir de modèles aux futurs instituteurs des peuples et pères des nations.

Or, remarquez-le bien, ces deux idées forment le caractère spécial, le cachet distinctif du socialisme, en prenant ce mot dans le sens défavorable et comme la commune étiquette de toutes les utopies sociales.

Quiconque, ignorant que le corps social est un ensemble de lois naturelles, comme le corps humain, rêve de créer une société artificielle, et se prend à manipuler à son gré la famille, la propriété, le droit, l'humanité, est socialiste. Il ne fait pas de la physiologie, il fait de la statuaire ; il n'observe pas, il invente ; il ne croit pas en Dieu, il croit en lui-même ; il n'est pas savant, il est tyran ; il ne sert pas les hommes, il en dispose ; il n'étudie pas leur nature, il la change, suivant le conseil de Rousseau

Il s'inspire de l'antiquité ; il procède de Lycurgue et de Platon. - Et pour tout dire, à coup sûr, il est bachelier.

Voyons donc à quoi se réduit [...] cette Liberté que vous dites si entière.

En vertu de votre loi, je fonde un collège. Avec le prix de la pension, il me faut acheter ou louer le local, pourvoir à l'alimentation des élèves et payer les professeurs. Mais à coté de mon collège, il y a un Lycée. Il n'a pas à s'occuper du local et des professeurs. Les contribuables, moi compris, en font les frais. Il peut donc baisser le prix de la pension de manière à rendre mon entreprise impossible. Est-ce là de la liberté ?

Maintenant je me suppose père de famille ; je mets mes fils dans une institution libre : quelle est la position qui m'est faite ? Comme père, je paye l'éducation de mes enfants, sans que nul me vienne en aide ; comme contribuable et comme catholique, je paye l'éducation des enfants des autres, car je ne puis refuser l'impôt qui soudoie les Lycées, ni guère me dispenser, en temps de carême, de jeter dans le bonnet du frère quêteur l'obole qui doit soutenir les séminaires. En ceci, du moins, je suis libre. Mais le suis-je quant à l'impôt ? Non, non, dites que vous faites de la Solidarité, au sens socialiste, mais n'ayez pas la prétention de faire de la Liberté.

Et ce n'est là que le très-petit coté de la question. Voici qui est plus grave. Je donne la préférence à l'enseignement libre, parce que votre enseignement officiel (auquel vous me forcer à concourir, sans en profiter) me semble communiste et païen ; ma conscience répugne à ce que mes fils s'imprègnent des idées spartiates et romaines qui, à mes yeux du moins, ne sont que la violence et le brigandage glorifié. En conséquence, je me soumets à payer la pension pour mes fils, et l'impôt pour les fils des autres. Mais qu'est ce que je trouve ? Je trouve que votre enseignement mythologique et guerrier a été indirectement imposé au collège libre, par l'ingénieux mécanisme de vos grades, et que je dois courber ma conscience à vos vues sous peine de faire de mes enfants des parias de la société. - Vous m'avez dit quatre fois que j'étais libre. Vous me le diriez cent fois, que cent fois je vous répondrais : je ne le suis pas. [...]

Enfin, examinons la question au point de vue de la Société, et remarquons d'abord qu'il serait étrange que la société fut libre en matière d'enseignement si les instituteurs et les pères de famille ne le sont pas. La première phrase du rapport de M. Thiers sur l'instruction secondaire, en 1844, proclamait cette vérité terrible : "L'éducation publique est l'intérêt le plus grand d'une nation civilisée, et, par ce motif, le plus grand objet de l'ambition des partis."

Il semble que la conclusion à tirer de là, c'est qu'une nation qui ne veut pas être la proie des partis doit se hâter de supprimer l'éducation publique, c'est à dire par l'État, et de proclamer la liberté de l'enseignement. S'il y a une éducation confiée au pouvoir, les partis auront un motif de plus pour chercher à s'emparer du pouvoir, puisque, du même coup, ce sera s'emparer de l'enseignement, le plus grand objet de leur ambition. La soif de gouverner n'inspire-t'elle pas assez de convoitise ? ne provoque-t'elle pas assez de luttes, de révolutions et de désordres ? et est-il sage de l'irriter encore par l'appât d'une si haute influence ?

Et pourquoi les partis ambitionnent-ils la direction des études ? Parce qu'ils connaissent ce mot de Leibniz : "Faites-moi maître de l'enseignement, et je me charge de changer la face du monde." L'enseignement par le pouvoir, c'est donc l'enseignement par un parti, par une secte momentanément triomphante ; c'est l'enseignement au profit d'une idée, d'un système exclusif. "Nous avons fait la République, disait Robespierre, il nous reste à faire des républicains" ; tentative qui a été renouvelée en 1848. Bonaparte ne voulait faire que des soldats, Frayssinous que des dévots, Villemin que des rhéteurs. M. Guizot ne ferait que des doctrinaires, Enfantin que des saint-simoniens, et tel qui s'indigne de voir l'humanité ainsi dégradée, s'il était jamais en position de dire l'État c'est moi, serait peut être tenté de ne faire que des économistes. Eh quoi ! ne verra-t-on jamais le danger de fournir aux partis, à mesure qu'ils s'arrachent le pouvoir, l'occasion d'imposer uniformément et universellement leurs opinions, que dis-je ? leurs erreurs par la force ? Car c'est bien employer la force que d'interdire législativement toute autre idée que celle dont on est soit même infatué...

Maintenant, je répète ma question : Au point de vue social, la loi que nous discutons réalise-t-elle la liberté ?

Autrefois il y avait une Université. Pour enseigner il fallait sa permission. Elle imposait ses idées et ses méthodes, et force était d'en passer par là. Elle était donc, selon la pensée de Leibniz, maîtresse des générations, et c'est pour cela sans doute que son chef prenait le titre significatif de grand maître.

Maintenant tout cela est renversé. Il ne restera à l'Université que deux attributions :

1° le droit de dire ce qu'il faudra savoir pour obtenir les grades ;

2° le droit de fermer d'innombrables carrières à ceux qui ne se seront pas soumis.

Ce n'est presque rien, dit-on. Et moi je dis : ce rien est tout.

Ceci m'entraîne à dire quelque chose d'un mot qui a été souvent prononcé dans ce débat : c'est le mot unité ; car beaucoup de personnes voient dans le Baccalauréat le moyen d'imprimer à toutes les intelligences une direction, sinon raisonnable et utile, du moins uniforme, et bonne en cela...

Il y a deux sortes d'unités. L'une est un point de départ. Elle est imposée par la force, par ceux qui détiennent momentanément la force. L'autre est un résultat, la grande consommation de la perfectibilité humaine. Elle résulte de la naturelle gravitation des intelligences vers la vérité.

La première unité a pour principe le mépris de l'espèce humaine, et pour instrument le despotisme. Robespierre était unitaire quand il disait : "J'ai fait la République, je vais me mettre à faire des républicains." [...] Procuste était Unitaire quand il disait : "Voilà un lit : je raccourcirai ou j'allongerai quiconque en dépassera ou n'en atteindra pas les dimensions." Le Baccalauréat est Unitaire quand il dit : La vie sociale sera interdite à quiconque ne subit pas mon programme." [...]

La liberté c'est le terrain où germe la véritable unité et l'atmosphère qui la féconde. La concurrence a pour effet de provoquer révéler et universaliser les bonnes méthodes, et de faire sombrer les mauvaises. Il faut bien admettre que l'esprit humain a plus naturelle proportion avec la vérité qu'avec l'erreur, avec ce qui est bien qu'avec ce qui est mal, avec ce qui est utile qu'avec ce qui est funeste. S'il n'en était pas ainsi, si la chute était naturellement réservée au Vrai, et le triomphe au Faux, tous nos efforts seraient vains ; l'humanité serait fatalement poussée, comme le croyait Rousseau, vers une dégradation inévitable et progressive. Il faudrait dire avec M. Thiers : L'antiquité est ce qu'il y a de plus beau au monde, ce qui n'est pas seulement une erreur mais un blasphème. - Les intérêts des hommes, bien compris, sont harmoniques, et la lumière qui les leur fait comprendre brille d'un éclat toujours plus vif. Donc les efforts individuels et collectifs, l'expérience, les tâtonnements, les déceptions même, la concurrence, en un mot, la Liberté - font graviter les hommes vers cette unité, qui est l'expression des lois de leur nature, et la réalisation du bien général...

Peut-on douter que l'enseignement, dégagé des entraves universitaires, soustrait, par la suppression des grades, au conventionnalisme classique, ne s'élançât, sous l'aiguillon de la rivalité, dans des voies nouvelles et fécondes ? Les institutions libres, qui surgiront laborieusement entre les lycées et les séminaires, sentiront la nécessité de donner à l'intelligence humaine sa véritable nourriture, à savoir : la science de ce que les choses sont et non la science de ce qu'on en disait il y a deux mille ans. "L'antiquité des temps est l'enfance du monde, dit Bacon, et, à proprement parler, c'est notre temps qui est l'antiquité, le monde ayant acquis du savoir et de l'expérience en vieillissant." L'étude des œuvres de Dieu et de la nature dans l'ordre moral et dans l'ordre matériel, voilà la véritable instruction, voilà celle qui dominera dans les institutions libres. Les jeunes gens qui l'auront revue se montreront supérieur par la force de l'intelligence, la sûreté du jugement, l'aptitude à la pratique de la vie, aux affreux petits rhéteurs que l'université et le clergé auront saturés de doctrines aussi fausses que surannées. Pendant que les uns seront préparés aux fonctions sociales de notre époque, les autres seront d'abord à oublier, s'ils peuvent, ce qu'ils auront appris, ensuite à apprendre ce qu'ils devraient savoir. En présence de ces résultats la tendance des pères de famille sera de préférer les écoles libres, pleines de sève et de vie, à ces autres écoles succombant sous l'esclavage de la routine...

L'effroyable désordre moral [de notre époque] ne naît pas d'une perversion des volontés individuelles abandonnées à leur libre arbitre. Non, il est législativement imposé par le mécanisme des grades universitaires. M. de Montalembert lui même, tout en regrettant que l'étude des lettres antiques ne fut pas assez forte, a cité les rapports des inspecteurs et doyen des facultés. Ils sont unanimes pour constater la résistance, je dirai presque la révolte du sentiment public contre une tyrannie si absurde et si funeste. Tous constatent que la jeunesse française calcule avec une précision mathématique ce qu'on l'oblige d'apprendre et ce qu'on lui permet d'ignorer, en fait d'études classiques, et qu'elle s'arrête juste à la limite où les grades s'obtiennent. En est-il de même dans les autres branches des connaissances humaines, et n'est-il pas de notoriété publique que, pour dix admissions, il se présenté cent candidats tous supérieurs à ce qu'exigent les programmes ? Que le législateur compte donc la raison publique et l'esprit des temps pour quelque chose... 

Extrait du discours que Frédéric Bastiat, député des Landes, aurait aimé prononcer à la chambre, s'il n'en avait été empêché par la tuberculose, lors des débats sur la liberté de l'enseignement, qui devaient aboutir au vote de la loi Falloux du 15 mars 1850.

 

: Frédéric Bastiat, Baccalauréat et Socialisme, Œuvres complètes, tome IV : Sophismes économiques, petits pamphlets I, Paris : Guillaumin, 2ème éd. 1863, pp. 442 à 503.

: "Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine..., d'altérer la constitution morale et physique de l'humanité..." (Contrat social, chap. VII)

Extrait de l’édition originale en 7 volumes (1863) des œuvres complètes de Frédéric Bastiat, tome IV, Baccalauréat et socialisme, pp. 442-503.

Originellement mis sur le ouèbe par le site libertarien et non conformiste, en remerciant M. Pellissier-Tanon. Édité par François-René Rideau pour Bastiat.org.

 


 C - Egalitarisme à la française: la preuve par l'absurde

Il y a déjà quelques années que le diagnostic d’un égalitarisme mortifère qui rend l’école française toujours plus inégalitaire a été posé. Tellement d’années qu’on pourrait croire non seulement ce diagnostic partagé, mais même quelques solutions trouvées, quelques traitements de choc appliqués avant le coma et la mort clinique. Eh bien, pas du tout ! Mieux, on s’aperçoit qu’à tous les échelons de l’Education nationale, des adeptes zélés du culte du dieu Egalité représentent fort dignement une espèce que la disparition ne guette pas. Professeurs, journalistes, sociologues, parents, recteurs et inspecteurs…

Inspecteurs, justement. L’un d’eux offrait dernièrement à l’auteur de ces lignes une petite démonstration de son talent. Le sujet : l’école maternelle. Et la régulation des « flux scolaires » par une administration soucieuse de se simplifier la vie en économisant l’argent public. Question anodine de votre servante :

- On voit de moins en moins d’enfants sauter une classe, ou entrer plus tôt à l’école et poursuivre leur cursus avec cette avance. Pourtant, cette souplesse avait l’avantage de tenir compte des écarts de développement des enfants, et de compenser le coût des redoublements, non ?

Réponse, un tantinet indignée, de l’éminent IA-IPR :

- Les élèves qui doublent (sic. Il ne faut stigmatiser personne…) sont le reflet d’autre chose que des résultats scolaire. Et c’est la même chose pour ceux qui sautaient une classe. C’est pour cela qu’on évite aujourd’hui ce genre de chose. C’étaient souvent des enfants de milieu favorisé, que les parents poussaient. Nous, nous croyons aux bienfaits de la mixité sociale.

A partir de ce stade, la conversation prend un tour un peu curieux, quelque chose comme une immersion dans les cauchemars de Franz Kafka.

- Mais je ne comprends pas. Si votre élève un peu plus rapide saute une classe, il se retrouvera au niveau supérieur, où il aura autant de camarades de milieu défavorisé.

- Non. Vous comprenez, dans l’école de la République, malheureusement, vous avez des différences qui sont souvent le fait de différences sociales. C’est contre cela qu’il faut lutter.

L’individu qui croit encore qu’il se situe dans l’ordre du débat argumenté appuyé sur une forme quelconque de rationalité prouve par là-même qu’il ignore tout de l’Education nationale, de ses concepts et de son vocabulaire. Pris par surprise, il se débat tel un malheureux prisonnier des sables mouvants, mais peu à peu, la rhétorique si bien rôdée l’englue, l’absorbe et le digère.

- Mais enfin, que tous les enfants n’aient pas le même âge dans une classe ne change rien à la mixité sociale. Il s’agit juste de tenir compte de la spécificité, du rythme, de chaque enfant.

- Vous ne comprenez pas. Si vous appliquez ce modèle sur l’ensemble de la scolarité, vous créez un système élitiste, une école à deux vitesses.

- Mais pas du tout ! On évite juste que des petits s’ennuient à l’école ! Et puis, pourquoi les enfants qui ont des facilités à la maternelle ou au CP seraient-ils forcément des gosses de riches. Il y a des gamins de milieu défavorisé qui sont très vifs, très éveillés.

Là, vous atteignez le point aveugle de l’idéologie égalitaire, ce trou noir qu’il ne faut surtout pas explorer, car ce qu’on y trouverait serait teinté de mépris de classe et de déterminisme forcené. Les pauvres ne peuvent pas réussir à l’école, ni s’approprier une culture humaniste exigeante. Les pauvres sont condamnés à l’échec, sauf si l’on efface cet échec par un tour de passe-passe, et que l’on supprime cette culture qui ne saurait leur appartenir. Mais puisque tout cela est fort peu reluisant, changeons de sujet :

- De toute façon, avec l’organisation en cycles, nous avons rompu avec ce système des années d’avance. Les enfants ne progressent plus de classe en classe, mais de cycle en cycle ; et vous n’allez pas leur faire sauter tout un cycle.

- Donc on organise dès le départ la cohabitation d’enfants qui n’ont ni les mêmes acquis, ni les mêmes besoins.

- Mais le professeur répond à chacun par une pédagogie différenciée.

Ô merveille de ces quelques phrases qui résument si bien la subtile philosophie de ceux qui ont charge de nos enfants : l’élitisme, c’est Mal. La mixité, c’est Bien. Et par la magie de la « pédagogie différenciée » et des « cycles d’enseignement », une administration folle verrouille le système pour qu’aucune tête ne dépasse. « Souligner avec amertume et désespoir l'absurdité du monde » : ainsi Pierre Desproges définissait-il l’humour anglais ; et sans doute y aurait-il comme une quintessence de l’humour anglais chez cet inspecteur, s’il n’était parfaitement sérieux. Il nous prouve que l’Education nationale s’est fait une spécialité de l’absurdité. Elle nous laisse l’amertume et le désespoir.

Source : Le Figaro

 


 

Philippe Nemo: Une trop longue erreur !!

Jean-Pierre Raffarin a installé hier la commission d'une quarantaine de personnalités qui pilotera le «débat national sur l'école» dont l'ambition est de déboucher sur une révision de la loi d'orientation de 1989, socle du système éducatif actuel. L'éducation va ainsi occuper le devant de la scène jusqu'en 2004, date à laquelle le gouvernement entend faire voter une nouvelle loi d'orientation «pour les quinze ans à venir», selon le ministre Luc Ferry. Nous publions ci-dessous deux contributions au débat.

Il est urgent de comprendre que les crises successives de l'Éducation nationale ne sont pas des phénomènes ponctuels, mais sont le résultat d'une même erreur initiale dans la politique scolaire du pays commise il y a plus de quarante ans et jamais corrigée depuis. Après y avoir longtemps réfléchi[1], je pense pouvoir retracer ce qui s'est réellement passé pendant ce presque demi-siècle. La tragédie s'est nouée en trois actes.

Acte 1. Au lendemain de la guerre, en 1947, les communistes Langevin et Wallon proposèrent de réaliser en France l'école unique, creuset de l'homme nouveau socialiste. Repoussé par deux fois à la Chambre sous la IVe République, ce projet fut mis en œuvre, paradoxalement, par De Gaulle au début de la Ve.

On unifia le système scolaire, jusque-là divisé en trois grands secteurs plus ou moins indépendants, le primaire, le secondaire et le technique. On supprima les classes primaires des lycées, les classes secondaires du primaire (les «cours complémentaires») et, peu à peu, on homogénéisa les programmes de façon à supprimer les filières.

Le « collège unique », faussement attribué à l'initiative de M. Haby, ne fut que l'étape finale de ce processus, qui était programmé dès 1958. L'Éducation nationale devint alors un monstrueux système bureaucratique, et ses syndicats montèrent en puissance à mesure qu'augmenta, dans un système administratif unifié, leur pouvoir de nuire. Dès cette date, l'Éducation ne fut plus nationale. Elle fut, de jure, cogérée par le ministère et les syndicats. De facto, elle fut gérée par les syndicats seuls, car les ministres passaient (et souvent sautaient), alors que les syndicats restaient. Je dis bien que l'Éducation « nationale » usurpe désormais ce qualificatif, car la nation, qui n'a d'autre organe d'expression que le suffrage universel, et d'autres représentants légitimes que le Parlement et le Gouvernement, n'eut plus jamais, de ce jour, son mot à dire dans la politique éducative du pays.

Acte II. Pourtant, aussitôt mise en place, l'école unique se révéla produire l'inverse de l'effet recherché. Au lieu de résorber les inégalités scolaires, on s'aperçut qu'elle les exacerbait. On découvrit en effet, dès le début des années 1960 que, quand on place dans une même école et devant un même professeur les 20% d'élèves qui allaient auparavant au lycée et les 80% qui allaient à l'école communale et dans les cours complémentaires, c'étaient toujours les premiers nommés, c'est-à-dire les enfants des milieux « privilégiés », qui réussissaient. Le résultat réellement produit par un cours ne dépend pas en effet seulement du cours lui-même, mais aussi des structures mentales des élèves qui le reçoivent.

Pour suivre l'enseignement secondaire classique, qui, même élémentaire, est déjà par nature scientifique, il faut, dès l'entrée en 6e à l'âge de 10 ans, avoir atteint ce que les psychologues de l'intelligence comme Jean Piaget appelle le stade de la pensée « abstraite » et « désintéressée ». Or ce stade n'est atteint à l'âge de l'entrée en 6e que par les enfants vivant dans un milieu familial où leur intelligence abstraite est activement stimulée, c'est-à-dire dans les milieux « bourgeois ».

Dans ces conditions, l'école unique conduisait à une double catastrophe. Non seulement c'étaient encore les fils de polytechniciens qui devenaient polytechniciens, donc l'école unique ne changeait rien en pratique. Mais, ce qui était pire, ce privilège devenait légitime, puisque tous les enfants, désormais scolarisés dans une même école, étaient censés avoir eu les mêmes chances.

Constatant cet échec, le gouvernement gaulliste aurait pu renoncer à l'école unique et revenir à l'école méritocratique de Jules Ferry, qui avançait plus lentement, mais plus sûrement, vers la « démocratisation » souhaitée par tous. Mais cette correction de trajectoire ne pouvait pas être acceptée par les syndicats qui, grâce à la tourmente de 1968, imposèrent leurs propres solutions. Celles-ci consistaient en une fuite en avant. Puisque l'« alignement vers le haut » du plan Langevin-Wallon ne fonctionnait pas, on procéderait à un « alignement par le bas ». En un mot, on primariserait le secondaire. Cela tombait bien: la majorité des professeurs du secondaire de l'époque étaient d'anciens instituteurs.

C'est à partir de cette date que l'Éducation dite nationale commença à détruire purement et simplement l'enseignement secondaire français traditionnel. Rejetant une tradition éprouvée, on donna carte blanche aux «pédagogues». On décréta le caractère oppressif des savoirs. On refondit tous les programmes dans le sens du flou, de l'incohérence et de l'appauvrissement. On rendit impossible la structuration de l'esprit en cassant net, au nom de la spontanéité des « apprenants », le processus d'acquisition méthodique des savoirs.

L'affaire se compliqua par le fait que les réformateurs, menés par la FEN et le SGEN, ne purent, malgré tous leurs efforts, imposer l'intégralité de leurs réformes. La logique de celles-ci aurait été de supprimer jusqu'à la notion même de programme, donc la structuration des collèges et lycées en classes annuelles successives, donc aussi toute hiérarchie entre catégories d'enseignants. Or le SNES communiste veillait aux intérêts corporatifs des professeurs agrégés et certifiés. Il combattit les « pédagos » autant qu'il le put. Il en résulta une situation bloquée, provoquant un lent pourrissement. Il n'y eut plus, bientôt, de véritable programme national.

Acte III. Dans les décennies 1960 et 1970, l'école avait subrepticement changé de fonction sociale: elle était devenue peu à peu une simple garderie de la jeunesse. Et c'est parce qu'elle jouait passablement bien ce nouveau rôle qu'on l'a dédouana de ne plus jouer correctement son rôle d'éducation et d'instruction.

Il y eut des raisons sociologiques profondes, tant structurelles et conjoncturelles, à cette transformation insensible de l'école. D'abord, le travail des femmes s'était généralisé; or les femmes ne peuvent quitter la maison si les enfants ne sont pas gardés à l'extérieur. Ensuite, à partir du début des années 1970, le chômage de masse s'était développé en Europe, et l'on avait réagi à cette pression exercée contre l'emploi en diminuant la durée du travail, soit celle du travail hebdomadaire, soit celle de la vie de travail, ce dernier facteur se décomposant à son tour en abaissement de l'âge de la retraite et en retardement de l'entrée sur le marché de l'emploi. C'est ainsi que la durée moyenne de scolarisation doubla, passant de neuf ans aux lendemains de la guerre à plus de dix-huit ans aujourd'hui. Pendant la même période, les dépenses scolaires décuplaient en francs constants. Ainsi les jeunes étaient-ils gardés entre quatre murs au lieu d'entrer sur le marché du travail et d'y faire baisser les salaires, ou, pire, d'envahir la rue.

Inutile de dire que le niveau scolaire de la nation, dans le même temps, ne décupla ni ne doubla, à supposer qu'il ait augmenté un peu ou même n'ait pas régressé. Par conséquent, si l'on évalue l'output de l'institution scolaire en termes de niveau, on peut dire que la productivité marginale de chaque franc supplémentaire dépensé pour l'école, ou de chaque heure supplémentaire passée à l'école, a tendu vers zéro ou même est devenue négative. Pourquoi la société ne s'est-elle pas révoltée contre ce scandaleux gâchis? La réponse est claire: c'est que l'investissement public fut réellement productif si l'on prend pour critère non le niveau scolaire, mais la capacité à garder efficacement la jeunesse. L'argent dépensé a réellement servi à construire des écoles et à payer des gardiens.

La preuve que la fonction sociale réelle de l'école est désormais celle d'une garderie est que c'est aux manquements de cette seule fonction que des « signaux sociaux » s'allument. On ne voit jamais les parents défiler dans la rue si le professeur de français fait une faute d'orthographe par ligne, ou si le professeur de mathématiques se perd dans ses équations (ce qui est courant aujourd'hui). En revanche si, un seul matin, un gardien, absent, pour quelque raison que ce soit, manque devant une classe, ou si les professeurs sont en grève, ou si l'on menace de fermer une classe dans une agglomération qui se dépeuple, tous événements qui empêchent les parents d'aller travailler en paix, c'est alors que la société réagit brutalement et que l'institution scolaire est sommée de se justifier. A midi, les parents occupent l'école. Le recteur doit s'expliquer l'après-midi devant la télévision régionale, et le ministre au journal de 20h.

On a là l'explication, navrante mais objectivement vraie, du fait stupéfiant que les grands acteurs sociaux n'aient rien fait pour corriger la dérive mortelle de notre système éducatif depuis que son échec est devenu patent. Les associations de parents d'élèves n'ont eu en vue, par définition, que la fonction de garderie. Les syndicats d'enseignants n'ont eu en vue que l'augmentation continue des postes rendue possible par l'aubaine d'une inflation scolaire indéfinie (et de toute façon, ils ne peuvent critiquer leur œuvre). Quant aux politiques, ils se sont platement alignés sur les préoccupations immédiates de la masse de leurs électeurs, en sacrifiant, comme c'est devenu habituel dans nos démocraties médiatiques, les intérêts à long terme du pays.

Le problème est que la France, si elle en reste à la situation actuelle de son système éducatif, va subir la plus effroyable décadence de son histoire: la perte de son statut de grand pays scientifique et technologique. Et je ne vois pas très bien comment on peut espérer faire fonctionner une démocratie digne de ce nom, et en général toutes les institutions, organisations et entreprises d'un pays moderne, dans une société où progressent illettrisme, ignorance et obscurantisme.

Je suis persuadé qu'il n'y a de solution au problème scolaire de notre pays que par la remise en cause radicale de l'option communisante du plan Langevin-Wallon prise et absurdement conservée depuis quarante ans. Il faut un pluralisme scolaire, tant à l'intérieur du système public que par le développement d'un nouveau secteur privé. Il faut qu'on puisse créer librement des écoles et des réseaux d'écoles, et qu'il y ait une émulation entre ceux-ci, seul processus qui sera de nature à créer une spirale vertueuse et à engendrer un vigoureux renouvellement. Quel homme politique aura le courage de faire un pas dans le sens de cette libération?

1) Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry?, Grasset, 1991; Le Chaos pédagogique, Albin Michel, 1993. «La fonction de garderie de l'école: une explication de la dégradation de sa fonction pédagogique», in École et société. Les paradoxes de la démocratie, par Raymond Boudon, Nathalie Bulle et Mohamed Cherkaoui, PUF, 2001. 

Source: Le Figaro via Catallaxia 

 


août 15, 2022

L’ÉTRANGLEMENT DE L’OPTION NUCLÉAIRE FRANÇAISE PAR L’EUROPE





"Politique catastrophique de l'UE vis à vis du nucléaire et le suivisme désastreux de la France par rapport à cette politique décidée et imposée par l'Allemagne et d'autres.Quand les politiques français vont ils se réveiller et ne plus accepter ces diktats allemands (et autres) et imposer que l'on revienne aux traités européens où la politique énergétique est une souveraineté des États-membres? Cette politique en plus d’être inutile et contre-productive pour le climat pour la France détruit un des rares domaines où la France est compétitive.  

"Mais il faudrait pour cela qu’en France les administrations ministérielles et le pouvoir politique aient une conception plus claire des intérêts de la France et des consommateurs français afin que ces intérêts soient défendus de façon plus déterminée, comme l’Allemagne sait si bien le faire dans bien des domaines. Il serait temps aussi que dans les administrations concernées, on ouvre les yeux sur la façon dont les différentes logiques européennes sont en train de miner le terrain sur lequel doit se fonder la poursuite de l’option nucléaire".

Ingénieur- Académie Technologies-SLC-AFIS

 

 





"Le Brexit et le nucléaire posent des questions existentielles à l’UE et à la France. Un petit peu de géopolitique du nucléaire européen. Avec le Brexit, la France se retrouve seule nation nucléaire intégrale en UE : avec une capacité à concevoir et construire des centrales, et avec du nucléaire militaire. Or, l’UE est devenue antinuc Le nucléaire énergétique est exclus récemment des financements du green deal Le nuc militaire est tabou. Pourtant le nuc militaire a un gros avantage pacifiste : il est « skin in the game » même un dictateur au chaud dans son palais est menacé par la bombe. Le monde d’aujourd’hui est en pleine dissonance entre le réchauffement climatique et être antinuc (alors que c’est la SEULE énergie décarbonée scalable) Mais le monde a aussi peur de la guerre nucléaire et de la croissance. L’UE ne peut rassurer les gens sur la guerre nucléaire car elle ne s’autorise pas à parler du sujet du nuc militaire. Elle se prive donc d’un outil pour rassurer sur le nuc civil. Beaucoup ont peur du nuc civil à cause du nuc militaire. (à raison ou non). Et sur la croissance, l’UE a tellement peu d’ambitions qu’elle ne promeut pas la croissance, au contraire. L’UE a déjà investi des centaines de milliards dans les éoliennes et PV en pure perte contreproductive et cela va empirer. Cela ruine l’UE. La sortie du nucléaire civil a été mise en place en Autriche (1978), Suède (1980), Italie (1987), Belgique (1999), Allemagne (2000), et d’autres pays n’y sont jamais rentrés ! L’Espagne est sous moratoire. Même la France réduit sa part du nucléaire (LTECV) contre toute logique mais surtout faute de grands défenseurs du nuc qui osent parler géopolitique énergétique et militaire. Fermeture de réacteurs Réduction du nuc à 50% de l’électricité. Le RU construit une centrale nuc avec la France mais avec financements chinois. L’Autriche bloquait le projet. Et le Brexit a largement favorisé le projet ! (Échec européen). La Pologne construit une centrale nuc avec les Américains (encore un échec européen) https://www.sfen.org/rgn/pologne-financement-premiere-centrale-nucleaire. La Hongrie construit une centrale nuc avec les Russes (nouvel échec européen) https://www.euractiv.fr/section/energie/news/hungary-wins-final-eu-approval-for-russian-built-nuclear-plant/. L’Allemagne sort du nuc et construit un gazoduc (Nordstream 2) vers la Russie pour mieux dépendre des Russes. Double échec européen. (Quoique de nos jours, problème) L’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité plonge la France dans un monde absurde où elle doit faire encore plus de place aux catastrophiques Éoliennes et PV. Sur le plan militaire tout pays désarmé se pose la question de qui est son protecteur. Aujourd’hui l’UE (sauf France) est démunie et donc tournée vers les USA. La France est trop petite et a trop peu de têtes pour garantir la souveraineté européenne. Cela explique les accords germano-américains sur la défense antimissile aux dépends d’une industrie européenne. La défense antimissile relève de la dissuasion pour les Allemands contrairement à la France. Cf projet MEADS / Patriot. Cela explique les accords belgeo-américains sur le F35 aux dépends du Rafale. Les américains autorisent l’emport de leur bombe atomique sur F35 (même si sous codes américains évidemment) Contrairement à la France. C’est bête et tabou. Cela explique tous les accords d’armement pays UE et Amérique. Sans le nuc la défense européenne est un gadget très hypocrite. Tous ceux qui se plaignent de l’achat de F35 / Patriot par des pays de l’UE doivent comprendre que la seule alternative est de discuter du nuc militaire européen. Sujet tabou. L’UE a besoin d’une politique nucléaire civile et militaire sous peine de disparaître en étant complètement obsolète : Obsolète sur le changement climatique Obsolète économiquement en se ruinant dans les EnRi inefficientes Obsolète sur la défense. L’UE et la France resteront de petits vassaux des américains (voire des Russes ou Chinois) sans nuc militaire d’envergure et des criminels du climat sans nuc civil. Pour rappel Poutine a réarmé la Russie au niveau nucléaire et a menacé de l’utiliser. Et il a été extrêmement agressif ces dernières années (Georgie, Ukraine, etc.) Les US ne sont pas en reste et le monde se réarme https://www.latribune.fr/economie/international/retour-des-armes-nucleaires-l-ere-du-desarment-est-derriere-nous-826133.html. L’UE sans la bombe, sans défense, sans ambition, ne peut rester qu’une coquille absurde, antinuc, de facto pro-réchauffement et décroissantiste.

L’UE a-t-elle pour seule ambition d’être une sorte de Suisse du monde comme dirait @dr_l_alexandre ? (Et encore ce serait pas si mal quand on voit le chaos que cela devient...) Évidemment il fallait un « Airbus du nuc énergétique » mais l’Allemagne l’a tué en sortant du nuc. L’Allemagne, à mon sens, a tué l’UE à ce moment mais avait-elle le choix ?"
Tous ces éléments font que la France nucléaire a pour choix : Soit une UE atomique Soit Frexit (et continuer à se tourner vers le RU)

Faut il faire une menace d’un Frexit pour sauver la France du diktat allemand ? Ou le mettre en œuvre ? Entre les barrages hydrauliques & le nucléaire, la souveraineté de la France  est attaquée avec certains députés européens français et ministère complices de collaboration !

Dominique Finon est un économiste de l'énergie. Cela parait normal qu'il traite du nucléaire civil et pas du nucléaire militaire.





HISTOIRES & TENDANCES de Hans Herman HOPPE !

Hoppe nous raconte quelques histoires qui expliquent le monde actuel...

A lire impérativement..... La compréhension de monde en toute honnêteté est entre vos mains !

 

 


 

Schémas historiques et tendances selon la perspective Austro-libertarienne

C.-à-d., je souhaite vous raconter quelques histoires, disons, qui expliquent le monde actuel.

Et l’histoire consiste en trois sous-histoires. Elles sont toutes interconnectées, se déroulent d’une certaine façon, en parallèle, mais bien sûr, je les présenterai l’une après l’autre.

Une première, puis la deuxième, enfin la troisième, et elle se complèteront mutuellement pour former une image complète qui, j’espère, vous fera mieux comprendre le monde actuel.

La première histoire, qu’aujourd’hui les gens appellent le premier narratif, concerne l’origine des États, les changements d’États, ou les constitutions des États, au cours du temps. Elle est similaire à une reconstitution historique.

Et la deuxième histoire concerne la concentration des États, traite les problèmes de la guerre et de l’impérialisme.

Et la troisième histoire qui complète alors l’image d’ensemble, traite de la monnaie, des banques et de la centralisation monétaire.

 


Je commencerai donc par la première. Je vous lirai une page tirée d’un de mes travaux qui explique les fondations mêmes du libertarianisme, ses principes mêmes, puis j’élaborerai plus librement à partir de là.

Sans rareté dans ce monde, il n’y aurait pas de conflit entre les gens. Mais la rareté existe. Depuis notre départ du Jardin d’Eden, les choses sont rares, en pénurie. Et parce qu’elles sont rares, on peut en venir à se battre pour elles. Je veux faire quelque chose d’un certain objet, mais vous pourriez vouloir faire autre chose de ce même objet. Donc, si l’on veut vivre en paix mutuelle, il faut que toutes les choses rares soient dans les mains d’individus distincts. C’est-à-dire qu’on a besoin de la propriété privée pour éviter les conflits. De telle sorte que je possède certaines choses et j’en fais ce que je veux. Et vous possédez d’autres choses, et vous en faites ce qui vous passe par la tête. C’est la seule solution pour éviter les conflits, à moins d’une parfaite harmonie de tous les intérêts ; autrement dit, sauf si chacun veut que les autres fassent exactement ce qu’il attend d’eux. Mais évidemment, on ne vit pas dans un tel monde. Dans un monde où chacun a une idée différente de ce qu’on devrait faire, de ce qui rend heureux ou malheureux, il nous faut la propriété privée pour faire ce que qu’on veut sans entrer en conflit avec d’autres gens.

Hans-Hermann Hoppe

Alors, la question est : comment décider qui possède quoi, et qui ne possède pas ? Et la réponse libertarienne est la suivante : la prémisse est, bien sûr, que chacun possède son propre corps physique. Vous faites ce que vous voulez de votre corps, je peux faire ce que je veux du mien, je n’interfère pas envers votre corps et vous n’interférez pas envers le mien. Quant aux objets externes, afin de ne pas entrer en conflit, la règle d’acquisition de la propriété, la propriété privée, est : celui qui le premier vient à s’approprier ce qui était auparavant non possédé en devient le possesseur. Parce que seule le premier peut évidemment s’approprier ces choses sans déclencher un conflit. Le second ne peut faire cela. Si elle est déjà appropriée par l’un, le second alors, s’il veut s’approprier la même chose, ferait entrer en conflit. Et puis bien sûr, la propriété peut être transmise via des accords librement consentis. Je peux vous transmettre ce que je me suis préalablement approprié, et vous pouvez transmettre tout ce que vous vous êtes approprié à la personne suivante.

Ce sont là des règles très simples, intuitives et sensées, et qui en gros constituent le programme libertarien. Voilà comment on acquiert la propriété privée, et voilà comment on évite les conflits. Même si on suit généralement ces règles, bien sûr aussi des gens les enfreignent. Des gens qui volent la propriété [d’autrui]. Ou qui n’attendent pas que je leur transmette cette propriété, mais qui la prennent sans mon consentement. Alors que faire des contrevenants ? Tant que l’humanité sera ce qu’elle est, il y aura des contrevenants. Qui décide quand les règles sont enfreintes, qui a raison ou tort ? Qui devient le juge, l’arbitre ?

Maintenant, imaginez que quelqu’un propose : « Oh, j’ai la solution pour résoudre ce problème : à chaque cas de conflit, y compris ceux où je suis impliqué, c’est moi qui décide qui a raison ou tort. » Y a-t-il une chance quelconque que quiconque accepte cette règle ? Et je parie que personne n’accepterait jamais une telle règle, car tout le monde saurait ce qui se passerait alors. Si telle était la règle, cela signifierait au fond que je pourrais initier un conflit avec vous, je pourrais vous voler quelque chose, vous frapper à la tête si je le veux, puis vous vous en plaindriez, « pourquoi m’avez-vous volé ? », « pourquoi m’avez-vous frappé à la tête ? », et que je dirais alors : « je suis celui ayant le dernier recours dans cette affaire, et il était bien sûr entièrement justifié que je me conduisis ainsi ».

Une telle règle serait évidemment considérée comme ridicule. Maintenant, vous réalisez bien sûr que c’est précisément ainsi que les États se conduisent partout dans le monde. C’est-à-dire qu’ils peuvent initier un conflit : ils peuvent vous exproprier, ils peuvent enfreindre ces règles simples que j’expliquais au début. Et si vous vous plaignez, qui décide qui a raison ou tort ? Un juge, qui est employé de l’État. Alors la question est : comment une institution aussi folle que l’État a pu être rendue possible ? Une chose qui, à première vue, ne fait aucun sens quelconque ! Je veux simplement [ici] reconstruire ce qui l’a rendu possible.

 


Initialement, vers la période du Moyen Âge, les gens exposaient leurs conflits réciproques à ce qu’on appellerait des aristocrates ou des nobles. On ne choisit pas comme juges des gens sans influence, ou non respectés par le reste des gens, car en fin de compte il faudra faire appliquer le verdict prononcé par le juge. Et ce n’est qu’en ayant des gens éminents, ayant réussi, qui sont respectés par le public, qu’on rend possible l’application du verdict, que les gens pourront l’accepter : voilà le jugement juste, et voilà la manière de résoudre le problème. Et il n’y avait pas rien qu’une personne, une seule institution, à qui s’adresser pour résoudre les conflits, mais plusieurs. Plusieurs personnalités éminentes, des aristocrates ou autres, des gens grandement respectés, parmi lesquels choisir.

Et personne n’était le juge ultime. Même si un juge prenait telle ou telle décision, sa décision n’était pas définitive, il n’avait pas le dernier mot, on pouvait toujours aller chez un autre. Et on considérait que tous, tous les juges, suivaient le même droit. Personne n’avait de position de monopole sur ce point. On pouvait même faire appel : aller voir le Roi, en appeler au Pape. Et même le Pape n’était pas le juge suprême car les Papes aussi perdent leur emploi. Il y avait donc concurrence entre les postes d’arbitre de la façon dont les conflits devaient être réglés.

De grandes étapes [furent] alors franchies, et la plus décisive fut celle où l’un de ces juges choisis librement, encore en concurrence face à d’autres juges pour le respect, s’éleva pour prendre le monopole de juge. « Ma parole a le dernier mot. Et ma décision est sans appel. Personne n’est au-dessus de moi, ma décision est définitive et c’est ainsi. » On pourrait appeler cela un roi absolu. Il élimine tous ses concurrents potentiels, tous les autres nobles et juges auprès de qui faire appel si l’on n’est pas satisfait de la première décision telle que rendue.

Comment parvinrent-ils à ce virage ? D’une part, en soudoyant quelques-uns de leurs juges concurrents en disant : « Ok, je vous donnerai quelque poste subalterne dans mon tribunal ». Et l’autre chose qu’ils disaient, en s’adressant aux gens, la population en général, était : « Écoutez, il pourrait bien y avoir des obligations et des contrats vous liant à d’autres gens que vous regrettez d’avoir conclus ; et bien je vous libérerai de ces obligations. » Et ainsi obtinrent-ils le soutien public pour passer de juges en concurrence à un seul juge en monopole.

Historiquement, ce processus prit plusieurs siècles. Il démarra à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe, quand les États se constituèrent là où il n’existait rien de tel. Il existait des centres d’autorité en concurrence, mais pas d’autorité suprême. Donc plusieurs siècles furent nécessaires pour que quelques-uns atteignent ce poste de juge suprême. Alors, dès que ce poste fut occupé, deux institutions émergèrent. La première fut que, soudain, des impôts furent pris de force aux gens. Auparavant, mêmes les riches, les nobles etc. devaient demander à leurs suzerains d’accepter leurs impôts. Et s’ils refusaient, il n’y avait pas d’impôt. Mais désormais, puisque monopoleur, on peut dire : « Ok, vous me devez ceci ou cela ». Et si les gens protestent, on dira : « Écoutez, je suis le juge suprême, et je vous dis : vous me devez ceci, c’est ainsi. Et si vous ne faites pas ce que je vous dis, vous en serez puni ».

La seconde [institution] à naître fut, pour la première fois, cette chose qu’on appela « législation ». Auparavant, les lois n’étaient pas faites. Les lois étaient considérées comme découvertes et appliquées à tous exactement de la même manière. Ces lois que j’ai mentionnées au tout début : comment la propriété est établie. Ce n’était pas là des lois créées par quelqu’un, c’était des lois naturelles. Naturelles au sens où, si on veut éviter le conflit, alors voilà les lois naturelles, et elles ne peuvent être différentes, sinon il y aura conflit. Mais désormais, avec l’établissement de rois absolus, on a une situation où on peut faire des lois, inventer des lois. Vous devez faire ceci ou cela. Vous avez telle ou telle obligation.

Ainsi, fiscalité et législation vinrent à exister. D’abord bien sûr en faible portions, pas de fiscalité massive, et pas de législation lourde, mais lentement, lentement, l’impôt sera prélevé et les taxes seront augmentées et lentement, lentement, les lois seront faites. Et bien entendu, les lois seront faites évidemment pour bénéficier au dirigeant. Et la cour qu’il rassemble autour de lui.

Le roi René d’Anjou.

Et puis la dernière étape de l’évolution, qui nous rapproche de l’époque actuelle, est que le poste de roi est remis en cause par des gens divers. Surtout par les intellectuels. Dans le style : « Oui, mais n’est-ce pas là une violation du principe d’égalité devant la loi, s’il y a un seul gars, le roi, qui peut faire les lois ? N’est-il pas un privilégié ? N’y a-t-il pas désormais deux types de lois ? Les lois s’appliquant aux gens normaux, et les lois s’appliquant au roi ? Il est au-dessus de la loi s’appliquant aux gens normaux. Cela doit cesser ! C’est une violation des principes de justice ! »

Et quelle fut la réponse à ceci ? La réponse fut de dire que ce qu’on doit faire, c’est rendre possible que n’importe qui devienne le roi ! C’est-à-dire qu’on crée la démocratie. Ce n’est pas le roi seul qui devrait avoir le droit de faire cela, tout le monde devrait en avoir le droit. Tout le monde devrait pouvoir être le roi, pour ainsi dire. La question toutefois est : ce pas franchi induit-il que tous devinrent égaux devant la loi ? La réponse est : non, bien sûr que non. Qu’on élise un président, un premier ministre ou quel qu’en soit le nom, il peut faire les mêmes choses qu’un roi pouvait faire avant.

Rappel, deux types de droit existent encore. Un type de droit est ce qu’on appelle le droit privé, s’appliquant à tous dans les affaires privées, et l’autre type de droit, qu’on ne nommerait même pas droit, est le droit [public]. Le droit [public] est le droit qui protège et s’applique aux gens démocratiquement élus à la tête de l’État. Donc, deux types de droit existent en démocratie, tout comme deux types de droits existaient sous un roi absolu.

Dès lors, qu’implique ce changement de la monarchie vers la démocratie ? À nouveau, pour indiquer à peu près quand cela se produisit historiquement, ce processus débuta avec la Révolution Française, où la monarchie subit pour la première fois une lourde attaque, disons, et la fin du processus est, du moins pour l’Europe Occidentale, la fin de la Première Guerre Mondiale, quand presque toutes les monarchies furent abolies et que la démocratie devint le principe d’organisation de toutes les sociétés occidentales.

Ainsi, la signification de cette transition est la suivante. Quelqu’un comme un roi, qui considère son pays comme sa propriété et les gens y vivant comme ses locataires, est remplacé par un administrateur temporaire. Le roi pouvait vendre une partie de son royaume ou le transmettre aux générations futures. Il avait ce qu’on pourrait appeler une basse préférence temporelle, soit un horizon lointain de planification précisément parce qu’il se considérait comme « une sorte de propriétaire de tout ce truc ». Un politicien démocratiquement élu en charge du pouvoir ne se considère pas comme propriétaire de l’endroit mais comme un administrateur temporaire. Il ne peut vendre quoi que ce soit ni en conserver les fruits, ni les transmettre à la prochaine génération.

Cela fera-t-il la différence dans sa manière de conduire son affaire ? La réponse est : oui, cela fera une énorme différence. J’essaie toujours d’expliquer ceci à mes étudiants de la manière suivante. Imaginez que vous possédez une maison. Vous pouvez la transmettre via héritage, vous pouvez la vendre, ainsi de suite. Ou alors, vous avez la même maison et pendant quatre ans vous en faites ce que vous voulez, mais vous ne pouvez pas la léguer, vous ne pouvez pas la vendre et garder les produits de la vente. Prendrez-vous soin de la maison de la même manière ?

La réponse est : non, bien sûr que vous ne prendrez pas soin de la maison de la même manière. Si vous n’en êtes qu’un gardien temporaire, vous tenterez de tirer le maximum de la maison dans le temps le plus court possible, parce qu’après quatre ou cinq ans, vous pourriez bien ne plus en être le gardien, et la maison pourrait bien être alors en ruine. Feriez-vous de même en tant que propriétaire de la maison ? La réponse est : il est très peu probable que vous le fassiez. Je ne l’exclus pas, il y a parfois des fous dans le monde, en réalité il y a vraiment beaucoup de fous dans le monde, mais il est bien moins probable que les gens fassent cela s’ils possèdent l’endroit.

 


La démocratie est donc un système qui mène à la consommation systématique du capital. C’est-à-dire où les gens consomment dans le présent parce qu’ils ne connaissent pas leur situation future, au lieu d’accumuler du capital et de planifier à long terme. Je dois mentionner autre chose. En démocratie, parce les gens sont élus, on pourrait dire : « N’est-il pas mieux d’avoir une course pour savoir qui sera le dirigeant plutôt que l’absence de concurrence quand un roi gouverne le pays ? » Et la réponse ici est : non, la concurrence est bonne quand elle concerne la production de biens, c.-à-d. la production de choses dont les gens veulent.

Mais la concurrence n’est pas bonne pour les choses mauvaises, malfaisantes, celles dont les gens ne veulent pas. Les gens ne demandent pas à être taxés. Ils ne diront pas : « hé, taxez-moi, taxez-moi, taxez-moi, j’aime être taxé ! » Ils ne demandent pas : « Faites une autre loi, faites une autre loi, cela vous bénéficie et me fait du mal ! » Ils en ont peur. Mais puisque l’activité des États est de taxer et légiférer, donc faire de mauvaises choses, des choses malfaisantes, la concurrence en la matière est une mauvaise chose ! On ne veut pas de concurrence dans « qui est le meilleur meurtrier ? », « qui est le meilleur dirigeant de camp de concentration ? » Pour cela, on est heureux d’avoir des gens incompétents, stupides, des gens inefficaces. Mais la démocratie, précisément, produit les plus grands démagogues, et les plus grands escrocs s’élèveront jusqu’au sommet.

Imaginez-vous diriger une campagne et dire, « Hé, je veux que la propriété privée soit protégée en toutes circonstances. Je ne veux subir aucun impôt, je ne veux aucune redistribution de revenus et de richesses, et ainsi de suite. On doit cesser de faire des lois, sauf les principes que j’ai évoqués au tout début. » Quel succès auriez-vous lors d’une telle campagne ? C’est ça, vous n’auriez pas beaucoup de succès. Parce que bien sûr, la démocratie permet aux gens d’utiliser leur vote pour [l’appropriation] de la propriété d’autres gens. Dans l’histoire de la pensée politique, on ne trouve presque personne ayant jamais fait promotion de la démocratie.

Jusqu’à très récemment, mais dans le passé, les gens s’en rendaient compte : la démocratie est un moyen pour les gens qui ont moins, qui n’ont rien, de s’arroger par le vote la propriété de ceux qui ont plus et qui s’en tirent mieux qu’eux. Elle promeut l’immoralité. La démocratie pourrait fonctionner dans de très petits villages. Parce que tout le monde y connaît tout le monde. Vous savez, Mr X est un gentil gars, et Mr Y est un sale type. Et on aurait honte d’essayer de voler la propriété d’autrui, car les gens se connaissent l’un l’autre. Mais avec des États faits de millions et de millions de gens, on ne connaît pas qui on vole. Donc l’inhibition subie sinon envers le vol de son prochain disparaît tout simplement.

Un mot à propos des rois, peuvent-ils aussi être de parfaits malfaisants ? Oui, c’est possible. Mais parce qu’ils héritent de leur fonction, qu’ils ne sont pas élus, ils peuvent aussi être parfois de bonnes personnes. Les dirigeants démocratiques ne peuvent être de bonnes personnes, parce qu’ils sont le fruits d’élections, de la concurrence entre eux, [entre menteurs].

Voici donc la première histoire, comment les États évoluent. Et comment la structure, la constitution des États, a changé au cours de combien de milliers d’années. Maintenant, j’en viens à la deuxième histoire qui en un sens complète la première, forme une image plus complète que celle que j’ai développée jusqu’ici.

Dans une situation où il n’y a aucun État, on a bien sûr des combats et des activités guerrières entre différents groupes et autres, différents gangs, différentes familles se combattant. Ce n’était pas une situation où tout était absolument paisible, et merveilleux, paradisiaque. Mais avant le développement de l’État, à chaque fois qu’on s’engageait dans l’agression d’autres gens, une fois des gens en conflit avec un autre groupe, il fallait payer le coût soi-même d’être un agresseur. Agresser des gens n’est pas sans coût. Il faut en avoir les moyens, il faut l’argent pour cela, il faut les armes pour cela, il faut des alliés, etc., qu’il faut payer pour se battre.

Alors il fallait toujours y réfléchir, pour entrer en conflit avec d’autres, se battre contre d’autres gens, il fallait toujours considérer ce que ça pourrait coûter pour soi. Vais-je gagner ? Vais-je perdre, etc. ?

Dès qu’on a l’institution de l’État, faire la guerre devient une tout autre affaire. Parce que désormais, on peut faire payer à d’autres le coût de son agression et de sa pulsion agressive envers d’autres gens. Rappelons-le encore, on peut recourir aux impôts. Des gens, qui pourraient vouloir ne rien avoir affaire avec votre guerre, doivent la payer. Imaginons que disons M. Bush, quand il débuta sa guerre au Moyen-Orient, ait eu à financer lui-même sa guerre, et à recruter ses copains et amis pour leur dire : « Voulez-vous contribuer à financer cette guerre ? »

Eh bien, il aurait pu trouver quelques personnes prêtes à contribuer, mais tous les Américains auraient-ils dit : « Hé, merveilleux, bonne idée, voici mon argent, allez-y » ? Et la réponse est : non ! Des millions de gens auraient dit : « Qu’est-ce que j’en ai à affaire, des Iraniens ? Qu’est-ce que j’en ai à faire, des Afghans ? C’est votre guerre ! Payez-la vous-même, et laissez-nous en dehors de ça ! »

 


Donc la probabilité de la guerre augmente gravement dès qu’on peut en externaliser le coût sur des gens qui en réalité ne s’y intéressent pas du tout. Alors, si des États déclenchent des guerres contre d’autres États, et ils ne s’en privent pas, et ils le font plus volontiers que des personnes privées lancent des conflits armés, la question est alors bien sûr : « qui tend à gagner ces guerres ? » aussi, réalisez aussitôt que les guerres sont des compétitions éliminatoires entre États.

C’est-à-dire que sur chaque territoire, il ne peut y avoir qu’un seul monopole de fiscalité et de législation. On ne peut avoir différentes organisations qui légifèrent et qui taxent sur le même territoire. Chaque État est le seul à pouvoir le faire sur son territoire. Et bien sûr, chaque État a un intérêt à étendre son territoire : plus il contrôle de gens, autrement dit plus il taxe de gens, plus il peut imposer sa loi sur ces gens. Alors vient la question : « qui gagnera ce genre de guerres ? »

Alors évidemment, de très petits États n’entreront probablement pas en guerre contre de très grands États, parce qu’ils savent qu’ils perdront. Mais si les États sont de tailles et de populations similaires, alors on découvre une sorte de paradoxe. Évidemment, toute guerre a besoin de ressources. Armes, soldats, munitions, matériel logistique, etc. Plus la guerre dure, plus la richesse de la société dont tel ou tel État tire ses ressources devient cruciale.

Et la chose qu’il est intéressant de découvrir, c’est que ce sont les États les plus « libéraux », libéraux au sens européen, c’est-à-dire pas tout à fait aussi mauvais que d’autres, qui disposent de plus grandes ressources. Parce que les sociétés plus libérales sont plus riches. Elles permettent plus d’accumulation de capital, elles permettent à plus de gens de s’enrichir, etc. Il y a donc une tendance qui pourrait nous frapper comme paradoxale : que les plus libéraux, les meilleurs États pour ainsi dire, sont ceux qui tendent à être les États les plus agressifs, les plus tournés vers l’impérialisme au cours de l’Histoire.

Prenons un premier pays tels les Pays-Bas, par exemple, la première société capitaliste ayant réussi, qui devient une puissance coloniale majeure. Puis cette place revient à l’Angleterre. À nouveau, un pays très libéral, très riche, devenant un lieu de domination mondiale. Avec des endroits contrôlés par les Britanniques partout dans le monde. Puis les États-Unis héritent finalement de cette place, à partir de la Première Guerre Mondiale, avec un point culminant à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Pourquoi les États-Unis ? Parce qu’il s’agit de loin du plus riche pays. C’est aussi celui ayant le plus grand empire jamais construit.

Encore un mot sur guerre et démocratie. Sur les guerres royales, entre rois. Leur motivation était le plus souvent quelque désaccord d’héritage, avec une implication comparativement faible de la population civile. Les guerres démocratiques, à partir de la Révolution française, et bien sûr de la Première et la Seconde Guerres Mondiales, les guerres démocratiques sont de véritables guerres entre nations. Pour la première fois, elles introduisent la conscription. À savoir, puisque les gens sont supposés se gouverner eux-mêmes en démocratie, alors que c’est leur État [qui le fait], tous ont désormais l’obligation de participer à la guerre.

Même la population civile est entraînée dans la guerre. Les guerres deviennent plus totalitaires, plus totales que les guerres royales le furent jamais. Les guerres royales étaient en gros… parce que les armées se rencontraient en plein champ puis se percutaient, et la population générale en était plutôt peu affectée. Bien entendu, ceci prit fin d’abord avec la guerre de Sécession américaine, puis déjà avec Napoléon, avec les deux guerres mondiales bien sûr, tous les États recoururent à la conscription. Tous les gens devaient y participer. Personne ne peut échapper à la participation à l’entreprise de guerre.

On prend alors conscience que cette tendance étatique à aller en guerre et d’essayer d’agrandir son territoire finirait en présence d’une puissance unique dominant le monde. Ce n’est pas nécessaire ; que c’est… et ceci est pour ainsi dire le but des États-Unis, oui ; les États-Unis ont quelque chose comme plus de cent cinquante bases militaires dans le monde, dans toutes sortes de pays.

Mais ils sont loin d’atteindre cette position finale, ils pourraient bien ne jamais l’atteindre, mais il faut savoir reconnaitre qu’il y a une tendance dans cette direction. Voici donc la deuxième histoire à propos de la centralisation du pouvoir étatique. Avec, comme on peut facilement l’imaginer, la finalité logique d’un État mondial, un gouvernement mondial.

 


Laissez-moi souligner un argument (j’y reviendrai plus tard) ; tandis que certains pensent que ce serait [idéal] (même certains philosophes pensent que la situation parfaite serait celle d’un État mondial) c’est une grossière erreur de penser cela. Parce qu’avec un seul État mondial, on aurait la même structure de lois, la même législation, la même structure réglementaire, partout dans le monde, avec presque aucune possibilité pour que les gens votent avec leurs pieds, fuient un endroit pour rechercher autre chose de mieux. Et puisque les gens ne peuvent s’enfuir, un État mondial n’aurait pratiquement plus aucun problème à opprimer encore et encore sa propre population, parce qu’après tout elle n’a aucune alternative, elle ne peut que rester là où elle est. Et tout endroit est légiféré et réglementé de la même manière.

J’en viens maintenant à la troisième partie de l’histoire, qui une fois encore se déroule en parallèle des deux décrites jusqu’ici et qui complète l’image. Elle concerne le développement de la monnaie. La monnaie émerge sur le marché comme effet de la division du travail dans laquelle les gens se lancent. La monnaie est définie comme un moyen d’échange commun. C’est le bien le plus vendable et le plus largement accepté de tous les biens. Pour faciliter l’échange. Aucun autre bien n’est accepté aussi facilement et par autant de gens que la monnaie, et aucun autre bien n’est aussi facilement vendu. À l’origine, la monnaie est une marchandise, quelque bien ayant pris cette fonction d’être le bien le plus facile à échanger de tous les biens.

Évidemment, les États découvrirent immédiatement qu’il serait de la plus haute importance pour eux (à savoir pour augmenter le pouvoir et la puissance des États) de mettre la main sur la monnaie d’une manière ou d’une autre. Comment y sont-ils parvenus ?

D’abord, en monopolisant la frappe des pièces d’or et d’argent ou qu’importe la matière en usage. Et en la monopolisant, c’est-à-dire en étant le seul sur ce territoire à pouvoir produire des pièces d’or ou d’argent, en les monopolisant, ils firent ce qui s’appelle du rognage de la monnaie. Ils dirent simplement, « Envoyez-moi vos pièces, j’y frapperai une nouvelle effigie, un nouveau roi, une nouvelle effigie », et ils retirèrent un peu de l’or et de l’argent de chaque pièce, rendirent le même nombre de pièces aux gens, mais ce qu’ils avaient retiré, l’or rogné ou l’argent rogné de chacune de ces pièces, fut autant de monnaie supplémentaire qu’ils gardèrent pour eux. Ainsi fut réduit le pouvoir d’achat de la monnaie et les dirigeants, les États, produisirent de la monnaie en volant depuis les pièces existantes.

Eh bien, les gens finirent par découvrir l’astuce. L’étape suivante fut que, parce que les gens ne portent pas toujours leurs pièces d’or et d’argent, il existait aussi ce qu’on appelle des substituts de la monnaie. Ce sont des bons qui confèrent un droit à une certaine quantité de monnaie. C’était plus facile à transporter, simplement des bons, pas besoin de se remplir les poches de lourdes pièces d’or, mais les bons étaient des titres donnant droit à des pièces d’or ou d’argent. Alors, ils monopolisèrent l’émission des bons.

Au début, de nombreuses banques et autres émirent leurs propres bons [des billets de banque]. Et chacune de ces banques s’assurait qu’à chaque fois qu’on lui présentait un bon, elle avait [en coffre] l’or ou l’argent dont le billet conférait le titre de propriété. Alors désormais, les billets sont monopolisés. Seuls les billets émis par l’État peuvent être utilisés pour recouvrer leur valeur en or ou argent. Et l’étape suivante du processus fut de se débarrasser entièrement des pièces d’or et de n’utiliser que les billets.

Ce processus fut quelque peu complexe, et je n’entrerai pas dans les tous détails de la façon dont cela se produisit, mais tous les États sortirent typiquement à un certain point, souvent en temps de guerre, de l’étalon-or, de l’étalon-argent et dirent « écoutez, nous gardons tout l’or, donnez-nous tout l’or, donnez-nous tout l’argent, si vous ne le faites pas vous serez punis, et vous recevrez des billets en échange. Mais nous ne convertirons plus vos billets en or ou argent. »

Ce fut une fois de plus un long processus qui s’acheva en 1971. En 1971, le dernier lien avec l’or fut coupé. Jusqu’en 1971, il était possible, au moins pour les banques centrales, d’aller aux États-Unis et de dire : « Voici, j’ai 35 dollars-papier, 35, ils me donnent droit à une once d’or. » Mais les États-Unis avaient tellement imprimé de billets-papier, de dollars-papier, qu’ils étaient incapables de payer en or pour respecter les termes de leur accord. Et ce fut le président Nixon qui dit en 1971 : « Nous sortons complètement de l’étalon-or. Dès maintenant, gardez vos billets-papier, et nous gardons l’or. »

 


On réalise qu’une fois dans cette situation, où il n’y a plus aucune attache à une marchandise quelconque, on peut augmenter la quantité de monnaie à volonté. De nos jours, on peut simplement presser un bouton et doubler, tripler, quadrupler la quantité de monnaie en existence. D’évidence, on ne peut pas faire de même au sein d’un étalon-or ou argent. Bien, il est important de réaliser ici qu’une hausse de la quantité de monnaie existante ne rend pas la société plus riche. Elle réduit simplement le pouvoir d’achat de chaque unité de monnaie.

Si, en imprimant de la monnaie-papier, on pouvait améliorer le sort de la société, alors demandez-vous : « pourquoi y a-t-il encore des pays pauvres dans le monde ? » Même les pays les plus cinglés du monde peuvent imprimer à volonté, n’importe quelle quantité de monnaie. Pourquoi y a-t-il encore un seul pauvre sur terre, si par simple augmentation de la quantité de monnaie existante on pouvait créer de la richesse ? Et la réponse est : c’est impossible.

Mais si on pose la question à n’importe quel banquier central dans le mode, ils croient tous en cette idée insensée qu’on lit dans les journaux tous les jours. « Quantitative Easing! » [assouplissement quantitatif !] Ceci ne signifie rien d’autre que : « On imprimera plus de monnaie et le pouvoir d’achat de chaque unité monétaire diminuera. » Mais en imprimant de la monnaie, si l’on ne peut rendre la société plus riche, on peut faire ceci : rendre plus riche ceux qui perçoivent cette monnaie en premier. Parce que ceux qui la perçoivent en premier peuvent encore acheter aux bas prix de la période précédente, et alors à mesure que la monnaie se diffuse dans l’économie et que les prix montent, ceux qui touchent la monnaie tardivement paient déjà des prix plus élevés pour tout.

Il y a donc une redistribution de revenus opérant, vers ceux percevant la monnaie en premier, qui en bénéficient, au détriment de ceux percevant la monnaie en dernier. Ceux-là sont les personnes à revenus fixes, par exemple. Si vous avez un revenu fixe, et que le pouvoir d’achat de la monnaie décline, alors vous êtes floué. Donc, qui perçoit la monnaie en premier ? La réponse est : ceux qui perçoivent la monnaie en premier sont les banques centrales qui l’impriment ! Puis les institutions étatiques. Et les premiers clients des banques centrales. Qui sont les grandes banques privées. Puis les clients des grandes banques privées. Mais ni vous ni moi ne sommes un de ceux-là.

Alors quand les gens se plaignent : « Oh, les inégalités de revenus ne font que croître ! » L’une des principales raisons en est précisément cette hausse constante de la quantité de monnaie existante. Puis, pour conclure l’histoire ici (et la monnaie nous renvoie encore à ce que j’ai dit avant sur la guerre et l’impérialisme), le pays le plus puissant est celui qui produit ce qu’on appelle la monnaie de réserve. Le dollar américain est la monnaie de réserve utilisée par presque tous les pays.

Les Américains, qui impriment des dollars, des dollars, des dollars et les autres pays, qui vendent des biens aux États-Unis, gagnant ainsi des dollars, ne dépensent pas toujours ces dollars pour acheter ou investir aux États-Unis. Ils les gardent en réserve, pour y adosser leurs propres monnaies. Les étrangers qui vendent des biens aux États-Unis sont payés avec du papier pour ainsi dire, et les Américains reçoivent des biens réels. La consommation américaine est donc largement financée par les gens des autres pays. Ce qu’on pourrait appeler de l’impérialisme monétaire.

Il reste encore aujourd’hui un problème, même pour les Américains. C’est que le dollar n’est pas la seule monnaie papier dans le monde. Il existe encore d’autres monnaies : l’Euro, le Yen japonais, le rouble russe… Et si les Américains devaient dépasser les bornes à l’imprimer la monnaie, le danger serait que les gens aillent vers d’autres monnaies. Il y a donc aussi une tendance à éliminer cette concurrence avec d’autres monnaies, et une de ces tentatives par exemple, un grand pas dans cette direction, fut l’établissement de l’Euro.

Avant que l’Euro fût établi, vers 2000, il y avait encore d’autres monnaies fortement concurrentes, comme le Mark allemand par exemple. Le Mark allemand n’était pas spécialement fort grâce à quelque vertu allemande, mais l’Allemagne avait deux fois souffert d’hyperinflation parce qu’elle avait perdu deux guerres. Et grâce à cette expérience, les Allemands étaient plus conscients de l’inflation, que l’inflation est le danger. À cause de cela, la banque centrale allemande était relativement modeste dans son impression de Marks. Les Américains n’aimaient pas cela. Et promurent l’établissement de la banque centrale européenne. Et au conseil d’administration de la banque centrale européenne siègent des Espagnols, des Italiens, des Grecs ; et tous ces pays ont la main lourde sur l’émission de monnaie. L’Euro est donc une monnaie bien plus faible que l’était le Mark auparavant. Et le mieux du point de vue des intérêts américains serait bien sûr que le monde entier accepte un étalon-dollar.

Encore une fois, on tend vers un pouvoir mondial, et on tend vers l’établissement d’une monnaie papier mondiale. Une monnaie papier mondiale serait bien sûr une monnaie plus inflationniste que tout ce que vous avez connu auparavant. Parce que s’il ne reste qu’une monnaie, on n’a plus la peur qu’elle se dévalue par rapport à d’autres, peur qui réduit la tentation d’en imprimer toujours plus. Je ne suis pas certain qu’au final on en viendra à cette monnaie mondiale, comme je ne suis pas certain qu’à la fin on en viendra à un État mondial. Mais pour comprendre le monde actuel, il faut être conscient que ces deux tendances sont en progression. Que des forces, des forces influentes, travaillent constamment dans cette direction.

 


Ce que je vous ai dit jusqu’ici est quelque peu similaire à la théorie marxiste du développement social et de l’histoire. Je me rends compte que vous êtes surtout des gens relativement jeunes, donc vous pourriez ne pas être bien versés dans la théorie marxiste. Je suis bien plus vieux que vous, je viens d’avoir 70 ans cette année, et j’ai eu une expérience de première main du communisme ; ma mère fut expropriée par les Russes en Allemagne de l’Est, je suis né en Allemagne de l’Ouest, mais la plupart de ma famille vivait à l’Est.

J’ai donc vu moi-même le chaos causé par le socialisme, l’appauvrissement sans espoir des gens. Et j’ai bien sûr étudié (j’étais de gauche dans ma jeunesse), j’ai étudié la théorie marxiste : j’en sais probablement plus que la plupart d’entre vous sur la théorie marxiste. Je veux vous faire percevoir une certaine similitude entre ce que je dis et ce que les marxistes disaient, et pointer du doigt ce qui fut leur erreur majeure.

La théorie marxiste est quelque chose… il y a une exploitation à l’œuvre, c’est l’exploitation par les capitalistes qui exploitent les travailleurs ! Cependant, il existait une théorie de l’exploitation et des classes bien avant Marx. C’était une théorie libérale, ou autrichienne, de l’exploitation. C’est-à-dire que les organisations qui exploitent sont les États. L’impôt est de l’exploitation. Les intérêts des travailleurs et des capitalistes sont en harmonie. Plus l’entreprise tourne bien, plus les salaires des travailleurs augmentent, c’est une association volontaire. Si un travailleur ne veut pas travailler pour elle, il n’a pas à travailler pour elle.

Mais l’exploitation existe dans ce monde. L’exploitation, c’est l’impôt. Et puis les marxistes [disent]… les entreprises se concentrent ! Les entreprises deviennent de plus en plus grosses jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une entreprise mondiale, pour ainsi dire. Oui, mais ce ne sont pas les entreprises qui grossissent. Ce sont les États qui grossissent. Une concentration se déroule en effet. Mais pas celle des entreprises, celle des États, dont la taille grandit toujours.

Que peut-on espérer ? On peut espérer un processus de décentralisation. En unités de plus en plus petites, dans la direction d’une société sans État. Complètement. Autrement dit, l’Union Européenne est un désastre. Le Brexit fut une bonne idée. L’Allemagne devrait se retirer. Les provinces d’Allemagne devraient se retirer. Dans de nombreux discours en Europe j’ai toujours, j’ai pour ainsi dire inventé l’expression : « Ce qu’il nous faut en Europe, c’est un millier de Liechtensteins. »

Le Liechtenstein a 36.000 habitants. Au Liechtenstein, le Prince permet aux six ou sept villages qui le composent de faire sécession, de devenir indépendants du Liechtenstein, ou de rejoindre l’Autriche, ou de rejoindre la Suisse. Ce qu’ils veulent. Pourquoi cela serait-il bon ? Pourquoi promouvoir des mouvements de sécession ou la décentralisation ? Parce que s’il faut avoir des États, et tant qu’il devra y avoir un État, il vaut mieux pour nous qu’il y en ait le plus possible, car alors ils devront se concurrencer pour garder leur population et éviter qu’elle déménage. Ils doivent correctement traiter leur peuple, sinon il disparaîtra purement et simplement.

De petits États sont aussi moins enclins à se lancer dans des conflits armés. De petits États sont presque obligés de consentir à de l’échange libre avec le reste du monde. Car imaginez qu’un État comme le Liechtenstein avec ses 36.000 habitants dise : « Nous prenons des mesures protectionnistes. Nous ne voulons plus que des biens étrangers entrent ici. » La population mourrait en une ou deux semaines. Ils sont obligés de se lancer dans le libre commerce.

Au contraire, si un énorme État comme les États-Unis disait : « Ok, nous construisons une sorte de mur commercial autour des États-Unis », cela abaisserait bien sûr le niveau de vie, mais pas aussi dramatiquement et pas aussi vite que pour de petits États, parce qu’il existe encore un marché intérieur conséquent. Les milliers et millions d’entreprises sur le territoire des États-Unis peuvent produire presque tout, peut-être pas aussi efficacement ni aussi rapidement ni aussi bien que s’ils commerçaient aussi avec le reste du monde. Mais ils pourraient s’en tirer pendant un moment.

Et comme dit plus haut, plus les États sont petits, plus il devient difficile pour les gens de jouer à « je vole mon voisin en votant pour ceci ou cela. » Parce que les gens se connaissent et qu’il y aurait plus de contrôle social. Donc, le but des libertariens sur la route d’une société complètement dépourvue d’État est : d’abord, de travailler le plus dur possible, avec les meilleurs arguments qu’il nous soit possible de trouver, à un processus de décentralisation, voire de sécession.

Merci beaucoup.>>

Hans-Hermann Hoppe

 


Notre équipe a traduit il y a quelques temps une conférence donnée en octobre 2019 par Hans-Hermann Hoppe, figure contemporaine de l’école autrichienne, que nous considérons comme majeure pour mieux comprendre le monde actuel et comment l’analyse praxéologique permet de lire l’histoire et les grandes tendances dans lesquelles nous devons être acteurs pour la Liberté.

Nous reproduisons ici le texte intégral de cette traduction, pour référence et pour commentaires éventuels.

L’Institut Mises France

 


 

 

 

 

 

 

 

 

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