Il y a déjà quelques années que le diagnostic d’un égalitarisme mortifère qui
rend l’école française toujours plus inégalitaire a été posé. Tellement
d’années qu’on pourrait croire non seulement ce diagnostic partagé,
mais même quelques solutions trouvées, quelques traitements de choc
appliqués avant le coma et la mort clinique. Eh bien, pas du tout !
Mieux, on s’aperçoit qu’à tous les échelons de l’Education nationale,
des adeptes zélés du culte du dieu Egalité représentent fort dignement
une espèce que la disparition ne guette pas. Professeurs, journalistes,
sociologues, parents, recteurs et inspecteurs…
Inspecteurs, justement. L’un d’eux offrait
dernièrement à l’auteur de ces lignes une petite démonstration de son
talent. Le sujet : l’école maternelle. Et la régulation des « flux
scolaires » par une administration soucieuse de se simplifier la vie en
économisant l’argent public. Question anodine de votre servante :
- On voit de moins en moins d’enfants sauter une classe, ou
entrer plus tôt à l’école et poursuivre leur cursus avec cette avance.
Pourtant, cette souplesse avait l’avantage de tenir compte des écarts de
développement des enfants, et de compenser le coût des redoublements,
non ?
Réponse, un tantinet indignée, de l’éminent IA-IPR :
- Les élèves qui doublent (sic. Il ne faut stigmatiser personne…)
sont le reflet d’autre chose que des résultats scolaire. Et c’est la
même chose pour ceux qui sautaient une classe. C’est pour cela qu’on
évite aujourd’hui ce genre de chose. C’étaient souvent des enfants de
milieu favorisé, que les parents poussaient. Nous, nous croyons aux
bienfaits de la mixité sociale.
A partir de ce stade, la conversation prend un tour un peu curieux,
quelque chose comme une immersion dans les cauchemars de Franz Kafka.
- Mais je ne comprends pas. Si votre élève un peu plus rapide
saute une classe, il se retrouvera au niveau supérieur, où il aura
autant de camarades de milieu défavorisé.
- Non. Vous comprenez, dans l’école de la République,
malheureusement, vous avez des différences qui sont souvent le fait de
différences sociales. C’est contre cela qu’il faut lutter.
L’individu qui croit encore qu’il se situe dans l’ordre du débat
argumenté appuyé sur une forme quelconque de rationalité prouve par
là-même qu’il ignore tout de l’Education nationale, de ses concepts et
de son vocabulaire. Pris par surprise, il se débat tel un malheureux
prisonnier des sables mouvants, mais peu à peu, la rhétorique si bien
rôdée l’englue, l’absorbe et le digère.
- Mais enfin, que tous les enfants n’aient pas le même âge dans
une classe ne change rien à la mixité sociale. Il s’agit juste de tenir
compte de la spécificité, du rythme, de chaque enfant.
- Vous ne comprenez pas. Si vous appliquez ce modèle sur
l’ensemble de la scolarité, vous créez un système élitiste, une école à
deux vitesses.
- Mais pas du tout ! On évite juste que des petits s’ennuient à
l’école ! Et puis, pourquoi les enfants qui ont des facilités à la
maternelle ou au CP seraient-ils forcément des gosses de riches. Il y a
des gamins de milieu défavorisé qui sont très vifs, très éveillés.
Là, vous atteignez le point aveugle de l’idéologie égalitaire,
ce trou noir qu’il ne faut surtout pas explorer, car ce qu’on y
trouverait serait teinté de mépris de classe et de déterminisme forcené.
Les pauvres ne peuvent pas réussir à l’école, ni s’approprier une
culture humaniste exigeante. Les pauvres sont condamnés à l’échec, sauf
si l’on efface cet échec par un tour de passe-passe, et que l’on
supprime cette culture qui ne saurait leur appartenir. Mais puisque tout
cela est fort peu reluisant, changeons de sujet :
- De toute façon, avec l’organisation en cycles, nous avons rompu
avec ce système des années d’avance. Les enfants ne progressent plus de
classe en classe, mais de cycle en cycle ; et vous n’allez pas leur
faire sauter tout un cycle.
- Donc on organise dès le départ la cohabitation d’enfants qui n’ont ni les mêmes acquis, ni les mêmes besoins.
- Mais le professeur répond à chacun par une pédagogie différenciée.
Ô merveille de ces quelques phrases qui résument si bien la subtile philosophie de ceux qui ont charge de nos enfants : l’élitisme,
c’est Mal. La mixité, c’est Bien. Et par la magie de la « pédagogie
différenciée » et des « cycles d’enseignement », une administration
folle verrouille le système pour qu’aucune tête ne dépasse. « Souligner avec amertume et désespoir l'absurdité du monde »
: ainsi Pierre Desproges définissait-il l’humour anglais ; et sans
doute y aurait-il comme une quintessence de l’humour anglais chez cet
inspecteur, s’il n’était parfaitement sérieux. Il nous prouve que l’Education nationale s’est fait une spécialité de l’absurdité. Elle nous laisse l’amertume et le désespoir.
Source : Le Figaro
D - Philippe Nemo: Une trop longue erreur !!
Jean-Pierre Raffarin a installé hier la commission d'une quarantaine de personnalités qui pilotera le «débat national sur l'école»
dont l'ambition est de déboucher sur une révision de la loi
d'orientation de 1989, socle du système éducatif actuel. L'éducation va
ainsi occuper le devant de la scène jusqu'en 2004, date à laquelle le
gouvernement entend faire voter une nouvelle loi d'orientation «pour les
quinze ans à venir», selon le ministre Luc Ferry. Nous publions
ci-dessous deux contributions au débat.
Il est urgent de comprendre que les crises successives de
l'Éducation nationale ne sont pas des phénomènes ponctuels, mais sont le
résultat d'une même erreur initiale dans la politique scolaire du pays
commise il y a plus de quarante ans et jamais corrigée depuis. Après y
avoir longtemps réfléchi[1],
je pense pouvoir retracer ce qui s'est réellement passé pendant ce
presque demi-siècle. La tragédie s'est nouée en trois actes.
Acte 1. Au lendemain de la guerre, en 1947, les communistes
Langevin et Wallon proposèrent de réaliser en France l'école unique,
creuset de l'homme nouveau socialiste. Repoussé par deux fois à la
Chambre sous la IVe République, ce projet fut mis en œuvre,
paradoxalement, par De Gaulle au début de la Ve.
On unifia le système scolaire, jusque-là divisé en trois grands
secteurs plus ou moins indépendants, le primaire, le secondaire et le
technique. On supprima les classes primaires des lycées, les classes
secondaires du primaire (les «cours complémentaires») et, peu à peu, on
homogénéisa les programmes de façon à supprimer les filières.
Le « collège unique »,
faussement attribué à l'initiative de M. Haby, ne fut que l'étape
finale de ce processus, qui était programmé dès 1958. L'Éducation
nationale devint alors un monstrueux système bureaucratique, et ses
syndicats montèrent en puissance à mesure qu'augmenta, dans un système
administratif unifié, leur pouvoir de nuire.
Dès cette date, l'Éducation ne fut plus nationale. Elle fut, de jure,
cogérée par le ministère et les syndicats. De facto, elle fut gérée par
les syndicats seuls, car les ministres passaient (et souvent sautaient),
alors que les syndicats restaient. Je dis bien que l'Éducation
« nationale » usurpe désormais ce qualificatif, car la nation, qui n'a
d'autre organe d'expression que le suffrage universel, et d'autres
représentants légitimes que le Parlement et le Gouvernement, n'eut plus
jamais, de ce jour, son mot à dire dans la politique éducative du pays.
Acte II. Pourtant, aussitôt mise en place, l'école unique se
révéla produire l'inverse de l'effet recherché. Au lieu de résorber les
inégalités scolaires, on s'aperçut qu'elle les exacerbait. On découvrit
en effet, dès le début des années 1960 que, quand on place dans une même
école et devant un même professeur les 20% d'élèves qui allaient
auparavant au lycée et les 80% qui allaient à l'école communale et dans
les cours complémentaires, c'étaient toujours les premiers nommés,
c'est-à-dire les enfants des milieux « privilégiés », qui réussissaient.
Le résultat réellement produit par un cours ne dépend pas en effet
seulement du cours lui-même, mais aussi des structures mentales des
élèves qui le reçoivent.
Pour suivre l'enseignement secondaire classique, qui, même
élémentaire, est déjà par nature scientifique, il faut, dès l'entrée en
6e à l'âge de 10 ans, avoir atteint ce que les psychologues de
l'intelligence comme Jean Piaget appelle le stade de la pensée
« abstraite » et « désintéressée ». Or ce stade n'est atteint à l'âge de
l'entrée en 6e que par les enfants vivant dans un milieu familial où
leur intelligence abstraite est activement stimulée, c'est-à-dire dans
les milieux « bourgeois ».
Dans ces conditions, l'école unique conduisait à une double
catastrophe. Non seulement c'étaient encore les fils de polytechniciens
qui devenaient polytechniciens, donc l'école unique ne changeait rien en
pratique. Mais, ce qui était pire, ce privilège devenait légitime,
puisque tous les enfants, désormais scolarisés dans une même école,
étaient censés avoir eu les mêmes chances.
Constatant cet échec, le gouvernement gaulliste aurait pu
renoncer à l'école unique et revenir à l'école méritocratique de Jules
Ferry, qui avançait plus lentement, mais plus sûrement, vers la
« démocratisation » souhaitée par tous. Mais cette correction de
trajectoire ne pouvait pas être acceptée par les syndicats qui, grâce à
la tourmente de 1968, imposèrent leurs propres solutions. Celles-ci
consistaient en une fuite en avant. Puisque l'« alignement vers le
haut » du plan Langevin-Wallon ne fonctionnait pas, on procéderait à un
« alignement par le bas ». En un mot, on primariserait le secondaire.
Cela tombait bien: la majorité des professeurs du secondaire de l'époque
étaient d'anciens instituteurs.
C'est à partir de cette date que l'Éducation dite nationale
commença à détruire purement et simplement l'enseignement secondaire
français traditionnel. Rejetant une tradition éprouvée, on donna carte
blanche aux «pédagogues». On décréta le caractère oppressif des savoirs.
On refondit tous les programmes dans le sens du flou, de l'incohérence
et de l'appauvrissement. On rendit impossible la structuration de
l'esprit en cassant net, au nom de la spontanéité des « apprenants », le
processus d'acquisition méthodique des savoirs.
L'affaire se compliqua par le fait que les réformateurs, menés
par la FEN et le SGEN, ne purent, malgré tous leurs efforts, imposer
l'intégralité de leurs réformes. La logique de celles-ci aurait été de
supprimer jusqu'à la notion même de programme, donc la structuration des
collèges et lycées en classes annuelles successives, donc aussi toute
hiérarchie entre catégories d'enseignants. Or le SNES communiste
veillait aux intérêts corporatifs des professeurs agrégés et certifiés.
Il combattit les « pédagos » autant qu'il le put. Il en résulta une
situation bloquée, provoquant un lent pourrissement. Il n'y eut plus,
bientôt, de véritable programme national.
Acte III. Dans les décennies 1960 et 1970, l'école avait
subrepticement changé de fonction sociale: elle était devenue peu à peu
une simple garderie de la jeunesse. Et c'est parce qu'elle jouait
passablement bien ce nouveau rôle qu'on l'a dédouana de ne plus jouer
correctement son rôle d'éducation et d'instruction.
Il y eut des raisons sociologiques profondes, tant structurelles
et conjoncturelles, à cette transformation insensible de l'école.
D'abord, le travail des femmes s'était généralisé; or les femmes ne
peuvent quitter la maison si les enfants ne sont pas gardés à
l'extérieur. Ensuite, à partir du début des années 1970, le chômage de
masse s'était développé en Europe, et l'on avait réagi à cette pression
exercée contre l'emploi en diminuant la durée du travail, soit celle du
travail hebdomadaire, soit celle de la vie de travail, ce dernier
facteur se décomposant à son tour en abaissement de l'âge de la retraite
et en retardement de l'entrée sur le marché de l'emploi. C'est ainsi
que la durée moyenne de scolarisation doubla, passant de neuf ans aux
lendemains de la guerre à plus de dix-huit ans aujourd'hui. Pendant la
même période, les dépenses scolaires décuplaient en francs constants.
Ainsi les jeunes étaient-ils gardés entre quatre murs au lieu d'entrer
sur le marché du travail et d'y faire baisser les salaires, ou, pire,
d'envahir la rue.
Inutile de dire que le niveau scolaire de la nation, dans le même
temps, ne décupla ni ne doubla, à supposer qu'il ait augmenté un peu ou
même n'ait pas régressé. Par conséquent, si l'on évalue l'output de
l'institution scolaire en termes de niveau, on peut dire que la
productivité marginale de chaque franc supplémentaire dépensé pour
l'école, ou de chaque heure supplémentaire passée à l'école, a tendu
vers zéro ou même est devenue négative. Pourquoi la société ne
s'est-elle pas révoltée contre ce scandaleux gâchis? La réponse est
claire: c'est que l'investissement public fut réellement productif si
l'on prend pour critère non le niveau scolaire, mais la capacité à
garder efficacement la jeunesse. L'argent dépensé a réellement servi à
construire des écoles et à payer des gardiens.
La preuve que la fonction sociale réelle de l'école est désormais
celle d'une garderie est que c'est aux manquements de cette seule
fonction que des « signaux sociaux » s'allument. On ne voit jamais les
parents défiler dans la rue si le professeur de français fait une faute
d'orthographe par ligne, ou si le professeur de mathématiques se perd
dans ses équations (ce qui est courant aujourd'hui). En revanche si, un
seul matin, un gardien, absent, pour quelque raison que ce soit, manque
devant une classe, ou si les professeurs sont en grève, ou si l'on
menace de fermer une classe dans une agglomération qui se dépeuple, tous
événements qui empêchent les parents d'aller travailler en paix, c'est
alors que la société réagit brutalement et que l'institution scolaire
est sommée de se justifier. A midi, les parents occupent l'école. Le
recteur doit s'expliquer l'après-midi devant la télévision régionale, et
le ministre au journal de 20h.
On a là l'explication, navrante mais objectivement vraie, du fait
stupéfiant que les grands acteurs sociaux n'aient rien fait pour
corriger la dérive mortelle de notre système éducatif depuis que son
échec est devenu patent. Les associations de parents d'élèves n'ont eu
en vue, par définition, que la fonction de garderie. Les syndicats
d'enseignants n'ont eu en vue que l'augmentation continue des postes
rendue possible par l'aubaine d'une inflation scolaire indéfinie (et de
toute façon, ils ne peuvent critiquer leur œuvre). Quant aux politiques,
ils se sont platement alignés sur les préoccupations immédiates de la
masse de leurs électeurs, en sacrifiant, comme c'est devenu habituel
dans nos démocraties médiatiques, les intérêts à long terme du pays.
Le problème est que la France, si elle en reste à la situation
actuelle de son système éducatif, va subir la plus effroyable décadence
de son histoire: la perte de son statut de grand pays scientifique et
technologique. Et je ne vois pas très bien comment on peut espérer faire
fonctionner une démocratie digne de ce nom, et en général toutes les
institutions, organisations et entreprises d'un pays moderne, dans une
société où progressent illettrisme, ignorance et obscurantisme.
Je suis persuadé qu'il n'y a de solution au problème scolaire de
notre pays que par la remise en cause radicale de l'option communisante
du plan Langevin-Wallon prise et absurdement conservée depuis quarante
ans. Il faut un pluralisme scolaire, tant à l'intérieur du système
public que par le développement d'un nouveau secteur privé. Il faut
qu'on puisse créer librement des écoles et des réseaux d'écoles, et
qu'il y ait une émulation entre ceux-ci, seul processus qui sera de
nature à créer une spirale vertueuse et à engendrer un vigoureux
renouvellement. Quel homme politique aura le courage de faire un pas
dans le sens de cette libération?
1) Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry?, Grasset, 1991; Le Chaos pédagogique,
Albin Michel, 1993. «La fonction de garderie de l'école: une
explication de la dégradation de sa fonction pédagogique», in École et
société. Les paradoxes de la démocratie, par Raymond Boudon, Nathalie
Bulle et Mohamed Cherkaoui, PUF, 2001.
Source: Le Figaro via Catallaxia