octobre 15, 2014

Les libéraux français du 19 ème siècle : une oeuvre injustement oubliée

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

Jusqu'à une époque récente notre compréhension du développement historique du libéralisme était biaisée. Trop souvent, il a été conçu comme un phénomène principalement anglo-saxon. Les européens du continent invoquent fréquemment cette généalogie supposée comme un argument contre la doctrine libérale. Ainsi le libéralisme, encore aujourd'hui et surtout en France, serait-il un phénomène étranger à la tradition nationale.



Ralph Raico, Professeur d'Histoire au Buffalo State College (New York) nous explique pourquoi cette conception des choses est erronée. Il nous propose un tour guidé de la pensée des principales personnalités du libéralisme français au 19ème siècle. 

Les européens regardent souvent le libéralisme d'un oeil méfiant, car ils y voient un produit anglo-saxon. Nous savons aujourd'hui que cette fixation sur les supposées racines anglo-saxonnes du libéralisme est erronée.
L'importance des auteurs anglo-saxons pour l'histoire de la pensée libérale a été le plus souvent exagérée, alors que les contributions des penseurs français -souvent très pertinentes par rapport aux problèmes contemporains - ont été soit minorées, soit entièrement négligées.
A la différence des penseurs britanniques de l'école de Ricardo, les Français ne s'intéressaient pas tant à la " distribution " de la richesse qu'aux conditions de sa création indéfinie
Hayek va jusqu'à parler de " l'absence totale d'une tradition libérale véritable en France ".
la tradition intellectuelle libérale en France du 19ème jusqu'au 20ème siècle a toujours gardé une pureté qui ne se retrouve dans aucun autre pays
En tant que philosophe du pluralisme irréductible, Constant fut, avant la lettre, le premier grand opposant à toutes les prétentions totalitaires.
Les conflits culturels doivent se régler de la même manière que les guerres de religion : l'Etat doit rester en dehors ; laissons la société régler ce genre de problèmes par elle-même.
L'histoire de toutes les civilisations est celle du combat entre les classes spoliatrices et les classes productives
Dunoyer est probablement le premier exemple d'un libéral radical qui se tourna vers l'Etat autoritaire par crainte d'un bouleversement socialiste de la société. 

Introduction
L'un des rares développements vraiment bénéfiques de la fin du 20ème siècle fut la chute du marxisme et le déclin du dessein socialiste. Au fur et à mesure que la signification de ces événements commence à être apprécié, l'importance du libéralisme devient de plus en plus évidente. L'époque où le libéralisme pouvait être rejeté comme l'idéologie de la bourgeoisie montante, est depuis longtemps révolue. En réalité, le libéralisme est la philosophie qui a formé notre civilisation, et qui, à son tour, a été façonnée et conditionnée par celle-ci, comme le catholicisme fut façonné et conditionné par le Moyen-Age. Pierre Manent a sans doute raison lorsqu'il écrit à propos du libéralisme qu'il " constitue le courant premier et principal et pour ainsi dire la base continue de la politique moderne, celle de l'Europe et de l'Occident depuis environ trois siècles "(1). Bref, le libéralisme est la philosophie politique caractéristique de l'homme occidental. Ainsi, si nous voulons comprendre l'histoire et le monde contemporains, il convient de bien saisir le sens du libéralisme. Maintenant qu'a été enfin rompu le charme du marxisme sur les intellectuels occidentaux, nous pouvons peut-être espérer voir un changement d'orientation dans les travaux universitaires. Du moins, nous pouvons nourrir l'espoir que l'évolution du libéralisme attirera autant l'attention des intellectuels que les rêves stériles du socialisme ; et que, avec le temps, Frédéric Bastiat sera étudié aussi assidûment qu'Antonio Gramsci, et les idées de Madame de Staël autant que celles de Rosa Luxemburg. 

Certes, le libéralisme a fait l'objet de nombre de définitions différentes et souvent contradictoires. Celle que j'emploierai ici satisfait à la condition avancée par Antony de Jasay. Comme l'a dit ce dernier, il nous faut pour comprendre le libéralisme l'appréhender comme " une doctrine politique distincte que nous pouvons séparer des autres "(2). Dans la plupart des discussions aujourd'hui, il est pratiquement impossible de distinguer le libéralisme de la social-démocratie. L'on y parle beaucoup de " l'épanouissement " et de " l'autonomie " de l'individu, censés justifier le financement public d'un nombre infini d'interventions étatiques, ainsi que, de plus en plus, d'une campagne conduite par l'Etat pour transformer les valeurs et les institutions fondamentales de la société civile. Mais, une telle approche revient à supprimer la frontière entre le libéralisme et la doctrine d'un Etat-providence tendant à l'expansion infinie.
Pourtant, le libéralisme est né comme une protestation systématique contre le pouvoir de l'Etat, et il est resté fidèle à ses origines pendant la plus grande partie de son histoire. A la fois pour la clarté de la pensée et pour la cohérence conceptuelle, je propose de désigner les politiques sociales-démocrates sous leur vrai nom, à savoir la social-démocratie. 

Par libéralisme, j'entendrai la doctrine qui soutient que la société civile - l'ordre social hors de l'Etat - s' " auto-gouverne " dans le cadre de droits individuels définis très largement(3). L'esprit de ce libéralisme - et la théorie sociale qui le sous-tend - a été résumé dans le slogan des auteurs français du 18ème siècle : Laissez-faire, laissez-passer : le monde va de lui-même.
Jusqu'à une époque récente, notre compréhension du développement historique du libéralisme était biaisée. Trop souvent, il a été conçu comme un phénomène largement anglo-saxon. Certains - principalement les Britanniques et les Américains - ont chéri ce point de vue et en sont fiers. D'autres - essentiellement les Européens du continent - ont souvent invoqué cette généalogie supposée comme un argument contre la doctrine libérale ; ils ont regardé le libéralisme d'un oeil méfiant, comme un phénomène étranger à leurs propres traditions nationales. Nous savons désormais que cette fixation sur les racines prétendument anglo-saxonnes du libéralisme était entièrement erronée. 

Le " miracle européen "
La culture qui donne naissance au libéralisme fut la civilisation distinctive de l'Europe, plus précisément de la chrétienté occidentale, c'est-à-dire cette Europe qui était, à un moment ou à un autre, en communication avec l'Evêque de Rome. Avec le temps, cette Europe a acquis certaines caractéristiques qui l'ont séparée de toutes les autres grandes civilisations de l'humanité. Ces caractéristiques ont été explorées par différents chercheurs ces dernières années, entre autres David Landes, Jean Baechler, Eric Jones, et Douglass North(4). Leur intérêt s'est porté en premier lieu sur le cadre institutionnel et idéologique du " miracle européen ", pour expliquer l'apparition d'un ordre économique qui pour la première fois dans l'histoire humaine a engendré une croissance économique soutenue par habitant. Nathanial Rosenberg et E. L. Birdzell ont exprimé ce fait d'une manière succincte dans le titre de l'ouvrage How the West Grew Rich. 

Dans un certain sens, le résultat de cette littérature a confirmé la célèbre phrase de Madame de Staël : 
en Europe, disait-elle 

" c'est la liberté qui est ancienne, et le despotisme qui est moderne "(5). 

A la source du développement qui a généré la croissance économique, ainsi que la science, voire le monde moderne, se trouve cet ensemble particulier d'institutions et de valeurs qui ont évolué en Europe au cours des siècles, à partir du Moyen-Age. Qu'est-ce qui a produit cet ensemble ? Les chercheurs cités plus haut ont focalisé leur attention sur le fait que l'Europe était une mosaïque de juridictions divisées et concurrentes, où, après la chute de Rome, aucun pouvoir politique central n'était capable d'imposer sa volonté. Comme le dit Jean Baechler : le grand " non-événement " qui a dominé le destin de l'Europe fut l'absence d'un empire hégémonique(6). 

C'est cette Europe radicalement décentralisée qui a produit les parlements, les diètes et les Etats-Généraux. Elle a engendré les chartes - non seulement la célèbre Magna-Carta des Anglais, mais aussi, par exemple, la Joyeuse Entrée du Brabant, et bien d'autres. Elle a produit les " villes libres " d'Italie et des Pays-Bas, de France et d'Allemagne ; et elle a développé le concept de droit naturel, ainsi que le principe selon lequel même le Prince n'est pas au-dessus de la loi - une doctrine enracinée dans les universités, d'Oxford à Paris, jusqu'à l'Université Jagellonnienne de Cracovie. 

Cette Europe était différente du reste du monde et, avec le temps, lorsqu'elle est partie à la découverte de celui-ci, elle a appris en quoi elle était différente. Un ouvrage publié par un Français, François Bernier, dans les années 1670, Voyage dans les Etats du Grand Mogol est très instructif à cet égard(7). Bernier étudia la médecine à Montpellier et voyagea en Proche-Orient pour arriver en Inde où il passa dix ans. En tant que médecin, il eut une position honorée dans l'entourage de certains puissants Indiens. Bernier n'était pas un colonisateur : il avait une profonde sympathie pour les habitants de l'Inde et leurs mœurs, au point de se sentir lui-même " indianisé ". A son retour en France, Bernier publia ses observations dans l'ouvrage cité, qui, beaucoup plus tard, servit à fonder la théorie marxiste du " mode de production asiatique ". 

En Orient, écrit Bernier, les fonctionnaires " ont une autorité comme absolue sur les paysans et même encore fort grande sur les artisans et marchands des villes, bourgades et villages... [ainsi le peuple] ne trouve point de meilleur remède que de cacher et enfouir leur argent bien secrètement et bien profondément en terre, sortant ainsi hors du commerce ordinaire des hommes... ". Les gouvernements font montre de " leur aveugle ambition... d'être plus absolus que ne permettent les lois de Dieu et de la Nature... ".
Bernier note la grande misère et l'ignorance du peuple, l'absence de toute institution d'éducation et de culture. En résumant ses expériences, il écrit qu'il a découvert que : 

" ôter cette propriété des terres entre les particuliers, ce serait en même temps introduire, comme par une suite infaillible, la tyrannie, l'esclavage, l'injustice, la gueuserie, la barbarie, rendre les terres incultes, en faire des déserts, ouvrir le grand chemin à la ruine et à la destruction du genre humain, à la ruine même des rois et des Etats ; et qu'au contraire, ce mien et ce tien, avec cette espérance qu'un chacun a qu'il travaille pour un bien permanent qui est à lui et qui sera pour ses enfants, c'est le principal fondement de ce qu'il y a de beau et de bon dans le monde ... " 

Ce passage apparaît encore plus significatif si l'on sait qu'il figure qu'il figure dans une lettre à Monseigneur Colbert, ministre de Louis XIV, praticien exemplaire de l'absolutisme monarchique en Europe. 

Vers le milieu du siècle suivant, le besoin d'assurer une protection institutionnelle aux droits de propriété, condition de la croissance économique, était devenu un lieu commun. Montesquieu l'exprime dans De l'esprit des lois :

 " En un mot, une plus grande certitude de sa propriété, que l'on croit avoir dans ces Etats, fait tout entreprendre ; et, parce qu'on doit être sûr de ce que l'on a acquis, on ose l'exposer pour acquérir davantage... " (8). 

150 ans après les voyages de Bernier en Orient, un autre voyageur français fît des observations similaires, lors d'une visite en Russie tsarine. Le marquis de Custine y fut impressionné par l'énorme différence qui caractérisait l'état de la reconnaissance des droits de propriété entre la France et la Russie. Il lui apparut évident que c'était l'absence de droits de propriété reconnus qui conduisait à la misère de tous, sauf d'une toute petite élite de la société(9).
Ainsi, le libéralisme a trouvé une terre fertile dans la culture particulière de l'Europe, grâce à ses limitations institutionnelles du pouvoir du centre et à l'engagement en faveur de la propriété privée qui était enraciné dans la vie quotidienne de la population. 

Les débuts de la pensée économique
Si nous prenons la partie la mieux développée de la doctrine libérale, à savoir le libéralisme économique et l'économie politique libérale, nous savons aujourd'hui qu'ils ne furent pas l'invention d'Adam Smith. Les racines se situent plutôt dans la pensée d'un certain nombre de clercs italiens, portugais et surtout espagnols du début de la Modernité, à partir de la fin du 15ème siècle, parfois regroupés, à tort, sous le nom collectif d'Ecole de Salamanque. Ces auteurs ont développé la théorie de l'utilité subjective comme fondement de l'action économique et de l'échange, de la propriété privée et du marché en tant qu'institutions fondamentales de la vie économique(10). 

L'approche conventionnelle qui souligne la prééminence des Britanniques ne manque pas de critiques. Celui qui a présenté la critique la plus récente, la plus convaincante, et probablement la plus cinglante fut sans doute feu Murray Rothbard. Dans sa monumentale histoire de la pensée économique, malheureusement restée inachevée, Rothbard critique la version communément admise, selon laquelle l'histoire économique aurait commencé avec Adam Smith - dont la " réputation quasiment cache le soleil " - , puis triomphalement continué avec Malthus, Ricardo, Mill et Marshall, pour atteindre son point culminant avec l'incomparable grandeur de J. M. Keynes. Rothbard maintient que cette focalisation quasi-exclusive sur les auteurs britanniques conduit à oublier la tradition continentale pourtant plus riche, représentée par les derniers scolastiques, d'importants auteurs italiens du 18ème siècle et, surtout, par l'école française de Cantillon, Turgot, J.B. Say et Frédéric Bastiat. D'après Rothbard , ils furent les géniaux précurseurs des économistes de l'école autrichienne(11). 

Le grand Turgot est en effet l'un des personnages préférés de Rothbard. Pour illustrer le niveau auquel la science économique française était parvenue au milieu du 18ème siècle, citons un passage de Turgot qui déclare que la vie économique doit être laissée " au cours de la nature... sans prétendre la diriger " : 

" parce que, pour le diriger sans le déranger et sans nuire à soi-même, il faudrait pouvoir suivre toutes les variations des besoins, des intérêts, de l'industrie des hommes ; il faudrait connaître dans un détail qu'il est physiquement impossible de se procurer, et sur lequel le gouvernement le plus habile, le plus actif, le plus détailleur, risquera toujours de se tromper au moins de la moitié…Si l'on avait sur tous ces détails cette multitude de connaissances qu'il est impossible de rassembler, le résultat en serait de laisser aller les choses précisément comme elles vont toutes seules, par la seule action des intérêts des hommes qu'anime la balance d'une concurrence libre. "(12) 

Ce texte représente quasiment un condensé de l'argument de Hayek sur l'impossibilité de tout calcul économique dans un système économique socialiste.
Ce qui est particulièrement remarquable dans la tradition française est le rejet, du début jusqu'à la fin, de la théorie du travail comme fondement de la valeur - cette fallacieuse approche qui a suscité tant de confusion et crée tant problèmes pour le développement de la science économique en Grande-Bretagne jusqu'à la révolution marginaliste de 1870. La science économique française a toujours été fermement fondée sur la théorie subjective de la valeur. De même, on y soulignait particulièrement le rôle de l'entrepreneur et de ses initiatives. Ceci était lié à l' " optimisme " fondamental de la pensée économique française. A la différence des penseurs britanniques de l'école de Ricardo, les Français ne s'intéressaient pas tant à la " distribution " de la richesse qu'aux conditions de sa création indéfinie. Les Français cherchaient la solution à la " question sociale " dans l'expansion continue des opportunités, engendrée par le système de propriété privée et le libre-échange. Ma thèse est que l'importance des auteurs anglo-saxons pour l'histoire de la pensée libérale a été le plus souvent exagérée, alors que les contributions des penseurs français -souvent très pertinentes par rapport aux problèmes contemporains - ont été soit minorées, soit entièrement négligées. 

Le vrai et le faux individualisme selon Hayek
Lorsque nous nous apprêtons à étudier le libéralisme français, nous trouvons malheureusement que certains écrits de F.A. Hayek ont introduit un élément de grande confusion, en particulier son essai influent " Individualism : True and False "(13).
Dans ce travail plutôt surprenant, Hayek tente de distinguer deux traditions de l'individualisme (ou du libéralisme). La première, un courant de pensée essentiellement britannique et empirique, représenterait le libéralisme authentique, d'après Hayek ; la seconde, française (et continentale) ne serait pas du tout une tradition libérale. Il s'agirait plutôt d'une déviation rationaliste qui conduirait " inévitablement " au collectivisme. Ceci découle, selon Hayek, des théories sociales sous-jacentes aux deux doctrines. Alors que dans la première les institutions sociales trouvent leur origine et se développent de manière " spontanée ", dans la seconde elles sont le produit d'un " dessein ou d'une ambition " humaine délibérée. 

Il est décourageant de noter que la théorie de Hayek est devenue si influente, car les problèmes qu'elle pose sont légion. D'abord, quels sont les penseurs supposés des écoles respectives ? Parmi ceux mentionnés dans le premier groupe l'on retrouve Mandeville, Hume, Smith, Burke et en particulier, au 19ème siècle, Tocqueville et Acton. Cependant, à un moment Hayek déclare que son développement moderne a débuté avec John Locke(14).
Les partisans français du " pseudo-individualisme rationaliste " mentionnés sont les physiocrates, les encyclopédistes, Rousseau, et Henri de Saint-Simon (toute l'école des auteurs français descendrait en fin de compte de Descartes). Pourtant, à part les physiocrates, aucun de ces derniers (15)n'apparaît normalement dans l'histoire du libéralisme. Rousseau était au mieux un démocrate, et Saint-Simon faisait partie des premiers socialistes. 

John Locke pose un problème particulier pour l'approche d'Hayek. Que Hayek l'ait réalisé est suggéré par le fait qu'il élimine Locke de sa liste des bons libéraux britanniques dans un traitement ultérieur du sujet(16). Dans son approche de la philosophie politique, Locke ne partageait pas le dédain pour la raison humaine qui, selon Hayek, caractérise le vrai individualisme. De plus, le point de départ de Locke était le concept de droits naturels à la vie, la liberté et à la propriété. Cela semble avoir de nombreux éléments en commun avec l'approche rationaliste des physiocrates et d'autres libéraux français(17). Hayek indique quelques théoriciens du droit naturel - tels que Priestly, Price, Paine et Jefferson - dont il dit qu'ils " appartiennent entièrement " à la tradition rationaliste du libéralisme(18). Rien ne prouve que ces penseurs considéraient que les institutions sociales étaient " conçues " par des législateurs omniscients(19). Curieusement, c'est cette tradition qui, selon Hayek, a fini par produire la " démocratie totalitaire "(20).
La distinction hayekienne entre le bon libéralisme britannique et le mauvais libéralisme français doit beaucoup à un auteur allemand du milieu du 19ème siècle, Francis Lister, qui émigra aux Etats-Unis pour devenir professeur de sciences politiques(21). 

Hayek va jusqu'à parler de " l'absence totale d'une tradition libérale véritable en France "(22). Mais, même à première vue, le problème est beaucoup plus complexe que le suggère la catégorisation particulièrement frustre de Hayek. Permettez-moi de mentionner au passage quelques points que Hayek ne soulève pas. Si nous devions distinguer un grand penseur du début de la Modernité comme étant la source du scientisme et du positivisme de l'ingénierie sociale, ce ne serait guère Descartes. Le philosophe britannique Francis Bacon serait un candidat beaucoup plus plausible. 

Le déclin du libéralisme en Grande-Bretagne fut provoqué non pas tant par des influences " françaises " que par des penseurs typiquement britanniques tels Thomas Carlyle, John Ruskin et Charles Kingsley. Par ailleurs, si l'effondrement soudain du libéralisme économique chez les économistes britanniques, en commençant par John Stuart Mill, eut un effet désastreux sur les libéraux du continent, c'est précisément parce qu'ils étaient nombreux à considérer la Grande-Bretagne comme le phare de la liberté économique. Enfin, Hayek lui-même écrit :

 " J'ai parfois le sentiment que l'attribut le plus saillant du libéralisme... est la notion que les croyances morales concernant les comportements qui n'interviennent pas dans la sphère protégée d'autrui ne justifient pas la coercition. "

 Or c'est en France, grâce au Code Napoléon, que l'égalité des religions fut établie des dizaines d'années avant qu'elle ne se " développe " en Grande-Bretagne. Ce même Code Napoléon a décriminalisé les actes sexuels volontaires entre adultes 150 ans avant que le Rapport Wolfenden sur l'homosexualité ne commence à modifier les choses en Grande-Bretagne. 

Si l'analyse de Hayek était correcte, il serait difficile d'expliquer pourquoi la tradition intellectuelle libérale en France du 19ème jusqu'au 20ème siècle a toujours gardé une pureté qui ne se retrouve dans aucun autre pays. A titre d'exemple, le terme " libéralisme " conserve en France le sens de ce que dans les pays anglophones l'on doit aujourd'hui appeler le " libéralisme classique ". D'ailleurs, si une tradition libérale authentique fait réellement défaut en France, comment expliquer l'existence de l'une des plus grandes oeuvres collectives du libéralisme du 19ème siècle : les volumes du Journal des Economistes ? Le Journal des Economistes fut pendant un siècle le fer de lance de l'idée du laissez-faire en Europe, depuis sa fondation en 1841 jusqu'en juin 1940, lorsqu'il dut subitement cesser sa publication. Dans ce qui suit, j'essaierai de présenter ce qui faisait la spécificité du libéralisme français au 19ème siècle, en soulignant la remarquable pertinence de ses analyses sur un certain nombre de sujets qui sont de nouveau tout à fait d'actualité aujourd'hui. 



La place de Benjamin Constant
A mon avis, Benjamin Constant est l'exemple type non seulement du libéralisme français, mais du libéralisme européen du 19ème siècle(23). Personnellement, je considère que Constant est un héros culturel. De mon point de vue, sa grandeur réside dans ce qu'un admirateur de l'époque résumait ainsi : Constant aimait la liberté comme d'autres hommes aiment le pouvoir. Mais c'était aussi un grand théoricien et Emile Faguet exagérait à peine lorsqu'il disait de Constant qu'il " inventa le libéralisme "(24). Heureusement, Constant est l'un des rares des libéraux français du 19ème siècle - avec Tocqueville - qui ne sont pas tombés dans l'oubli. Isaiah Berlin, le philosophe du pluralisme, a défendu le rôle important joué par Constant, en disant de lui qu'il était " le plus éloquent de tous les partisans de la liberté et de la sphère privée "(25). Ces dernières années, Constant a fait l'objet de nombreuses études réalisées par des universitaires français, américains, italiens et d'autres. Il a vécu la période de la Révolution, du Premier Empire jusqu'à la Restauration. Il est mort en 1870, ayant vécu l'avènement de la " monarchie bourgeoise " de Louis Philippe. Ainsi, cet observateur brillant a personnellement suivi la vie politique française pendant les décennies qui, comme l'on a dit, furent l'équivalent de siècles. Il vit se succéder des régimes qui ont tenté d'imposer leur volonté à la nation pour ensuite disparaître. Avec Constant apparaît cette attitude de méfiance et de suspicion profonde à l'égard du pouvoir d'Etat qui équivaut presque à une haine de l'Etat tout court. 

Une leçon importante tirée par Constant fut la distinction nette entre les idéaux philosophiques en politique et la réalité du pouvoir. Dans son Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri, il écrit : 

Qui ne croirait, en lisant tout ce que la loi doit faire, qu'elle descend du ciel, pure et infaillible sans avoir besoin de recourir à des intermédiaires, dont les erreurs la faussent, dont les calculs personnels la défigurent, dont les vices la souillent et la pervertissent…la loi est l'ouvrage des hommes…[et] l'ouvrage ne mérite pas plus de confiance que ses auteurs…une terminologie abstraite et obscure a fait illusion aux publicistes. L'on dirait qu'ils ont été dupes des verbes impersonnels…Il faut, on doit, on ne doit pas, ne se rapportent-ils pas à des hommes ? On croirait qu'il s'agit d'une espèce différente.
La vie de Constant coïncide presque exactement avec celle d'un autre penseur célèbre, Jeremy Bentham. Constant rejetait l'utilitarisme de Bentham comme fondement de la loi et entrevoyait clairement les conséquences de cette approche : " On peut trouver des motifs d'utilité pour tous les commandements et pour toutes les prohibitions... tout peut être utile, tout peut être dangereux. La législation, une fois autorisée à juger de ces possibilités, n'a point de limites et ne peut en avoir... " . Bref, l'utilitarisme de Bentham et de ses disciples confère aux autorités politiques, selon la formule d'Antony de Jasay, " un permis de bricoler à durée indéterminée". 

On pourrait s'étendre beaucoup plus longuement sur les contributions de Constant à la science politique. Mais le résultat le plus important des nombreuses recherches récentes qui lui ont été consacrées est de voir dans Constant avant tout le philosophe politique de la Modernité.
Quelle est la caractéristique fondamentale du monde moderne et quel est le système politique qui lui est le mieux adapté ? L'expérience de la Révolution conduisit Constant à essayer de trouver une réponse à cette question. La Révolution fut un produit de la recherche de la liberté. Mais, d'après Constant, elle portait en elle une déficience fatale. On ne peut évacuer la Terreur comme un simple accident de parcours. Elle ne fut pas non plus, comme certains l'ont prétendu, le produit d'un désir " excessif " de liberté. Ce qui mena à tant de malheurs durant la Révolution fut - selon Constant - la quête d'un " mauvais type " de liberté. Pendant sa phase jacobine, les révolutionnaires ont adopté l'idée de la liberté ancienne pour l'appliquer, à tort, à l'âge moderne. 

L'analyse par Constant de la polis ancienne est célèbre. Son idée centrale devint le fondement des deux grands essais de Lord Acton, " The History of Liberty in Antiquity " et " The History of Liberty in Christianity ". Max Weber considérait ce qu'il appelait " la brillante hypothèse de Constant " comme le parfait exemple de son concept " d'idéal-type "(26). En résumé, d'après Constant, la liberté ancienne était l'idéal des républiques classiques de la Grèce et de Rome et, à l'âge moderne, d'auteurs comme Rousseau et Mably(27). Elle définissait la liberté comme l'exercice par les citoyens du pouvoir politique. C'est une conception collective de la liberté compatible avec - voire qui exigerait - la subordination totale de l'individu à la communauté. Alors que chaque citoyen serait soumis au Tout, il aurait une part égale dans l'exercice du pouvoir total sur les autres.
La conception ancienne de la liberté s'enracinait dans les sociétés de l'Antiquité, un système d'esclavage et de guerres incessantes. En revanche, la liberté au sens moderne s'inscrit dans une société qui est fondée sur la liberté du travail et le commerce pacifique. Constant se demande ce que " de nos jours un Anglais, un Français, un habitant des Etats-Unis de l'Amérique entendent par le mot de liberté ? ". 

C'est pour chacun le droit de n'être soumis qu'aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d'aucune manière, par l'effet de la volonté arbitraire d'un ou de plusieurs individus. C'est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et l'exercer ; de disposer de sa propriété, d'en abuser même ; d'aller, de venir, sans en obtenir la permission, et sans rendre compte des ses motifs ou de ses démarches. C'est pour chacun, le droit de se réunir à d'autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours et ses heures d'une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c'est le droit, pour chacun, d'influer sur l'administration du gouvernement ...(28)
L'erreur fatale de Rousseau et des jacobins fut d'essayer de redonner vie à l'idéal ancien en plein monde moderne. Comme le monde moderne a entre temps produit une personnalité humaine tout à fait différente - ce que nous appelons " l'individu ", un concept inconnu des anciens - le résultat final ne pouvait être que catastrophique(29). 

Le projet jacobin n'a pas disparu avec les événements de 1794 (la fin de Robespierre). En réalité, l'objectif des mouvements totalitaires du 20ème siècle fut de renouer avec la réalisation d'une liberté collective et de créer un type uniforme et collectif d'être humain (l'homme soviétique, l'homme national-socialiste, etc...). En tant que philosophe du pluralisme irréductible, Constant fut, avant la lettre, le premier grand opposant à toutes les prétentions totalitaires.
Constant fut aussi le premier grand penseur libéral condamné à mener une bataille intellectuelle sur deux fronts, une situation qui allait devenir caractéristique du libéralisme, du 19ème siècle jusqu'à nos jours. Les ennemis de Constant étaient d'un côté les jacobins et les descendants socialistes de Jean-Jacques Rousseau (pour la plupart), et de l'autre, les conservateurs théocratiques tels que Maistre et Bonald. 

En ce qui concerne les conservateurs, ils tentaient d'établir la notion chrétienne de péché originel comme fondement théorique d'un système de société reposant sur un Etat fort chargé de contrôler fermement les impulsions naturelles de l'homme. Constant était prêt à accorder une certaine place à la notion de corruption naturelle de la nature humaine. Mais, comment ceci pourrait-il suffire à justifier un Etat autoritaire ? 
Les hommes politiques seraient-ils le produit d'une conception immaculée ? 
Constant écrit : 

" Il existe une notion bizarre selon laquelle l'on prétend que, parce que les hommes sont corrompus, il est nécessaire d'accorder à certains d'entre eux d'autant plus de pouvoir... au contraire, il faut leur donner moins de pouvoir, c'est-à-dire, il faut combiner les institutions avec doigté et mettre en leur sein certains contrepoids contre les vices et les faiblesses des hommes. "(30) 

Alors qu'avec les jacobins le pouvoir de l'Etat fut utilisé pour produire une société fondée sur des valeurs rousseauistes, les conservateurs de la Restauration voulaient se servir de ce pouvoir pour instiller des valeurs théocratiques qui ne paraissaient pas moins condamnables aux yeux de Constant : " si je repousse les améliorations violentes et forcées, je condamne également le maintien, par le joug, de ce que la marche des idées tend à améliorer et à réformer insensiblement "(31). Constant fut ainsi le premier à dégager ce que devrait être une véritable attitude libérale par rapport aux conflits de valeurs et de culture qui marquent de plus en plus le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui : 

restez fidèles à la justice, qui est de toutes les époques ; respectez la liberté, qui prépare tous les biens ; consentez à ce que beaucoup de choses se développent sans vous, et confiez au passé sa propre défense, à l'avenir son propre accomplissement (32)
Les conflits culturels doivent se régler de la même manière que les guerres de religion : l'Etat doit rester en dehors ; laissons la société régler ce genre de problèmes par elle-même. 

La recherche de rentes et la doctrine de la lutte des classes
Le deuxième domaine important dans lequel les libéraux français ont développé une pensée qui reste d'actualité, fut leur analyse de ce qu'on appelle désormais la recherche de rentes. A l'instar de l'Ecole contemporaine du Public Choice, les libéraux du 19ème siècle s'attachaient en priorité à comprendre les origines de la croissance de l'Etat moderne.
Le concept de " recherche de rentes " remonte assez loin : on le trouve déjà dans les travaux des " Levellers " anglais, chez Turgot et les physiocrates, Adam Smith, Bentham, et James Mill. Au cours du dernier tiers du 19ème siècle, la notion est devenue un lieu commun chez les libéraux allemands, où on la retrouve exprimée en des termes étonnamment modernes. Mais sa discussion la plus approfondie et la plus complète figure dans le travail des libéraux français du journal Le Censeur Européen (1819-1820) : Charles Comte, Charles Dunoyer, Augustin Thierry, et leurs disciples. Les analyses de cette école de pensée ont donné naissance à une grande théorie libérale de la lutte des classes. 

Cette théorie " libérale " de la lutte des classes a été presque totalement oubliée.
Peu d'économistes sont aussi célèbres pour leur connaissance de l'histoire intellectuelle moderne que Albert Hirschmann. Pourtant, Hirschmann est visiblement perturbé lorsqu'il tombe un jour sur une citation de Vilfredo Pareto qui évoque très clairement le concept de lutte des classes. Pour Hirschmann, " cela sonne curieusement -peut-être sciemment- comme Le Manifeste Communiste. " Hirschmann ignorait que Pareto ne faisait que reprendre, dans la terminologie habituelle, une notion qui en fait avait été initiée par des libéraux français du début du 19ème siècle. Les économistes libéraux italiens de l'époque étaient très influencés par les Français, de Fransceco Ferrara, qui ne tarissait pas d'éloges pour Dunoyer et Bastiat, jusqu'à Pareto qui fut un collaborateur régulier du Journal des Economistes et qui écrivait à Gustave de Molinari en lui donnant du " Cher Maître ".
La particularité de la conception française de la lutte des classes était d'être étroitement associée à la notion de spoliation. Adolphe Blanqui était le protégé de J.-B. Say et lui succéda à la chaire d'économie politique au Conservatoire des Arts et Métiers. Dans ce qui est probablement la première histoire de la pensée économique publiée en 1837, Blanqui écrit : 

Dans toutes les révolutions, il n'y a jamais eu que deux partis en présence : celui des gens qui veulent vivre de leur travail et celui des gens qui veulent vivre du travail d'autrui …Patriciens et plébéiens, esclaves et affranchis, guelfes et gibelins, roses rouges et roses blanches, cavaliers et têtes rondes, libéraux et serviles, ne sont que des variétés de la même espèce (34). 

De la bourgeoisie qui prit le pouvoir en France pendant le régime " libéral " de Louis Philippe, Tocqueville écrit : 

" Elle se logea dans toutes les places, augmenta prodigieusement le nombre de celles-ci et s'habitua à vivre presque autant du Trésor public que de sa propre industrie. " (35) 

La réflexion du groupe du Censeur Européen était profondément influencée par les écrits de la génération précédente, pas seulement Constant, mais plus particulièrement J.-B. Say et Antoine Destutt de Tracy, dont on commençe à reconnaître qu'ils ont joué un rôle important dans l'élaboration du concept de recherche de rentes(36).
Il a été remarqué, par exemple, que Say faisait déjà allusion aux raisons pour lesquelles " les producteurs d'un secteur commercial quelconque sont si soucieux de devenir eux-mêmes les objets d'une réglementation ". En revanche, le travail accompli par le groupe du Censeur Européen dans ce domaine de la théorie économique reste largement négligé (37).
La théorie que les auteurs du Censeur ont héritée de Say et de Destutt de Tracy commence par le concept de production conçu comme la création d'utilité (38).
[les différentes manières de produire] consistent toutes à prendre un produit dans un état et à le rendre dans un autre où il a plus d'utilité et de valeur…de façon ou d'autre, du moment qu'on crée ou qu'on augmente l'utilité des choses, on augmente leur valeur, on exerce une industrie, on produit de la richesse (39).
Tous les membres de la société qui contribuent à la création de valeurs sont considérés comme productifs. Mais il existe aussi des catégories de personnes qui consomment les richesses plutôt que de les produire. Ces classes improductives comprennent l'armée, l'Etat et le Clergé qui vivent des deniers publics (40)- c'est ce qu'on pourrait appeler les classes " réactionnaires ", largement associées à l'Ancien Régime.
L'exploit fondamental de Comte, Dunoyer et Thierry dans le Censeur Européen est d'avoir adopté les idées économiques de Say et d'autres libéraux antérieurs, pour ensuite les élaborer et les insérer dans une théorie sociale et historique. Ils ont appelé cela " l'industrialisme ". 

En prenant comme point de départ l'homme qui agit en vue de satisfaire ses besoins et désirs, l'industrialisme pose que l'objectif de la société est la création d' " utilité " au sens large, c'est-à-dire les biens et les services utiles à l'homme pour satisfaire ses besoins. Sur ce point, l'homme a le choix entre deux alternatives fondamentales : il peut piller la richesse produite par d'autres ou il peut travailler pour produire lui-même des richesses (41). Dans toute société, on peut clairement distinguer ceux qui vivent du pillage (spoliation) de ceux qui vivent de la production. Tenter de vivre sans produire revient à vivre " à l'état sauvage ". Les producteurs sont en revanche " des hommes civilisés ".
L'histoire de toutes les civilisations est celle du combat entre les classes spoliatrices et les classes productives. D'après Constant, la spoliation par la guerre était la méthode préférée des Grecs et des Romains. Avec le déclin de l'Empire romain à l'Ouest, les barbares germaniques s'établirent, par la conquête, comme les seigneurs du pays : le féodalisme s'est développé, en particulier en France, après l'invasion des Francs, et en Grande-Bretagne après l'invasion normande. Celui-ci était essentiellement un système de spoliation des paysans par l'élite guerrière des " nobles ". Avec la montée des villes au 11ème siècle, on peut même dire que " deux nations " se partagent le sol français : l'élite féodale spoliatrice et les habitants producteurs des villes.
A la noblesse rapace a succédé les rois, non moins rapaces, dont les vols violents, les dévaluations de la monnaie, les faillites, les confiscations et les entraves à l'industrie forment la matière première de l'histoire de France. Au fur et à mesure que les richesses produites par le Tiers-Etat s'accumulaient, de nouvelles ressources devenaient accessibles pour l'expropriation des classes parasites.
Charles Comte est particulièrement sévère en ce qui concerne les manipulations de la monnaie par le roi et l'appel à la loi. Il cite un auteur du 17ème siècle sur la manière dont " les escomptes ont enrichi les hommes d'argent et la finance aux dépens la population. "
Les " Industrialistes " se présentaient d'abord et avant tout comme des pacifistes. Leur devise sur la une de chaque numéro du Censeur Européen était " paix et liberté ". En cela, il s'inspirait de Benjamin Constant qui écrivait : " Dans tous les temps la guerre sera, pour les gouvernements un moyen d'accroître leur activité. "
Leur anathème favori concernait les guerres provoquées par des réflexes mercantilistes, ou résultant de " l'esprit du monopole... la prétention de chacun d'être industrieux à l'exclusion de tous les autres, de pourvoir exclusivement aux autres avec les produits de son industrie. " Pour Dunoyer, qui s'en prenait férocement à l'impérialisme britannique (42), une conséquence de cette présomption était que l'esprit d'industrie devenait finalement un principe plus hostile et davantage un ennemi de la civilisation que l'esprit de pillage lui-même (43).
Sous l'Ancien Régime, la noblesse, parce qu'elle n'était plus capable de s'attaquer directement aux plus industrieux, s'est mise à peupler l'Administration pour vivre d'une nouvelle forme de tribut : " l'impôt" (44). Les membres de la bourgeoisie qui accédaient à la noblesse ne s'occupaient plus de leurs affaires et, en fin de compte, n'avaient plus d'autres moyens pour subsister que leur dépendance à l'égard du Trésor Public. Enfin, les Etats, alors qu'ils accablent les producteurs d'impôts, fournissent rarement à la société l'équivalent des valeurs qu'ils lui prennent pour financer les tâches de gouvernement.(45)
A mesure que le nombre de postulants aux emplois publics augmente, deux tendances s'affirment : le pouvoir de l'Etat s'accroît et le fardeau des dépenses publiques et de l'impôt s'alourdit.
Afin d'accueillir les hordes de futurs fonctionnaires, l'Etat étend ses activités tous azimuts : il commence à s'occuper de l'éducation, de la santé, de la vie intellectuelle et des moeurs, il veille à assurer un niveau suffisant de moyens de subsistance, il réglemente l'industrie jusqu'à ce qu'il n'y ait " plus ancun moyen de faire échapper à son action toute activité, toute pensée, toute portion " de l'existence du peuple (46). Les fonctionnaires sont devenus " une classe qui est l'ennemi du bien-être de tous les autres ".
L'opposition au pouvoir de l'Etat était un thème récurrent chez les auteurs du Censeur Européen. Des déclarations typiques sont, par exemple, au sujet de la société idéale : " tout le monde travaillera et personne ne gouvernera " ; " le despotisme se trouve au niveau des contributions publiques " ; et " tant que l'instruction publique sera donnée par le gouvernement, ceux qui professent seront du gouvernement et non de la nation ".
Marx, lui-même, reconnut qu'il avait emprunté sa théorie de la lutte des classes aux auteurs libéraux français, et cette origine apparaît clairement dans certains passages de ses écrits. Ainsi, dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, on trouve une analyse du pouvoir étatique en France entièrement dans la ligne des Industrialistes : 

" Ce pouvoir exécutif, avec sa bureaucratie énorme et son organisation militaire, avec sa machinerie étatique ingénieuse, qui embrassent des couches très larges, peuplée d'une foule de fonctionnaires d'environ 500 000 personnes, à côté d'une armée de 500 000 personnes supplémentaires, avec un corps affreusement parasite qui couvre la société française comme un filet et l'étouffe...(47) 

A la différence de la théorie marxiste, la conception libérale de la lutte des classes permet d'analyser l'histoire avec des instruments beaucoup plus fins que les concepts de " bourgeoisie " et de " prolétariat ". On a dit de Charles Dunoyer qu'il était " la voix du capitalisme utopique " (48))une description qui, si elle est exacte, pourrait s'appliquer aussi à ses associés. Mais Dunoyer et ses amis pensaient qu'ils avaient des raisons suffisantes pour ne pas se considérer comme des utopistes puisque " le vrai capitalisme existant " se trouvait de l'autre côté de l'Atlantique. Comme l'écrivait Augustin Thierry en 1820 : 

La destinée actuelle des États-Unis répond à tous les voeux que nous formions pour la nôtre ; ces voeux ne sont donc point des chimères ; nous ne sommes donc travaillés par la vaine ambition de l'impossible, comme le prétendent nos ennemis (49) 

Avec le temps, Dunoyer est devenu moins hostile à une action étatique d'un certain type, clairement en réaction à la montée du socialisme. Dans son article " gouvernement " dans le Dictionnaire de l'économie politique (50)) il écrit que " la tâche particulière de l'Etat... est d'apprendre aux hommes à bien vivre entre eux... il est producteur de sociabilité, de bonnes habitudes civiles : c'est le fruit particulier de son art et de son travail... ". Le rôle du gouvernement sera de plus en plus " de corriger les penchants antisociaux, de former, en un mot, les habitudes qui doivent présider aux relations " entre les hommes . Ce changement significatif dans la pensée de Dunoyer avait pour origine la montée d'un mouvement socialiste révolutionnaire. Ainsi, Dunoyer est probablement le premier exemple d'un libéral radical qui se tourna vers l'Etat autoritaire par crainte d'un bouleversement socialiste de la société.
Cette doctrine libérale française des conflits des classes fut adoptée et développée par des auteurs ultérieurs, y compris Bastiat (dont l'auteur favori était Charles Comte) et Gustave de Molinari. Elle eut une influence décisive sur les économistes libéraux italiens à partir du milieu du 19ème siècle et, à travers eux, sur l'Ecole du Public Choice. 

La centralisation du pouvoir politique
Un troisième thème central développé par les libéraux français est celui de la centralisation du pouvoir politique. Les origines et les conséquences de la vaste centralisation du pouvoir dans les mains de l'Etat ont préoccupé bon nombre des meilleurs observateurs de la société moderne, de Ortega y Grasset et Bertrand de Jouvenel (en particulier dans son ouvrage classique Du pouvoir) à Robert Nisbet et Michael Oakeshott. Les libéraux français du 19ème siècle représentent une source importante sur cette question pour les penseurs politiques. La situation particulière de la France - à la fois un pays traditionnel de centralisation bureaucratique et le centre continental de la pensée libérale - a contribué à la production de cette littérature pionnière. Leonard Liggio note que des auteurs comme Lieber - et, j'ajoute, Hayek jusqu'à un certain degré - ont négligé le fait que leurs propres critiques de la centralisation française devaient une fière chandelle aux penseurs libéraux français qui l'avaient directement vécue, et qui en avaient été les observateurs les plus incisifs et les plus cohérents (51). 

Le plus grand analyste du fléau de la centralisation bureaucratique moderne fut sans doute Alexis de Tocqueville.
En France, comme il l'a montré dans ses ouvrages historiques, l'Etat bureaucratique moderne fut construit par les rois et consolidé par la Révolution et Napoléon 1er.
Lorsque Tocqueville est arrivé pour la première fois aux Etats-Unis à l'âge de vingt-six ans, il fut étonné par l'absence quasi-totale de l'Etat. Il lui semblait que les Etats-Unis étaient un pays sans Etat, et il lui en rendait hommage. A cet égard, Tocqueville continuait l'histoire d'amour entre le libéralisme français et les Etats-Unis qui avait commencé au siècle des Lumières et qui devait se poursuivre pendant des générations ( au point de donner naissance à une adulation abusive d'Abraham Lincoln et de la cause de l'Union pendant la guerre de Sécession.) (52)
Trop d'attention a été accordée à la " tyrannie de la majorité " décrite par Tocqueville dans le premier volume de De la démocratie en Amérique, peut-être parce que ce leitmotiv a attiré l'oeil de J.S. Mill dans sa critique enthousiaste de l'ouvrage. Ce qui à mon avis est d'un intérêt plus durable est l'analyse, dans le second volume, des dangers de la centralisation étatique lorsqu'elle se marie avec la démocratie moderne et la recherche par les masses de toujours plus de satisfactions matérielles. En conclusion du dernier volume de ce livre, Tocqueville présente ce qui doit être l'une des images les plus terrifiantes de toute l'histoire de la pensée politique. Elle apparaît dans le chapitre " Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre " :
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans the monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme….Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? (53)
Suivant l'exemple de Tocqueville, les libéraux français n'ont jamais cessé de porter une attention particulière aux dangers de la centralisation étatique. Par exemple, dans son discours d'entrée à l'Académie Française, succédant à Tocqueville, Henri-Dominique Lacordaire, chef de file des libéraux catholiques français reproche au mouvement radical-démocrate européen d'avoir facilité et encouragé la centralisation politique : 

" Le démocrate européen, idolâtre de ce qu'il appelle l'État, prend l'homme dès son berceau pour l'offrir en holocauste à la toute-puissance publique. Il professe que l'enfant, avant d'être la chose de la famille, est la chose de la cité, et que la cité, c'est-à-dire le peuple representé par ceux qui le gouvernent, a le droit de former son intelligence sur un modèle uniforme et légal. Il professe que la commune, la province et toute association, même la plus indifféente, dépendent de l'État, et ne peuvent ni agir, ni parler, ni vendre, ni acheter, ni exister enfin sans l'intervention de l'État et la mesure déterminée par lui, faisant ainsi de la servitude civile la plus absolue le vestibule et le fondement de la liberté publique. " (54) 

Gustave de Molinari et " les gouvernements concurrents "
Né en Belgique, Gustave de Molinari fut le doyen des économistes français du " laissez-faire " du 19ème siècle pratiquement jusqu'à sa mort en 1911 (55). Molinari est surtout célèbre pour sa doctrine de la " concurrence des gouvernements " - Murray Rothbard l'appelait " le premier anarcho-capitaliste " (56)- et il était un partisan rigoureux du laissez-faire ainsi qu'un opposant au militarisme et à l'impérialisme. Pourtant, ce " doctrinaire " qui semble correspondre parfaitement à la définition hayekienne du " rationaliste français ", devait faire valoir des positions sur l'histoire et la politique qui le placent d'une façon étonnament proche d'une sorte de conservatisme dur (57).
La première expression, et la mieux connue, de l'anarcho-capitalisme de Molinari apparaît dans un article du Journal des Economistes en 1849 (58), dont le point de départ pose déjà des problèmes à la typologie de Hayek. Molinari distingue deux écoles de philosophie sociale : la première soutient que toutes les associations humaines, puisqu'elles sont " organisées d'une manière purement artificielle par des législateurs primitifs " peuvent être " modifiées ou refaites par d'autres législateurs, dans la mesure où la science sociale progresse ". Il est clair que Molinari tient cette position, qui selon Hayek représente l'essence du " rationalisme constructiviste " pour un non-sens. L'école adverse - à laquelle Molinari adhère - pose que " la société est un fait purement naturel " qui " évolue en vertu de lois naturelles pré-existantes ". 

L'expérience confirme que la sécurité fait partie des besoins qui doivent être satisfaits en société, c'est-à-dire la protection de la vie, de la liberté et de la propriété individuelles. Il est clairement dans l'intérêt des membres de la société de pouvoir assurer leur sécurité au meilleur prix. En ce qui concerne les biens, matériels ou immatériels, la libre concurrence garantit que les consommateurs obtiendront des biens au prix le plus bas. Ainsi, dans l'intérêt des consommateurs, la production de sécurité devrait elle aussi être soumise à la libre concurrence. Il s'ensuit qu' " aucun gouvernement ne devrait avoir le droit d'empêcher un autre gouvernement de s'établir concurremment à lui, ou d'obliger les consommateurs de sécurité de s'adresser exclusivement à lui pour cette denrée. "
Sous le régime actuel, les producteurs de sécurité sont en mesure, grâce à l'usage de la force, de mettre en place un monopole et d'imposer une " surtaxe " aux consommateurs en demandant un prix qui est " plus élevé que sa valeur ". L'industrie de l'Etat devient hautement profitable, et la conséquence naturelle pour les consommateurs en est le résultat typique d'un régime monopolistique : la guerre. Le monopole conduit à une situation où " la justice devient coûteuse et lente, la police vexatoire, la liberté individuelle cesse d'être respectée, le prix de sécurité est exagéré, inégalement prélevé, selon la force, l'influence dont dispose telle ou telle classe de consommateurs ... " En revanche, la concurrence entre gouvernements aurait des effets bénéfiques, en faisant baisser les prix, et stimulerait l'amélioration du produit (59). 

Utilisant à la fois des arguments de droit naturel et économiques (utilitaristes), Molinari accuse d'autres économistes, en particulier ce prophète du laissez-faire, Charles Dunoyer, d'inconsistence lorsqu'il rejette cette approche en bloc (alors qu'il rend hommage à Adam Smith pour avoir reconnu les bienfaits de la concurrence entre tribunaux) (60). En fait, les autres libéraux français, y compris Dunoyer et Bastiat, ont critiqué l'élimination théorique par Molinari du " gouvernement monopolistique ", et il semble qu'il n'ait eu aucun disciple sur cette question en France de son vivant.
Il est intéressant de noter que, dès cet essai, Molinari fait montre d'une antipathie envers la démocratie, que certains considéreraient malplacée chez un penseur aussi radical, qui le conduit à mettre les droits individuels, notamment les droits de propriété, au-dessus de la règle majoritaire. Il prend l'exemple où une majorité socialiste serait élue à l'Assemblée Nationale, avec un président socialiste. 

" Supposez que cette majorité et ce président, investis de l'autorité souveraine, décrètent, ainsi que demandait M. Proudhon, la levée d'un impôt de trois milliards sur les riches, afin d'organiser le travail des pauvres, est-il probable que la minorité se soumettra paisiblement à cette spoliation inique et absurde, mais légale, et constitutionnelle ? Non, sans doute, elle n'hésitera pas à méconnaître l'autorité de la majorité et à défendre sa propriété. " (61) 

Il est intéressant de noter que le disciple de Molinari, Vilfredo Pareto, a préconisé d'agir ainsi, par exemple dans le cas des municipalités socialistes en Italie avant l'avènement des fascistes (62).
Dans ses ouvrages historiques, Molinari, à la différence des libéraux français de tendance plus " britannique " (dans la terminologie de Hayek) comme Constant, Guizot et Tocqueville, ne concéde aucune vertu à la Révolution de 1789. Traditionnellement, les libéraux français avaient reconnu certaines réformes accomplies sous la Révolution (en particulier dans sa phase pré-jacobine - " 1789 plutôt que 1793 "), telles que l'abolition des douanes intérieures et l'introduction de la liberté religieuse. Or Molinari soutient que " les plus importantes [des réformes] étaient accomplies ou en voie d'accomplissement, depuis l'avènement de Louis XVI. Si la révolution n'avait pas éclaté, les réformes qu'on lui attribue se seraient poursuivies paisiblement dans ce qu'elles avaient d'utile, et ces réformes eussent été définitives"(63). C'est une vue de l'Ancien Régime et la Révolution qui, à bien des égards, est très proche de celle présentée par l'historien Pierre Gaxotte, un intellectuel du groupuscule royaliste Action Française (64). 

La Révolution mit une fin brutale à cette évolution organique et initia un transfert massif de pouvoir au profit de l'Etat. Le " servage militaire " - le service militaire obligatoire largement condamné par Turgot, Condorcet et pratiquement tous les autres économistes pré-révolutionnaires - avait disparu en France. La Révolution a rendu universelle la conscription, et Molinari pense qu'elle suffit pour compenser toutes les réformes progressives, réelles ou fictive, dont on crédite généralement la Révolution. L' " impôt du sang " fut conservé par la Restauration, puisque les classes moyennes et supérieures pouvaient acheter l'exemption en payant des remplaçants - autre exemple de législation de classe, comme le livret obligatoire pour les ouvriers qui listait les emplois passés, ou l'interdiction d'organisations ouvrières. Le résultat final de la Révolution a été " de diminuer la somme de libertés dont jouissent les Français et de doubler au moins le poids de l'Etat français ". 

A long terme, le résultat le plus destructeur de la Révolution fut d'éliminer toute entrave à l'envie de spolier de la bourgeoisie. D'après Molinari, ceci est largement la conséquence de la mise en oeuvre du principe d' " égalité devant la loi ". " La Révolution a laissé le champ ouvert aux classes moyennes, lesquelles n'ont pas négligé d'en profiter en remplaçant les privilèges de la noblesse et du clergé par d'autres, adaptés à leurs propres intérêts. " Une nouvelle classe prit " possession de l'appareil à concocter des lois et règlements ". La monarchie héréditaire conservait au moins une certaine incitation personnelle à préserver l'Etat de la ruine et à promouvoir sa prospérité. 

Molinari applique la théorie de la lutte des classes, devenue à son époque une pierre angulaire du libéralisme français, mais, à la différence de ses prédécesseurs, il ne fait aucune exception pour les régimes prétendument libéraux, ni à ce qui passait pour du libéralisme dans la vie politique française de l'époque (54). La monarchie " libérale " de Juillet était la créature de la bourgeoisie, qui visait désormais à fixer l'exploitation de l'Etat fermement dans ses propres mains. Le parti libéral était " l'expression de ceux de la classe gouvernante qui étaient issus de la Révolution ". Les classes moyennes profitaient des contrats publics, des subventions aux chemins de fer et à d'autres industries, des banques d'Etat, des protections douanières et des emplois dans la bureaucratie croissante. Bientôt, un mouvement radical émergea " à mesure que les profits d'une exploitation qui s'étendait et se développait chaque jour de plus en plus excitait l'envie des classes exclues du festin ". Le stade final arriva avec le suffrage universel : toute la population doit être achetée. La critique de Molinari, toujours cinglante, du gouvernement représentatif et de la démocratie qui avance, suggère que son anarcho-capitalisme résultait non seulement de la théorie économique et du droit naturel, mais aussi de son interprétation de l'histoire. 

Selon Molinari, " la nation souveraine est une simple fiction " ; en réalité, les partis sont organisés en vue de prendre et d'exploiter le pouvoir de l'Etat. Les partis, voire leurs subdivisions, correspondent toujours aux intérêts catégoriels dont ils sont issus et chez lesquels ils recrutent leurs membres. Partout en politique Molinari voit l'idéologie - au sens d'une rationalisation des intérêts de classe - à l'oeuvre. Ainsi, la politique de Napoléon III de défendre les " nationalités opprimées " de l'Europe était une couverture idéologique pour répondre aux demandes de l'Armée, un de ses soutiens principaux. En général, sur le " marché politique " chaque groupe doit justifier ses déprédations : d'où les sophismes et les utopies économiques élaborés à l'usage des différents partis. Molinari déclare que ces charades ne manquent jamais de séduire les masses, toujours plus sensibles aux émotions qu'à la réflexion logique. 

A l'âge de 92 ans, dans ce qu'il appelait son " dernier ouvrage ", Molinari ressuscite une bonne partie du radicalisme de sa jeunesse. La politique est toujours essentiellement l'arène de la lutte de classes où les propriétaires de l'Etat s'affrontent pour conquérir le droit de lever des impôts. Les impôts sont une continuation, avec certaines transformations purement formelles, de l'esclavage : c'est le tribut exigé par quiconque exerce le pouvoir sur les autres. L'anarcho-capitalisme antérieur de Molinari est plus que sous-entendu : 

Or, que fait l'impôt ? Il enlève soit au producteur, soit au consommateur, une portion plus ou moins considérable du produit destiné, partie à la consommation immédiate, partie à l'épargne, pour l'employer à des fins moins productives ou destructives, et plus rarement à l'épargne.
Il est impossible, écrit-il, de " savoir si le prix fixé par le gouvernement investi du monopole de la fourniture de ses services ne dépasse pas abusivement celui qu'aurait établi la concurrence" (66). L'Etat dispose d'une clientèle obligatoire, de sorte qu' " il a beau élever le prix de ses services ou en abaisser la qualité, la nation, sa cliente, ne peut les refuser. Si ruineux que soit l'impôt, l'État est amplement pourvu des pouvoirs nécessaires pour la contraindre à payer. " 

Molinari fut profondément déçu par les tendances de la société moderne. Au milieu du 19ème siècle, il avait semblé que la paix et le libre-échange soient appelés à gouverner le monde civilisé. Désormais, il semblait évident que le régime parlementaire et constitutionnel conduisait au socialisme. Molinari craignait l'avènement du " Mardi Gras socialiste " - la confiscation des richesses créées par le capitalisme - suivi de l'épuisement de celles-ci, puis un " long Carême ". Il notait que, afin de désarmer le socialisme, " certains Etats ont recours à la philantropie ", c'est-à-dire à l'Etat-Providence. La liberté du travail a pratiquement disparu, alors que les ouvriers, après avoir obtenu le droit de s'organiser, s'appliquaient - " telle est la nature protectionniste de l'homme " - à user de moyens violents contre les employeurs et les ouvriers non syndiqués. Et Molinari de déclarer, à la veille de la Première guerre mondiale, que " les intérêts des classes les plus influentes " - les fonctionnaires, militaires et civils, et les fabriquants d'armes - " poussent à la guerre ". 

Le laissez-faire comme ligne de conduite politique
En distinguant les bons libéraux britanniques de leurs reflets négatifs de l'autre côté de la Manche, Hayek fait un commentaire sur la place des idées de laissez-faire dans sa typologie. Au sujet des Britanniques, il écrit : 

" Leur argument n'était jamais complètement celui du laissez-faire, ce qui, comme l'expression elle-même le démontre, fait aussi partie de la tradition rationaliste française, et qui n'était jamais défendu au sens littéral par les économistes classiques britanniques ... En réalité, leur argument n'était jamais anti-Etat en tant que tel, ni anarchiste, ce qui est le résultat logique de la doctrine du laissez-faire rationaliste ... (67). 

Hayek offre deux sources pour sa description des économistes classiques britanniques. D'une part, Lionel Robbins qui est si pressé de les acquitter de l'accusation d'adhérer au laissez-faire qu'il invoque la citation suivante de Nassau Senior, avec une approbation évidente : 

" le seul fondement rationnel de l'Etat, le seul fondement du droit de gouverner et du devoir corrélatif d'obéir, c'est la convenance - le bien-être général de la communauté. Le devoir des gouvernants est de faire ce qui contribue au bien-être des gouvernés. Le pouvoir est la seule limite à ce pouvoir ..." (68).

De l'autre, D.H. MacGregor, qui élargit cette défense jusqu'à inclure pratiquement tous les économistes britanniques, en particulier Alfred Marshall. Hayek cite ce dernier qui expliqua, en 1907, que " tout économiste de la génération actuelle est socialiste " (69), avant de poursuivre : 

" un nouvel accent est mis sur le mot-clé laissez-faire : - Laissez tout le monde travailler de toute sa force ; et surtout laissez l'Etat se mobiliser pour faire le travail vital que personne outre l'Etat ne peut faire efficacement ... Ainsi je m'écrie : Laissez faire : laissez l'Etat libre d'agir" (70). 

MacGregor cite Keynes dans le même sens, en résumant sa position : " Ainsi la fin du laissez-faire est 'Laissez faire l'Etat' ; le principe est transféré à une sphère supérieure. " Pourtant, ces personnalités ne règlent pas la question de la désirabilité de la doctrine du laissez-faire. L'historien anglais A.V. Dicey a élucidé un point que Hayek, Robbins et d'autres ont négligé dans leur traitement sommaire : 

" L'effet bénéfique de l'intervention de l'Etat, en particulier de la législation, est direct, immédiat et, pour ainsi dire, visible, alors que ses effets maléfiques sont progressifs et indirects, et hors du champ de vision ... les bons résultats de l'intervention étatique sont faciles à percevoir ... les méfaits ... sont indirects et nous échappent ... rares sont ceux qui comprennent la vérité indéniable que l'aide de l'Etat tue la capacité à s'aider soi-même. Ainsi la majorité de l'humanité doit presque par nécessité considérer avec une faveur indue l'intervention étatique. Cette tendance naturelle ne peut être balancée que par l'existence, dans une société telle que l'Angleterre de la période 1830-1860, d'une présomption ou d'un préjugé en faveur de la liberté individuelle - c'est-à-dire du laissez-faire" (71). 

Dans son ouvrage Capitalism and Freedom, Milton Friedman cite ce passage et exprime son accord avec Dicey (72). Certes, Hayek a raison de dire que la doctrine du laissez-faire est française par quintessence. Les Français ont conçu le slogan qui est toujours employé en français dans d'autres langues. Ce qui importe plus cependant est que le concept du laissez-faire imprègne la pensée libérale française à partir du milieu du 19ème siècle. Même Benjamin Constant, dont le nom n'est pas normalement associé aux questions économiques, était un partisan confirmé du laissez-faire, un fait qui ressort très clairement dans son ouvrage majeur consacré à l'économie, Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri :

" Toutes les fois donc qu'il n'y a pas nécessité absolue, toutes les fois que la législation peut ne pas intervenir, sans que la société soit bouleversée, toutes les fois enfin qu'il n'est question que d'un mieux hypothétique, il faut que la loi s'abstienne, laisse faire, et se taise" (73). 

Constant termine par les mots : " Laissez faire, laissez passe " (74). 

Les économistes français sont restés fidèles au laissez-faire longtemps après que cette doctrine soit devenue démodée ailleurs. Puisqu'aucun nom n'a été aussi intimement associé au principe du laissez-faire que celui de Frédéric Bastiat, j'aimerais dire quelques mots sur cette grande personnalité qui est si souvent traitée avec dédain par les auteurs de l'histoire de la pensée. Florin Aftalion a très bien cerné le problème concernant Bastiat : puisqu'il avait raison sur les questions fondamentales, comment expliquer qu'il ait été oublié, " alors que la plupart de ses adversaires intellectuels, prophètes de la stagnation, de la paupérisation, qui se sont trompés, ont encore droit de cité ? " (75).Dans les années 1850-60, une " vague Bastiat " balaya le monde intellectuel occidental, qui attend encore son historien. Dans le Massachusetts, Edward Atkinson, radical américain célèbre, leader du mouvement abolitionniste et futur agitateur anti-impérialiste, fut converti au laissez-faire en lisant Bastiat. En Russie, Boris Chicherine, qui est considéré comme le penseur social russe le plus éminent du 19ème siècle, fut également converti. Dans les Etats allemands, Ludwig Bamberger et d'autres libéraux allemands qui devaient un peu plus tard jeter les bases de la liberté du travail et des institutions de la propriété privée, et de l'étalon-or du nouveau Reich allemand, étaient aussi des partisans de Bastiat. Et en Suède, pour ne citer qu'un autre exemple, le plus grand des libre-échangistes du pays au 19ème siècle, Johan August Gripenstedt, fut un disciple de Bastiat, allant même jusqu'à inclure de longues citations de celui-ci dans ses discours parlementaires (76). Dans l'histoire de la pensée, cet attachement têtu au laissez-faire est souvent attribué au retard, à la superficialité et à l'infériorité supposée des économistes français. Pourtant Joseph Schumpeter raconte une histoire différente. Lorsqu'il en vient à discuter de ceux qu'il appelle les " ultras du laissez-faire " des dernières décennies du 19ème siècle et des premières décennies du 20ème siècle - Paul Leroy-Beaulieu, Emile Levasseur, l' " infatigable " Gustave de Molinari, Yves Guyot, Léon Say et d'autres - il note qu' " ils sont connus sous le nom du Groupe de Paris puisqu'ils contrôlaient le Journal des Economistes, le nouveau dictionnaire, l'Ecole centrale de Paris, le Collège de France, et d'autres institutions... ils restaient vaillamment sous la bannière tombante du libre-échange inconditionnel et du laissez-faire" (77).
En fait, selon l'expression de Schumpeter, ils résistaient " comme les Spartiates de Léonidas aux Thermopyles ". Il reconnaît qu'ils n'étaient pas " scientifiques " d'après ses critères, mais il maintient que " le mépris avec lequel à la fois les théoriciens plus sophistiqués et les groupes anti-libéraux ont traité le Groupe de Paris ... n'est pas justifié ". Car lorsque ces hommes s'exprimaient sur des questions pratiques, ils " savaient de quoi ils parlaient. C'est dire qu'ils vivaient et réfléchissaient tout près du milieu des affaires et de la politique, que la plupart d'entre eux connaissaient par expérience et non par les journaux. Il y a une atmosphère de réalisme et de perspicacité autour de leurs travaux qui compense en partie le manque d'inspiration scientifique. " 

Ceci donne une idée du fondement de l'engagement en faveur du laissez-faire des libéraux français. Pour Dicey, et aussi pour Friedman, la valeur primordiale consiste à empêcher un bien immédiat et évident mais inférieur de remplacer un bien de long terme, moins évident mais supérieur. Pour les penseurs français le problème central était celui de la spoliation, c'est à dire du pillage par l'Etat. Depuis l'époque de Dunoyer et de Charles Comte, les économistes français analysaient le processus politique comme correspondant à l'usurpation générale des droits de propriété. Par le protectionnisme, le socialisme, toutes sortes de faveurs accordées par l'Etat et les restrictions à la concurrence, la croissance de la bureaucratie et celle des emplois publics, etc. ... les intérêts particuliers essayaient d'exploiter le public, la grande masse des consommateurs et des contribuables. La connaissance qu'avait le Groupe de Paris de la pratique des affaires et de la politique, à laquelle Schumpeter fait référence - une connaissance qui n'était pas puisée dans les journaux, c'est-à-dire non influencée par les rationalisations idéologiques des parties intéressées - confirmait leur conviction que seul un rempart solide tel que la doctrine du laissez-faire était en mesure de protéger le public contre l'assaut incessant des exploiteurs potentiels (78). 

Les mêmes considérations dominaient la pensée économique en Italie, qui était fortement influencée par les économistes libéraux français. Pendant des décennies les économistes y sont restés presque aussi acquis au laissez-faire qu'en France (79). Le doyen des économistes italiens du 19ème siècle, Francesco Ferrara, qui avait étudié les oeuvres de Bastiat et de Dunoyer, parlait d'une bataille entre " le privilège, l'intérêt secret, l'avantage politique, tout ce qui est capable de convoiter " et son " ennemi naturel ", la science " dont la devise, depuis sa naissance, est : laissez-faire, laissez-passer" (80). Comme l'indique ce passage, Ferrara concevait le principe du laissez-faire surtout comme un barrage nécessaire contre l'attaque de ceux qu'on qualifierait aujourd'hui de capteurs de rentes. Cette position était généralement admise par les économistes italiens - y compris Vilfredo Pareto et Maffeo Pantaleoni - jusqu'en 1920 environ(81) .
Au cours de la génération suivante, la tradition du laissez-faire a effectivement disparu en Italie. Luigi Einaudi, probablement le plus grand économiste de cette période et le premier président de la République italienne, quoique tendant vers le marché dans la politique, rejetait le laissez-faire stricte pour adopter une approche " pragmatique ". Néanmoins, il écrivait que le principe du laissez-faire peut avoir une " valeur pratique " ; en fait, " sa valeur peut être très grande. Il est extrêmement utile que, face à l'habitude de tout demander à l'Etat, d'attendre tout de l'action collective, le libéral économique se lève pour condamner la paresse de l'interventionniste et l'avidité du protectionniste. Laissant la science de côté, la figure morale du premier dans la vie pratique et politique s'élève mille pieds au-dessus de celle de ses opposants. Sans lui, l'Etat non seulement accomplirait les missions qui sont les siennes et compléterait l'action individuelle quand cela convient, mais son intervention dans les affaires économiques à l'instigation de voleurs et d'idiots, ferait du tort à toute la société" (82). 

Notre expérience de la démocratie montre qu'au-delà de quelques questions très simples, les électeurs n'arrivent pas à des conclusions informées sur les enjeux politiques. Ils ont plutôt tendance à faire leurs choix à partir de ce que Douglass North qualifie de " stéréotypes idéologiques ", le cadre mental au sein duquel ils situent, consciemment ou non, les questions politiques du jour (83). James Buchanan a compris cela mieux que tous les autres. Buchanan, on le sait, a été fortement influencé par les économistes libéraux italiens. Des années plus tard, tout comme Einaudi, il évoque le manque dans l'électorat d'une " volonté générale de laisser les choses suivre leur cours, de laisser l'économie fonctionner d'elle-même, en dehors de toute interférence politisée ". Malgré la perte de foi dans le socialisme, " nous sommes loin d'avoir regagné confiance dans le principe du laissez-faire des économistes classiques ". Buchanan poursuit en décrivant les conséquences de l'absence de tout engagement pour le laissez-faire de l'économie politique : 

" l'exploitation par les groupes d'intérêt ayant leur agenda tout prêt pour l'action étatique, conçu pour leur donner des rentes ou des profits différentiels élevés. S'appuyant sur la réticence du public d'agir par principe en faveur de solutions de marché à des problèmes apparents, réels ou imaginés, ces groupes d'intérêt s'assurent de restrictions arbitraires sur l'échange volontaire et, dans la foulée, captent des rentes pour leurs membres en réduisant à la fois les libertés et le bien-être économiques des autres acteurs de la vie économique, sur le plan national et international. " 

Buchanan conclut que pour combattre le régime protectionniste et mercantiliste actuel, il faut des " principes qui peuvent être incorporés dans une structure constitutionnelle, des principes qui dictent l'imposition de contraintes qui empêcheront la politique d'empiéter sur l'échange marchand " (84). 

Aujourd'hui, dans tous les pays occidentaux, la sphère d'action de l'Etat croît inexorablement, sinon d'année en année, du moins de décennie en décennie. Si, en 1852, l'Etat était déjà comme le disait Karl Marx, un parasite qui " enferme la société dans un filet pour l'étouffer " (85), que faut-il en dire maintenant ? 
Cela nous conduit à la question : entre Bastiat et Alfred Marshall, qui était - non pas le meilleur économiste au sens technique, une question qu'il faut supposer réglée - mais qui était le meilleur économiste politique ? 
Lequel des deux a le mieux compris la dynamique de la croissance étatique ? 
Etait-ce Marshall et les Britanniques, dont le conseil était : " Laissez faire l'Etat " ? 
Ou était-ce Bastiat et les autres Français - et leurs disciples, les Italiens, qui ont inspiré l'Ecole de Public Choice - qui insistaient sur la règle du laissez-faire, laissez-passer, et qui maintenaient fermement que " le monde va de lui-même " ?
 
Source Euro92 par Ralph RAICO
  


LIENS 
 
* Joseph T.Salerno : "The Neglect of the French Liberal School in Anglo-Saxon Economics : A Critique of Received Explanations" Review of Austrian economics, vol.2 1988
* Site français sur BASTIAT
* Site de David Hart Research into the French Classical Liberal tradition
* History of Economics Website
* Ralph Raico : "La contribution des auteurs libéraux français du 19ème siècle au débat sur les valeurs et les conflits culturels". Document Euro 92 (1997).
Le libéralisme français est né comme une protestation systématique contre l'Etat
Par libéralisme, j'entend la doctrine qui soutient que la société civile - l'ordre social hors de l'Etat - s' " auto-gouverne " dans le cadre de droits individuels définis très largement.
 
Notes : 
 
1.Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme : dix leçons (Paris : Calmann-Lévy, 1987), p. 7.
2. Anthony de Jasay, Choice, Contract, Consent : A Restatement of Liberalism (London : Institute of Economic Affairs, 1991), p. 119. Emphasis in original.
3. Voir Ralph Raico, "Prolegomena to a History of Liberalism," Journal des Économistes et des Études Humaines, vol. 3, nos. 2/3 (June-Sept., 1992).
4. Voir Ralph Raico, "The Theory of Economic Development and the 'European Miracle,'" in Peter J. Boettke, ed., The Collapse of Development Planning (New York University Press : New York, 1994), pp. 37-58.
5. Germaine de Staël, Considérations sur la Révolution française, Jocques Godechot, ed. [1818] (Paris : Tallandier, 1983), p. 70.
6. Jean Baechler, Le capitalisme, vol. 1, Les origines (Paris : Gallimard, 1995), p. 376.
7. François Bernier, Voyage dans les états du Grand Mogol [1671-72] (Paris : Fayard, 1981), intro. par France Bhattacharya. Les citations sont tirées de sa "Lettre à Monseigneur Colbert," pp. 143-176.
8. Charles Louis de Secondat, Baron de Montesquieu, De l'esprit des lois, book 20, chapter 4.
9. Astolphe, Marquis de Custine, La Russie en 1839, 2nd ed (Brussels : Hauman, 1844), 4 vols.
10. Voir Alejandro Antonio Chafuen, Christians for Freedom : Late-Scholastic Economics (San Francisco : Ignatius Press, 1986), et la littérature citée dans cet ouvrage.
11. Murray N. Rothbard, An Austrian Perspective on the History of Economic Thought, vol. 1, Economic Thought before Adam Smith, pp. 345, 435, 441-448. Voir aussi Joseph T. Salerno, "The Neglect of the French Liberal School in Anglo-American Economics : A Critique of Received Explanations," Review of Austrian Economics, vol. 2 (1988), pp. 113-156.
12. Anne Robert Jacques Tugot, Baron d'Aulne, "Lettre à l'Abbé Terray sur la marque des fers," December 24, 1773.
13. In F. A. Hayek, Individualism and Economic Order (Chicago : University of Chicago Press, 1948), pp. 1-32. Cet essai reproduit un exposé de Hayek en 1945. Voir aussi le chapitre sur "Freedom, Reason, and Tradition," in idem, The Constitution of Liberty (Chicago : University of Chicago Press, 1960), pp. 54-70. La confusion dans "Individualism : True and False" commence par la devise d'Alexis de Tocqueville que Hayek place au début de son essai : "From the eighteenth century and from the revolution, as from a common source, two rivers had sprung : the first led men to free institutions, while the second led them to absolute power." Il n'y a aucune de raison de penser que la distinction de Tocqueville correspond à celle que Hayek développe dans son essai.
14. Ces deux catégories ne sont pas complètement compatibles avec les traditions nationales. John Stuart Mill et Herbert Spencer, selon Hayek, étaient "presque aussi influencés par les Français que par la tradition anglaise." A l'inverse, "les Français comme Montesquieu et, plus tard, Benjamin Constant et, surtout, Alexis de Tocqueville sont probablement [sic] plus proches de ce que nous avons appelé la tradition 'britannique' qu'à la tradition 'française'." The Constitution of Liberty, p. 56.
15. Je suppose que les Encyclopedistes se réfèrent premièrement à Diderot et à D'Alembert ; ailleurs, Hayek écrit avec approbation de Turgot ; voir F. A. Hayek, The Counter-Revolution of Science : Studies on the Abuse of Reason (Glencoe, Ill. : The Free Press and London : Collier-Macmillan, 1955), pp. 106-107.
16. The Constitution of Liberty, p. 55, où la liste commence avec David Hume ; à la page 60, cependant où Hayek voudrait démontrer que les bons Britanniques n'étaient pas des extrémistes, et qu'ils ne pensaient pas comme Bentham que "toute loi est un mal car toute loi constitue une infraction de la liberté," Locke revient dans le raisonnement.
17. Voir The Counter-Revolution of Science, p. 221, n. 1, où Hayek déclare que D'Alembert "avec son maître Locke," regardait les sciences morales comme des sciences a priori, comparables aux mathématiques et d'une certitude égale ."
18. The Constitution of Liberty, p. 56.
19. Bastiat, dans son essai célèbre "La Loi" se plaint de ce que"dans notre pays l'idée que l'humanité n'est qu'une matière inerte, recevant de l'Etat la vie, l'organisation, la morale et la richesse ... ' Il énumère et critique un grand nombre d'auteurs français concernant leur croyance dans l'omnipotence du législateur. Parmi ceux-ci se trouvent cependant seulement deux penseurs qu'on inclut généralement dans la tradition libérale : Condillac-et l'un des préférés de Hayek, Montesquieu. Frederic Bastiat, Selected Essays on Political Economy, ed. George B. de Huszar, tr. Seymour Cain (Irvington, N.Y. : Foundation for Economic Education, 1964), pp. 70-83.
20. Ibid. Assez curieusement, quelques pages plus loin (The Constitution of Liberty, p. 60), Hayek pose que le "résultat logique de la doctrine rationnelle du laissez-faire " est non pas le totalitarisme ou le collectivisme, mais l'anarchisme. Il faut souligner que Hayek se trompe en invoquant l'ouvrage de J. L. Talmon The Origins of Totalitarian Democracy (London : Secker and Warburg, 1955) pour étayer sa thèse. Les auteurs traités dans cet ouvrage sont Rousseau, Mably, et les jacobins, notamment Robespierre et Saint-Just. Aucun de ces derniers ne peut être considéré comme des libéraux. Le poids des quelques pages (pp. 44-45) que Talmon consacre aux Physiocrates est qu'ils proposaient "une synthèse étonnante du libéralisme économique et de l'absolutisme politique ", ce dernier s'expliquant par le fait qu'ils craignaient toute dilution du "despotisme légal " qui menerait au triomphe des intérêts particuliers.
21. F. A. Hayek, The Constitution of Liberty, p. 55, et p. 431,n. 5. Voir Francis Lieber, "Anglican and Gallican Liberty" (1849), New Individualist Review (1966), (repr., Indianapolis : Liberty Press, 1981), pp. 718-723.
22. Friedrich Hayek, The Constitution of Liberty, p. 431, n.1.
23. Hayek accorde cet honneur àTocqueville et à Lord Acton.
24. Émile Faguet, Politiques et moralistes du XIXe siècle (Paris : Boiven, 1891), p. 255.
25. Voir ses "Two Concepts of Liberty," in Isaiah Berlin, Four Essays on Liberty (Oxford : Oxford University Press, 1969), p. 126.
26. Max Weber, The Methodology of the Social Sciences, tr. Edward A. Shils and Henry A. Finch (Glencoe, Ill. : Free Press, 1949), p. 104.
27. Benjamin Constant, "De la Liberté des Anciens comparée à celle des Moderns," Cours de Politique Constitutionnelle, ed. Édouard Laboulaye (Paris : Guillaumin, 1872), vol. 2,
28. pp. 537-560.
29. Ibid., pp. 540-41. John Gray, dans son ouvrage Liberalism (Minneapolis : University of Minnesota Press, 1986), p. 20, cite ce passage, mais ommet toute référence aux droits de propriété, ce qui s'explique par sa dépendance erronée sur la traduction inexacte du texte de Constant qui paraît dans l'History of European Liberalism de Guido de Ruggiero Malheureusement, l'erreur de Gray a été reprise par des travaux ultérieurs qui lui font confiance.
30.L'importance de l'analyse de Constant de la Révolution a été reconnue dans un travail de synthèse majeur, François Furet and Mona Ozouf, eds., A Critical Dictionary of the French Revolution, tr. Arthur Goldhammer (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1989). La pensée de Constant-et de sa collaboratrice Madame de Staël- imprègne ce travail.
31. Benjamin Constant, Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri (Paris : Dufart, 1824), p. 27.
32. Cours de Politique Constitutionnelle, vol. 2, p. 172n.
33. Benjamin Constant, "De l'esprit de conquête et de l'usurpation," Oeuvres, ed. Alfred Roulin, Pléiade edition (Paris : Gallimard, 1957), p. 1580.
34. Adolphe Blanqui, Histoire de l'Économie politique en Europe depuis les anciens jusqu'à nos jours (Paris : Guillaumin, 1837), vol. 1, p. x.
35. Alexis de Tocqueville, Oeuvres Complètes, vol. 12, Souvenirs, Luc Monnier, ed. (Paris : Gallimard, 1964), p. 30.
36. Voir Patricia J. Euzent and Thomas L. Martin, "Classical Roots of the Emerging Theory of Rent Seeking : the Contribution of Jean-Baptiste Say," History of Political Economy, vol. 16, no. 2 (Summer 1984), pp. 255-62 ; et Robert W. Dimand et Edwin G. West, "Destutt de Tracy : A French Precursor of the Virginia School of Public Finance," History of Economics Society Bulletin, vol. 11, no. 2, pp. 210-215.
37. Voir Ralph Raico, "Classical Liberal Roots of the Marxist Doctrine of Classes," in Yuri N. Maltsev, ed., Requiem for Marx (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 1993), pp. 189-220 ; David Mercer Hart, Class Analysis, Slavery and the Industrialist Theory of History in French Liberal Thought, 1814-1830 : The Radical Liberalism of Charles Comte and Charles Dunoyer, publié par la faculté d'histoire, Université d'Adelaïde, 1994 ; Ephraïm Harpaz, "'Le Censeur Européen' : Histoire d'un Journal Industrialiste," Revue d'Histoire Économique et Sociale, XXXVII, no. 2 (1959), pp. 185-218, and XXXVII, no. 3, pp. 328-357 ; idem., "Le Censeur Européen : Histoire d'un journal quotidien," Revue des Sciences Humaines, no. 114 (April-June, 1964), pp. 137-259.
38. Cf. Murray N. Rothbard, Classical Economics, p. 18, qui compare Say aux "Smithiens du courant Smith-Ricardo, qui soutenaient la théorie du travail (ou, au mieux la théorie des coûts de production) comme fondement de la valeur…"
39. Jean-Baptiste Say, Cathéchisme d'Économie Politique, ou Instruction Familière (Paris : Crapelet, 1815), p. 14.
40. Allix, "J.-B. Say et les origines de l'industrialisme," pp. 341-44.
41. Charles Comte, "Considérations sur l'état moral de la nation française, et sur les causes de l'instabilité de ses institutions," C. E., vol. 1, pp. 1-2, 9. La similarité avec l'analyse de Franz Oppenheimer est évidente. Voir son ouvrage The State, tr., John Gitterman (New York : Free Life, 1975).
42. Les auteurs du Censeur ne partageaient pas l'admiration générale des libéraux pour l'Angleterre. Alors qu'elle donnait l'apparence d'une monarchie constitutionnelle, selon eux, elle était en réalité une oligarchie corrompue. De plus, ils craignaient une hégémonie britannique sur le continent. Ephraïm Harpaz, "Le Censeur Européen : Histoire d'un journal quotidien," pp. 158, 199, 221.
43. Charles Comte, "Considérations sur l'état moral," p. 132.
44. Charles Comte, "De l'organisation sociale," C. E., vol. 2, p. 33.
45. Charles Dunoyer, "Du système de l'équilibre," C. E., vol. 1, p. 124.
46. "De l'influence qu'exercent sur le gouvernement les salaires attachés à l'exercice des fonctions publiques," C. E., vol. 11, p. 86.
47. In Karl Marx et Friedrich Engels, Selected Works in Three Volumes (Moscow : Progress Publishers, 1983), vol. 1, p. 477.
48. Ceri Crossley, French Historians and Romanticism : Thierry, Guizot, the Saint-Simonians, Quinet, Michelet (London : Routledge, 1993), p. 27.
49. Ephraïm Harpaz, "Le Censeur Européen : Histoire d'un journal quotidien," p. 228. Harpaz ajoute : "Les jeunes États-Unis semblent incarner aux yeux de la jeune génération libérale de la Restauration les forces immenses de l'avenir." En effet, l'Amérique était la nation industrialiste modèle ; l'Europe, en revanche, était "écrasée par ses cours brillantes et ses vastes armées comme elle étouffe sous un système onéreux d'impôts, d'emprunts et de fonctionnaires." Ibid.
50. Charles Dunoyer, "Gouvernement" in Charles Coquelin and Charles Guillaumin, eds., Dictionnare de l'économie politique, 3rd. ed. (Paris : Guillaumin, 1864), vol. 1, pp. 835-841. Pour un récit quelque peu "révisionniste" de Dunoyer, voir Gustave du Puynode, "Charles Dunoyer," Journal des Économistes, 3rd series, vol. 13 (January 15, 1869), pp. 1-28.
51. Leonard Liggio, "Evolution of French Liberal Thought : From the 1760s to the 1840s," Journal des Économistes et des Études Humaines, vol. 1, no. 1 (Winter 1989), pp. 145-146.
52. Voir Serge Gavronsky, The French Liberal Opposition and the American Civil War (New York : Humanities Press, 1968).
53. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. 2, livre 4, chapitre 6.
54. Henri-Dominique Lacordaire, Notices et Panégyriques (Paris : Poussielgue, 1886), p. 341.
55. Sur Molinari, voir Murray N. Rothbard, Classical Economics, pp. 453-455. Sur le disciple le plus influent de Molinari, voir idem., "Vilfredo Pareto, pessimistic follow of Molinari, " in ibid., pp. 455-459.
56. Ibid., p. 453. Voir la bibliographie dans Pierre Lemieux, L'anarcho-capitalisme (Paris : Presses Universitaires de France, 1988), pp. 123-124.
57. La critique de l'ouvrage de Molinari Les soirées de la rue Saint-Lazare. Entretiens sur les lois economique et défense de la propriété, in the Journal des Économistes, vol. 24, no. 104 (November 15, 1849), pp. 368-369, lui rend hommage pour sa critique poignante du socialiste typique -"ce pygmée gonflé d'orgueuil qui essayerait de substituer son propre travail à celui du Cr éateur"-et pour sa caractéristique du principe du socialisme comme étant "d'une arrogance insouciante." Cela semble assez proche de la conception hayekienne du socialisme, "la présomption fatale."
58. Gustave de Molinari, "De la production de la securité," Journal des Économistes, vol. 22, no. 95 (February 15, 1849), pp. 277-290.
59. Ibid., pp. 281-282, 289. Au sujet de la question hautement complexe et controversée du fonctionnement d'un système de gouvernement concurrents, Molinari ébauche quelques caractéristiques de son système, à la fois pour les producteurs de se sécurité et pour les consommateurs. Les derniers seraient obligés de se soumettre à des pénalités pour les violations contre les personnes et les biens, imposées par le gouvernement de leur choix, ainsi qu'aux "certains inconvénients" dont l'objet et de faciliter l'appréhension des criminels pour le gouvernement.
60. In The Wealth of Nations, Bk. 5, chap. 1.
61. Molinari, "De la production de la securité," p. 287. C'est l'auteur qui souligne.
62. Voir Ralph Raico, "Mises on Fascism, Democracy, and Other Questions," Journal of Libertarian Studies, vol. 12, no. 1 (Spring 1996), pp. 19-20.
63. Gustave de Molinari, L'évolution politique et la Révolution (Paris : C. Reinwald, 1884), pp. 271-274.
64. Pierre Gaxotte, La révolution française (Paris : Plon, 1936), 2 vols.
65. Voir Ceri Crossley, French Historians and Romanticism, pp. 53, 65, où l'auteur souligne que par exemple Thierry glorifiait la bourgeoisie per se, comme étant l'incarnation historique des "principes éternels de raison, de justice et d'humanité," et considérait le triomphe de sa propre classe en 1830 comme le point culminant de l'histoire française.
66. Gustave de Molinari, Ultima Verba : Mon Dernier Ouvrage (Paris : Giard and Brière, 1911), pp. 39-45.
67. The Constitution of Liberty, p. 60.
68. Lionel Robbins, The Theory of Economic Policy in English Classical Political Economy (London : Macmillan,1953), p. 45. Les trois représentants de la position "individualiste extrême," partisan de "l'Etat gendarme" qu'il cite sont le physiocrate Mercier de la Rivière (qu'il parodie), Herbert Spencer, et Bastiat.
69.D. H. Macgregor, Economic Thought and Policy (Oxford : Oxford University Press, 1949), p. 69.
70. Ibid.
71. A. V. Dicey, Lectures on the Relation of Law and Public Opinion in England during the Nineteenth Century, 2nd. ed. (1914) (London : Macmillan, 1963), pp. 257-258.
72. Milton Friedman, Capitalism and Freedom (Chicago : University of Chicago Press, 1962), p. 201. Il est typique que John Gray, Limited Government : A Positive Agenda (London : Institute for Economic Affairs, 1989), pp. 20-21, ne mentionne pas cet argument en faveur du principe du laissez-faire, qui a été présenté dans des ouvrages connus par Dicey et Friedman, lorsqu'il attaque ce principe comme étant un "mirage."
73. Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri, p. 70. Il est intéressant de voir que le rejet de l'action étatique par Constant est principalement fondé sur les difficultés inhérentes de corriger les erreurs et d'éliminer les échecs produits par les actvités de l'Etat. Voir Ralph Raico, "Benjamin Constant," New Individualist Review, vol. 3, no. 2 (1964) (repr. Indianapolis : Liberty Press, 1981) : 499-508.
74. Ainsi Constant fournit le meilleur contre-example (Tocqueville est un autre cas évident) à l'affirmation tout à fait erronée de Françoise Mélonio, "Les libéraux français et leur histoire," in Les libéralismes, la théorie politique et l'histoire ," Siep Stuurman, ed. (Amstedam : Amsterdam University Press, 1994), p. 38, selon laquelle il y avait peu de sympathie ou même de compréhension entre libéraux politiques et libéraux économiques dans la première moitié du 19ème siècle en France.
75. Frédéric Bastiat, Oeuvres économiques, Florin Afthalion, ed. (Paris : Presses Universitaires de France, 1983), p. 8.
76. Eli F. Heckscher, "A Survey of Economic Thought in Sweden, 1875-1950," Scandinavian Economic History Review, vol. 1, no. 1 (1953), pp. 109-110. Heckscher exprime son étonnement de voir des penseurs suédois, "dont les capacités intellectuelles étaient largement supérieures" à celles de Bastiat, être si influencés par l'économiste français. Certes, il est possible que Heckscher ait manqué de voir quelque chose que les admirateurs suédois de Bastiat, comme tant de penseurs européens et américains, pouvaient voir.
77. Joseph A. Schumpeter, History of Economic Analysis, ed. Elizabeth Boody Schumpeter (New York : Oxford University Press, 1954), p. 841.
78. Une telle compréhension est absente dans la discussion de J. E. Cairnes, "Political Economy and Laissez-Faire," in idem, Essays in Political Economy. Theoretical and Applied (London, Macmillan, 1873), pp. 232-264. Cairnes déclare que : "au niveau pratique je considère le laissez-faire comme le guide de loin le plus sûr [comparé au principe de contrôle étatique]. Or, rappelons-nous que c'est une règle pratique, et non une doctrine scientifique ; c'est une règle grosso modo saine, mais comme tant d'autres règles pratiques saines elle fait l'objet de nombreuses exceptions ; c'est surtout une règle qui ne doit jamais empêcher de considérer sincèrement toute proposition prometteuse de réforme sociale et industrielle" (p. 251, c'est l'auteur qui souligne). Puisque la "règle" de Cairnes est si facile à contourner, il est difficile de voir quelle protection elle pourrait offrir contre des politiques anti-sociales.
79. Voir Salerno, "The Neglect of the French Liberal School," and Rothbard, Classical Economics, pp. 448-449 and 455-459.
80. Francesco Ferrara, "G. B. Say," in Prefazioni alla Biblioteca dell'Economista, Part 1 of idem, Opere Complete, ed., Bruno Rozzi Ragazzi (Rome : Associazione Bancaria Italiana/Banca d'Italia, 1955), vol. 2, p. 567.
81. Sur les économistes libéraux italiens et l'Etat producteur de rentes, voir Ralph Raico, "Mises on Fascism, Democracy, and Other Questions," pp. 12-19.
82. Luigi Einaudi, "Liberismo e liberalismo," in Benedetto Croce et Luigi Einaudi, Liberismo e liberalismo, Paolo Solari, ed. (Milan/Naples : Riccardo Ricciardi, 1957), pp. 125-126.
83. Douglass C.North, "Economic Performance Through Time," American Economic Review, vol. 84, no. 3 (June 1994), p. 361. North ajoute que de tels "stéréotypes idéologiques" finissent par façonner la performance du système économique.
84. James Buchanan, "The Potential and Limits of Socially Organized Humanity," in idem, The Economics and Ethics of Constitutional Order (Ann Arbor, Mich. : University of Michigan Press, 1991), pp. 248-249 (souligné dans l'original).
85. Karl Marx, "The Eighteenth Brumaire of Louis Bonaparte," in Karl Marx and Friedrich Engels, Selected Works in Three Volumes (Moscow : Progress Publishers, 1983), vol. 1, p. 477.
 

Ludwig Von Mises (1/5), Le Libéralisme : la Proprièté

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La seule solution possible vers le progrès économique et social
 
De nos jours, il n'est plus suffisant non plus d'étudier les écrits des grands fondateurs pour se former une idée du libéralisme. Le libéralisme n'est pas une doctrine complète ou un dogme figé. Au contraire : il est l'application des enseignements de la science à la vie sociale des hommes. Et tout comme l'économie, la sociologie et la philosophie ne sont pas restées immobiles depuis l'époque de David Hume, d'Adam Smith, de David Ricardo, de Jeremy Bentham et de Guillaume de Humboldt, de même la doctrine du libéralisme est différente aujourd'hui de ce qu'elle était de leur temps, même si ses principes fondamentaux n'ont pas bougé. Depuis plusieurs années, personne n'a entrepris de donner une présentation concise de la signification essentielle de cette doctrine. Ceci peut servir de justification à notre présent essai, qui cherche précisément à offrir un tel travail.



Le libéralisme est une doctrine entièrement consacrée au comportement des hommes dans ce monde. En dernière analyse, il n'a rien d'autre en vue que le progrès de leur bien-être extérieur et matériel : il ne se préoccupe pas directement de leurs besoins intérieurs, spirituels et métaphysiques. Il ne promet pas aux hommes le bonheur et la satisfaction intérieure, mais uniquement de répondre de la manière la plus efficace possible à tous les désirs pouvant être satisfaits par les choses concrètes du monde extérieur.

Le libéralisme ne cherche à produire que le bien-être matériel parce qu'il sait que les richesses spirituelles intérieures ne peuvent pas parvenir à l'homme de l'extérieur, qu'elles ne peuvent venir que de son propre cœur. Il ne cherche pas à créer autre chose que les conditions extérieures nécessaires au développement de la vie intérieure. Et il ne peut y avoir aucun doute que l'individu relativement prospère du XXe siècle peut plus facilement satisfaire ses besoins spirituels que, par exemple, l'individu du Xe siècle.
 
(1/6): 1. La propriété
 
La société humaine est l'union des hommes en vue d'une action commune. Toute action commune établie selon le principe de la division du travail a, en effet, sur l'action d'hommes isolés l'avantage d'une plus grande productivité. Lorsqu'un certain nombre d'hommes règlent en commun leur action selon le principe de la division du travail, ils produisent, toutes choses égales par ailleurs, non pas autant mais infiniment plus que ne le ferait la somme de leurs actions isolées. C'est sur cette plus grande productivité, due à la division du travail, que repose toute la civilisation humaine. C'est la division du travail qui rend l'homme supérieur aux animaux. Elle a fait de l'homme, dont la force physique est inférieure à celle de la plupart des animaux, le maître de la terre et le créateur des oeuvres admirables de la technique. Sans cette division du travail nous en serions toujours, dans tous les domaines, au même stade que nos ancêtres d'il y a mille ou dix mille ans.

A lui seul, le travail humain n'est pas en mesure d'augmenter notre bien-être. Il lui faut, pour être fructueux, la terre que la nature met à sa disposition, les matières premières et les sources d'énergie qu'elle renferme. Le sol et le travail de l'homme constituent ainsi les deux facteurs de production de la coopération judicieuse desquels naissent tous les biens servant à la satisfaction de nos besoins. Il faut, pour produire, disposer du travail et de facteurs matériels de production, tant des matières premières et sources d'énergie que nous offre la nature à l'état brut, et qui sont pour la plupart liées au sol, que des produits intermédiaires déjà élaborés par le travail humain. On distingue en économie politique trois facteurs de production : le travail, le sol et le capital. On entend par sol tout ce que la nature met à notre disposition en fait de matières premières et sources d'énergie, que ce soit en surface ou dans le sous-sol, dans l'eau ou dans l'atmosphère ; par capital (biens de production) l'ensemble des produits intermédiaires élaborés par le travail humain à l'aide des matériaux naturels et qui servent à produire plus avant, tels les machines, les outils, les produits semi-finis de toute sorte, etc. Nous examinerons tout d'abord deux ordres différents de coopération humaine basée sur la division du travail : le premier, celui de la propriété privée des moyens de production et le second qui comporte la propriété collective des moyens de production. Celui-ci s'appelle socialisme ou communisme, celui-là libéralisme ou encore, depuis qu'il a, au XIXesiècle, créé la division du travail à l'échelle mondiale, capitalisme. Les libéraux affirment que le seul ordre d'action humaine concertée qui soit praticable dans une société où s'exerce la division du travail est la propriété privée des moyens de production. Ils affirment que le socialisme, en tant que système embrassant tous les moyens de production, est irréalisable et que son application à une partie des moyens de production, si elle n'est certes pas impossible, a pour résultat d'abaisser la productivité du travail, de sorte qu'il ne peut accroître la richesse d'un pays mais au contraire doit l'amoindrir.

Le programme du libéralisme devrait donc, résumé en un seul mot, se formuler ainsi : propriété, c'est-à-dire propriété privée des moyens de production (car la propriété privée des biens de consommation va de soi, et elle est admise même par les socialistes et les communistes). Toutes les autres exigences du libéralisme découlent de cette exigence fondamentale.

Mais il convient d'inscrire dans le programme du libéralisme, à côté du mot propriété, ceux de liberté et de paix et ceci pour une raison bien déterminée. Non pas parce que l'ancien programme du libéralisme les a le plus souvent cités à côté du mot de propriété. (Le programme du libéralisme actuel va en effet plus loin que celui de l'ancien libéralisme, il est le fruit d'un jugement plus circonspect, d'une connaissance plus poussée de la nature des choses, puisqu'il peut tirer profit des progrès scientifiques des dernières décennies). Non parce que la liberté et la paix sont apparues aux yeux des anciens libéraux comme des idées fondamentales ― et d'égale importance ― du libéralisme et point comme la conséquence de l'idée primordiale de la propriété privée des moyens de production, mais pour la raison très pertinente qui s'impose : comme ces deux idées ont été combattues avec une violence toute particulière par les ennemis du libéralisme, il importe de ne pas donner l'impression qu'on reconnaît d'une façon quelconque le bien-fondé des objections soulevées contre elles.
 

Ludwig Von Mises (2/5), Le Libéralisme : la Liberté

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2. La liberté

Que l'idée de liberté soit passée dans le rang et dans la chair au point que l'on n'ose plus, depuis longtemps, la contester ; que l'on ait pris l'habitude de ne parler de la liberté que pour l'approuver et la défendre et qu'il ait été réservé au seul Lénine de l'appeler un « préjugé bourgeois », c'est là ― ce que l'on oublie souvent de nos jours ― un succès du libéralisme. Le nom même de libéral ne vient-il pas de liberté, et celui du parti adverse des libéraux n'était-il pas à l'origine les « serviles » ? : les deux appellations apparaissant pour la première fois dans les luttes institutionnelles espagnoles des premières décennies du XIXème siècle. 



Avant l'avènement du libéralisme, de nobles philosophes, des fondateurs de religion et des prêtres animés des meilleures intentions, des hommes d'État aimant vraiment leur peuple avaient considéré l'esclavage d'une partie de l'humanité comme une institution équitable, d'utilité générale et bienfaisante. Il existe, prétendait-on, à côté des hommes naturellement destinés à la liberté, d'autres qui le sont au servage. Cette idée était chère non seulement aux maîtres mais à une grande partie des esclaves. Obligés de se soumettre à la force supérieure des maîtres, non seulement ils acceptaient cette servitude mais ils y trouvaient encore du bon : l'esclave n'est-il pas libéré du souci d'assurer sa pitance quotidienne, que le maître est tenu de lui fournir, même chichement ? Lorsque le libéralisme entreprit, au XVIIIème siècle et dans la première moitié du XIXe, d'abolir le servage et la sujétion de la population paysanne en Europe et l'esclavage des noirs dans les colonies d'outre-mer, il ne se trouva pas peu de sincères philanthropes pour exprimer leur opposition. Selon eux, les serfs étaient habitués au servage et ne le ressentaient pas comme un fardeau pesant ; n'étant pas mûrs pour la liberté, ils ne sauraient quel usage en faire. Ils souffriraient gravement de ce que le maître cessât de pourvoir à leurs besoins, ils ne seraient pas capables d'assurer leur subsistance, et ils succomberaient vite à la misère. D'un côté leur affranchissement ne leur apporterait aucun gain sérieux, de l'autre ils seraient gravement lésés dans leur réussite matérielle. Fait curieux : de nombreux serfs interrogés à ce sujet avancèrent de tels arguments. Pour s'opposer à de telles manières de voir, bien des libéraux pensaient devoir brosser un tableau outré de la situation, mettant l'accent sur les mauvais traitements infligés aux serfs et aux esclaves, alors qu'en réalité de tels excès étaient exceptionnels. Il en existait certes et leur existence justifiait l'abolition de ce système, mais, d'une façon générale les maîtres traitaient les serfs avec douceur et humanité.

Si l'on opposait à ceux qui, pour des raisons en général philanthropiques, étaient en faveur de l'abolition du servage que le maintien du système était aussi dans l'intérêt des valets, ils ne savaient guère quoi répliquer. Car il n'est qu'un argument à opposer aux défenseurs du servage, à savoir que le travail libre est incomparablement plus productif que le travail exécuté par des hommes asservis. Le travailleur asservi n'a aucun intérêt à employer toutes ses forces.

Il travaille avec l'empressement requis, et pas plus qu'il ne faut pour échapper aux châtiments qui s'attachent à un rendement insuffisant. Le travailleur libre, en revanche, sait qu'il gagnera d'autant plus qu'il aura accru son rendement. Il tend ses énergies à l'extrême afin d'accroître son salaire. Que l'on compare par exemple les exigences que pose au travailleur le service d'une charrue mécanique au faible déploiement d'intelligence, de force et d'application qui était jugé suffisant, il y a deux générations pour le laboureur-serf de Russie. Seul le travail libre peut garantir les accomplissements que l'on demande au travailleur de l'industrie moderne.

Des esprits bornés peuvent continuer à débattre à perte de vue sur la question de savoir si tous les hommes ont vocation et sont mûrs pour la liberté. Ils peuvent continuer à prétendre qu'il existe des races et des peuples que la nature a destinés au servage et que les peuples de maîtres ont le devoir de maintenir les valets en état d'asservissement. Le libéral ne veut pas réfuter leurs arguments parce que sa démonstration en faveur de la liberté pour tous sans distinction est d'une toute autre nature. Les libéraux que nous sommes ne prétendent pas que Dieu ou la nature a destiné tous les hommes à être libres, ne serait-ce que parce que nous ne sommes pas informés des desseins de Dieu et de la nature, et que nous nous gardons soigneusement d'impliquer Dieu et la nature dans cette controverses. Nous prétendons seulement que la liberté de tous les travailleurs constitue le système de travail qui garantit la plus grande productivité du travail humain, et que cette liberté est par conséquent dans l'intérêt de tous les habitants de la terre. Nous ne combattons pas le servage malgré son utilité prétendue pour les « maîtres » mais parce que nous sommes convaincus qu'il est en fin de compte préjudiciable à tous les membres de la société humaine, donc aussi aux « maîtres ». Si l'humanité en était restée au servage d'une partie des travailleurs ou même de tous, l'admirable épanouissement des forces économiques qui a vu le jour au cours des 150 dernières années n'aurait pas été possible. Nous n'aurions pas de voies ferrées, de voitures, d'avions, de navires, de production d'énergie et d'électricité, d'industrie chimique, toutes choses que les Grecs et les latins, en dépit de leur génie, n'avaient pas. Il suffit de mentionner ce fait pour que chacun comprenne que même les anciens maîtres d'esclaves ou de serfs auraient tout lieu d'être satisfaits de l'évolution qui s'est opérée après l'abolition de l'asservissement des travailleurs. Un travailleur européen vit, de nos jours, dans des conditions plus favorables et plus agréables que ne vivait jadis le pharaon d'Égypte, bien que ce dernier disposât de milliers d'esclaves et que le premier n'ait rien d'autre, pour assurer son bien-être, que la force et l'adresse de ses mains. Si l'on pouvait transporter un nabab de ces époques reculées dans les conditions de vie actuelles d'un simple travailleur, il déclarerait sans hésiter que sa vie a été miséreuse en comparaison de celle que peut mener, de nos jours, le citoyen le plus modeste.

Le travail libre ― et c'est là son fruit ― procure à tous plus de richesse que n'a pu en apporter jadis aux maîtres le travail de leurs esclaves.


Ludwig Von Mises (3/5), Le Libéralisme : Le caractère irréalisable du socialisme

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3. Le caractère irréalisable du socialisme

On invoque généralement, pour démontrer le caractère irréalisable du socialisme, que les hommes manquent des qualités morales qu'exige un ordre social socialiste. Il est à craindre, selon cette conception, que la plupart des hommes ne fassent pas preuve, dans un ordre social socialiste, du zèle qu'ils mettent, dans un ordre social basé sur la propriété individuelle des biens de production, à l'exécution des affaires et des travaux qui leur sont confiés. Dans l'ordre social capitaliste, chaque individu sait que c'est à lui que revient le fruit de son travail, que son revenu croît ou diminue à la mesure de son rendement. Dans l'ordre social socialiste, en revanche, chacun pensera que son rendement personnel importe peu puisqu'il lui revient une quote-part du rendement global du travail de tous et que la valeur totale de ce rendement ne diminuera que peu du fait de l'inactivité d'un paresseux. Si cet état d'esprit se généralise ― comme il y a lieu de le craindre ― la productivité de la collectivité socialiste baissera considérablement.


Si l'objection ainsi formulée contre le socialiste est absolument fondée, elle ne touche pas l'essentiel. Si, dans la collectivité socialiste la possibilité existait d'évaluer le résultat du travail de chaque camarade avec la même rigueur que ne le fait le calcul économique de l'ordre social capitaliste, la réalisation du socialisme ne dépendrait pas de la bonne volonté de chaque camarade ; la société serait en mesure de graduer à l'intérieur de certaines limites la participation des camarades individuels au résultat de l'activité économique totale d'après l'importance de leur contribution à la production. L'impossibilité dans laquelle se trouve la société socialiste de faire le moindre calcul économique explique l'impraticabilité de tout socialisme.

L'ordre social capitaliste possède, dans le calcul de rentabilité, une norme qui indique à l'individu si l'entreprise qu'il dirige est exploitable de la façon la plus conforme au but prévu, c'est-à-dire aux moindres coûts. Lorsqu'une entreprise fait preuve d'improductivité cela revient à dire qu'il y a des entreprises qui dirigent les matières premières, les semi-produits et le travail, dont cette entreprise a besoin pour fonctionner, vers un but plus urgent et plus important, ou vers le même but mais d'une manière plus économique, c'est-à-dire avec une dépense moindre en capital et en travail. Lorsqu'on dit par exemple que le tissage à la main s'est avéré non rentable, cela signifie que dans le tissage mécanique le capital et la maind'oeuvre utilisés ont un rendement plus élevé et que c'est par conséquent peu économique de se cramponner à un mode de production où la même dépense en capital et en main-d'oeuvre produit un rendement moindre.

Lorsqu'on envisage une nouvelle entreprise, on peut calculer à l'avance la rentabilité et la façon d'après laquelle elle peut être rendue rentable. A-t-on par exemple l'intention de construire une voie ferrée, on peut calculer, grâce aux estimations de trafic probable et de la possibilité pour ce trafic de payer les tarifs de transport, la rentabilité d'un investissement en capitaux et en travail dans cette entreprise. S'il s'avère que la construction de la voie ne promet aucune rentabilité, cela veut dire qu'il existe une autre utilisation plus urgente pour le capital et le travail à dépenser pour la construction de la voie ; le monde n'est pas encore assez riche pour s'offrir cette construction. Mais le calcul de valeur et de rentabilité n'est pas déterminant seulement lorsque la question se pose de savoir s'il faut on non entreprendre certains travaux : il contrôle même chaque pas que fait l'entrepreneur dans la conduite de son affaire.

Le calcul économique capitaliste, qui seul nous permet une production rationnelle, repose sur le calcul monétaire. La seule existence, sur le marché, de prix pour toutes les marchandises et pour tous les services ― prix exprimés en monnaie ― permet d'inclure dans un calcul uniforme les biens et les services les plus hétérogènes. L'ordre social socialiste, où tous les moyens de production sont la propriété de la collectivité, qui ne connaît par conséquent aucune circulation de marché et aucun échange de biens et de services de production, ne peut connaître non plus de prix en monnaie pour les biens d'ordre plus élevé et pour le rendement. De cet ordre social serait donc absent le moyen permettant d'assurer la conduite rationnelle d'une entreprise : le calcul économique. Car ce dernier ne peut exister sans un dénominateur commun, auquel les différents biens et services sont ramenés.

Que l'on imagine un cas très simple. On peut, lors de la construction d'une voie ferrée, concevoir plusieurs itinéraires. Une montagne se dresse entre A et B. On peut construire la voie en franchissant la montagne, ou en la contournant ou en la traversant par un tunnel.

Dans l'ordre social capitaliste, c'est chose facile de déterminer par calcul la ligne la plus rentable. On établit pour chacune des trois lignes les coûts de construction et la différence entre les frais d'exploitation relatifs au trafic anticipé respectif. En tablant sur ces données on trouvera aisément la ligne la plus rentable. De tels calculs ne seraient pas réalisables dans une société socialiste. Celle-ci n'aurait en effet aucune possibilité de réduire à une échelle de valeur unique les différentes qualités et quantités de biens et de travaux qui entrent ici en ligne de compte. L'ordre social socialiste serait décontenancé devant les problèmes habituels et quotidiens qu'offre la conduite d'une économie, car il n'aurait aucune possibilité de se livrer d'abord à un calcul comptable.

Le mode de production capitaliste, avec les vastes chaînes de production que nous lui connaissons et auxquelles seules nous devons cette prospérité qui permet aujourd'hui de vivre à un plus grand nombre d'hommes que dans les temps pré-capitalistes, exige le calcul monétaire que le socialisme ne peut pas connaître. Les auteurs socialistes se sont efforcés en vain de montrer comment on peut s'en sortir sans le calcul monétaire et des prix. Toutes leurs tentatives à cet égard ont échoué.

La direction d'une société socialiste serait donc confrontée avec une tâche qu'elle ne pourrait pas assumer. Elle ne serait pas en mesure de décider quelle est, parmi les innombrables façons de procéder, la plus rentable. L'économie socialiste en serait réduite à un chaos qui entraînerait rapidement et irrésistiblement un appauvrissement général et une rétrogression vers les conditions primitives si caractéristiques de la vie de nos ancêtres.

L'idéal socialiste réalisé conséquemment jusqu'au bout de son programme nous ferait présent d'un ordre social dans lequel tous les moyens de production sont la propriété de l'ensemble du peuple. La production est entièrement entre les mains du gouvernement, du pouvoir social central. C'est lui seul qui décide alors de la production, du mode de production et de la manière dont le produit consommable doit être distribué. Il importe peu de s'imaginer ce futur État socialiste comme reposant sur une base démocratique ou autre. Même un État socialiste organisé de façon démocratique devrait constituer un corps de fonctionnaires organisé de façon rigide, dans lequel chacun, à part ceux qui assument la haute direction des affaires publiques, est employé et obéit, dût-il même, d'autre part, participer de façon quelconque, en tant qu'électeur, à la formation de la volonté centrale.

Nous ne devons pas comparer un tel État socialiste avec les entreprises d'État, aussi importantes soient-elles, que nous avons vues naître en Europe au cours des dernières décennies et notamment en Allemagne et en Russie. Toutes ces entreprises existent en effet à côté de la propriété privée des moyens de production. Elles ont, avec les entreprises que possèdent et dirigent les capitalistes, des échanges et elles reçoivent de ces entreprises des stimulants divers qui vivifient leur entreprise étatique.

C'est ainsi par exemple que les chemins de fer d'État sont approvisionnés par leurs fournisseurs en locomotives, wagons, installations de signalisation et autres moyens d'exploitation, toutes installations qui, ailleurs, ont fait leurs preuves dans une exploitation capitaliste des chemins de fer. C'est de là que ces États reçoivent l'incitation à innover afin de s'adapter au progrès qui se poursuit dans la technique et dans l'économie.

On sait que les entreprises étatiques et municipales ont dans l'ensemble échoué, que les travaux qu'elles entreprennent reviennent cher et sont inopportuns, et qu'elles sont obligées, pour pouvoir se maintenir, de recourir à des contributions supplémentaires en provenance des impôts publics. Il va sans dire que là où l'entreprise publique prend une position de monopole ― comme c'est par exemple le cas pour les transports urbains et la distribution de la lumière ― les mauvais résultats de la gestion n'apparaissent pas toujours clairement dans les comptes financiers. Il peut y avoir parfois possibilité de les camoufler en utilisant la latitude laissée aux monopoles d'augmenter le prix de leurs produits et de leurs services à un point tel que ces entreprises soient encore rentables en dépit d'une conduite peu économique de la direction. La moindre productivité du mode de production socialiste se manifeste ici d'une autre manière et n'est pas aussi facile à reconnaître ; mais au fond rien n'est changé par rapport aux autres cas.

Pourtant toutes ces tentatives de direction socialiste des entreprises ne nous donnent pas des points de repère permettant d'apprécier la signification de l'idéal de socialisation accompli pour tous les moyens de production. Dans l'État socialiste de l'avenir, où il n'y aura plus que le socialisme, sans le moindre épanouissement, à côté du socialisme, d'entrepreneurs privés, il manquera aux dirigeants de l'économie socialiste le critère que fournissent pour toute économie le marché et les prix de marché. Du fait que sur le marché, où aboutissent tous les biens et services en vue d'un échange, des relations s'établissent pour chaque bien en termes de monnaie, la possibilité existe, dans l'ordre social reposant sur la propriété privée, de contrôler par le calcul le résultat des faits et gestes économiques.
 
Toute activité économique peut être examinée sous l'angle de la productivité sociale par le calcul comptable de la rentabilité. Il y aura encore lieu de montrer que la plupart des entreprises publiques ne peuvent pas faire usage du calcul de la rentabilité le même usage qu'en fait l'entreprise privée.

Toujours est-il cependant que le calcul monétaire donne encore à l'entreprise étatique et à l'entreprise commerciale certains points de repère sur lesquels elles peuvent orienter le succès ou l'échec de leur gestion. Cette possibilité manquera totalement à l'ordre social intégralement socialiste, puisqu'il ne peut y avoir, dans cet ordre social, ni propriété individuelle des moyens de production ni, partant, de cours des changes et de calcul monétaire. La direction générale d'une société purement socialiste n'aura donc aucun moyen à sa disposition pour ramener à un dénominateur commun les dépenses qu'exige chaque production particulière. On ne peut atteindre ici ce but en confrontant dépenses en nature et épargnes en nature. Si l'on n'a pas la possibilité de réduire à une expression commune les heures de travail des différentes qualifications, le fer, le charbon, le matériel de construction de toute sorte, les machines et autres choses exigées par la construction et l'exploitation des entreprises, on ne peut se livrer au calcul. On ne peut le faire que lorsqu'on peut ramener à des termes monétaires tous les biens qui entrent en ligne de compte. Certes, le calcul monétaire a ses imperfections et ses graves lacunes, mais nous n'avons rien de mieux pour le remplacer ; pour les buts pratiques de la vie, le calcul monétaire d'un système monétaire sain suffit. Si nous y renonçons, tout calcul économique devient tout simplement impossible.

L'objection majeure de l'économiste à l'égard de la possibilité d'un ordre socialiste est qu'il lui faut renoncer à cette division intellectuelle du travail, qui réside dans la coopération de tous les entrepreneurs, capitalistes, propriétaires fonciers et travailleurs en tant que producteurs et consommateurs, en vue de la formation des prix de marché. Sans cette division du travail toute rationalité, c'est-à-dire toute possibilité de calcul économique est inconcevable.


Ludwig Von Mises (4/5), Le Libéralisme : L'interventionnisme

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5. L'interventionnisme

L'idéal socialiste perd de plus en plus de partisans. Les études économiques et sociologiques poussées auxquelles on s'est livré sur les problèmes du socialisme, et qui ont démontré le caractère irréalisable des idées socialistes, n'ont pas manqué d'impressionner. 



Les échecs par lesquels se sont soldées les expériences socialistes ont déconcerté jusqu'aux plus enthousiastes. On recommence petit à petit à comprendre que la société ne peut pas se passer de la propriété individuelle. Pourtant les attaques dont le système de la propriété privée des moyens de production a été l'objet pendant des décennies ont laissé une telle prévention à l'égard de l'ordre social capitaliste que l'on ne peut se décider à admettre ouvertement, bien que l'on reconnaisse l'insuffisance et le caractère irréalisable du socialisme, qu'il faut revenir aux idées libérales sur le problème de la propriété. On admet certes que la propriété collective des moyens de production, le socialisme, est absolument irréalisable du moins présentement, mais on déclare d'autre part que la propriété individuelle sans limite des moyens de production nuit aussi à la société. Aussi veut-on créer une troisième chose, un état social qui se situerait à mi-chemin entre la propriété individuelle des moyens de production et la propriété collective de ces mêmes moyens. On veut laisser subsister la propriété individuelle des moyens de production, mais on veut réglementer, contrôler et diriger l'action des propriétaires des moyens de production ― les décisions des entrepreneurs, capitalistes et propriétaires fonciers ― par des ordres et des interdictions des pouvoirs publics. On crée ainsi l'image idéale d'une circulation réglementée, d'un capitalisme limité par des règles administratives, d'une propriété individuelle que les interventions des pouvoirs publics dépouillent de ses traits accessoires prétendument nuisibles.

On perçoit mieux le sens et l'essence de ce système en se représentant, par quelques exemples, les effets que ne manquent pas d'avoir les interventions des pouvoirs publics.
 
Les interventions décisives dont il s'agit visent à fixer les prix des marchandises et des services autrement que ne le ferait le marché sans entrave.

Dans le niveau des prix qui s'établit sur le marché libre, ou qui s'établirait si les pouvoirs publics n'interdisaient pas la libre formation des prix, les coûts de production sont couverts par le produit des ventes. Que les autorités exigent un prix moindre, et le produit de la vente est inférieur aux coûts. Les commerçants et fabricants s'abstiendront donc de vendre (à moins qu'il ne s'agisse de marchandises subissant, du fait de leur stockage, une rapide dévalorisation), dans l'espoir de voir revenir les pouvoirs publics sur leur décision. Si ces derniers ne veulent pas que leur décision ait pour résultat de voir les marchandises en question disparaître de la circulation, ils ne peuvent se limiter à fixer les prix ; il leur faut en même temps décider que tous les stocks existants seront vendus au prix prescrit.

Mais cela non plus ne suffit pas. Au prix de marché idéal, l'offre et la demande auraient coïncidé. Mais par suite de la fixation du prix à un niveau moindre par une décision des pouvoirs publics, la demande a augmenté tandis que l'offre est restée la même. Les stocks existants ne suffisent pas pour donner satisfaction à tous ceux qui sont prêts à payer le prix prescrit. Une partie de la demande ne sera pas satisfaite. Le mécanisme du marché, qui, normalement, par des modifications du niveau des prix, fait coïncider l'offre et la demande, ne joue plus. Les personnes qui seraient prêtes à payer le prix prescrit par les pouvoirs publics doivent quitter le marché bredouilles. Ceux qui étaient sur place les premiers ou qui savent profiter de leurs relations personnelles avec les vendeurs ont déjà acquis tout le stock, et les autres en seront pour leurs frais. Si les pouvoirs publics veulent éviter cette conséquence de leur intervention (contraire à leurs intentions) il leur faut ajouter, à la taxation des prix et à l'obligation de vendre, le rationnement. Des instructions autoritaires déterminent la quantité de marchandises qui doit être cédée au prix prescrit à chaque intéressé.

Pourtant, une fois épuisés les stocks existant au moment de l'intervention des pouvoirs publics, un problème autrement difficile se pose. Du fait que la fabrication n'est plus rentable au prix de vente imposé par les pouvoirs publics, elle se limite ou s'arrête. Si les pouvoirs publics désirent que la fabrication continue, il leur faut obliger les producteurs à fabriquer ; et il leur faut, dans ce dessein, fixer aussi le prix des matières premières, des produits intermédiaires et des salaires. Mais ces décisions ne doivent pas se cantonner uniquement à une ou à quelques branches de la production que l'on veut régler parce que l'on considère leurs produits comme particulièrement importants. Elles doivent embrasser toutes les branches de la production, réglementer les prix de toutes les marchandises et de chaque salaire, la conduite de tous les entrepreneurs, capitalistes, propriétaires fonciers et travailleurs. Si quelques branches échappaient à ces mesures, elles verraient affluer vers elles le capital et la main-d'oeuvre, et le but que voulaient atteindre les pouvoirs publics par leur première intervention serait manqué. Ce qu'ils veulent pourtant, c'est que précisément la branche de production qu'ils ont dotée d'une réglementation spéciale en raison de l'importance qu'ils attachent à ses produits, soit suffisamment pourvue. Il va à l'encontre des intentions de ces pouvoirs publics que cette branche ― à la suite précisément de l'intervention ― soit délaissée.

On voit donc clairement ceci : l'intervention tentée par les pouvoirs publics dans les rouages de l'ordre social reposant sur la propriété individuelle des moyens de production manque le but que se proposaient ses auteurs ; elle est ― dans le sens où l'entendaient ses auteurs ― non seulement inutile mais contraire au but qu'ils se proposaient, puisque le « mal » qu'elle devait combattre s'accroît encore puissamment. Avant que les prix taxés ne soient promulgués, les marchandises ― de l'avis des pouvoirs publics ― étaient trop chères ; elles disparaissent maintenant du marché. Ce n'était cependant pas l'intention des pouvoirs publics, qui voulaient rendre les marchandises accessibles au consommateur à un prix moindre. Tout au contraire : la pénurie, l'impossibilité de se procurer des marchandises, doit leur apparaître comme le pire des maux. En ce sens on peut dire de l'intervention des autorités qu'elle est absurde et qu'elle manque son but, et du système de politique économique qui veut oeuvrer à l'aide de telles interventions qu'il est irréalisable et impensable, qu'il contredit la logique économique.

Si les pouvoirs publics ne veulent pas remettre les choses en ordre en renonçant à leur intervention et en abolissant la taxation des prix, ils devront faire suivre ce premier pas d'autres. A l'ordre donné de n'appliquer aucun prix qui soit supérieur à celui prescrit doivent s'ajouter non seulement l'ordre de vendre les stocks et le rationnement mais encore la taxation des prix pour les biens d'un ordre plus élevé et pour les salaires, et enfin le travail forcé pour les entrepreneurs et les ouvriers. Et ces prescriptions ne doivent pas se limiter à une ou à quelques rares branches de la production, mais embrasser toutes les branches. Il n'est d'autre choix que celui-ci : ou bien s'abstenir d'intervenir dans le jeu du marché, ou bien confier aux autorités l'ensemble de la direction et de la distribution. Ou bien le capitalisme, ou bien le socialisme ; il n'existe pas de système intermédiaire.

Le mécanisme du phénomène que nous venons de décrire est familier à tous ceux qui ont vécu les tentatives faites par les gouvernements pendant la guerre et pendant l'inflation de bloquer autoritairement les prix. Chacun sait aujourd'hui que la taxation autoritaire des prix n'a eu d'autre résultat que de faire disparaître du marché les marchandises faisant l'objet de cette mesure. Partout où des mesures autoritaires ont été prises à l'égard des prix, le résultat a été le même. Lorsque par exemple les pouvoirs publics limitent le prix des loyers d'habitation, la pénurie des logements se fait aussitôt sentir. Le parti social-démocrate autrichien a pratiquement supprimé les loyers. Ce qui eut pour conséquence, dans la ville de Vienne par exemple, bien que la population ait considérablement diminué depuis le début de la guerre et que plusieurs milliers de nouveaux appartements aient été construits dans l'intervalle par la municipalité, que des milliers de personnes ne pouvaient trouver de logis.

Prenons un deuxième exemple, le salaire minimum ou les taux de salaire.

Si les rapports entre entrepreneurs et travailleurs ne sont pas influencés par des mesures législatives ou par les pressions syndicalistes, le salaire payé par l'entrepreneur pour chaque catégorie de travail correspond exactement à la plus-value que subissent, par ce travail, les produits en formation. Le salaire ne peut être supérieur à cette plus-value, car l'entrepreneur n'y trouverait pas son compte et serait obligé de suspendre une production qui ne « paie » pas. Il ne peut pas non plus être inférieur à cette plus-value, vu qu'il orienterait les travailleurs vers d'autres branches mieux rétribuées et forcerait les entrepreneurs à arrêter leur production en raison d'une pénurie de main-d'oeuvre.

Il existe donc toujours dans une économie nationale un taux de salaire tel que chaque travailleur trouve à s'employer et chaque employeur trouve la main-d'oeuvre désirée lorsqu'il veut commencer une entreprise rentable à un tel taux. Les économistes ont coutume d'appeler ce taux le salaire statique ou naturel. Il monte lorsque, toutes choses restant égales par ailleurs, le nombre des travailleurs diminue ; il baisse lorsque, toutes choses restant égales par ailleurs, la quantité disponible de capital pour laquelle on cherche une utilisation diminue. Il faut à cet égard observer qu'il n'est pas tout à fait exact de parler simplement de « salaire » et de « travail ». Le rendement du travail est très différent en qualité et en quantité (calculée par unité de temps) et il en est de même pour le salaire.

Si l'économie ne quittait jamais l'état stationnaire, il n'y aurait pas de chômeurs, pour autant que le marché du travail ne subisse aucune des entraves qui sont le fait des interventions gouvernementales et de la pression des syndicats. Pourtant l'état stationnaire n'est en soi qu'un expédient de notre théorie économique. Notre esprit en a besoin pour se représenter par contraste les phénomènes qui se déroulent dans l'économie qui nous entoure dans la réalité et dans laquelle nous vivons. La vie ― heureusement ― n'est jamais au repos. Il n'y a jamais de stagnation économique, mais des modifications incessantes, du mouvement, du nouveau. Il y a par conséquent toujours des branches de production qui sont délaissées ou limitées parce que les consommateurs se sont détournés de leurs produits, et des branches qui s'élargissent ou même se transforment entièrement. A ne considérer que les dernières décennies, nous pouvons dénombrer bien des industries qui ont fait leur apparition : celles de l'automobile, de l'aviation, du cinéma, des fibres artificielles, de l'électronique. Ces branches d'industrie emploient aujourd'hui des millions de travailleurs qu'elles n'ont puisés que partiellement dans l'accroissement de la population ; une partie est venue des branches de production qui se sont réduites et plus encore de celles qui peuvent, grâce à l'amélioration des techniques, maintenir leur production avec moins d'ouvriers.

Il peut parfois advenir que les changements qui se produisent dans les conditions des différentes branches de production se déroulent si lentement qu'aucun travailleur n'est obligé de changer d'emploi et de s'adonner à une nouvelle activité ; seuls les jeunes qui arrivent à l'âge de choisir un métier se tournent davantage vers les branches en expansion.
 
Mais en général, dans l'ordre social capitaliste qui progresse rapidement et élève le niveau de vie des hommes, le progrès va beaucoup plus vite pour qu'il puisse dispenser l'individu de la nécessité de s'y adapter. Lorsque, il y a deux cents ans ou plus, un jeune garçon apprenait un métier, il pouvait compter l'exercer sa vie durant tel qu'il l'avait appris sans que son conservatisme puisse lui causer un préjudice. L'ouvrier lui-même doit s'adapter aux conditions changeantes, apprendre du nouveau ou changer de méthodes. Il lui faut quitter une branche qui ne nécessite plus le même nombre de travailleurs pour se tourner vers une nouvelle venue ou qui a besoin de plus de bras qu'avant. Mais même en restant dans son ancienne branche, il lui faut, si les circonstances l'exigent, apprendre du nouveau.

Tout ceci atteint le travailleur sous forme de modification des salaires. Lorsqu'une branche emploie relativement trop de travailleurs, cela donne lieu à des licenciements, et les licenciés ne retrouvent pas facilement à s'employer dans la même branche. La pression qu'ils exercent sur le marché du travail influe sur les salaires de cette branche. Et ceci oblige les travailleurs à chercher à s'employer dans les branches de production désireuses d'embaucher davantage et, par conséquent, prêtes à payer des salaires plus élevés.

On voit ainsi clairement ce qui peut arriver lorsqu'on satisfait le travailleur dans son désir de travailler, et d'avoir un salaire élevé. De façon générale, on ne peut, sans déclencher certains effets accessoires que ne peuvent souhaiter les travailleurs, faire monter les salaires au-delà du niveau qui serait le leur sur un marché aucunement entravé par les interventions des pouvoirs publics ou d'autres instances sociales. On peut, dans une branche de production particulière ou dans un pays particulier, faire monter le salaire en interdisant l'arrivée en renfort de travailleurs venant d'autres branches ou de l'étranger. De telles augmentations de salaires se font aux dépens des travailleurs dont le renfort est écarté. Leur salaire est plus bas que celui qu'ils pourraient obtenir si l'on n'entravait pas leur libre circulation. L'amélioration des salaires des uns se fait donc aux dépens des autres. Seuls peuvent se servir de cette politique tendant à paralyser la libre circulation des travailleurs, les ouvriers des pays et des branches de production qui souffrent d'une pénurie de main-d'oeuvre. Dans une branche ou dans un pays où tel n'est pas le cas, une seule chose peut élever les salaires, un accroissement de la productivité générale, par l'augmentation du capital disponible ou par l'amélioration des techniques de production.
 
Mais lorsque le gouvernement promulgue une loi fixant des salaires minima au-dessus du niveau du salaire statique ou naturel, les entrepreneurs s'aperçoivent nécessairement qu'ils ne peuvent plus mener à bonne fin certaines affaires qui furent encore rentables à un niveau des salaires plus bas. Ils limitent par conséquent la production et licencient du personnel. La conséquence d'une augmentation artificielle des salaires, c'est-à-dire d'une augmentation venant de l'extérieur sur le marché, se traduit donc par un accroissement du chômage.

Il est vrai qu'en général de telles tentatives pour fixer légalement le salaire minimum ne revêtent pas aujourd'hui une grande ampleur. Pourtant, la puissance qu'acquièrent les syndicats leur a permis de fixer pour les salaires un minimum. Que les travailleurs s'unissent au sein d'associations afin d'établir un dialogue avec les entrepreneurs, c'est un fait qui en soi n'est pas de nature à provoquer des perturbations dans le déroulement des phénomènes du marché. Le fait que les travailleurs revendiquent avec succès le droit de rompre sans autre forme de procès des contrats auxquels ils ont consenti et qu'ils arrêtent le travail, n'entraînerait pas non plus une perturbation du marché du travail. Ce qui crée une nouvelle situation sur le marché du travail, c'est le fait, pour la plupart des pays européens industrialisés, que les grèves et le nombre important des membres des syndicats de travailleurs ne sont pas concevables sans la contrainte. Comme les travailleurs organisés en syndicats refusent l'admission au travail des travailleurs non organisés, et comme ils empêchent de vive force que, en cas de grève, d'autres prennent la place des grévistes, les revendications salariales qu'ils présentent aux entrepreneurs agissent de la même façon que le ferait une loi gouvernementale sur les salaires minima. Car l'entrepreneur est contraint, s'il ne veut pas arrêter toute l'exploitation, de se plier aux exigences du syndicat. Il lui faut payer des salaires tels que le montant de la production doit être limité, le produit fabriqué à des coûts élevés ne trouvant pas à s'écouler dans la même mesure que le produit fabriqué à moindre coût. C'est ainsi que le salaire plus élevé qui est le résultat des pressions exercées par les syndicats cause du chômage.

L'étendue et la durée du chômage né de cette situation sont tout autres que celle du chômage qui provient des déplacements continuels dans la demande de main-d'oeuvre. Le chômage qui ne résulte que des progrès qui conditionnent le développement industriel ne peut ni prendre une grande envergure ni devenir une institution durable. Les ouvriers devenant excédentaires dans une branche trouveront bientôt à s'employer dans une branche nouvelle ou en extension.

En cas de libre circulation des travailleurs et lorsque le passage d'un métier à un autre n'est pas entravé par des obstacles légaux ou autres, l'adaptation aux nouvelles conditions se fait sans trop de difficultés et assez vite. On peut d'ailleurs contribuer à réduire davantage encore l'importance de ce chômage par un développement des bureaux de placement.
 
Cependant le chômage qui résulte de l'intervention sur le marché du travail de facteurs contraignants n'est pas un mécanise qui, alternativement, apparaît et disparaît. Il dure irrémédiablement aussi longtemps que subsiste la cause qui l'a engendré, c'est-à-dire aussi longtemps que la loi ou la contrainte du syndicat empêche que le salaire soit ramené, par la pression des chômeurs cherchant un emploi, au niveau auquel il se serait établi s'il n'y avait pas eu d'intervention de la part du gouvernement ou des syndicats, au taux qui finalement permet à tous ceux qui cherchent du travail d'en trouver.

Des indemnités de chômage allouées aux chômeurs par le gouvernement ou les syndicats ne font qu'aggraver le mal. En cas de chômage résultant de modifications dynamiques de l'économie, les allocations de chômage n'ont pour conséquence que de retarder l'adaptation des ouvriers aux nouvelles conditions. Le chômeur allocataire ne s'estime pas dans la nécessité de s'orienter vers un nouveau métier lorsqu'il ne trouve plus à s'employer dans l'ancien ; il laisse du moins passer plus de temps avant de se décider à prendre un autre métier ou à changer de lieu de travail ou encore à rabaisser ses exigences au taux de salaire auquel il pourrait trouver du travail. A moins que les allocations de chômage ne soient par trop réduites, on peut oser l'affirmation que le chômage ne peut pas disparaître tant qu'existent ces allocations.

Mais en cas de chômage provoqué par l'élévation artificielle du niveau des salaires (à la suite de l'intervention du gouvernement ou de l'appareil coercitif des syndicats, toléré par le gouvernement), la question est de savoir qui, des travailleurs ou des entrepreneurs, doit en supporter le fardeau. Ce n'est jamais l'État, le gouvernement, la commune, car ceux-ci s'en déchargent ou sur l'entrepreneur ou sur le travailleur ou le font partager à chacun d'eux. Si ce fardeau est imputé aux travailleurs, ils perdent le fruit de l'augmentation artificielle des salaires ; il se peut même que ce fardeau devienne plus lourd que ce que rapporte cette augmentation artificielle. On peut imposer à l'entrepreneur la charge des indemnités de chômage en lui faisant payer une taxe pour les besoins de ces indemnités, proportionnelle au total des salaires qu'il distribue. Dans ce cas l'allocation de chômage a pour effet d'élever le coût de la main-d'oeuvre, à l'instar d'une augmentation de salaire au-delà du niveau statique.

La rentabilité de l'emploi de la main-d'oeuvre se réduit d'autant, en même temps que diminue le nombre d'ouvriers qui peuvent être employés de façon rentable. Le chômage ne fait donc qu'augmenter en une spirale sans fin. Mais on peut encore mettre les allocations de chômage à la charge des entrepreneurs en les imposant, quel que soit le nombre de leurs ouvriers, sur leurs bénéfices ou sur leur fortune. Cette imposition a également pour effet d'augmenter le chômage. En cas de consommation du capital ou de ralentissement dans la formation de nouveaux capitaux, les conditions d'emploi de la main-d'oeuvre deviennent, cæteris paribus, moins favorables .

Que l'on ne puisse combattre le chômage en faisant exécuter, aux frais de l'État, des travaux publics dont on se serait sans cela dispensé, c'est là un fait d'évidence. Les ressources utilisées ici doivent être retirées à l'aide d'impôts ou d'emprunts aux champs d'application où elles auraient trouvé autrement à s'employer. On ne peut, de cette façon, atténuer le chômage dans une branche que dans la mesure où on l'accroît dans une autre.
 
De quelque côté que nous considérions l'interventionnisme, il s'avère toujours qu'il aboutit à un résultat que ne se proposaient pas ses auteurs et partisans et que, de leur propre point de vue, il doit paraître comme une politique absurde et inopportune.


Jean-Louis Caccomo: Le libéralisme, ensemble de valeurs morales

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

Le libéralisme est un ensemble de valeurs morales non une idéologie
 

« L’économie de marché, fondée sur la liberté d’entreprendre et le capitalisme démocratique, un capitalisme privé, dissocié du pouvoir politique mais associé à l’Etat de droit, cette économie-là seule peut se réclamer du libéralisme ».

J.F Revel [2000], La grande parade, Editions Plon, Paris, page 71
 
 
Depuis que je suis engagé dans ce combat titanesque et quasiment sacrificiel, je suis convaincu que le libéralisme est la seule réponse viable à la crise que nous vivons depuis quelques décennies. D’abord parce que la crise est avant tout une crise morale et une perte des repères et des valeurs découvertes et proclamées fièrement par les philosophes des Lumières. Et nous avons oublié et trahi ces valeurs, de là découlent tous nos problèmes qu’aucune solution technique ou purement comptable ne pourra résoudre.


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Et c’est bien une crise morale qui balaye notre pays. Quand les banquiers oublient leur cœur de métier et leur fonction nécessaire et irremplaçable, c’est toute la confiance qui est brisée mettant en cause les piliers eux-mêmes du système bancaire, pourtant maillon essentiel et indispensable à la croissance économique. Quand les hommes politiques, en charge de défendre l’argent public pour en faire le meilleur usage, déchaînent la dépense publique pour satisfaire les intérêts catégoriels et les revendications corporatistes, alors l’impôt perd sa légitimité tandis que le secteur productif est brisé par des prélèvements croissants. Quand des collégiens s’en prennent à leurs enseignants, que les parents démissionnent, qu’il est question de ne plus évaluer les écoliers ou de supprimer les devoirs à la maison et que les étudiants refusent toute sélection qui est pourtant le corollaire d’une orientation efficace, c’est tout le capital humain de la nation qui est dilapidé. Quand on veut toujours plus de droits, financés par l’Etat, mais que l’on refuse d’en assumer la charge et de supporter les devoirs qui en sont la nécessaire contrepartie, c’est la « guerre civile » permanente au lieu de la cohésion sociale et de l’harmonie nécessaire à l’épanouissement de l’économie. En bref, quand on veut toujours plus tout en donnant le moins possible sous le prétexte fallacieux de la solidarité, c’est la méfiance généralisée qui s’installe entre les individus.
 
Le libéralisme n’est pas l’agent de la régression sociale comme voudraient le faire croire ses trop nombreux détracteurs car le libéralisme est justement une éthique et un ensemble de valeurs morales sans lesquelles la science économique et la pratique de l’économie n’ont pas de sens. A toutes nos belles âmes, qui s’arrogent le monopole du cœur et de l’expression publique, il faudrait aussi rappeler que Robin des bois, qu’ils récupèrent volontiers comme symbole de leur combat contre la mondialisation, s’attaquait à un roi illégitime et spoliateur – et donc à l’Etat sorti de son rôle - pour rendre les richesses ainsi pillées à leurs créateurs et seuls propriétaires légitimes, c’est-à-dire aux contribuables. Il n’y a pas là de lutte des « puissants » en tant que riches contre les « faibles » en tant que pauvres. C’est un combat de toujours entre les spoliateurs parasites (les hommes de l’Etat qui abusent du pouvoir) et les véritables créateurs de richesses (les hommes libres et responsables qui créent des richesses). Ce combat ne sera jamais acquis car la liberté est toujours menacée car elle est une exigence et une discipline, fondées sur la responsabilité.
 
Il existe, en effet, une asymétrie fondamentale entre les « puissants », en tant que détenteurs du monopole de la violence légitime, et les « vulnérables » en tant qu’individus protégés par leurs seuls droits que les hommes de l’Etat ont trop vite fait de bafouer. Car il n’y a pas plus grand péril que d’être protégés par ceux qui ont le pouvoir de nous soumettre ; et que d’être dépendants de ceux qui ont le pouvoir de nous spolier. A l’heure où l’on nous demande de nous prononcer sur un projet de Constitution Européenne, il faut rappeler que le rôle d’une Constitution est justement de protéger l’individu du pouvoir politique et non de nous préparer à l’avènement d’un super-Etat européen étendant ses pouvoirs à l’ensemble des dimensions de nos vies.
 
Pourtant, selon nos dirigeants, il faudrait moins de libéralisme ou, du moins, il faudrait l’encadrer et le réguler avant qu’il ne ravage la planète et les sociétés. Mais n’a-t-on jamais défini le libéralisme ? Ne croyons pas que le libéralisme triomphe partout sur la planète. Les sempiternelles négociations entre Etats par délégations ministérielles interposées, dans le cadre de l’O.M.C., montrent que c’est le mercantilisme qui est triomphant alors même que ce dernier est une négation du libéralisme. Les mercantilistes, parce qu’ils considèrent que l’économie est un jeu à somme nulle (ce que gagne un pays ou un individu est nécessairement perdu par un autre pays ou un autre individu) transposent dans l’économie leur vision antagoniste des rapports politiques et humains.
 
Ce sont eux qui font des échanges une véritable « guerre économique » comme ils se servent de l’aspiration universelle à la foi et à la spiritualité pour nourrir leurs guerres de religions. Les arguments protectionnistes n’ont aucune validité puisqu’ils reviennent à nous infliger à nous-mêmes en temps de paix ce que nos adversaires chercheraient à nous faire subir en tant de guerre. Comment une armée peut-elle soumettre un pays ou une ville si ce n’est en décrétant le blocus ou l’état de siège qui a justement pour fonction d’étouffer l’adversaire en interdisant les échanges, préalable nécessaire à toutes activités économiques.
 
A leur origine, les accords du G.A.T.T. avaient pour mission de veiller à ce que tous les pays démantèlent leurs propres systèmes de protection puisque aucun ne voulait le faire s’il n’avait pas la garantie que les autres fassent de même. En transformant les accords du G.A.T.T. en O.M.C qui se présente comme une instance de régulation du commerce, les Etats – et notamment la France qui est à l’origine de cette conversion – ont pris le risque de faire triompher à nouveau le mercantilisme. Et quand le mercantilisme triomphe, ce sont toutes les valeurs du libéralisme qui reculent. Alors le commerce, naturellement source de paix et de prospérité, devient aux mains des Etats et de leurs représentants officiels, l’enjeu de chantages diplomatiques et de calculs géopolitiques.
 
L’histoire et la science économiques montrent que le libéralisme libère et protège les faibles contre les puissants. Comme les puissants n’ont pas spontanément tendance à mettre en œuvre un tel processus de libération et de libéralisation qui irait à l’encontre de leurs intérêts et privilèges, il faut des institutions fortes pour garantir un Etat de droit, c’est-à-dire un Etat respectueux des droits individuels fondamentaux, et qui daigne auto-limiter ses appétits de pouvoir. Un Etat libéral au sens originel du terme pour reprendre la vision de Benjamin Constant.
 
A tous les croyants qui ont des doutes sur la possible conciliation – ou réconciliation - entre un engagement libéral et leur foi religieuse, l’histoire montre que ce sont les pays communistes qui furent les plus anti-religieux. Et l’Etat-providence en France nourrit l’ambition de se substituer à la providence elle-même de la même manière que le communisme avait la prétention d’apporter le paradis en ce bas monde. Pour un croyant, un homme est d’abord un fils de Dieu avant d’être homme ou femme en particulier, patron ou salarié en particulier, riche ou pauvre en particulier. Et, tous les hommes sont les fils de Dieu. Pour un libéral, un homme est d’abord un individu avant d’être homme ou femme en particulier, patron ou salarié en particulier, riche ou pauvre en particulier. Et tous les hommes sont des individus.
 
Cette notion d’individu « abstrait » est fondamentale car elle fonde l’Etat de droit : les lois sont faites pour protéger l’individu « abstrait », c’est-à-dire tous les hommes dans ce qu’ils ont d’universels. On ne doit pas faire ni des lois de circonstances pour tel ou tel individu concret, ni des lois discriminatoires pour protéger (que cette discrimination soit dite « positive » ou pas) et différencier ainsi telle ou telle catégorie spécifique sans mettre en péril l’Etat de droit.
 
C’est cet ensemble de valeurs humanistes qui fait le souffle et la grandeur du libéralisme, pas seulement son efficacité économique, qui permet cependant à un nombre croissant de pays de goûter aux fruits de la prospérité. Car sans la richesse économique, point de développement social, de rayonnement culturel ou de puissance politique. Voilà pourquoi le libéralisme est la seule réponse possible à la crise actuelle. Et plus on s’obstinera à nier cette évidence, plus on s’enfoncera dans la crise.

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