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mai 02, 2021

Crise identitaire ! Identitarisme !

Ce site n'est plus sur FB (blacklisté sans motif), alors n'hésitez pas à le diffuser au sein de différents groupes ( notamment ou j'en étais l'administrateur), comme sur vos propres murs respectifs. D'avance merci. L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...

Merci de vos lectures, et de vos analyses. Librement vôtre - Faisons ensemble la liberté, la Liberté fera le reste. N'omettez de lire par ailleurs un journal libéral complet tel que Contrepoints: https://www.contrepoints.org/ 

Al, 

 

PS: N'hésitez pas à m'envoyer vos articles (voir être administrateur du site) afin d'être lu par environ 3000 lecteurs jour sur l'Université Liberté (genestine.alain@orange.fr). Il est dommageable d'effectuer des recherches comme des CC. 

Merci

 


 

SOMMAIRE:

- A) «Les identitaristes ont fait voler en éclat le récit commun de l’humanité» avec Perrine Simon-       Nahum  de

- B) La Dérive identitariste avec Jean Bernabé;  de Jean Derive Paris, L’Harmattan, 2016, 201 p

- C)  « L'identitarisme condamne ses fidèles à une aliénation perpétuelle »de Laurent Dubreuil. Propos recueillis par Source Le Point

 


  A) «Les identitaristes ont fait voler en éclat le récit commun de l’humanité» avec Perrine Simon-       Nahum

Dans «  Les Déraisons modernes  », la philosophe Perrine Simon-Nahum s’élève contre les nouveaux mythes qui retirent à l’homme sa capacité à s’inscrire dans l’Histoire. Collapsologie, «  guerre des identités  », théories décoloniales enferment bien davantage qu’elles ne libèrent, analyse-t-elle, appelant ses concitoyens et, plus largement les démocraties, à «  se faire confiance  ».

«  Nous avons cessé de nous faire confiance  », regrettez-vous, en dénonçant une pseudo «  vision vertueuse du monde  », porteuse en fait d’«  un puissant nihilisme  ». Est-ce une dimension essentielle de l’époque actuelle ?

Essentielle car cette confiance est ce qui permet à l’individu de relier la vision qu’il a de lui-même, de ses relations aux autres, à ce que le monde peut lui apporter et à ce qu’il peut, lui, apporter en retour au monde. Plus largement, nos démocraties souffrent de ce manque de confiance, car elles ont cessé de reposer sur le partage d’éléments objectifs.

Autre idée-force de votre livre : l’importance de «  l’individu historique  ».

Nous sommes arrivés aujourd’hui, dans le domaine de la pensée, à l’épuisement des philosophies qui remettaient en cause l’idée de «  sujet  ». Il ne s’agit évidemment pas de revenir à l’idée d’un individu «  maître de la nature  » mais de considérer l’homme du point de vue de sa condition historique, comme à la fois héritier et acteur de sa propre histoire. Seul cela nous permettra de sortir de la mélancolie de notre époque, du sentiment que nous sommes les héritiers d’un monde qui a failli, face aux victimes de toutes sortes ou lors des massacres qui ont ponctué le XXe siècle.

Cette «  guerre des identités  », importée des Etats-Unis, a-t-elle gagné en France ?

Elle tend aujourd’hui à se diffuser aussi bien dans les médias que sur les bancs de l’université ou dans l’opinion. Son pouvoir de séduction est grand dans la mesure où d’une part, elle offre une vision du monde simpliste et d’autre part, elle s’impose à travers la violence des discours.

«  L’idée même selon laquelle on appartient à une identité, à un groupe est une idée réactionnaire dans la mesure où elle interdit le fait d’en sortir, voire de la subvertir de l’intérieur. Quand cette identité est érigée contre d’autres, elle devient xénophobe ou raciste  »

Ne participe-t-elle pas, au contraire, à la confrontation des idées ?

Je ne pense pas et ce, pour deux raisons. D’une part, parce qu’elle entretient une désorientation des individus qu’elle considère uniquement comme des victimes. C’est le cas des thèses décoloniales, des théories du genre ou du «  queer  » qui, à l’origine, se voulaient émancipatrices et sont aujourd’hui liberticides car elles enferment les gens dans une identité. En sortir revient à leurs yeux à trahir sa communauté d’origine. D’autre part, parce que les formes qu’elle emploie sont des formes violentes, guerrières qui dressent les gens les uns contre les autres.

Vous citez les propos de Houria Bouteldja, porte-parole des Indigènes de la République, («  J’appartiens à ma famille, à mon clan, à mon quartier, à ma race…  ») et les rapprochez de ceux du Front national. Une illustration, selon vous, de «  la jonction inattendue entre les récits fondamentalistes et réactionnaires  » ?

L’idée même selon laquelle on appartient à une identité, à un groupe est une idée réactionnaire dans la mesure où elle interdit le fait d’en sortir, voire de la subvertir de l’intérieur. Quand cette identité est érigée contre d’autres, elle devient xénophobe ou raciste, comme dans le cas du racisme anti-blanc d’Houria Bouteldja.

Vous vous élevez contre les «  théories collapsologiques  ». Mais comment les jeunes générations ne seraient-elles pas sensibles au discours de Greta Thunberg demandant à leurs aînés de rendre des comptes sur l’état de la planète ?

Est-ce une analyse juste ? Pourquoi toujours être dans l’accusation ? On n’en finit pas de remonter la chaîne des responsabilités sans savoir d’ailleurs qui exactement incriminer. Pourquoi ne pas célébrer dans le même temps les progrès que nous accomplissons comme la découverte de vaccins anti-Covid en moins d’une année ? Chaque génération doit prendre sa part dans le monde à sa mesure. Aux jeunes de s’engager dans le sens qui leur paraîtra positif. Accuser les autres est une position facile. Elle évite de faire soi-même des choix.

«  Que sont les relations humaines, sinon des relations où chacun se frotte aux autres pour le meilleur et pour le pire ? Les relations, nous le savons, ne vont jamais dans un sens. Nous aimons, nous nous séparons. Nous naissons, nous mourons. C’est le sens même de la vie​  »

Plus généralement, le politologue Jérôme Fourquet jugeait récemment dans l’Opinion que l’incompréhension entre les générations, phénomène connu, est accentuée aujourd’hui par le fait que les plus jeunes sont totalement sortis du «  référentiel judéo-chrétien  ». Une analyse que vous partagez ?

Les référentiels changent en fonction des générations. Mais là où son analyse se vérifie, c’est qu’en nous excluant de l’histoire comme elles le font depuis trente ans, les pensées effondristes ou les identitaristes ont fait voler en éclat le récit commun de l’humanité, celui qui permet à la fois de se reconnaître des héritages mais aussi de les critiquer et d’ouvrir sur un autre avenir.

Les attentats puis la Covid ont, dites-vous, développé la culture américaine du «  safety system  ». A défaut d’être à l’abri nulle part, il faudrait pouvoir se préserver de toute agression psychologique dans la vie quotidienne…

Cette tendance s’est radicalisée avec la culture «  woke  » où les individus sont mis dans des «  bulles  », en situation de quasi-isolement afin de ne pas se sentir «  agressés  ». C’est le comble des dérives identitaires. Que sont les relations humaines, sinon des relations où chacun se frotte aux autres pour le meilleur et pour le pire ? Les relations, nous le savons, ne vont jamais dans un sens. Nous aimons, nous nous séparons. Nous naissons, nous mourons. C’est le sens même de la vie.

Doit-on organiser un hommage aux victimes de la Covid ?

Il faudra du temps pour prendre la mesure de l’événement. Et si l’on décide de commémorer, que faudra-t-il commémorer ? Sous quel prétexte ? La dette d’une société qui n’aura pas su préserver ses citoyens d’une mort possible ? Cette commémoration sera-t-elle une forme de repentance, celle de gouvernements qui n’auront pas su prévoir la pandémie ? Mieux vaut en tirer des leçons pour l’avenir et comprendre l’importance qu’il y a à anticiper et, pour cela, à investir dans la matière grise, la recherche. Evitons le culte d’une mémoire mortifère, même si les morts ne doivent pas être oubliés.

«  Je comprends la colère de la communauté juive dans l’affaire Sarah Halimi mais elle s’exerce à mauvais escient (..). On confond justice, politique et opinion.  »

L’histoire, son enseignement, est au centre de controverses aujourd’hui. Faut-il revenir au «  roman national  » ? Au contraire, « d’une certaine manière déconstruire notre propre histoire », comme l’a dit récemment Emmanuel Macron à la chaîne américaine CBS ?

Revenir au roman national n’a pas de sens. Par ailleurs, si le président avait à l’esprit la possibilité pour les Français de se reconnaître dans un récit multiple et partageable, c’est une bonne chose. L’histoire n’est pas un récit mono causal du passé. Elle n’aboutit pas à l’expression d’une vérité unique mais elle n’est pas non plus relativiste. Comme le disait Raymond Aron, elle est plurielle et pluraliste. Tel est le but de ce qu’on a coutume d’appeler aujourd’hui « l’histoire globale » quand elle n’est pas idéologique.

Vous êtes l’auteure de «  Les Juifs et la modernité  » (Albin Michel, 2018). L’arrêt de la Cour de cassation dans l’affaire Sarah Halimi vous choque-t-il ?

Il ne me choque pas et ne doit pas le faire car comme citoyenne française et juive, et en dépit des leçons de l’histoire, je crois aux institutions. Je plaide même pour elles dans mon ouvrage. Il faut se garder en l’espèce de confondre la justice et le sentiment de justice. Je comprends la colère de la communauté juive, mais elle s’exerce à mauvais escient même si on doit bien entendu prendre en compte les sentiments de la famille de Sarah Halimi. On confond justice, politique et opinion. Si le pouvoir politique veut intervenir, c’est là qu’il doit le faire, en cessant d’euphémiser les discours, en appelant un « chat » un « chat ». Nos institutions meurent de la lâcheté des politiques qui rangent dans les tiroirs le rapport Obin (sur les atteintes à la laïcité à l’école) et désignent les immigrés comme des victimes au lieu de les intégrer dans le paysage national.

La «  Lettre des généraux  » qui appelle à une «  intervention de l’armée  » pour mettre fin au «  délitement  » du pays est approuvée par 58 % des Français (sondage Harris Interactive/LCI). Que cela vous inspire-t-il ?

Là encore, chaque institution doit rester à sa place et on ne peut que s’inquiéter, à l’horizon de la présidentielle de 2022, de voir les Français appeler de leurs vœux la venue au pouvoir d’un homme fort. Cela prouve qu’ils ont oublié l’histoire.

 

 Source: L'Opinion





B) La Dérive identitariste avec Jean Bernabé

Pour le linguiste cognitiviste qu’est Jean Bernabé, le langage n’est pas qu’un outil de communication qui sert à rendre compte d’un rapport cognitif au monde que nous aurions a priori et dont il ne serait qu’un effet actualisé. Il est, ainsi que l’ont montré par ailleurs les ethnolinguistes, le cadre transcendantal – au sens kantien du terme – à l’intérieur duquel s’inscrit nécessairement notre système cognitif façonné par sa structure même. Si bien que les dérives linguistiques sont toujours des dérives cognitives qui entretiennent entre elles un rapport dialectique, dans la mesure où l’être humain pense « tout en étant aussi “pensé” par son inconscient », selon un mécanisme de relations théorisé par Lacan sous le sigle RSI (réel/symbolique/imaginaire).

À partir de ces prémisses, l’auteur, convoquant à la fois la linguistique, la philosophie et la psychanalyse, examine l’emploi qui est fait aujourd’hui du concept d’identité dans l’usage social courant, en particulier dans les médias, pour y relever une série de glissements dommageables susceptibles de conduire aux pires dérives identitaristes (idéologie revendiquant pour les peuples et communautés une identité supposée essentielle et immuable), avec ses corrélats bien connus que sont le chauvinisme, le racisme, le communautarisme, la xénophobie qui nourrissent la plupart des conflits dans le monde.

 Le premier chapitre de l’ouvrage pose les bases théoriques de la thèse défendue par Jean Bernabé. Constatant que l’identitarisme est généralement combattu à partir d’une posture moralisatrice peu efficace (idéologie contre idéologie), l’auteur entend se situer sur un autre plan, celui d’une analyse rationnelle des concepts véhiculés par la langue. Partant d’une démarche résolument étymologique, ce qui est logique de son point de vue puisque, dans une perspective cognitiviste, l’histoire de l’évolution des concepts ne peut être retracée qu’à partir d’une source linguistique, il s’appuie sur la distinction faite par Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre1, entre les termes latins ipse et idem pour mieux définir les contours du concept d’identité qui, dans ses usages, peut renvoyer tantôt à l’un tantôt à l’autre avec toutes les ambiguïtés découlant de cette double valeur sémantique.

Une telle distinction a conduit le philosophe à créer deux néologismes discriminants, tous deux impliqués dans le concept d’identité, celui d’ipséité et celui de mêmeté, auxquels Jean Bernabé associe respectivement les propriétés d’évolution et d’impermanence, d’une part, et d’invariance et de permanence, d’autre part. Pour lui, le noyau même du concept d’identité ressortit à celui de mêmeté. Il ne saurait par conséquent s’appliquer à des entités collectives par nature plurielles et donc diverses au sein même de l’ensemble qui en réunit les unités individuelles au nom d’un certain nombre de propriétés communes. L’histoire nous montre en outre, de façon évidente, que les cultures de ces communautés ne sont pas des essences immuables et qu’elles sont soumises à évolution. Tout au plus, pour rendre compte de ce qu’elles peuvent avoir de particulier à un instant « t » de l’histoire, peut-on parler à leur propos de spécificité, état ethnoculturel qui est quant à lui variable en fonction des aléas de l’histoire. Dans la mesure où l’analyse de Jean Bernabé accorde une importance capitale à l’étymologie, le terme n’est pas choisi au hasard puisque ce substantif, de par son origine latine, renvoie au concept d’espèce et non à celui d’individu. 

À partir de cette distinction fondamentale entre ipséité et mêmeté, Jean Bernabé explore toute une série de paires oppositionnelles qui lui sont implicitement subordonnées, telles que virtuel/actuel, abstrait/concret, matériel/immatériel, idéalisme/matérialisme, intrinsèque/extrinsèque, transcendance/immanence, absolu/relatif, essentialisation/réification (…) dont les emplois pervertis ou la confusion dans les usages qui en sont faits viennent complexifier encore les amalgames inhérents au concept d’identité.

Après ces considérations théoriques, les chapitres suivants sont surtout des chapitres d’illustration. L’auteur commence par explorer tous les domaines de la vie sociale où, faute de la clarification conceptuelle exposée dans le chapitre I, l’utilisation abusive du terme identité appliqué à des collectivités favorise une dérive « essentialiste » laissant entendre que des communautés auraient de toute éternité une identité en soi, portée par leur langue, leur religion, leur régime politique, leurs coutumes, voire leur prétendu déterminisme racial…

Puis, il se fait un plaisir de recenser et d’analyser un grand nombre d’exemples médiatiques qui, en parlant d’identité collective à propos de groupes, déterminés par leur appartenance biologique (en particulier sexuelle), géoculturelle, religieuse etc., font le lit de l’identitarisme. Ces exemples concernent non seulement ceux qui sont en toute conscience d’idéologie « identitariste », dans le sens sectaire du terme, mais aussi – et c’est peut-être là le plus intéressant – les militants anti-identitaristes qui ont une conception ouverte et plurielle d’une identité conçue comme collective. En ayant recours en toute bonne foi à ce concept d’identité collective, utilisé de façon positive comme vecteur d’enrichissement entre les peuples, en lieu et place de celui de spécificité ethnoculturelle, ils n’en accréditent pas moins, selon Jean Bernabé, une interprétation de l’identité propice à une dérive essentialiste. En toute honnêteté, l’auteur ne néglige d’ailleurs pas de faire sa propre autocritique à propos de l’ouvrage dont il est le co-auteur (avec Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant) : Éloge de la créolité2. Il se fait à lui-même le reproche de ne pas avoir été assez vigilant à l’époque, tombant dans le travers qu’il dénonce aujourd’hui quant à l’usage du terme « identité ».

Passant en revue les positions d’un certain nombre de journalistes, d’hommes politiques, d’écrivains et d’intellectuels, il montre qu’avec la meilleure volonté, la plupart adoptent sur cette question une position qui est loin d’être totalement clarifiée. Deux exceptions notables : le socio-anthropologue Edgar Morin3 et le philosophe Michel Serres4, à propos desquels Jean Bernabé souligne, citations à l’appui, la proximité de leurs thèses avec les siennes qu’il développe encore plus radicalement.

L’auteur étant antillais, rien d’étonnant à ce que son dernier chapitre, sous le titre « Les avatars de la domination coloniale et la formation des spécificités guadeloupéenne, guyanaise et martiniquaise », traite le sujet abordé tout au long de l’ouvrage en se focalisant sur cet ensemble géopolitique où l’histoire a rendu cette question particulièrement brûlante et complexe.

Dans sa conclusion, Jean Bernabé propose logiquement, compte tenu de ses analyses précédentes, de remplacer l’expression « identité des peuples », qui fait aujourd’hui florès mais dont il a démontré l’ambiguïté dangereuse, par celles, à ses yeux plus adéquates, de « spécificité ethnoculturelle » ou de « singularité des peuples ». Cette modification linguistique, pour ne pas rester une question de mots sans incidence sociopolitique, devra s’appuyer sur une conscience historique qui, des pérégrinations de l’Homo sapiens aux migrations contemporaines consécutives aux impérialismes et néocolonialismes de tout poil, questionne en permanence ces spécificités et met en lumière la relativité, à l’inverse exact d’une catégorie essentielle. L’auteur avance l’hypothèse que cette illusion de l’essentialité identitaire des peuples, entraînant une confusion entre « identité », qualité propre à un individu, et « spécificité », propriété des groupes humains, remonterait probablement à une époque où, la mondialisation des échanges étant moins répandue et moins rapide qu’aujourd’hui, une relative autarcie des sociétés rendait leur évolution peu perceptible. Ce n’est évidemment plus le cas de nos jours où la confrontation brutale de cultures très différentes favorise la méfiance de l’Autre et les replis communautaires. L’éducation doit jouer un rôle capital pour combattre ce phénomène, non pas seulement au nom d’une posture moralisatrice, mais par un cheminement « vers une meilleure compréhension du Réel, de l’Imaginaire et du Symbolique [la trilogie lacanienne], registres constituant l’ontologie au niveau de la vie quotidienne des peuples » (p. 173).

L’ouvrage est précédé d’une préface de Jean-Rémi Lapaire, professeur de linguistique cognitive à l’Université Bordeaux-Montaigne, qui montre la pertinence d’une approche de la question sous l’angle de la linguistique cognitive. Il est également enrichi de trois textes en appendice qui font chacun écho aux réflexions de Jean Bernabé. Dans les deux premiers, Robert Saé et Maurice Laouchez, tous deux membres du collectif Kolétetkolézépol, examinent la portée des thèses avancées à la lumière du combat pour l’émancipation des peuples colonisés, notamment dans le monde caraïbe. Jean-Luc Bonniol, anthropologue et historien, professeur émérite de l’Université d’Aix-Marseille, signe le troisième, dans lequel il propose quelques réflexions pour éclairer la naissance de l’illusion essentialiste associée au terme d’identité, concomitante de sa récente fortune dans le langage politique. Cette analyse est particulièrement intéressante car elle ne se contente pas de valider les propositions de l’auteur de l’ouvrage, elle les complète par une réflexion personnelle, nourrie de celle d’autres anthropologues et sociologues, sur la polysémie du terme « identité » envisagée sous un angle relativement peu développé par Jean Bernabé.

Au terme de la lecture de cet ouvrage, se posent deux questions, celle de la cohérence de la démarche et celle de son efficacité sociale dans la mesure où il se veut militant.

Pour ce qui est du premier point, on ne peut que constater la cohérence interne de la démonstration à partir du moment où l’on accepte les prémisses du raisonnement : si l’on admet avec l’auteur que le terme identité formé sur le mot latin idem auquel il doit sa morphologie, relève de la catégorie ontologique de l’« essentiel » et désigne une propriété immuable de l’individu qui demeure quels que soient les changements que son histoire peut lui faire subir (la mêmeté de Ricœur), il est certain que son usage ne peut effectivement s’appliquer qu’à des entités individuelles et est à bannir pour ce qui est des groupes aux individualités diverses, soumis aux aléas de l’histoire et à propos desquels l’idée de conscience collective n’est qu’une métaphore. Parler à leur propos d’identité collective est un abus de langage conduisant aux dérives essentialistes de l’identitarisme.

Un tel positionnement fait toutefois bon marché des différents emplois du mot idem en latin. Celui-ci ne sert pas seulement en effet à désigner la permanence de telle ou telle propriété d’une entité individuelle sur un axe diachronique où l’idée de similitude ne porte que sur une succession d’instants « identiques » les uns aux autres. Il s’emploie aussi au premier chef pour exprimer la similitude d’une entité par rapport à une autre. En ce sens, en reconnaissant différents objets comme « identiques », il renvoie à la notion d’homologie qui fonctionne bien en anthropologie en créant des typologies modales de civilisation5, ou en ayant parfois recours à la notion d’universaux de culture. Il est peut-être dommage que, dans un ouvrage dont l’objectif affiché est de traiter d’anthropologie culturelle et politique, cette voie sémantique de l’homologie véhiculée par le terme idem et son corrélat identique n’ait pas été davantage explorée à propos des contacts de culture. De son côté, le concept porté par le terme latin ipse est sans doute capable de transcender davantage l’histoire de l’individu que ne le suggère l’auteur. Ne peut-on faire l’hypothèse que ce concept est capable d’exprimer une certaine permanence dans la conscience qu’on a de soi (le self anglais), ce qui ne saurait être totalement étranger au concept d’identité vécue comme un état subjectif ?

À ce propos, on peut se demander si la proposition de Jean Bernabé de remplacer l’expression « identité des peuples » par « spécificité ethnoculturelle » relève d’une équation sémantique dont le deuxième terme correspond simplement à une façon plus juste de désigner un même référent. Pour moi, l’une et l’autre expression ne renvoient pas à la même chose. L’expression « spécificité ethnoculturelle » correspond à un point de vue de l’extérieur qui recherche l’objectivité, même si l’on sait bien que cet horizon ne peut être atteint. C’est le point de vue du scientifique, sociologue, anthropologue (etc.) qui étudie une société. La notion d’« identité culturelle des peuples », pour fantasmatique qu’elle soit, correspond en revanche à un point de vue subjectif vécu de l’intérieur : peu importe qu’il coïncide ou non avec la réalité ; on sait depuis longtemps que ce que les sociologues relèvent des comportements objectifs des groupes ne correspond que rarement au stéréotype idéel que s’en font les membres qui les composent. Il n’empêche que les deux points de vue existent et ne sont pas superposables. Parler de « spécificité ethnoculturelle » pour désigner la conscience stéréotypée et commune de leur singularité en tant que groupe qu’ont une partie significative des membres d’une communauté, n’est-ce pas justement mal nommer les choses et trahir quelque peu la citation de Camus que Jean Bernabé a mise en exergue de son chapitre I : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » ?

Si des communautés pensent avoir une identité collective faut-il, au prétexte qu’il s’agit d’une illusion dangereuse, occulter cette réalité idéelle en la bannissant du langage et en remplaçant les termes et expressions qui en rendent compte par d’autres expressions qui renvoient en fait à une autre réalité ? N’est-il pas plus salutaire d’acter le fait que ce point de vue illusoire existe et de travailler à montrer ce qu’il a de fallacieux dans sa vision essentialiste, ainsi que Jean Bernabé le fait justement très bien et utilement dans son livre, arguments linguistiques et philosophiques à l’appui. C’est pourquoi, pour ma part, plutôt que de préconiser le bannissement du mot « identité » lorsqu’il est appliqué à des groupes, je recommanderais un encadrement systématique de son emploi de la part des intellectuels et acteurs médiatiques à qui Jean Bernabé s’adresse dans son ouvrage. À eux la charge de faire comprendre, dans le sillage de Lévi-Straussque l’identité est « une sorte de foyer virtuel auquel on [peut] se référer pour expliquer certaines choses, mais qui n’a pas d’existence réelle »6 et que ce concept ne peut qu’être métaphorique lorsqu’il renvoie à des groupes.

Ces considérations n’invalident pas le principe du combat militant pour ne pas se laisser piéger par les mots et leurs dérives sémantiques entraînant des confusions cognitives. On sait qu’il s’agit d’un combat long et difficile car l’usage, surtout à notre époque de médiatisation à outrance, est souvent plus puissant que les intellectuels (linguistes, philosophes) qui entendent légiférer en la matière pour plus de cohérence. On a cependant des exemples d’actions militantes qui ont eu quelques incidences sur l’usage de certains termes, au moins dans leur emploi officiel : ainsi en va-t-il de mots comme « race » ou « schizophrène ». Cependant, la voie est étroite entre l’exigence de vérité de la démarche philosophique et les vertueuses postures du « politiquement correct ». Puisse le livre de Jean Bernabé, par la richesse et la profondeur des analyses qu’il propose, contribuer à combattre la dérive identitariste par un usage plus juste du mot « identité ».

Notes

1 Paris, Le Seuil, 1990 (« Points Essais »).

2 Paris, Gallimard, 1993 [1988].

3 Cf. Edgar Morin, La Méthode, 5. L’humanité de l’humanité : l’identité humaine, Paris, Le Seuil, 2001.

4 Cf. Michel Serres, L’Incandescent, Paris, Le Pommier, 2003 (« Essais »).

5 Cf., par exemple, Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005 (« Bibliothèque des sciences humaines »).

6 Cf. Claude Lévi-Strauss, ed., L’Identité. Séminaire interdisciplinaire, Paris, Grasset, 1977 : 322.

Pour citer ce document

Référence papier

Jean Derive, « Jean Bernabé, La Dérive identitariste », L’Homme, 222 | 2017, 159-162.

Référence électronique

Jean Derive, « Jean Bernabé, La Dérive identitariste », L’Homme [En ligne], 222 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 02 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/30439 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.30439 

Auteur

Jean Derive

Du même auteur

 



 

- C)  « L'identitarisme condamne ses fidèles à une aliénation perpétuelle »

Dans « La Dictature des identités », Laurent Dubreuil pointe la dérive identitariste qui s'empare des universités américaines et gagne désormais la France.

Les Métamorphoses du poète latin Ovide interdites d'enseignement car menaçant « l'espace sécurisé » de certains étudiants ? Un plat vietnamien servi dans une cantine universitaire débouchant sur une accusation d'« appropriation culturelle » ? Des remises de diplômes en marge des cérémonies officielles et destinées aux « lavandes » (lesbiennes, gays, transgenres…) ? Bienvenue dans le joyeux monde de l'identitarisme triomphant ! Avec La Dictature des identités, Laurent Dubreuil, professeur à l'université de Cornell, revient avec humour et férocité sur les multiples revendications identitaires qui débordent les limites des seuls campus américains et sont, selon lui, autant de micro-totalitarismes en devenir. Entretien.

Le Point : Vous dénoncez dans votre ouvrage la mise en place d'un « despotisme démocratisé », qui serait désormais exercé par des minorités se réclamant d'identités multiples. N'est-ce pas un terme trop fort ?

Les Métamorphoses du poète latin Ovide interdites d'enseignement car menaçant « l'espace sécurisé » de certains étudiants ? Un plat vietnamien servi dans une cantine universitaire débouchant sur une accusation d'« appropriation culturelle » ? Des remises de diplômes en marge des cérémonies officielles et destinées aux « lavandes » (lesbiennes, gays, transgenres…) ? Bienvenue dans le joyeux monde de l'identitarisme triomphant ! Avec La Dictature des identités, Laurent Dubreuil, professeur à l'université de Cornell, revient avec humour et férocité sur les multiples revendications identitaires qui débordent les limites des seuls campus américains et sont, selon lui, autant de micro-totalitarismes en devenir. Entretien.

Le Point : Vous dénoncez dans votre ouvrage la mise en place d'un « despotisme démocratisé », qui serait désormais exercé par des minorités se réclamant d'identités multiples. N'est-ce pas un terme trop fort ?

Laurent Dubreuil : Le terme de « despotisme démocratisé » est sans doute fort. Vu les circonstances actuelles, il ne l'est hélas pas trop. Je vois dans le despotisme une pratique politique organisée qui, reposant sur l'arbitraire, la violence, l'exclusion et la censure, ne saurait remettre en cause sa propre légitimité. Le despotisme est traditionnellement le fait d'un souverain ou d'un parti. L'actuelle forme identitaire, que je dénonce, « démocratise » la dictature en la mettant au niveau de tout le monde. Dans ce régime en formation, chaque identité se fonde d'elle-même, elle se connaît et se reconnaît à des traits qui lui seraient « propres », elle ne saurait être discutée, elle jouit de droits exclusifs, y compris celui de réduire au silence celles et ceux qui ne se conforment pas à sa petite dictature. Les « réseaux sociaux », avec leurs oukases, leurs manifestations de groupe et leur verbiage soliloquant, offrent l'idéale plateforme pour l'expression coordonnée de ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari nommaient des « micro-fascismes ».

Pour vous, la logique de victimisation et la souffrance comme marque identitaire emprisonneraient ceux qui s'en réclament. Mais un mouvement comme #MeToo a surtout eu de nombreuses vertus, non ?

Partout dans l'expérience humaine se trouvent de la souffrance et des victimes. Je n'appelle pas à faire comme s'il n'était rien de négatif. Ce que je dénonce, c'est le piège de l'identité politique contemporaine, qui finit par installer chacune et chacun dans une douleur devenant l'alpha et l'oméga de son existence. À force de définir chaque identité par une victimisation sans cesse renouvelée, on ne peut plus séparer l'oppression de ce que l'on est : renoncer à la souffrance reviendrait à se trahir. Ainsi, l'identitarisme condamne ses fidèles à une aliénation perpétuelle, éventuellement agrémentée de menus moments de vengeance, et à une reconduction d'ensemble de la domination politique, sous le couvert de « rééquilibrages ».

Il n'est pas étonnant que règne l'hypocrisie.

Le mouvement #MeToo était beaucoup de choses à la fois. Une prise de parole à l'encontre des violences sexuelles a plus d'une « vertu » (pour employer votre mot). Mais une telle parole peut être proférée sans ratifier pour autant le mythe d'une identité masculine ou l'équation entre l'expérience féminine et celle du viol. On peut en outre s'interroger sur la fausse spontanéité de la parlure électronique qui passe pour le synonyme d'un mouvement sociétal. Il est quand même intéressant que le hashtag #MeToo dise, dans l'ordre : 1) l'inscription du marquage électronique (le signe dièse) en ouverture de phrase ; 2) l'expression du moi ; 3) la redéfinition de ce moi en fonction d'une donnée qui lui préexiste et qu'il répète (« moi aussi »). La juste dénonciation de la « domination masculine » prend ainsi, via Twitter, un tout autre aspect et sert à résumer la production informatique de sujets psychiques déjà configurés selon des situations jugées cruciales.

Vous soulignez l'hypocrisie de certains théoriciens, comme Judith Butler, qui, tout en défendant une identité fluide, avec laquelle on pourrait jouer, appuient également les revendications de ceux qui se réclament d'une identité naturalisée, voire racialisée. 

Si nous sommes bien face à une dictature en voie de cristallisation, il n'est pas étonnant que règne l'hypocrisie. J'ai de nombreux collègues en ce moment qui – me témoignent-ils en privé – rejoignent mes analyses. Pourtant, ils ne seraient pas vus en public en train de critiquer le moindre aspect du dogme identitaire. Quand Judith Butler signe un texte qui condamne une jeune enseignante voulant prendre la défense des « transraces », l'auteure de Trouble dans le genre est prise la main dans le sac. Butler, qui, officiellement, présentait le queer comme alternatif à la politique d'identité, ne semble guère gênée par les idées que véhicule la pétition, et qui voudrait qu'on naisse plus ou moins transgenre, que la race (voire l'affiliation religieuse) s'hérite, etc. Le problème supplémentaire, à mon sens, tient au fait que Butler n'a en réalité jamais été aussi critique de l'identité que ce qu'elle prétendait, ainsi que je le montre dans mon livre. Je sais que ce dernier propos peut surprendre en France, où le mariage et la manif dits « pour tous » ont provoqué des querelles illusoires pour ou contre la prétendue « théorie du genre » et où Judith Butler est l'héroïne du progressisme genré. Mais je renvoie à la lecture que je livre dans La Dictature des identités et j'ajoute qu'une des causes de la difficulté présente tient à tout un ensemble de faiblesses et de complicités conceptuelles dans le système d'intellectuels comme Judith Butler.

D'après votre analyse, cette montée des revendications identitaires est indissociable de la révolution numérique et du développement des réseaux sociaux.

La politique d'identité n'a pas attendu les réseaux sociaux pour advenir. À certains égards, l'identitarisme se contente de faire revenir le pire de la politique ordinaire. Mais l'enrégimentement électronique des esprits et des discours est un phénomène qui change la donne. Le capitalisme est désormais technologique, communicationnel et mondialisé. À ce titre, ce qui passe « aux États-Unis » est instantanément transféré et multiplié sur le réseau et il n'appartient, dès lors, plus à tel ou tel pays. Bien que l'identitarisme conserve ses foyers localisés (comme le campus américain), il circule à la surface du globe, il se dissémine, il essaime. Fondamentalement, ramener la vie au connu, catégoriser les personnes, réduire le champ des possibles à des choix donnés, restreindre la création sont autant de projets en phase avec le dessein de commerce et de contrôle des technologies dominant Internet. On y utilise des algorithmes assez sales et assez frustes, qui ont besoin de schématiser toute chose : l'identitarisme est parfaitement adapté à une pareille tâche.

Trigger warnings (« avertissements »), safe space (« espace sécurisé »), cultural appropriation (« appropriation culturelle »)… Cette novlangue au service de l'identitarisme accrédite-t-elle la montée d'un despotisme d'un genre nouveau ?

La novlangue a, en effet, son côté 1984. On pourrait également citer la modification de l'allemand sous le nazisme, que le philologue Victor Klemperer avait étudiée sous l'appellation de Lingua Tertii Imperii. L'origine de nombreux termes comme safe space, micro-agression, trigger warning est à puiser dans un dialecte de l'anglais (le « globish ») qui situe assez Internet comme le lieu de provenance de la phraséologie nouvelle. Avec ces termes qui prolifèrent, on a peut-être moins affaire à un langage qu'à un codage, qu'à un cryptage : au lien de faire sens, le lexique devient une série de mots d'ordre, de commandements en vue de la production de tel ou tel comportement. Je parle dans mon livre de « sociodrones » pour toutes ces pratiques automatiques de dénonciations, d'éloges, de prohibitions en régime identitaire. La novlangue en question serait en ce sens un index d'attitudes et de discours tout faits.

Rejoindriez-vous l'analyse de votre collègue de l'université de Columbia Mark Lilla qui a reproché à cet identitarisme de fragmenter les luttes et de renoncer à des revendications communes, ce qui aurait notamment facilité la victoire de Donald Trump face aux démocrates ?

La critique de l'identitarisme comme obstacle à la « convergence des luttes » est une idée ancienne, et toujours valide. Dans le tract de 1977, qui, semble-t-il, est le plus ancien emploi écrit de l'expression identity politics, les militantes afro-américaines du groupe Combahee River mettent déjà en garde contre le risque d'une méprise et le virage vers ce qu'elles nomment le « séparatisme ». En d'autres termes, dès le début de la politique d'identité, y compris parmi les personnes qui promouvaient cette position, le péril d'une fragmentation était repéré. Dans les années 1990, lors du deuxième essor américain de la politique d'identité, la critique est formulée de nouveau, cette fois de manière extraordinairement développée. Ce débat, à l'intérieur de la gauche et de l'extrême gauche, est une raison pour laquelle on assistera à un net reflux de l'identitarisme aux États-Unis un peu avant les années 2000.

La victoire « idéologique » de Trump résulte aussi du triomphe d'une logique identitaire.

Les autres causes du ressac sont, à la même époque, l'attaque (généralement de droite) contre le « politiquement correct » et aussi cette tendance, proprement américaine, à aller si loin dans une pratique collective destructrice qu'un sentiment d'erreur s'impose. Il suffit de songer ici aux procès de Salem au XVIIe siècle, aux excès du maccarthysme, à la quasi-unanimité pour la seconde guerre en Irak, etc., qui, tous, seront ensuite reniés par la majorité, naguère enthousiaste. Cette dernière tendance sociale est l'une des rares sources d'espoir pour un avenir non identitaire, d'ailleurs. Pour en revenir à l'argumentation de Mark Lilla, elle est donc assez « habituelle ». Seulement, regardez combien elle est désormais isolée : la gauche américaine a largement abandonné la critique de l'identitarisme. En parallèle – et c'est l'une des nouveautés de la configuration présente –, la droite, à commencer par Trump, a soudain embrassé le verbiage des identités navrées. L'homme blanc hétéro, nous dit-on, est une minorité (ce qui, numériquement, est vrai), une victime, qui a des caractères inchangeables, etc. L'action politique est alors reconfigurée au nom de ces attributs, qu'un mur doit « protéger » dare-dare. La victoire « idéologique » de Trump ne résulte donc pas seulement de la « fragmentation des luttes », mais aussi, voire d'abord, du triomphe d'une logique identitaire d'un bout à l'autre de l'échiquier politique.

Vous montrez que les premières victimes de l'identitarisme sont les œuvres d'art. La récente tentative de censure des Suppliantes d'Eschyle à la Sorbonne par des organisations accusant la mise en scène de « racialisme » est-elle la preuve que cet identitarisme a déjà atteint la France ?

Les œuvres d'art sont surtout la cible ultime de l'identitarisme qui, s'il veut tuer en nous toute possibilité de penser et sentir autrement, doit s'empresser d'empêcher l'événement vital que peuvent être un film, un tableau, une sculpture, un poème. Comme je l'ai dit avec insistance, dans mon livre et dans cet entretien même, le milieu idoine de l'identitarisme est électronique et connecté. Il ne saurait donc faire de doute que la dictature dont je parle est à même de déferler partout. Eh oui, la France ne dispose d'aucune immunité contre ces idées. Par ailleurs, l'éloge de « l'identité nationale » dans la politique hexagonale est tout autant identitaire que la volonté d'empêcher les représentations des Suppliantes à cause du crime de blackface...

Là-dessus, la triste ironie de la situation du théâtre de la Sorbonne est que le metteur en scène n'aurait probablement pas été inquiété si, comme tant d'autres avant lui, il avait « blanchi » la pièce d'Eschyle en oubliant que les héroïnes sont décrites comme ayant la peau sombre et l'air « barbare ». La censure agitée au nom de la protection de l'identité noire devient une sorte d'incitation à faire comme si « les Grecs » avaient été sans relation avec les civilisations africaines. Drôle d'antiracisme.

Quels arguments opposer à cet identitarisme qui s'appuie souvent sur des expériences incontestables de violence subie ou de discrimination de tout ordre (racial, sexuel…) ?

La « discrimination de tout ordre » est en effet incontestable. Mais, aux États-Unis où l'identitarisme se porte à merveille, on assiste plutôt en ce moment à certaines régressions évidentes (avec les violences policières à l'encontre les personnes de couleur, par exemple). En réalité, l'identitarisme n'est pas la suite naturelle ou logique de la lutte contre la ségrégation raciale, du féminisme, de l'anticolonialisme, etc. Ce qui se passe est, au contraire, un maintien des discriminations usuelles (voire un renforcement par réaction) qui s'ajoute à l'arrivée de pratiques despotiques identitaires. Assurément, la mise en place contemporaine de l'identitarisme aboutit à une restriction des libertés pour chacune et chacun, un statu quo ou une aggravation des inégalités pour la plupart, et, certes, quelques prébendes pour quelques-uns. Le premier argument à opposer est donc que, si la promotion politique de l'identité a une visée émancipatrice, ce but est manqué. Ensuite, quand un tort est dénoncé, la solution ne saurait jamais être un renversement de la structure d'oppression, mais un refus radical de la situation de domination elle-même. Le corps social en son entier ne gagne rien à ce que soient inversées les injustices (même si d'aucuns préfèrent être « du côté du manche »). Enfin, si nous prétendons vivre en démocratie, le pouvoir ne saurait être morcelé entre divers sous-groupes – quels qu'ils soient – mais doit appartenir au peuple, qui, lui, n'est  pas une identité, mais une entité politique, nécessairement changeante.

Vous enseignez dans une prestigieuse université américaine. Ceux qui se sont élevés contre l'identitarisme dans ce milieu ont souvent été l'objet de violentes attaques, ou ont pu voir leur carrière compromise. Ne craignez-vous pas les conséquences de la parution d'un tel ouvrage ?

Pour l'instant, je suis sans doute relativement à l'abri parce que l'ouvrage n'est disponible qu'en français : en général, le souci identitaire des différences ne va pas jusqu'à la connaissance d'autres langues que l'anglais. En 2017, la publication dans la Los Angeles Review of Books d'un article qui préfigurait ma thèse n'a toutefois pas suscité de réaction bien nette. On va donc dire qu'au mieux ce que je raconte est négligeable puisque sans aucune importance. Au pire, évidemment, on peut s'attendre à des attaques : que je sois empêché d'enseigner par des manifestations devant, ou dans, ma salle de cours ; que je sois relégué symboliquement ; que je n'aie plus d'augmentation de salaire ; que je sois dénoncé publiquement, et ainsi de suite. Nous verrons. Si la crainte (même justifiée) de la censure et de la condamnation fait taire d'avance, la partie est perdue. Je ne me résous pas à ce lâche attentisme.

Laurent Dubreuil, « La Dictature des identités » (Gallimard), 128 pages, 14,50 euros

Source Le Point

 

 

 

 

 





mai 03, 2015

Une gestion du risque pour une socièté qui vire aux risques!

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.



Nous allons vers une socièté du risque...; Mais ne l' a t-elle jamais été?

Pour tenter d’y voir un peu plus clair, on ne saurait trop conseiller la lecture de La société du risque, l’ouvrage majeur du sociologue allemand Ulrich Beck, dont la traduction française vient de paraître aux éditions Aubier. Rédigé en l986, juste après la catastrophe de Tchernobyl, il a déjà conquis un large public au Canada, aux Etats-Unis et en Europe du Nord.

Voici sa thèse centrale : après une « première modernité », qui prit son essor aux XVIIIe siècle, domina le XIXe et s’achève aujourd’hui, nos sociétés occidentales seraient entrées dans une deuxième phase, marquée par une prise de conscience des risques engendrés en son propre sein par le développement, puis la mondialisation des sciences et des techniques. C’est tout à la fois l’opposition frontale, mais aussi les liens secrets qu’entretiennent ces « deux modernités » qu’il faudrait d’abord comprendre pour saisir la situation radicalement nouvelle dans laquelle est plongée l’Occident le plus avancé. Arrêtons-nous un instant à ce diagnostic. Il en vaut la peine.


Une première modernité, encore « tronquée » et « dogmatique » .

Elle se caractérisait par quatre traits fondamentaux, indissociables les uns des autres.

D’abord une conception encore autoritaire et dogmatique de la science : sûre d’elle-même et dominatrice à l’égard de son principal objet, la nature, elle prétendait, sans le moindre doute ni esprit d’autocritique, rimer avec émancipation et bonheur des hommes. Elle leur faisait promesse de les affranchir de l’obscurantisme religieux des siècles passés, et de leur assurer d’un même mouvement les moyens de se rendre, selon la fameuse formule cartésienne, « comme maîtres et possesseurs » d’un univers utilisable et corvéable à merci pour réaliser leur bien-être matériel.

Solidement ancrée dans cet optimisme de la science, l’idée de progrès, définie en termes de liberté et de bonheur, s’inscrivait très logiquement dans les cadres de la démocratie parlementaire et de l’Etat-nation . Science et démocraties nationales allaient de pair : ne va-t-il pas de soi que les vérités dévoilées par la première sont, à l’image des principes qui fondent la seconde, par essence destinés à tous ? Comme les droits de l’homme, les lois scientifiques possèdent une prétention à l’universalité : elles doivent, du moins en principe, être valables pour tous les être humains, sans distinction de race, de classe ni de sexe.

Dès lors, l’affaire majeure des nouveaux Etats-Nations scientifico-démocratiques était la production et le partage des richesses. En quoi leur dynamique était bien, comme l’avait dit Tocqueville, celle de l’égalité ou, si l’on préfère les formulations marxiennes, de la lutte contre les inégalités. Et dans ce combat difficile mais résolu, la confiance en l’avenir était de rigueur de sorte que la question des risques s’y trouvait très largement reléguée au second plan.

Enfin, les rôles sociaux et familiaux étaient encore figés, voire naturalisés : les distinctions de classe et de sexe, pour ne rien dire des différences ethniques, bien que fragilisées en droit et problématiques en principe, n’en demeuraient pas moins de facto perçues comme intangibles. On parlait alors de La civilisation au singulier, comme s’il allait de soi qu’elle était d’abord européenne, blanche et masculine.

Sur ces quatre points, la seconde modernité va entrer en rupture avec la première. Mais elle va le faire, non par l’effet d’une critique externe, en s’appuyant sur un modèle social et politique nouveau, mais au contraire par l’approfondissement de ses propres principes.


Une seconde modernité, qui accomplit la première en se retournant contre elle : la naissance de « l’auto-réflexion » ou l’avènement de la « société du risque »
.

Du côté de la science tout d’abord, et de ses rapports avec la nature, le XXe siècle finissant est le lieu d’une véritable révolution : ce n’est plus aujourd’hui la nature qui engendre les risques majeurs, mais la recherche scientifique, ce n’est donc plus la première qu’il faut dominer, mais bien la seconde, car pour la première fois dans son histoire, elle fournit à l’espèce humaine les moyens de sa propre destruction. Et cela, bien entendu, ne vaut pas seulement pour les risques engendrés, à l’intérieur des sociétés modernes, par l’usage industriel des nouvelles technologies, mais tout autant pour ceux qui tiennent à la possibilité qu’elles soient employées, sur le plan politique, par d’autres que nous. Si le terrorisme inquiète davantage aujourd’hui qu’hier, c’est aussi, sinon exclusivement, parce que nous avons pris conscience du fait qu’il peut désormais – ou pourra bientôt – se doter d’armes chimiques, voire nucléaires redoutables. Le contrôle des usages et des effets de la science moderne nous échappe et sa puissance débridée inquiète.

Du coup, face à ce « procès sans sujet » d’une mondialisation qu’aucune « gouvernance mondiale » ne parvient à maîtriser, le cadre de l’Etat-nation, et, avec lui, des formes traditionnelles de la démocratie parlementaire, paraît étrangement étriqué, pour ne pas dire dérisoire. Le nuage de Tchernobyl ne s’arrête pas, par quelque miracle républicain, aux frontières de la France. De leur côté, les processus qui commandent la croissance économique ou les marchés financiers n’obéissent plus au dictat de représentants du peuple désormais bien incapables de tenir les promesses qu’ils voudraient lui faire. De là, bien sûr, le succès résiduel de ceux qui entendent nous convaincre, à l’image de nos néo-républicains, qu’un retour en arrière est possible, que la vieille alliance de la science, de la nation et du progrès n’est qu’affaire de civisme et de « volonté politique » : on aimerait tant y croire qu’un coefficient non négligeable de sympathie s’attache inévitablement à leurs propos nostalgiques…

Face à cette évolution des pays les plus développés, la question du partage des richesse tend à passer au second plan. Non qu’elle disparaisse, bien sûr, mais elle s’estompe devant les nécessités nouvelles d’une solidarité devant des risques d’autant plus menaçants qu’étant mondialisés, ils échappent pour une large part aux compétences des Etats-Nations comme à l’emprise réelle des procédures démocratiques ordinaires.

Enfin, sous les effets d’une auto-critique (auto-réflexion) désormais généralisée, les anciens rôles sociaux sont remis en question. Déstabilisés, ils cessent d’apparaître comme inscrits dans une éternelle nature, ainsi qu’en témoignent de manière exemplaire les multiples facettes du mouvement de libération des femmes.



On pourrait bien sûr compléter et discuter longuement ce tableau. Il mériterait sans nul doute plus de détails et de couleurs. Son intérêt n’en est pas moins considérable si l’on veut bien admettre qu’il tend à montrer de façon convaincante comment la « seconde modernité », malgré les contrastes et les oppositions qu’on vient d’évoquer, n’est rien d’autre en vérité que l’inéluctable prolongement de la première : si les visages traditionnels de la science et de la démocratie républicaines sont aujourd’hui fragilisés, ce n’est pas simplement par « irrationalisme », ni seulement par manque de civisme, mais paradoxalement, par fidélité aux principes des Lumières. Rien ne le montre mieux que l’évolution actuelle des mouvements écologistes dans les pays qui, contrairement au nôtre, possèdent déjà une longue tradition en la matière – au Canada et en Europe du nord par exemple : les débats sur le principe de précaution ou le développement durable y recourent sans cesse davantage à des arguments scientifiques ainsi qu’à une volonté démocratique affichée. Dès lors qu’on distingue deux modernités, il nous faut aussi apprendre à ne plus confondre deux figures bien différentes de l’anti-modernisme : la première, apparue avec le romantisme en réaction aux Lumières, s’appuyait sur la nostalgie des paradis perdus pour dénoncer les artifices de l’univers démocratique, elle soulignait la richesse des sentiments et des passions de l’âme, contre la sécheresse de la science. Un bonne part de l’écologie contemporaine y puise sans doute encore ses racines. Mais une autre s’en est émancipée : si elle remet en question la science et la démocratie d’Etat-Nation, c’est au nom d’une scientificité et d’un idéal démocratique élargis aux dimensions du monde et soucieux de pratiquer l’introspection. Autrement dit, c’est désormais à l’hyper-modernisme et non à l’esprit de réaction, que les principales critiques du monde moderne s’alimentent. Ce constat, s’il est juste, emporte une conséquence décisive : la société du risque, fondée sur la peur et l’auto-réflexion, n’est pas derrière nous, mais bel et bien devant, elle n’est pas un archaïsme, une survivance des anciennes figures de la résistance au progrès, mais son dernier avatar.

Voici le paradoxe auquel nous confrontent ces deux analyses : d’une part, il nous faut plus que jamais peut-être, envisager sérieusement de donner un contenu concret à l’idée de développement durable. D’un autre côté, cependant, ses conditions de possibilités semblent bien problématiques au sein d’un univers mondialisé où le contrôle exercé par les êtres humains sur leur propre destin tend à se réduire comme une peau de chagrin. Voilà, il me semble, la contradiction cruciale qu’il nous faudra apprendre à résoudre au cours du siècle que nous venons d’inaugurer.
 
Ulrich Beck




  

 Source: provient de mes blogs Lumières et Liberté et Humanitas via

Une gestion du risque pour une socièté qui vire aux risques!

 

Hommage:

Le sociologue allemand Ulrich Beck, à qui l'on doit notamment le concept de la « société du risque », est décédé le 1er janvier d'un infarctus, à l'âge de 70 ans. Né le 15 mai 1944 à Stolp, aujourd'hui Słupsk en Pologne, Ulrich Beck a grandi à Hanovre, mais a fait ses études supérieures à Munich, où il a étudié la sociologie, la psychologie et les sciences politiques.

L'année même de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, en 1986, il publie son ouvrage majeur : La Société du risque (Aubier, 2001), qui connaîtra un succès mondial, mais ne sera traduit en français que quinze ans plus tard.

Pour lui, « la production sociale des richesses » est désormais inséparable de « la production sociale de risques ». L'ancienne politique de distribution des « biens » de la société industrielle doit donc être relayée par une politique de distribution des « maux » engendrés par cette société.

Comme le note le sociologue belge Frédéric Vandenberghe dans une Introduction à la sociologie cosmopolitique du risque d'Ulrich Beck, « confrontée aux conséquences de la politique d'industrialisation, la société industrielle devient “réflexive”, ce qui veut dire qu'elle devient un thème et un problème pour elle-même ». Une théorie qui a eu un impact important sur le mouvement écologiste allemand, qui a pris son essor dans les années 1980 et a été notamment influencé par la « seconde modernité » décrite par Ulrich Beck.

Lorsqu'Angela Merkel a annoncé en mars 2011, après la catastrophe de Fukushima, vouloir renoncer au nucléaire civil à l'horizon 2022, Ulrich Beck avait accepté de faire partie de la commission éthique chargée de réfléchir à la faisabilité d'un tel projet pour l'Allemagne.

« NON À L'EUROPE ALLEMANDE »
Ses réflexions sur le risque ont amené Ulrich Beck à remettre très tôt en question les Etats-nations, une notion qu'il qualifiait de « catégorie-zombie ». Il était en faveur d'un Parlement mondial, tout en soulignant les risques que cette mondialisation entraînait pour l'individu, de moins en moins protégé par des structures collectives et de plus en plus dépendant d'une réussite individuelle reposant notamment sur l'éducation et le savoir.

Pour Ulrich Beck, la construction européenne était une étape importante vers la voie de la mondialisation maîtrisée qu'il appelait de ses vœux. En 2010, avec notamment les députés européens Daniel Cohn-Bendit et Sylvie Goulard et l'ancien premier ministre belge Guy Verhofstadt, il faisait partie du groupe Spinelli, qui plaidait pour une Europe fédérale.

Avec le philosophe Jürgen Habermas, dont il était proche, Ulrich Beck était l'un des intellectuels allemands les plus engagés ces dernières années dans le combat européen. Les titres de deux de ses derniers ouvrages, Pour un empire européen et Non à l'Europe allemande, en témoignent.

Ulrich Beck aimait mettre en avant les cours qu'il avait donnés à la London School of Economics et à la Maison des sciences de l'homme à Paris. Ne détestant pas la polémique, Ulrich Beck s'en était violemment pris ces dernières années à Angela Merkel, fustigeant l'attentisme de la chancelière. Il avait créé le néologisme Merkiavel, qui allait faire florès dans toute l'Europe.

Frédéric Lemaître  du Monde

octobre 29, 2014

MONTESQUIEU

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

Fondé sur la valorisation de l'individu et sur l'égalité juridique, l'idéal démocratique moderne émerge à l'aube du XVIIIe siècle d'une nouvelle conception de l'Homme: libre et doué de volonté autonome, celui-ci n'est plus soumis à la divine Providence. La liberté est définie comme une faculté inhérente à la personne humaine et se réalise pleinement à travers la reconnaissance de droits naturels, inaliénables et sacrés. Cette conception, qui ébranle la société d'ordres et de privilèges de l'Ancien Régime, est solennellement affirmée dans la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, qui proclame que «les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit». 

Une doctrine libérale
Les grands principes d'organisation du pouvoir - fondés sur une définition restrictive du peuple, sur le système représentatif et sur le caractère exclusivement politique de la démocratie - auxquels se référaient les premières démocraties relèvent d'un large courant intellectuel issu de Locke et de Montesquieu.
 
Une démocratie parlementaire

Selon la doctrine de la démocratie libérale, le peuple souverain ne s'identifie nullement avec la réalité sociologique de l'ensemble des individus. En effet, dans le souci de n'accorder des droits politiques qu'à des individus jouissant d'une autonomie réelle, donc détachés des contraintes matérielles (tels les propriétaires ou les personnes payant un impôt) et des liens de dépendance sociale, les pères fondateurs des institutions américaines comme les révolutionnaires de 1789 vont prôner le suffrage censitaire. Si en France le suffrage universel masculin est admis dès 1848, les Etats-Unis n'ont renoncé qu'en 1964 au système des «poll-taxes», qui maintenait dans certains Etats un cens électoral. Par ailleurs, à la notion de «peuple», la doctrine libérale substitue celle de «nation», conçue comme un être abstrait, indépendant des contingences économiques et sociales (Sieyès). Erigée en souverain, la nation ne peut s'exprimer que par l'intermédiaire de représentants.
 

Dans le système de démocratie représentative adopté par les sociétés modernes, les citoyens n'exercent donc qu'indirectement le pouvoir. Par l'intermédiaire d'élections aux modalités diverses, ils désignent ceux qui seront chargés d'exprimer leur volonté. Les rapports entre les individus et le pouvoir sont ainsi médiatisés. Les représentants élus déterminent la loi imposée à tous. Dès lors, la démocratie libérale prend la forme d'une démocratie parlementaire, où tout un ensemble de mécanismes institutionnels - séparation des pouvoirs (conformément à la théorie de Montesquieu), soumission des gouvernants à la loi, élections libres, respect des droits de l'Homme - protège la société contre l'arbitraire du pouvoir.  
 

Une démocratie politique

Enfin, l'action du pouvoir libéral se limite à la sphère politique, qui est nettement dissociée du champ économique et social. Pour les libéraux, la démocratie a pour finalité de garantir l'épanouissement des droits inhérents à la personne humaine: le pouvoir doit assurer par des moyens légaux le respect des libertés afin que les relations sociales entre les individus, juridiquement égaux, se développent librement. Les individus ne doivent compter que sur eux-mêmes pour réaliser leur destinée. Contrairement à la démocratie américaine, très attachée dès sa naissance à la vie associative, au lendemain de l'Ancien Régime, caractérisé par ses corporations et ses confréries, les groupements et associations sont interdits en France. Mais les bouleversements socio-économiques du XIX e  siècle infléchiront considérablement la doctrine de la démocratie libérale. 

S'appuyant sur la méthode expérimentale, Montesquieu définit les lois comme des «rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses»; elles expliquent rationnellement les rapports constants de la création divine, de la physique, de la vie animale, mais aussi des hommes, même si la nature passionnée, l'ignorance et la liberté humaines conduisent à leur violation et à la révision des lois morales, politiques et civiles.
A la différence de Hobbes, Montesquieu croit à une sociabilité naturelle et considère qu'avec les sociétés commence la formation de lois positives, distinctes selon leurs objets: le droit des gens, qui règle les rapports des nations, le droit politique, qui établit les rapports entre gouvernants et gouvernés, et le droit civil, qui organise les rapports entre les citoyens. En énonçant des rapports, les lois inscrivent l'infinité des cas particuliers dans un système rationnel général. Elles sont ainsi relatives au physique d'un pays, à son climat, à ses mœurs, à son économie, à la religion qu'il pratique, aux valeurs, et, surtout, à la nature et au principe de son gouvernement. Cet ensemble de rapports forme l'«esprit des lois», qui doit être en harmonie avec la nature et la liberté humaines.  


Les systèmes de lois
Montesquieu reprend la traditionnelle typologie des régimes politiques - république, monarchie, despotisme - afin de définir leur nature, et surtout leur principe d'action, essentiel pour comprendre leurs systèmes de lois respectifs. Au sein du régime républicain, il distingue les formes démocratique et aristocratique selon que la souveraineté appartient à tous ou à quelques-uns. Le pouvoir monarchique est pratiqué en relation avec des lois fondamentales et à travers des corps intermédiaires. Le despotisme, quant à lui, est exercé par un seul pour son seul plaisir. Cette typologie permet d'établir une seconde distinction, nouvelle, entre les gouvernements républicain et monarchique, qui sont susceptibles d'être modérés, tandis que le régime despotique, contre nature, est déréglé. Plus que cette catégorisation, c'est la mise en évidence du «ressort» de chaque gouvernement qui est nouvelle. Le régime républicain a pour principe la vertu, qui rend compatible l'exercice de la souveraineté par le peuple et son obéissance; aussi modère-t-il le pouvoir des aristocrates. L'honneur est le principe de la monarchie parce qu'il forme et maintient distinctions et rangs sociaux. Enfin, limitant les ambitions des aristocrates et contraignant le peuple, la crainte est le principe du despotisme. La combinaison des natures et des principes des gouvernements rend possible la modération de la république et de la monarchie, et marque l'extrême dérèglement du despotisme, que seule la religion peut brider. Les gouvernements modérés doivent établir les lois nécessaires à la conservation de leurs principes contre le péril de leur corruption en despotisme. 

La liberté par la modération

La liberté politique, relative au rapport entre le citoyen et la Constitution, et la liberté civile, qui concerne le rapport entre le citoyen et les lois, forment l'objet essentiel de De l'esprit des lois. Affirmant que «tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser», Montesquieu tente de trouver les moyens par lesquels «le pouvoir arrête le pouvoir» et de garantir par là la liberté des citoyens. La Constitution de l'Angleterre, établie sur la séparation des pouvoirs, fournit un modèle de gouvernement modéré dont le but est la liberté. 
 

La distribution des pouvoirs
Montesquieu distingue le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, mais il attache aussi une importance capitale à la distribution des pouvoirs de l'Etat: pour éviter qu'une partie de la société ne craigne une autre partie, chacune d'elles doit disposer au moins d'un pouvoir; d'autre part, il convient d'établir des liens fonctionnels entre législatif, exécutif et judiciaire. C'est pourquoi chaque pouvoir aura une double faculté: celle de statuer et celle d'empêcher. Ainsi, aucun d'eux ne saurait statuer sans être en même temps empêché par le contrepoids de l'un des autres. En fait, c'est leur collaboration qui réalise la sécurité des hommes et qui les protège contre les abus du pouvoir.

Le libéralisme politique
Mais l'opposition inaugurée par Montesquieu entre pouvoir et liberté, qui fait de lui l'un des fondateurs du libéralisme politique, ne se réduit pas à la séparation des pouvoirs. Dans la lignée de Locke, il considère que la représentation politique offre «la meilleure espèce de gouvernement que les hommes aient pu imaginer». Exécutif et législatif forment deux partis parmi les citoyens libres et jaloux de leur indépendance. Pour conserver celle-ci, les citoyens équilibrent la puissance des deux partis. Ainsi placés dans une haine réciproque impuissante, les pouvoirs se maintiennent sans jamais nuire à la liberté. Le principe de modération se traduit dans ce modèle, d'une part, par la distribution des pouvoirs de l'Etat, d'autre part, par la représentation de citoyens libres. En recherchant «la tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté», qui définit la liberté politique, Montesquieu découvre la capacité des lois à garantir la liberté. 

La liberté de tous

Dans la conception libérale du magistrat, la liberté signifie le droit non pas de tout faire mais «de faire tout ce que les lois permettent; et si un citoyen pouvait faire ce qu'elles défendent, il n'aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir». Inscrite dans la légalité, la liberté se définit négativement, par l'absence d'empiétement sur les libertés d'autrui. Elle est la conséquence non pas d'un régime politique spécifique mais de la modération des gouvernements qui règle la liberté d'indépendance et les excès du pouvoir. Montesquieu étudie donc avec une attention particulière les lois pénales et fiscales qui portent sur la situation du citoyen dans la vie civile et qui permettent au gouvernement d'assurer la liberté de tous.

L'esprit général d'une nationMontesquieu est autant un sociologue qu'un penseur politique et un philosophe de l'histoire. L'écrivain politique attribue une influence déterminante aux facteurs géographiques sur la mentalité d'une nation et sur l'esprit des lois. Il inaugure ainsi une théorie des climats et des terrains, selon laquelle les sociétés humaines varieraient en fonction de facteurs physiques dont les conséquences doivent être contrebalancées par les législateurs: les lois ont à lutter contre les tendances négatives générées par la chaleur ou le froid asiatiques, mais elles sont appelées à conserver les effets bénéfiques du climat tempéré. Montesquieu établit ainsi une opposition entre l'Asie et l'Europe, dont les climats respectifs font de la première le terrain d'élection de la servitude et de la seconde celui de la liberté.  

Cette hypothèse inédite, ancrée dans l'esprit des Lumières, selon laquelle les différences géographiques et le niveau d'exploitation des terres participeraient au degré de liberté des peuples, à l'évolution de leurs mœurs et à la formulation des lois civiles, s'inscrit dans une théorie, plus globale, de «l'esprit général d'une nation», que Montesquieu définit tout à la fois par «le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs, les manières». 
 

L'économie

L'économie est un moyen fondamental des sociétés pour modérer le pouvoir politique. Ainsi, le commerce et la monnaie, bannis des sociétés despotiques mais favorisés par les gouvernements modérés, constituent une forme de communication entre les nations: ils adoucissent les mœurs et contribuent à la paix, dans la mesure où ils rapprochent les peuples en tenant compte de leurs intérêts réciproques.  
 

L'histoire et l'esprit des nations
Montesquieu, pour qui la grande diversité des lois et de la nature des gouvernements tient à la variété des faits sociaux qui les déterminent, est un philosophe de l'histoire, ni fataliste ni relativiste. Dans le tableau qu'il dresse de l'histoire des peuples, des institutions et des mœurs, l'ensemble des facteurs qui forment l'esprit général des nations obéit à une causalité rationnelle, déjà perceptible dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. Selon lui, il règne un équilibre entre les diverses causes: « Quand les unes agissent avec force, les autres leur cèdent d'autant .» Aussi reconnaît-il aux hommes la capacité d'infléchir et de corriger toutes les tendances qui s'écartent du principe des gouvernements modérés et qui conduisent au despotisme.

Montesquieu

De Wikiberal
Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu est un philosophe et magistrat français du siècle des Lumières né le 18 janvier 1689 à la Brède (Gironde), et mort à Paris le 10 février 1755.
Certains ont voulu le réduire, à l'image d'un doctrinaire univoque du libéralisme, mais en fait il fut l'inspirateur le plus lucide avec John Locke des principes d'organisation politique et sociale sur lesquels nos sociétés modernes s'appuient.
« Dans une nation libre, il est très souvent indifférent que les particuliers raisonnent bien ou mal: il suffit qu'ils raisonnent; de là sort la liberté, qui garantit des effets de ces mêmes raisonnements ».
Il est le père de la théorie de la séparation des pouvoirs afin d'en neutraliser les abus. Montesquieu voit dans le législatif le pouvoir le plus susceptible d'abuser de son autorité. Toutefois, Montesquieu ne désirait rien d'autre que de voir évoluer la monarchie française vers le modèle britannique, alors que les pères fondateurs de la Révolution française (excepté Mounier) fuyaient au contraire ce modèle gangrené par la corruption
Fils de Jacques de Secondat, baron de Montesquieu (1654-1713) et de Marie-Françoise de Pesnel, baronne de la Brède (1665-1696), Montesquieu naît dans une famille de magistrats, au château de la Brède (près de Bordeaux) dont il porte d'abord le nom et auquel il sera toujours très attaché. Ses parents lui choisissent un mendiant pour parrain afin qu'il se souvienne toute sa vie que les pauvres sont ses frères[1].
Après une scolarité au collège de Juilly et des études de droit, il devient conseiller du parlement de Bordeaux en 1714. En 1715, il épouse à 26 ans Jeanne de Lartigue, une protestante issue d'une riche famille et de noblesse récente qui lui apporte une dot importante. C'est en 1716, à la mort de son oncle, que Montesquieu hérite d'une vraie fortune, de la charge de président à mortier du parlement de Bordeaux et de la baronnie de Montesquieu, dont il prend le nom. Délaissant sa charge dès qu'il le peut, il s'intéresse au monde et au plaisir.
À cette époque l'Angleterre s'est constituée en monarchie constitutionnelle à la suite de la Glorieuse Révolution (1688-1689) et s'est unie à l'Écosse en 1707 pour former la Grande-Bretagne. En 1715, le Roi Soleil Louis XIV s'éteint après un très long règne et lui succèdent des monarques plus faibles. Ces transformations nationales influencent grandement Montesquieu ; il s'y référera souvent.
Il se passionne pour les sciences et mène des expériences scientifiques (anatomie, botanique, physique...). Il écrit, à ce sujet, trois communications scientifiques qui donnent la mesure de la diversité de son talent et de sa curiosité : Les causes de l'écho, Les glandes rénales et La cause de la pesanteur des corps.
Puis il oriente sa curiosité vers la politique et l'analyse de la société à travers la littérature et la philosophie. Dans les Lettres persanes, qu'il publie anonymement (bien que personne ne s'y trompe) en 1721 à Amsterdam, il dépeint admirablement, sur un ton humoristique et satirique, la société française à travers le regard de visiteurs perses. Cette œuvre connaît un succès considérable : le côté exotique, parfois érotique, la veine satirique mais sur un ton spirituel et amusé sur lesquels joue Montesquieu, plaisent.
En 1726, Montesquieu vend sa charge pour payer ses dettes, tout en préservant prudemment les droits de ses héritiers sur celle-ci. Après son élection à l'Académie française (1728), il réalise une série de longs voyages à travers l'Europe, lors desquels il se rend en Autriche, en Hongrie, en Italie (1728), en Allemagne (1729), en Hollande et en Angleterre (1730), où il séjourne plus d'un an. Lors de ces voyages, il observe attentivement la géographie, l'économie, la politique et les mœurs des pays qu'il visite. Avant 1735, il avait été initié à la franc-maçonnerie en Angleterre[2].
De retour au château de la Brède, en 1734, il publie une réflexion historique intitulée Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, monument dense, couronnement de ses années de voyages et il accumule de nombreux documents et témoignages pour préparer l'œuvre de sa vie, De l'esprit des lois. D'abord publié anonymement en 1748 grâce à l'aide de Mme de Tencin, le livre acquiert rapidement une influence majeure alors que Montesquieu est âgé de 59 ans. Ce maître-livre, qui rencontre un énorme succès, établit les principes fondamentaux des sciences économiques et sociales et concentre toute la substance de la pensée libérale. Il est cependant critiqué, attaqué et montré du doigt, ce qui conduit son auteur à publier en 1750 la Défense de l'Esprit des lois. L'Église catholique romaine interdit le livre - de même que de nombreux autres ouvrages de Montesquieu - en 1751 et l'inscrit à l'Index (La partie religion avait été écrite au même titre que les autres). Mais à travers l'Europe, et particulièrement en Grande-Bretagne, De l'esprit des lois est couvert d'éloges.
Dès la publication de ce monument, Montesquieu est entouré d'un véritable culte. Il continue de voyager notamment en Hongrie, en Autriche, en Italie où il demeure un an, au Royaume-Uni où il reste 18 mois. Il poursuit sa vie de notable, mais reste affligé par la perte presque totale de la vue. Il trouve cependant le moyen de participer à l'Encyclopédie, que son statut permettra de faire connaître, et entame la rédaction de l'article Goût : 'il n'aura pas le temps de terminer, c'est Voltaire qui s'en chargera.
C'est le 10 février 1755 qu'il meurt d'une fièvre inflammatoire.


http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/presentation/

Montesquieu possède une édition des œuvres latines de Hobbes (1668, Catalogue, no 1473) et les traductions françaises du De cive par Sorbière (1651, Catalogue, no 2394) et par Du Verdus (1660, no 2393). Nous ignorons s’il a lu ou consulté le Léviathan dans sa version anglaise. Montesquieu fréquente aussi le Droit de la nature et des gens, où Hobbes est très longuement cité, paraphrasé et critiqué par Pufendorf.

Du Traité général des devoirs (1725) à la Défense de l’Esprit des lois (1750), l’attaque est constante contre le « système terrible » de Hobbes (Défense) qui risque de « gâter » le lecteur comme ce fut le cas pour le duc d’Orléans (Spicilège, no 505). La critique explicite concerne les principes de la morale et du droit et se maintient sans changements significatifs de 1725 à 1748. Cependant certains thèmes essentiels de L’Esprit des lois (la différence entre le gouvernement despotique et le gouvernement monarchique, l’éloge de la modération politique, l’éclipse de la souveraineté, le refus de couper les hommes du reste de la nature) ouvrent des nouveaux fronts avec Hobbes ou tout au moins, puisqu’il n’est plus nommé, révèlent l’éloignement des deux auteurs.


Lecteur de Pufendorf, Montesquieu connaît la complexité des thèses de Hobbes sur les lois naturelles : Hobbes est moins « outré » que Spinoza (Pensées, no 1266 ; transcrit entre 1734 et 1739), il sait que les pactes doivent être observés (Pensées, no 224 ; antérieur à 1731). Pufendorf jouait de cette complexité pour écarter les thèses les plus sulfureuses, dissocier Hobbes de Spinoza et le réintégrer dans la tradition du droit naturel. Ce n’est pas le point de vue de Montesquieu : « beaucoup moins outré » que Spinoza, Hobbes « est, par conséquent, beaucoup plus dangereux » (Pensées, no 1266). Débarrassé de ses complexités, ramené à l’essentiel, Hobbes « me dit que la justice n’est rien en elle-même, qu’elle n’est autre chose que ce que les lois des empires ordonnent et défendent » (ibid.). De même, selon la relation par la Bibliothèque française de la communication faite par Montesquieu des premiers chapitres d’un Traité général des devoirs (OC, t. VIII, p. 429-439), « l’auteur, dans les chapitres iv et v, fait voir que la justice n’est pas dépendante des lois humaines […] Cette question conduit à la réfutation des principes de Hobbes sur la morale ». Ce thème est repris dès le premier chapitre de L’Esprit des lois : au lieu de « dire avec Hobes qu’il n’y a rien de juste ou d’injuste que ce qu’ordonnent les lois positives […] il faut [...] avouer des rapports d’équité anterieurs à la loi positive qui les établit » (EL, I, 1 ; OC, t. III, p. 7). Notons cependant que Montesquieu admet avec Hobbes (sans expliciter ce point d’accord) que les rapports d’équité sont établis par les lois positives. Montesquieu a biffé cette première référence à Hobbes : peut-être sait-il que ce dernier ne se laisse pas si facilement réduire à ce positivisme sans nuance et que cette manière de le critiquer est peu originale. Quand Hobbes entre directement en scène au chapitre qui suit, Montesquieu expose la critique qui lui est propre, qu’il a formulée bien plus tôt (Pensées, no 1266 ; transcrit entre 1734 et 1739, mais « n’ayant pu entrer dans le Traité des devoirs », de 1725) et qui sera ensuite reprise et développée par Rousseau : avant l’établissement des sociétés, les hommes sont proches de l’animalité, raisonnables seulement en puissance, poussés par la crainte à se fuir et ensuite à se regrouper et non à se faire la guerre pour la domination. Or cette critique est préparée par la distance prise au préalable avec le rationalisme du droit naturel moderne. Si les bêtes « ont des lois naturelles, parce qu’elles sont unies par le sentiment » (EL, I, 1), on ne peut plus, comme Grotius et Pufendorf, réduire la loi naturelle à la loi de raison propre aux animaux raisonnables. De même les premières lois naturelles, selon l’ordre temporel, procéderaient pour les hommes du sentiment et de l’instinct, et non de la raison. C’est dans ce mouvement où l’actualisation de la raison dépend du développement de la société que Hobbes se voit reprocher d’attribuer « aux hommes, avant l’établissement des sociétés, ce qui ne peut leur arriver qu’après cet établissement […] » (EL, I, 2). On pourra donc user du concept d’état de guerre (là encore Montesquieu tait ce qu’il emprunte à Hobbes) si on cesse de le confondre avec l’état de nature qui devient ainsi le point de départ d’une histoire hypothétique de l’humanité. L’annihilation fictive de l’État et du droit, que Hobbes jugeait nécessaire à la démonstration génétique des principes du droit politique, est ainsi historicisée comme c’était déjà le cas chez Locke ou Pufendorf et comme cela le sera encore plus chez Rousseau.


L’état de guerre entraîne le droit à la défense naturelle. Grotius et Pufendorf condamnent l’attaque préventive, sauf si on a la certitude que l’autre a le pouvoir et la volonté de vous attaquer (Droit de la guerre et de la paix, II, 22, § 5). Selon un texte qui n’a pu entrer dans le Traité général des devoirs et qui est consacré à la conception hobbésienne du droit naturel, « il est faux que la défense entraîne nécessairement la nécessité d’attaquer » (Pensées, no 1266). C’est une position encore proche de celle de Grotius. En 1748, Hobbes n’est plus cité et l’accent est différent : l’état de guerre qui subsiste entre les États (et non au sein de chacun d’eux) fait que « le droit de défense naturelle entraîne quelquefois la nécessité d’attaquer » (EL, X, 2). La référence grotienne à une intention avérée de nuire ou d’attaquer disparaît : il suffit que l’attaque soit le seul moyen d’empêcher l’autre de vous détruire. 


Avant 1731, et la critique est de nouveau peu originale, Hobbes, selon Montesquieu, « a oublié son principe du droit naturel », l’obligation de respecter les pactes, en affirmant « que, le peuple ayant autorisé le prince, les actions du prince sont les actions du peuple, et, par conséquent, le peuple ne peut pas se plaindre du prince, ni lui demander aucun compte de ses actions, parce que le peuple ne peut se plaindre du peuple » (Pensées, no 224). C’est amalgamer des arguments de 1642 et de 1651, l’idée que, dans une monarchie, « le roi est le peuple » (De cive, chap. xii, § 8) et l’argument selon lequel « celui qui se plaint d’un tort commis par le souverain se plaint de ce dont il est lui-même l’auteur » (Léviathan, chap. xviii) : dans l’argument reconstitué, c’est le peuple et non, comme dans le Léviathan, chaque particulier qui autorise le prince. Comme d’autres avant lui (et en particulier Pufendorf), Montesquieu refuse de placer le souverain à l’extérieur de la convention qui l’établit : le prince a un pacte à honorer. De même le fait que le prince représente le peuple, qu’il soit son délégué – Hobbes parle bien d’un trust, d’une mission de confiance qui lui est confiée – est retourné contre l’absolutisme, l’idée d’une autorisation sans limites. Ce texte n’est pas repris dans L’Esprit des lois : Montesquieu préfère critiquer l’absolutisme sur un autre terrain, en développant positivement la théorie politique qui lui est propre : éclipse de la souveraineté au profit du gouvernement (voir l’article « Souveraineté » du présent dictionnaire), distinction de la monarchie et du gouvernement despotique (ce qui revient à l’évidence à s’opposer à la manière dont Hobbes récuse la distinction entre royauté et tyrannie et, plus généralement, la distinction aristotélicienne du politique et du despotique).


Au-delà de la morale, des principes du droit et de la politique, il y a des raisons philosophiques qui expliquent que Hobbes, beaucoup plus que Spinoza, soit un adversaire : son artificialisme, son volontarisme exagéré, sa manière de séparer (brutalement selon Montesquieu) l’homme du reste de la nature. Comme pour préparer la critique de Hobbes qui suit immédiatement, Montesquieu déclare dans un passage biffé du manuscrit de L’Esprit des lois que « c’est surtout chez eux [les animaux] qu’il faut aller chercher le droit naturel » (I, 2 ; OC, t. III, p. 8) ; « Hobbes dit que la curiosité est particulière à l’homme ; en quoi il se trompe, chaque animal l’ayant dans la sphère de ses connaissances » (Pensées, no 288). Il ne s’agit pas d’une divergence mineure : la curiosité est pour Hobbes ce qui manifeste la spécificité de l’animal humain, l’arrachement au présent qui détermine sans cesse de nouveaux désirs, ce que Montesquieu refuse de manière d’autant plus significative qu’il emprunte à Hobbes (peut-être par Locke interposé) l’idée que le comble de la félicité consiste à « former toujours de nouveaux désirs et les satisfaire à mesure qu’on les forme » (Pensées, no 69).

Terrel Jean , « Hobbes, Thomas », dans Dictionnaire Montesquieu [en ligne], sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon, septembre 2013. URL : http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1377671021/fr

Bibliographie


Simone Goyard-Fabre, « Montesquieu adversaire de Hobbes », Paris, Minard, 1981, « Archives des Lettres modernes », 72 pages.

Benoît Le Roux, « Hobbes et Montesquieu », Analyses et réflexions sur Montesquieu De L’Esprit des lois, Paris, Ellipses, 1987, p. 162-168.

Annamaria Loche, « Le ragioni di una polemica : Montesquieu e Hobbes », Oxford, Voltaire Foundation, SVEC 190 (1980), p. 334-343.

Montesquieu était-il libéral? - Philosophie politique

La liberté politique chez Montesquieu - Dogma

 


 
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