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octobre 17, 2014

Qu’est-ce que le libéralisme selon Gérard Dréan ?

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

Lorsque les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté
(Confucius)
 
La véritable doctrine libérale est une grande méconnue, au point que même d’éminents contributeurs de Sociétal n’en ont qu’une idée imparfaite. Le présent article a pour but d’en rappeler les fondements, tels qu’ils ont été établis et enseignés par les grands auteurs, et de dissiper les erreurs les plus courantes, par exemple :
  • croire qu’il est possible de dissocier, voire d’opposer, un libéralisme philosophique et un libéralisme économique ;
  • croire que le libéralisme trouve sa seule justification (ou sa condamnation) dans ses effets économiques ;
  • croire que le libéralisme est lié à la théorie néoclassique de l’équilibre général, et en particulier aux mythes de l’homo economicus et de la concurrence « pure et parfaite
  • croire que le libéralisme ignore les liens sociaux ou en prône l’effacement ;
  • croire que le libéralisme s’oppose à toute forme d’action collective.



    De nombreux auteurs ont relevé qu’il existe de nombreuses formes de libéralisme1. Mais toutes ces variantes ont en commun une préconisation forte qui en forme le noyau dur : limiter de façon stricte l’intervention de l’Etat, seules les justes limites à lui fixer différant selon les écoles.
    Cette position est l’aboutissement commun de plusieurs courants de pensée. En schématisant, il existe d’une part une approche « conséquentialiste » ou utilitariste, dans laquelle le libéralisme est justifié par les résultats auxquels il conduit, et une approche déontologique, dans laquelle le libéralisme repose sur des principes philosophiques universels. Cette distinction s’accompagne d’une autre : pour les conséquentialistes, il est légitime de considérer séparément des doctrines libérales dans chaque domaine : moral, religieux, politique, économique etc. Pour les déontologistes au contraire, il existe une seule doctrine libérale qui s’applique uniformément dans tous ces domaines.

    Les versions conséquentialistes du libéralisme économique

    Tordons d’abord le cou à la variante la plus connue de l’approche conséquentialiste : sa prétendue justification par la théorie néoclassique de l’équilibre général.>
    On sait que Léon Walras a montré que, sous certaines conditions, le libre jeu des forces économiques conduit à un équilibre général et que son disciple Vilfredo Pareto a montré que cet équilibre est un optimum dans la mesure où il est impossible d’améliorer la situation d’un agent sans dégrader au moins autant celle d’un autre. Conclusion : il faut laisser jouer librement les forces économiques, car cela conduit automatiquement à l’optimum. On aurait ainsi « démontré mathématiquement la supériorité du libéralisme"..2
    Comme l’ont relevé d’innombrables auteurs célèbres ou obscurs3, cette position ne résiste pas à l’examen. L’équilibre économique et les hypothèses sur lesquelles il repose, l’agent économique rationnel (le trop célèbre homo economicus) et la concurrence « pure et parfaite » (qui est la négation de la concurrence réelle), ne sont en aucune façon des phénomènes réels ou réalisables, mais des constructions intellectuelles destinées à aider à la réflexion. Il en va de même de l’optimum de Pareto, dont rien ne permet de penser qu’il soit une situation particulièrement désirable. Le seul débat pertinent à leur sujet est de nature méthodologique : dans quelle mesure ces constructions imaginaires sont-elles utiles à la compréhension de la réalité4
    Loin d’atteindre le sommet de la science économique, Arrow et Debreu, en explicitant toutes les hypothèses qui doivent être vérifiées pour que les équations de l’équilibre général admettent une solution, ont au contraire démontré que ce modèle n’est pas autre chose qu’une curiosité mathématique à des années-lumière de la réalité. La rigueur scientifique commanderait de le remiser, et avec lui toutes ses hypothèses constitutives et ses développements ultérieurs, au placard des gadgets inutiles. La discipline économique aurait alors une chance de sortir enfin de l’impasse cognitive où ses gros bataillons se sont enfermés depuis le début du vingtième siècle.>
    Il est donc vain de faire reposer une prétendue démonstration de la supériorité du libéralisme sur la théorie de l’équilibre général ; mais pour la même raison il est tout aussi vain de prétendre réfuter le libéralisme en réfutant cette théorie, ou de justifier l’intervention de l’Etat en montrant que le libre jeu du marché ne conduit pas à l’optimum. Certains auteurs (Barone, Lange, Lerner) ont d’ailleurs utilisé aussi bien la théorie de l’équilibre général pour justifier la planification centralisée.
    De toute façon, le libéralisme n’a pas attendu Walras, et cette même condamnation de la théorie néo-classique est exprimée de façon encore plus radicale par des auteurs réputés ultra-libéraux comme ceux de l’école dite autrichienne. La critique des mythes néoclassiques laisse intact un raisonnement conséquentialiste beaucoup plus ancien, où l’intervention de l’Etat dans l’économie est condamnée pour ses effets, ainsi qu’un raisonnement " déontologiste" tout aussi ancien où le libéralisme n’est que l’application au domaine économique de principes philosophiques " a priori".
    Le conséquentialisme invite à juger chaque action possible à ses résultats, notamment celles de l’Etat. Cette approche analytique aboutit à un continuum disparate de positions plus ou moins libérales sur une infinie variété de sujets, mais qui reposent quand même sur deux idées fondatrices du libéralisme :
    La première, celle que l’Etat n’a pas a priori tous les pouvoirs, mais seulement ceux que les citoyens lui confient librement. Un gouvernement, disait Herbert Spencer, n’est qu’un agent employé en commun par un certain nombre d’individus pour obtenir certains services.
    La deuxième, que la décision de confier ou non tel ou tel rôle à l’Etat doit se faire au cas par cas en fonction de l’efficacité de l’Etat comparée à celle de l’initiative privée. De là à dire que l’Etat ne doit en aucun cas s’arroger le monopole des actions qui lui sont confiées, et doit être systématiquement mis en concurrence afin que sa supériorité soit vérifiée en permanence, il n’y a qu’un pas.
    On arrive ainsi à une critique plus générale de toute intervention de l’Etat, pas limitée au domaine de l’économie. Toute action est nécessairement guidée par une prévision de ses résultats, qui fait partie de la « théorie du monde » de l’agent qui l’entreprend. Or cette théorie est par définition subjective et nécessairement imparfaite. Mais si un individu agit selon une théorie fausse, les conséquences de son erreur sont limitées (ce qui est d’ailleurs une justification conséquentialiste de la propriété privée). Et quand il comprend qu’il s’est trompé, son souci de son propre intérêt le poussera à modifier sa théorie jusqu’à ce qu’elle devienne plus exacte. Dans un marché libre, les agents dont la théorie du monde se révèle erronée sont vite amenés à en changer et à découvrir progressivement « les vraies lois de l’économie ».
    L’Etat fonctionne différemment. Sa caractéristique distinctive est l’usage de la contrainte, ce que Max Weber a appelé « le monopole de la violence légitime » et qu’il serait plus correct d’appeler le monopole légal de la violence (légitime ou non, comme nous le voyons hélas tous les jours). Ce monopole lui donne le privilège de pouvoir s’obstiner dans l’application de théories fausses et dans des actions dont les résultats vont à l’encontre même du but qu’elles visent, et de s’enfoncer dans l’erreur en tentant de corriger les effets de ses erreurs passées par de nouvelles erreurs encore plus funestes. De plus, il prétend agir non dans son propre intérêt, mais dans un « intérêt général » mal défini et qu’il n’a aucun moyen de mesurer.
    En soustrayant ses actions au verdict permanent du marché, l’Etat se prive à la fois des moyens de vérifier que son offre reste adaptée à la demande et que ses méthodes sont bien les plus efficaces, ainsi que de la motivation pour les améliorer sans cesse. Quelle que soit la bonne volonté et la compétence de ses agents, on peut donc s’attendre à ce que l’Etat agisse moins efficacement que des entreprises en concurrence. 

    C’est ce qu’exprimait déjà Turgot en 1759 : « L’intérêt particulier abandonné à lui-même produira plus sûrement le bien général que les opérations du gouvernement, toujours fautives et nécessairement dirigées par une théorie vague et incertaine5 ».

     Même si personne ne peut savoir ce que serait un hypothétique « optimum économique », on peut affirmer que l’Etat ne peut pas mieux s’en approcher que le libre jeu des intérêts particuliers.
    De ces deux justifications conséquentialistes, on peut oublier celle qui repose sur l’équilibre général néoclassique. Elle ne mérite d’être mentionnée que parce qu’elle est la plus connue et la cible de tous les antilibéraux. Nombreux sont en effet les auteurs qui croient pouvoir régler définitivement son compte au libéralisme en réfutant la position néo-classique, ou plus généralement en lui opposant des arguments de nature strictement économique. Mais ceux-là perdent leur temps : leurs arguments sont hors sujet et n’effleurent même pas la véritable doctrine libérale.

    Les fondements déontologiques du libéralisme

    Le véritable libéralisme est de nature déontologique. Il affirme des principes qui doivent être respectés par tous, en toutes circonstances et quelles qu’en soient les conséquences. Son dogme fondateur est « tous les hommes sont libres et égaux en droits », ou 

    comme disait Diderot : « aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres6 ».
     
    Cette idée qu’aucun être humain n’a le droit d’exercer une contrainte sur un autre être humain est au cœur de la pensée chrétienne, de l’humanisme de la Renaissance et de la philosophie des Lumières. Elle se traduit entre autres par la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789.
    Notons bien que ce n’est pas de « l’Homme » abstrait que parle cette philosophie, mais de chaque être humain individuel concret. Elle ne se contente pas de dire in abstracto : « l’Homme est libre » ; le Principe de Liberté qu’elle énonce est : « chaque être humain est libre d’agir comme il l’entend conformément à ses aspirations, à sa situation et à ses capacités. »
    Elle ne parle pas non plus de liberté dans un quelconque sens métaphysique absolu, mais comme de la faculté pour chaque être humain particulier de choisir entre plusieurs actions possibles dans une situation donnée. Chacun de nos choix est soumis à des contraintes, mais il serait absurde de dire que les lois physico-chimiques qui gouvernent les phénomènes du monde sensible sont des obstacles à notre liberté. Un homme seul au monde serait aussi totalement libre qu’il est possible de l’être, et pourtant il resterait soumis aux lois de la nature.
    Le mot même de liberté n’a de sens que relativement aux entraves que pourraient lui opposer les autres êtres humains. Le même principe de liberté peut donc s’énoncer sous forme négative : « aucun être humain n’a le droit de priver un autre être humain de sa liberté d’agir comme il l’entend conformément à ses aspirations, à sa situation et à ses capacités ». Ainsi formulé, ce principe d’égale liberté prend un sens opérationnel, celui d’une éthique de l’action qui reste valable même si, comme l’enseigne Spinoza, notre liberté n’était qu’une illusion7.
    Sous ses deux formes, positive et négative, le principe libéral a valeur de dogme. Comme dit la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis : « nous tenons ces vérités pour évidentes ». Le propre du libéralisme est d’aller jusqu’au bout des conséquences de ce principe. Si les libéraux sont souvent taxés de dogmatisme, c’est parce qu’en effet, pour eux, on ne transige pas avec la liberté.
    Au niveau individuel, le principe libéral ne prescrit aucun comportement particulier, pas plus l’égoïsme que l’altruisme, le matérialisme que l’idéalisme, l’athéisme que la religion. Il se borne à interdire l’usage de la contrainte en matière religieuse ou morale, comme dans toutes les autres matières. Dans l’ensemble de règles que chacun de nous suit dans son comportement individuel, le libéralisme n’en introduit qu’une seule : tu n’exerceras aucune contrainte envers autrui. C’est en quelque sorte une morale minimale de tolérance qui permet à chacun de choisir librement les autres règles qu’il veut suivre, une simple éthique de l’action qui dit qu’un certain moyen, la contrainte sur les autres, est inacceptable, mais qui laisse chacun totalement libre de choisir ses fins et les autres moyens de les atteindre. C’est une version généralisée du principe de laïcité.
    Il s’ensuit que toutes les controverses sur les différentes règles morales ou les différents comportements individuels sont sans incidence sur la règle libérale elle-même. Dire « il faut se comporter de telle façon » n’autorise personne à y contraindre quiconque, quel que soit le bien-fondé de ce précepte et le nombre de ceux qui y adhèrent. La règle libérale est ainsi compatible avec toutes les autres règles, qu’elles soient éthiques, philosophiques ou religieuses, tant qu’elles ne commandent pas d’exercer une contrainte sur d’autres êtres humains, quel que soit le prétexte donné pour cela. Elle transcende les autres règles et leur est indifférente en les admettant toutes. Par rapport aux principes libéraux, les controverses éthiques (comme d’ailleurs les controverses économiques) sont hors sujet.
    Appliquer rigoureusement le principe libéral :« aucun être humain n’a le droit de priver un autre être humain de sa liberté d’agir comme il l’entend », conduit à refuser non seulement le gouvernement par une minorité, mais aussi la règle majoritaire sur laquelle les gouvernements démocratiques prétendent fonder leur autorité. Puisqu’un être humain ne peut avoir de droits sur un autre que si ce dernier y consent librement, un chef n’a d’autorité légitime que sur ceux qui ont librement choisi de lui obéir. Il en va de même des dirigeants politiques. Même s’ils sont démocratiquement élus, leur autorité ne s’étend qu’à ceux qui ont voté pour eux.
    De la même façon qu’il doit être interdit à un plus fort d’imposer sa volonté à un plus faible, il doit être interdit à un plus grand nombre d’individus d’imposer leur volonté à un plus petit nombre. Les décisions d’une majorité ne s’appliquent qu’aux membres de cette majorité, qui ne peut en aucune façon les imposer aux autres, même si c’est par l’entremise d’une organisation ad hoc appelée Etat. La vraie démocratie, ce n’est pas faire régner la loi de la majorité, mais au contraire protéger la liberté des individus et des minorités contre les plus forts et les plus nombreux.
    Pour les plus libéraux, il n’y a pas de différence sur ce point entre ceux qui se réclament du service de l’Etat et les autres. Une action est morale ou immorale, légitime ou illégitime, indépendamment de la personne ou du groupe qui l’entreprend.Les hommes de l’Etat n’ont pas plus le droit que les autres d’exercer la contrainte sur leurs congénères ; l’Etat ne peut pas plus que toute autre organisation humaine recourir à la violence contre les citoyens, quel qu’en soit le prétexte, intérêt général, « régulation », « justice sociale » ou autre.
    Cette logique difficilement réfutable conduit à contester toute légitimité à l’Etat, dans la mesure où celui-ci se caractérise justement par l’usage de la contrainte sur toute une population, consentante ou non. C’est la position dite « libertarienne » proposée par Gustave de Molinari8et développée par des auteurs comme Lysander Spooner et Murray Rothbard. Quelque choquante qu’elle soit pour nos esprits formés depuis des siècles à accepter l’Etat comme une donnée de fait, cette position n’en est pas moins la position la plus simple. Est-il permis de dire, en suivant Guillaume d’Occam : « et donc la plus satisfaisante » ?

    Le libéralisme classique

    Au contraire, les libéraux classiques, à la suite de Locke, Montesquieu et Benjamin Constant, admettent la nécessité d’un Etat. Ils reconnaissent que le monde n’est pas un éden où tout le monde serait beau et gentil. Les hommes sont ce qu’ils sont : tantôt ils s’entraident, tantôt ils se combattent. Il y a parmi eux des philanthropes et des voleurs, des redresseurs de torts et des assassins, des saints et des monstres. Chacun d’entre nous agit tantôt de façon égoïste, tantôt de façon altruiste. Il y a dans les sociétés humaines assez de tendance à la coopération pour qu’on fasse confiance, mais aussi assez de tendance à la violence pour qu’on cherche à s’en préserver.
    Qu’est-ce qui peut arrêter la violence ? Fondamentalement le droit de légitime défense, considéré comme un droit naturel de tout être humain. Mais alors les faibles resteraient à la merci des plus forts, et un petit groupe d’honnêtes gens resterait à la merci d’une troupe de brigands plus nombreuse et mieux armée. Seule peut arrêter la violence une force plus puissante que celle de la troupe la plus nombreuse et la plus forte, qui ne peut être que la force de la société toute entière, matérialisée par une organisation qu’on appelle l’Etat. Chacun doit renoncer à utiliser la violence et confier à l’Etat le monopole de l’exercice de la force, au service de la protection de chacun contre tous les autres.
    Mais cet Etat est une organisation humaine comme les autres. Et puisque cette organisation a le monopole de la violence, le risque que les hommes qui la composent en abusent est permanent. L’Etat est à la fois dans la théorie le garant des libertés et dans la réalité la plus grave menace pour ces mêmes libertés qu’il est censé garantir. L’histoire comme la simple observation du monde contemporain montrent hélas amplement que les gouvernements oppriment et affament leurs peuples infiniment plus souvent qu’ils ne les protègent ou ne les servent.
    Par conséquent, l’action de l’Etat doit être strictement limitée à la défense des libertés individuelles qui est sa raison d’être. Lui accorder le monopole de la violence légitime a pour contrepartie nécessaire de limiter son domaine d’action de façon rigoureuse, en l’enfermant dans des limites étroites par des institutions appropriées comme la démocratie et la séparation des pouvoirs. Si on laisse aux hommes de l’Etat la possibilité de décider où et quand ils doivent intervenir, ils finiront par intervenir toujours et partout, non parce qu’ils sont nécessairement plus mauvais que les autres, mais parce qu’ils ont le pouvoir d’imposer leur intervention, souvent avec la conviction de bien faire. Et l’approbation de la majorité ne fait qu’aggraver le danger.
    Selon cette thèse, le seul rôle légitime de l’Etat est de permettre aux humains de vivre ensemble, même s’ils ne sont d’accord sur rien d'autre que cette volonté de vivre ensemble. L'Etat doit être neutre, sans opinion et sans projet autre que celui de faire régner un ordre impersonnel permettant à chacun d’exercer sa liberté au maximum et de vivre conformément à ses préférences, et non imposer à tous des options qui ne sont jamais que celles de quelques-uns, même s’ils sont en majorité. Précisément parce que les citoyens confient à l’Etat des pouvoirs exorbitants dans certains domaines, il doit lui être interdit d’utiliser ces pouvoirs dans d’autres domaines, par exemple la vie privée, la morale, la religion, et … l’économie.
    Cette philosophie politique pourrait se résumer en trois citations : 

    Montaigne : « Les princes me donnent prou s’ils ne m’ôtent rien, et me font assez de bien quand ils ne me font point de mal ; c’est tout ce que j’en demande9 » ; Jean-Baptiste Say : « A la tête d’un gouvernement, c’est déjà faire beaucoup de bien que ne pas faire de mal10 » ; Frédéric Bastiat : « N’attendre de l’Etat que deux choses : liberté, sécurité. Et bien voir que l’on ne saurait, au risque de les perdre toutes deux, en demander une troisième11 ».

    Le véritable libéralisme économique

    Bien que le libéralisme économique soit le principal accusédans le discours ambiant, sa défense pourrait s'arrêter là. Les actes économiques, pour autant qu’on puisse les distinguer des autres, doivent se conformer aux mêmes préceptes. Le libéralisme économique n’est pas autre chose que l’application du libéralisme philosophique et politique aux actes économiques. L'économie n'est qu'un des domaines de l'activité humaine où l'Etat ne doit pas intervenir.
    Les véritables fondements du libéralisme économique sont contemporains du libéralisme politique et se trouvent chez les économistes français du dix-huitième siècle, principalement Condillac, Turgot et Say. Cette tradition a été occultée par les classiques anglais (Smith, Ricardo) et leurs lointains émules les marxistes, puis par le scientisme walrasien et la macro-économie des enfants de Keynes, mais a été maintenue vivace, encore que sous le boisseau, par l’école « autrichienne » de Menger, Mises et Hayek.
    Les philosophes libéraux qui ont abordé le terrain de l’économie, comme Locke, Hume, Condillac, Montesquieu ou Benjamin Constant, y ont développé des positions libérales comme conséquence directe de leurs positions philosophiques, en présentant leur libéralisme en économie comme un simple cas particulier de la limitation du pouvoir de l’Etat. Quant à ceux qui sont plutôt économistes, comme Say, Bastiat, Mises ou Hayek, ils ne se sont pas contentés de raisonnements conséquentialistes, mais ils ont pris le soin de rattacher leurs positions économiques à des racines philosophiques déontologiques. Les liens historiques et logiques entre les deux sont tels qu’il est impossible et absurde de distinguer un « libéralisme économique » d’un « libéralisme philosophique », et a fortiori de les opposer.
    Cette tradition économique « classico-autrichienne »s’oppose radicalement à la tradition néoclassique issue de Walras. Elle ne s’autorise pas à inventer son propre modèle de l’homme, mais prend les êtres humains tels qu’ils sont dans leur diversité, leur complexité, leurs limitations et la variété de leurs motivations. « L'économie étudie les actions réelles d'hommes réels. Ses théorèmes ne se réfèrent ni à l'homme idéal ni à des hommes parfaits, et pas davantage au mythique homme économique (homo œconomicus)12 ». Elle ne s’intéresse pas non plus à d’imaginaires équilibres, mais aux processus concrets qui modèlent la réalité économique.
    Du libéralisme philosophique, les économistes classiques retiennent l’idée que chaque être humain est le meilleur juge de son propre bien-être. Il en découle que la valeur que nous accordons aux choses, qui exprime le désir que nous éprouvons pour elles, est purement subjective. Et puisque ni le désir ni la satisfaction ne sont mesurables, la valeur qui en est l’expression n’est pas une grandeur mesurable. On ne peut ni comparer ni additionner les valeurs que deux individus différents attachent à un bien, ni les satisfactions qu’ils en retirent. Il n’existe pas de mesure du bien-être d’un individu ou d’un groupe, et la notion d’optimum économique est vide de sens. Tout raisonnement qui fait référence à un état « optimum » est sans objet.
    Loin de résumer l’homme à ses instincts matériels égoïstes comme on l’en accuse, le libéralisme constate que les motivations des humains sont trop diverses – utilitaires ou idéalistes, égoïstes ou altruistes, matérielles ou spirituelles – et les circonstances dans lesquelles ils sont placés sont trop variées pour qu’un quelconque modèle mathématique puisse résumer leurs choix. Le seul moyen d’intégrer les décisions des acteurs, c’est l’ensemble de leurs interactions effectives, qu’on appelle le marché. Aucun raisonnement ne peut remplacer les libres décisions des êtres humains réels. Toute tentative de planification centralisée est donc vouée à l’échec.
    Mais contrairement à la légende, ces libéraux ne prétendent nullement que le libre fonctionnement du marché conduit à un optimum. Ils savent qu’il n’existe pas d’organisation sociale, réelle ou imaginaire, socialiste ou libérale, qui puisse donner intégralement satisfaction à chacun des êtres humains. Non seulement il existe des contraintes physiques, géographiques ou climatiques dont aucune action humaine ne peut s’affranchir, mais le marché libre, qui n’est rien d’autre que l’ensemble des interactions spontanées des êtres humains, et qui définit simultanément la contribution de chacun à la production et ses droits sur cette production, ne donne pas nécessairement satisfaction à tous. Tout comme la notion d’optimum économique, les notions de marché « parfait », et par conséquent d’« imperfections du marché » sont vides de sens.
    Mais toutes les tentatives de justifier l'intervention de l'Etat par les défauts des mécanismes économiques sont sans valeur. Les hommes de l’Etat ne sont ni meilleurs ni plus compétents ni mieux informés que les autres, et n’ont aucune qualité pour imposer à l’ensemble de la société leurs préférences personnelles ou celles de la majorité. S’en remettre au pouvoir de l’Etat pour remédier à ce que les économistes néoclassiques appellent les « défaillances du marché » est pire que le mal : les défaillances de l’Etat sont généralement bien pires ! Ceux qui veulent que l’Etat intervienne partout où le marché est jugé défaillant commettent la même erreur que cet empereur romain qui devait choisir un chanteur et qui, devant les couacs du premier candidat, engagea le second sans prendre la peine de l’écouter…
    En plus de ces positions qu’on peut qualifier d’ontologiques, les économistes libéraux constatent quelques évidences. D’abord que production et échanges sont indissociables : tout ce qui est consommé doit d’abord avoir été produit. Ils ne gobent pas l’ânerie popularisée par Keynes13selon laquelle nous serions définitivement entrés dans l’ère de l’abondance, où tous les problèmes de production étant résolus, la seule question restante serait celle de la répartition des richesses. Les désirs des hommes sont illimités ; dès qu’un de leurs besoins est satisfait, ils s’en découvrent un autre, et le libéral s’interdit de décréter qu’il existe des « vrais besoins » et des « faux besoins ». Il laisse les moralistes et les philosophes dire aux gens comment ils devraient se conduire, et se contente d’enregistrer leur comportement effectif.
    La deuxième évidence, c’est qu’il n’existe pas d’autres moyens pour l’humanité d’améliorer sa condition que de mieux s’organiser et de perfectionner ses outils. Il faut donc que ceux qui ont l’idée de nouvelles façons de servir leurs congénères – les entrepreneurs au vrai sens du mot, ce qui inclut les entrepreneurs politiques – aient la liberté de mettre ces idées en œuvre et de les proposer à leurs contemporains, mais pas celle de leur imposer. Comme personne ne peut savoir à l’avance si telle ou telle proposition sera acceptée, ils doivent laisser les autres en décider, et accepter d’abandonner les offres dont personne ne veut. C’est ce qui s’appelle la concurrence.
    L’ajustement des activités des uns aux désirs des autres ne peut s’effectuer que par tâtonnements incessants. Dans ces tâtonnements, l’entrepreneur est le moteur, et le consommateur le juge suprême. Le marché est l’ensemble des dispositifs institutionnels concrets par lesquels les initiatives et les intérêts des uns et des autres se confrontent et s’intègrent.
    Mais comment savoir si ces tâtonnements vont dans le bon sens ? C’est là qu’intervient la troisième évidence : tout accord librement consenti augmente la satisfaction des deux parties ; s’il en était autrement, celui des deux qui se sentirait lésé refuserait cet accord et l’échange n’aurait pas lieu14. Plus généralement, tout ensemble de transactions librement consenties améliore la situation de tous ceux qui y ont participé. Contrairement à la conception néoclassique, qui voit la liberté des échanges comme un simple moyen d’arriver à un optimum économique défini par ailleurs, la conception classico-autrichienne y voit la garantie que la situation qui en résulte est jugée préférable à la situation de départ par ceux qui ont participé aux échanges.
    Autrement dit, la liberté des échanges est à la fois un cas particulier du principe philosophique de liberté, donc un impératif éthique qui s’impose indépendamment de ses conséquences, et (fort heureusement) le moyen qui conduit le plus probablement à la plus grande satisfaction générale. Mais la tradition autrichienne est plus moraliste qu’utilitariste : son attachement à la liberté des échanges procède plus du respect d’un principe général que d’une recherche d’efficacité. S’il devait y avoir conflit, les libéraux authentiques placeraient l’exigence éthique de liberté au-dessus du souci d’efficacité économique.
    Que le marché ait besoin de règles, les libéraux ne le nient absolument pas, mais ils veulent que ces règles soient librement établies entre les intéressés, et que la seule sanction pour ceux qui ne les-respectent pas soit le jugement en actes de ceux dans l’intérêt desquels les règles sont établies, c’est à dire les êtres humains dans leur rôle de consommateurs. La régulation doit être volontaire et ne pas faire appel à la contrainte, donc pas à l’Etat.
    On peut toujours juger insatisfaisante telle ou telle situation et penser qu’il faut agir pour la corriger. Mais il faut alors revenir à l’éthique libérale de l’action pour se demander qui doit le faire et comment, et quels sont les risques d’abus et d’effets pervers selon l’acteur qui intervient. Le bon sens et la prudence répondent que le meilleur intervenant n’est pas toujours l’Etat. Le libéralisme modéré dit que c’est rarement l’Etat, et le libertarianisme que ce n’est jamais l’Etat. Bref, le libéralisme n’est pas, comme on l’en accuse souvent, une confiance aveugle dans le marché ; c’est une méfiance lucide et raisonnée envers l’Etat.
    Ce libéralisme économique déontologiste est parfaitement cohérent avec la position conséquentialiste de Turgot et des économistes de l’école autrichienne. Les deux reposent sur le constat que l’être humain est profondément social et que les possibilités de son esprit sont limitées, et non comme l’équilibre général sur la fiction d’un homo economicus asocial mais omniscient. Cette forme de libéralisme est une tradition philosophique humaniste ancienne et solide, dont l’aspect proprement économique est un volet indissociable, où les considérations conséquentialistes ne sont qu’accessoires, et qu’on ne peut réfuter sans s’attaquer aux droits de l’homme les plus fondamentaux et à notre conception même de la nature humaine.

    La société libérale

    A quoi pourrait ressembler une société libérale, où l’Etat serait soit inexistant, soit cantonné dans son rôle de protection de chacun contre tous les autres ? Le libéralisme en tant que tel ne prescrit rien à ce sujet : la société doit être ce que les hommes, par leurs actions quotidiennes, décident librement qu’elle sera.
    Cependant, le pronostic des auteurs libéraux est à l’opposé des clichés qu’inventent leurs adversaires. Les libéraux reconnaissent que les hommes sont infiniment divers, mais ils savent que, dans leur immense majorité ils cherchent à résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés et tirent les enseignements de leurs erreurs. Il en résulte que la conjonction de leurs actions spontanées tendra vraisemblablement à améliorer la condition de l’humanité, mieux que ne saurait le faire un seul, ou un petit groupe qui imposerait sa volonté aux autres.
    De plus, l'homme est un animal profondément social. Chacun naît dans un environnement socialement structuré et est totalement dépendant de cet environnement pour survivre. A part des cas ultra-minoritaires, chacun sait que la société de ses semblables est le moyen par excellence de sa propre survie et de sa propre satisfaction. Réciproquement, il est naturellement attentif aux sentiments et au bien-être de ses semblables et leur vient spontanément en aide.
    Le genre humain ne serait pas devenu ce qu’il est si le comportement spontané des êtres humains et de leurs lointains prédécesseurs, même si on peut choisir de l’appeler égoïste, n’était pas le plus souvent cohérent avec l’intérêt du groupe social. Adam Smith l’avait déjà noté dans son Traité des sentiments moraux

    Ludwig von Mises, l’un des plus libéraux parmi les libéraux, a écrit : « L’action humaine tend par elle-même vers la coopération et l’association ; l’homme devient un être social non pas en sacrifiant ses propres intérêts à ceux d’un Moloch mythique appelé la Société, mais en visant à améliorer son propre bien-être15 ».

     Par-dessus trois siècles, il rejoint Montesquieu : « Il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers16 »
     
    Pour atteindre des objectifs qu’ils ne peuvent pas atteindre seuls,il est donc probable que les humains s’associeront pour agir ensemble dans le sens qu’ils jugent approprié, sans qu’il soit besoin de les y contraindre. Les projets de quelque importance trouveront un ou des promoteurs qui en prendront l’initiative, puis d’autres y adhèreront et rassembleront assez de partisans pour que le projet soit mis en œuvre. Tout ce que fait l’Etat, des associations volontaires ne recourant pas à la contrainte sont capables de le faire, et mieux, qu’il s’agisse d’associations « égoïstes » qui ne visent que l’intérêt de leurs membres ou d’associations « altruistes » qui se mettent au service de tiers, voire de la société tout entière.
    A l’inverse, chaque projet particulier ne doit pas nécessairement recueillir l’adhésion de la majorité, mais seulement d’un nombre suffisant pour être mené à bien. Si un projet ne peut être réalisé que sous la contrainte, en particulier celle de l’Etat, c’est que le nombre d’hommes qui adhèrent à ce projet n’est pas suffisant pour qu’il puisse être mis en œuvre, ce qui suffit à prouver que, dans leur ensemble, les hommes préfèrent se consacrer à autre chose.
    Au total, la société libérale ne serait pas, comme le prétendent ses détracteurs, une juxtaposition d’individus égoïstes étrangers les uns aux autres, mais plutôt un enchevêtrement d’associations volontaires de toutes natures17à travers lesquelles chacun pourrait travailler aux fins qu’il se donne, en coopérant avec ceux qui partagent tel ou tel de ses idéaux, et en s’abstenant de participer aux actions qu’il désapprouve.
    Bien entendu, le principe libéral « nul n’a le droit de priver un être humain de sa liberté d’agir comme il l’entend conformément à ses aspirations, à sa situation et à ses capacités », s’applique à la fois aux relations entre chaque association et ses membres, entre associations distinctes et entre une association et ceux qui n’en font pas partie. Une association n’a pas le droit d’imposer quoi que ce soit, autrement que par l’exemple, la persuasion et le contrat librement consenti. A cette restriction près, toutes les actions collectives sont possibles, et chaque association, tout comme chaque être humain à titre individuel, peut se donner les règles de juste conduite qu’elle estime nécessaires, dans la mesure où elles sont librement acceptées par ses membres.
    La doctrine libérale ne dit pas que « la solidarité doit être rejetée de ce monde ». Chacun a le droit (l’économiste ne dit pas le devoir, mais l’être humain qu’il est peut le penser) d’aider ses semblables dans le besoin. Elle dit seulement que ce n’est pas l’affaire des Etats, de même que dire que l’Etat n’a pas à ouvrir des garages ou des boulangeries ne signifie pas qu’il faut cesser de réparer les voitures ou de faire du pain.
    On oppose souvent à la détestable société marchande une société idéale où tous les échanges prendraient la forme de dons réciproques. Les libéraux n’ont rien contre le don. La vraie question est : un tel comportement altruiste et désintéressé est-il suffisamment répandu pour être le fondement de l’ordre social ? Il est (hélas) bien clair que non. Si les êtres humains résolvaient spontanément tous leurs problèmes par le don, les libéraux ne pourraient qu’applaudir ! Mais si quelqu’un voulait imposer un système social où toutes les relations entre êtres humains prenaient la forme de dons, il ne pourrait le faire que par une intolérable tyrannie, et le système échouerait dans la misère généralisée et la guerre de tous contre tous.
    C’est une grave erreur de croire que les libéraux prêchent l’égoïsme, le repli sur soi ou l’effacement des liens sociaux, et refusent toute forme d’action collective. Ce qu’ils refusent, c’est la violence et la contrainte dans les relations sociales. Et puisque la différence entre l’Etat et toutes les autres formes d’association est justement que l’Etat peut recourir à la violence, ils préfèrent ces autres formes à l’intervention de l’Etat.
    Ce que les libéraux refusent aussi, c’est le constructivisme : l’idée selon laquelle il serait légitime pour certains hommes investis d’un pouvoir particulier d’imposer des règles sociales qu’ils auraient préalablement définies par le raisonnement. Pour un libéral, tout acte social, quelque élémentaire qu’il soit, doit être soumis aux autres membres de la société, qui peuvent individuellement s’y associer ou le refuser. Les structures sociales ne peuvent légitimement résulter que d’un « ordre spontané » où toutes les initiatives sont possibles, mais doivent être validées en permanence par les libres actions de l’ensemble des individus qui forment la société.

    En résumé

    Au total, le libéralisme n’est rien d’autre que la mise en application rigoureuse, à tous les êtres humains, dans tous leurs domaines d’activité et dans toutes les circonstances, de la première phrase de l’article premier de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Il en déduit son seul impératif moral : « nul n’a le droit de priver un autre être humain de sa liberté d’agir comme il l’entend conformément à ses aspirations, à sa situation et à ses capacités ».
    En appliquant ce principe à tous les humains y compris à ceux qui exercent un pouvoir, quels que soient leur étiquette et leur mode de désignation, il se décline en libéralisme politique. En l’appliquant à tous les domaines d’action, il se décline notamment en un volet économique, qu’il complète par une conviction de nature utilitariste : c’est quand les hommes agissent librement qu’ils ont les plus grandes chances d’atteindre le mieux les objectifs qu’ils se proposent, aussi bien collectivement qu’individuellement.
    Le libéralisme admet tous les débats et toutes les positions substantielles quant aux fins visées et aux moyens à mettre en œuvre. Mais quelle que soit la forme, l’ampleur et la durée des réflexions et des débats, il est exclu qu’on arrive à l’unanimité. De plus, il ne suffit pas de dire quels états de la société seraient préférables à tels autres. Il faut s’interroger sur les actions qui pourraient les faire advenir. Sont-elles possibles ? Sont-elles acceptables du point de vue moral ? Quels peuvent en être les auteurs ? Quels effets, voulus ou non, peuvent-elles entraîner ? Sur chaque sujet, il y aura toujours des minorités et des dissidents. Comment les traite-t-on ? Quelles règles méritent d’être imposées à tous, au besoin par la contrainte ?
    Sur ces questions, la règle libérale intervient en tant qu’éthique de l’action : je m’interdis de te contraindre à agir comme je crois que tu devrais le faire, quelles que soient mes raisons de le croire. Je m’interdis aussi de t’empêcher par la force d’agir comme tu crois devoir le faire, que ce soit directement ou en demandant l’intervention d’un tiers (par exemple l’Etat), et j’estime que tu as les mêmes obligations envers moi. La règle libérale bannit la violence et la contrainte des moyens acceptables, quelles que soient les fins visées et les intermédiaires éventuellement utilisés.
    En refusant de faire une distinction entre les citoyens ordinaires et d’autres qui échapperaient à cette interdiction sous un quelconque prétexte – force supérieure, droit divin ou onction majoritaire – le libéralisme n’accorde à l’Etat qu’une place aussi limitée que possible, lui demande et en attend le moins possible, et ce dans tous les domaines. Pour cette raison, il est évidement honni par les politiques de tous bords, dont le pouvoir est la raison d’être quelle que soit l’idéologie dont ils se réclament, et par ceux, économistes ou autres, qui font profession de les conseiller.
    L’essence même du libéralisme étant de contester le pouvoir de l’Etat, les libéraux authentiques ne cherchent pas à exercer ce pouvoir. C’est pourquoi ils sont si peu nombreux parmi les politiques. Quelques uns ont tenté d’accéder au pouvoir dans le but de le détruire de l’intérieur, mais ils s’y sont trop souvent laissé engluer. A contrario, les antilibéraux de tous bords sont souvent des aspirants dictateurs, convaincus qu’ils sont que l’action libre des êtres humains conduirait à la catastrophe et que la société doit être fermement « gouvernée », par eux-mêmes et leurs amis bien entendu.
    Mais alors que tous les autres devraient en bonne logique partager l’amour de la liberté et la méfiance envers le pouvoir qui caractérisent le libéralisme, ses adversaires trouvent un soutien dans la foule de ceux qui ont conservé le besoin puéril de croire à une autorité transcendante et bienveillante qui aurait la volonté et le pouvoir de résoudre tous nos problèmes. Pour le plus grand nombre, l’Etat a remplacé nos parents, puis Dieu dans ce rôle ; la simple existence d’un problème est prise comme une justification de l’action de l’Etat, dont il faudrait encore accroître l’emprise pour le résoudre. La moindre évocation d’un léger mouvement en sens inverse dans le sens d’une libération de l’activité économique est stigmatisée comme une manifestation d’« ultralibéralisme ».
    Comme nous l’avons vu, les attaques habituelles contre le libéralisme sont hors sujet. Réfuter la théorie de l’équilibre général n’entame en rien le raisonnement libéral. Juger qu’une situation est préférable à une autre n’autorise pas à utiliser n’importe quel moyen pour tenter d’y parvenir. Constater qu’une activité de l’Etat est utile ne répond ni à la question utilitariste – l’Etat peut-il l’assurer de façon plus efficace que l’initiative privée ?  – ni à la question déontologique – est-il légitime d’utiliser la contrainte dans sa réalisation ?
    Or il est impossible de condamner le libéralisme sans condamner en même temps le principe d’égale liberté dont il est l’expression. C’est pourquoi tant de gens qui aspirent à gouverner le monde s’évertuent à en fabriquer d’odieuses caricatures qui n’ont guère de commun avec lui que le nom et ne signifient que leur propre ignorance. Espérons que cet article aura contribué à restituer son sens véritable au beau mot de libéralisme.

  • 1Voir par exemple Alain Laurent (La philosophie libérale, Les Belles Lettres, 2002) du côté libéral et Matthieu Douérin (Libéralismes, Editions de la passion, 2002) de l’autre.
    2comme a dit Gérard Debreu, Prix Nobel d’économie 1983
    3Pour nous limiter à des succès de librairie contemporains, citons Pierre Bourdieu, Bernard Maris et Jacques Généreux.
    4A mon avis très peu, mais c’est un autre débat
    5Eloge de Vincent de Gournay – c’est moi qui souligne
    6Encyclopédie, article « Autorité »
    7Ce qui répond à l’objection avancée par exemple par le spinozien Frédéric Lordon, qui dit en substance : « puisque nous ne sommes pas réellement libres, le libéralisme est une erreur ».
    8Les soirées de la rue Saint Lazare(1849)
    9Essais, III, 9
    10Traité d’économie politique, Discours préliminaire
    11Harmonies économiques
    12Ludwig von Mises, L’Action Humaine, traité d’économie (1949)
    13Et serinée par nombre de nos contemporains…
    14Il semble que le premier à avoir énoncé cette vérité fondamentale soit Destutt de Tracy dans son Traité d’Economie Politiquede 1822.
    15L’Action humaine
    16De l’esprit des lois (1748)
    17L’entreprise au sens habituel du mot étant une de ces formes.
     
    Source: Article paru dans le numéro 59 de Sociétal (1er trimestre 2008)

Gérard Dréan

De Wikiberal
Gérard Dréan est un spécialiste français de l'école autrichienne.
Il est diplômé de l'école Polytechnique, promotion 1954. Il a travaillé à partir de 1957 et pendant une trentaine d'années chez IBM, puis dans des sociétés de services en informatique. Il se consacre maintenant à la réflexion économique, en particulier à la pensée de Ludwig von Mises. Il a traduit et abrégé son ouvrage majeur L'Action humaine, dans une édition parue en 2004 aux Belles Lettres.
Il est membre de la Société d’économie poli­tique et chargé de missions à la Fondation de l’École polytechnique[1]. Il a donné des enseignements à l'école de Paris du management[2].
Il contribue régulièrement dans la revue Sociétal, dont il a coécrit le premier numéro en 1996. Il a également écrit dans Futuribles, fondée par Bertrand de Jouvenel.
Il fait également partie des 100 auteurs du livre Libres ! 100 idées, 100 auteurs.

Liens externes


Archives de l'auteur :  Gerard Drean

https://www.contrepoints.org/author/gerard-drean

 


octobre 15, 2014

L’anarcho-capitalisme pour quelle évolution ?

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

L’anarcho-capitalisme affirme que l’anarchie qui a partie liée avec le capitalisme est possible et désirable. C’est un courant de pensée riche qui fait appel à des théories politiques et économiques parmi les plus avancées de notre temps. Réhabilitant à la fois la valeur du capitalisme et la faisabilité de l’anarchie, l’anarcho-capitalisme rénove et le vieux rêve libertaire et l’idéal libéral.



Il y a une belle continuité entre Mercier de la Rivière, qui voyait que, sous le régime de l'intérêt individuel, « Le monde va alors de lui-même », et Murray Rothbard, pour qui « L’impôt est du vol pur et simple », en passant par les fortes tirades de Lysander Spooner sur les lois de « nos soi-disant ambassadeurs, ministres, présidents et sénateurs » qui « n’imposent pas plus d’obligations que n’en créent les ententes que les brigands, les bandits et les pirates jugent utile de conclure entre eux ».
 
Bien qu’inachevée et souffrant d’incohérences parmi ses différentes école, l’anarcho-capitalisme demeure une doctrine séduisante qui impose une remise en question des idées collectivistes, étatistes et égalitaristes qui ont tant marqué le XXe siècle. L’anarcho-capitalisme met en lumière les grandeurs et les limitations du libéralisme et de l’anarchisme dont il procède. Il fournit un modèle et une Utopie libérale. Il apporte une contribution heuristique majeure à l’économie, à l’éthique, au droit et à la politique.
 
La contribution de l’anarcho-capitalisme se limitera-t-elle à cela, ou peut-on espérer que l’avancement de l’humanité et le progrès de la civilisation consommeront un jour le mariage des deux grands idéaux modernes que sont l’anarchisme et le libéralisme?

source: Pierre Lemieux (1988)

 
 

octobre 11, 2014

La nature de l'Etat par M. Rothbard et Spooner

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Dans cet ouvrage, nous avons jusqu’à présent développé une théorie de la liberté et des Droits de propriété, et établi les grandes lignes du code juridique nécessaire pour défendre ces Droits.
 


 
Que dire du gouvernement, de l’Etat ?
Quelles sont ses fonctions propres, le cas échéant ?
 
La plupart des gens et des théoriciens politiques croient que reconnaître l’importance, parfois vitale, d’un activité particulière de l’Etat — par exemple l’élaboration d’un système de lois — implique ipso facto la nécessité de l’Etat lui-même. Or, si on ne peut nier que les hommes de Etat accomplissent plusieurs tâches importantes et nécessaires, de la loi à la poste en passant par la police, les pompiers, la construction et l’entretien des rues, cela ne démontre absolument pas que les hommes de l’Etat soient les seuls à pouvoir remplir ces fonctions ou même qu’ils les remplissent à peu près bien.
 

   Audio presentation of Murray N. Rothbard's essay, 'Anatomy of the State.' Read by Harold Fritsche. Music by Kevin MacLeod. http://mises.org

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Murray N. Rothbard (1926-1995) was America's greatest radical libertarian author -- writing authoritatively about ethics, philosophy, economics, American history, and the history of ideas. He presented the most fundamental challenge to the legitimacy of government, and he refined thinking about the self-ownership and non-coercion principles.

Read 'Anatomy of the State' online: http://www.lewrockwell.com/rothbard/r...

Links to more online books and essays by Murray N. Rothbard:

The Ethics of Liberty
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For a New Liberty: The Libertarian Manifesto
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Man, Economy, and State
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The Case Against the Fed
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What Has Government Done to Our Money?
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A History of Money and Banking in the United States: The Colonial Era to World War II
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Economic Thought Before Adam Smith: An Austrian Perspective on the History of Economic Thought, Volume I
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Classical Economics: An Austrian Perspective on the History of Economic Thought, Volume II
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Conceived in Liberty, Volume 1: A New Land, A New People: The American Colonies in the Seventeenth Century
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Conceived in Liberty, Volume 2: "Salutary Neglect": The American Colonies in the First Half of the Eighteenth Century
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Conceived in Liberty, Volume 3: Advance to Revolution, 1760-1775
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Conceived in Liberty, Volume 4: The Revolutionary War, 1775-1784
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Biography of Murray N. Rothbard (1926-1995) by David Gordon
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Rothbard Vindicated by Llewellyn H. Rockwell, Jr.
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Murray N. Rothbard: Mr. Libertarian by Wendy McElroy
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Human Action: A Treatise on Economics by Ludwig von Mises
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What is Austrian Economics?
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Imaginons plusieurs marchands de frites dans un même quartier. Un jour, l’un d’entre eux, le dénommé Beulemans, chasse tous ses concurrents par la force et donc, établit par la violence un monopole de la vente des frites sur son territoire. La violence de Beulemans dans l’établissement et le maintien son monopole est-elle essentielle pour l’approvisionnement du quartier en frites ? A l’évidence, non. Car non seulement il y avait des concurrents auparavant, non seulement on verrait apparaître des concurrents potentiels dès que Beulemans aurait atténué son emploi de la violence et de l’intimidation, mais, bien plus, la science économique démontre que ce monopole coercitif ne rendra pas efficacement les services que l’on attend de lui. Protégé de la concurrence par la force, Beulemans peut se permettre d’être trop cher et inefficace dans l’offre de ses services puisque les consommateurs n’ont pas d’autre choix. Et si un mouvement apparaissait pour réclamer l’abolition du monopole violent imposé par Beulemans, il y aurait vraiment peu de gens pour s’y opposer en prétendant que les abolitionnistes conspirent pour priver les consommateurs des frites qu’ils aiment tant.


Or, l’Etat n’est rien d’autre que notre Beulemans hypothétique à un niveau gigantesque et totalitaire. Tout au long de l’histoire, des groupes d’hommes, s’étant attribués le nom de “gouvernement” ou d’“Etat” ont tenté — généralement avec succès — d’obtenir par la violence un monopole sur les postes de commandement de l’économie et de la société. Les hommes de l’Etat se sont notamment arrogés un monopole violent sur les services de la police et de l’armée, sur la loi, sur les décisions des tribunaux, sur la monnaie et le pouvoir de battre monnaie, sur les terrains non utilisés (le “domaine public”), sur les rues et les routes, sur les rivières et les eaux territoriales, et sur les moyens de distribuer le courrier. Le contrôle du sol et des transports représente depuis longtemps un moyen commode pour contrôler l’ensemble de la société et, dans plusieurs pays, les routes ont d’abord été construites pour faciliter le déplacement des troupes de l’Etat. Le contrôle sur la production de monnaie permet de garnir facilement et rapidement les coffres des hommes de l’Etat, lesquels font en sorte qu’aucun concurrent ne vienne contester leur monopole dans la fabrication de fausse monnaie. Le monopole de la poste a longtemps fourni aux hommes de l’Etat un bon moyen de surveiller toute forme d’opposition qui risquerait de devenir subversive. A la plupart des époques, les hommes de l’Etat ont aussi maintenu un contrôle étroit sur la religion, généralement en consolidant avec une Eglise d’Etat une alliance mutuellement avantageuse, les hommes de l’Etat accordant aux prêtres pouvoir et richesse et l’Eglise enseignant à la population assujettie le devoir divin d’obéir à César. Maintenant que la religion a perdu la plus grande partie du vaste pouvoir social qu’elle détenait, les hommes de l’Etat consentent souvent à lui laisser la paix et se rabattent sur des alliances moins formelles mais de même nature avec des intellectuels laïcs. Dans un cas comme dans l’autre, les hommes de l’Etat utilisent leur contrôle des leviers de la propagande pour persuader leurs sujets d’obéir à leurs dirigeants et même de les glorifier.


Mais le monopole décisif des hommes de l’Etat demeure celui qu’ils exercent sur l’emploi de la violence, c’est-à-dire leur contrôle de la police, de l’armée et des tribunaux, lieu du pouvoir ultime de décision dans les conflits portant sur des contrats ou des agressions. Le contrôle de la police et de l’armée joue un rôle particulièrement important dans l’exercice et l’exécution de tous les autres pouvoirs des hommes de l’Etat, y compris le pouvoir essentiel d’extorquer leurs revenus par la force.


Car il existe un pouvoir essentiel qui est inséparable de la nature de l’appareil d’Etat. Tout individu vivant en société (à l’exception des malfaiteurs reconnus ou occasionnels, comme les voleurs et les braqueurs de banques) obtient ses revenus par des méthodes volontaires : soit en vendant des biens ou services aux consommateurs, soit en recevant des dons volontaires (legs, héritages, etc.). Il n’y a que les hommes de l’Etat qui obtiennent leurs revenus par la contrainte, en brandissant la menace d’affreuses punitions au cas où l’argent ne viendrait pas. On appelle “impôt” cette violence, bien qu’elle ait porté le nom de “tribut à des époques moins normalisées. L’impôt est un vol, purement et simplement, même si ce vol est commis à un niveau colossal, auquel les criminels ordinaires n’oseraient prétendre. C’est la confiscation par la violence de la propriété de leurs sujets par les hommes de l’Etat.


Que le lecteur sceptique tente l’expérience très instructive de formuler une définition de l’impôt qui ne s’applique pas également au vol. Tout comme le voleur, l’homme de l’Etat exige l’argent à la pointe du fusil ; car si le contribuable refuse de payer, ses biens seront saisis par la force, s’il lui prend envie de résister à cette prédation, il sera arrêté et, s’il résiste toujours, abattu. Les apologistes de l’Etat, il est vrai, soutiennent que l’impôt serait, “en fait”, volontaire. Il suffit, pour réfuter cette thèse, de se demander ce qui arriverait si les hommes de l’Etat renonçaient à leurs impositions et se contentaient de demander des contributions volontaires.
Y a-t-il quelqu’un qui pense vraiment que le Trésor public verrait toujours affluer des fonds comparables aux phénoménales recettes de l’Etat actuel ?
On soupçonne que même les théoriciens qui croient que les peines n’ont pas d’effet dissuasif répondraient que non. Le grand économiste Joseph Schumpeter avait raison de dire nettement que “la théorie qui conçoit les impôts comme l’analogue des cotisations à un club ou l’achat des services, disons, d’un médecin, ne fait que prouver à quel point cette branche de la science sociale est éloignée des habitudes de pensée scientifiques”.


Il y a eu récemment des économistes pour défendre la thèse de “l’impôt-en-réalité-volontaire”, en soutenant qu’il constitue un mécanisme assurant à chacun que tout le monde contribue à ce qui est désiré à l’unanimité. Par exemple, on postule que tous les habitants d’une région souhaitent la construction d’un barrage par les pouvoirs publics ; or, si X et Y contribuent volontairement au financement du projet, ils ne sont pas certains que Z et W, eux, n’esquiveront pas leur responsabilité. C’est pourquoi tous les individus, X, Y, Z, W... qui veulent apporter leur contribution au financement de l’ouvrage s’entendent pour se contraindre mutuellement à le faire au moyen de l’impôt. Donc, l’impôt ne serait pas vraiment imposé. C’est une thèse qui fourmille d’erreurs de raisonnement.
 
Premièrement, l’antinomie essentielle entre le volontaire et le coercitif demeure : ce n’est pas parce qu’elle serait exercée par tous contre tous, que la coercition en deviendrait pour autant “volontaire”.
 
Deuxièmement, même dans l’hypothèse où chaque individu voudrait contribuer au financement du barrage, on n’a aucun moyen de s’assurer que l’impôt perçu auprès de chacun ne dépasse pas ce qu’il serait disposé à payer volontairement si tous les autres contribuaient. Il se peut ainsi que les hommes de l’Etat aient volé 10 000 francs à Dupont alors qu’il n’aurait pas été disposé à payer plus de 5 000 francs. C’est précisément parce que l’impôt est obligatoire qu’il n’y a pas de procédure garantissant que la contribution de chacun correspondra à ce qu’il est vraiment disposé à payer (comme cela se fait automatiquement sur le marché libre). Dans la société libre, le consommateur qui achète volontairement un téléviseur de 2 000 francs démontre par cet acte libre que le téléviseur vaut davantage pour lui que les 2 000 francs qu’il a cédés en échange ; bref, le paiement des 2 000 francs est volontaire. Ou encore, celui qui, dans la société libre, paie une cotisation annuelle de 1 000 francs pour adhérer à un club révèle qu’il évalue les avantages de l’adhésion à au moins ce montant. Or, dans le cas de l’impôt, la soumission d’un homme à la menace de la force ne révèle aucune préférence libre pour ses avantages.présumés.


Troisièmement, l’argument va bien au-delà de ce qu’il prouve. En effet, l’arme du financement par l’impôt peut servir à augmenter l’offre de n’importe quoi, et pas seulement les services d’un barrage. Imaginons un pays où l’impôt financerait l’Eglise catholique, qui atteindrait sans aucun doute une taille plus grande que ne lui permettent des contributions volontaires.
Pourrait-on soutenir que cette Eglise d’Etat est “en fait” volontaire, que chacun veut forcer tous les autres à payer sa dîme afin que personne ne triche avec son “devoir” ?


Quatrièmement, la thèse de l’impôt “volontaire” n’est que du mysticisme. Comment peut-on être certain, sur la base de pareil sophisme, que chacun “en fait” paie ses impôts volontairement ?
Qu’en est-il des gens — les écologistes, disons — qui s’opposent aux barrages en tant que tels ?
Leur contribution est-elle “réellement” volontaire ?
La contribution forcée d’un protestant ou d’un athée à l’Eglise catholique serait-elle, elle aussi, volontaire ?
Et que dire du nombre croissant d’anarchistes dans notre société, qui s’opposent par principe à toute activité de l’Etat ?
 
De quelle manière pourrait-on faire passer leurs impôts pour “en réalité volontaires” ? Le fait est que l’existence dans le pays d’au moins un libertarien ou anarchiste suffit en soi à détruire la thèse des impôts prétendus “en réalité volontaires”.


On soutient également que, dans les Etats démocratiques, le fait de voter ferait que le gouvernement, ses pompes et ses oeuvres seraient bel et bien “acceptés”. Argument populaire qui est, une fois encore, fallacieux. D’abord, même si la majorité de la population approuvait spécifiquement toutes les actions des hommes de l’Etat et chacune d’entre elles, on n’aurait là qu’une tyrannie de la majorité et non pas une suite d’actions voulues par chaque personne dans le pays. Un meurtre est un meurtre, un vol est un vol, qu’ils soient commis par un homme contre un autre, ou par un groupe, ou même par la majorité de la population dans un territoire donné. Que la majorité appuie ou cautionne le vol ne change rien à la nature criminelle de l’acte ni à la gravité de l’injustice. Autrement, nous devrions admettre, par exemple, que les Juifs assassinés par le gouvernement nazi démocratiquement élu n’ont pas été victimes de meurtre mais se sont en fait “suicidés volontairement” — implication grotesque mais pourtant logique, de la doctrine qui prétend que la démocratie établit le consentement. Deuxièmement, dans un régime représentatif par opposition à une démocratie directe, les gens votent non pour des mesures particulières mais pour des “représentants” qui mettent en avant des propositions globales, à la suite de quoi lesdits “représentants” font ce qu’ils veulent jusqu’à l’expiration de leur mandat. Il est évident que ces prétendus “représentants” ne correspondent en rien à ce qu’indique leur titre : dans une société libre, chaque mandant embauche individuellement ses propres mandataires ou représentants, qu’il peut ensuite congédier à sa guise. Lysander Spooner l’avait bien écrit :


“Ils (les élus) ne sont ni nos employés, ni nos mandataires, ni nos représentants légaux, et pas davantage nos délégués. (En effet) nous n’assumons pas la responsabilité de leurs actes. Si un homme est mon employé, mon mandataire ou mon représentant légal, j’accepte nécessairement d’être responsable de tout ce qu’il fait dans la limite du pouvoir que je lui ai confié. Si je lui ai confié un pouvoir sur d’autres personnes que moi-même ou sur leurs biens, en tant que mon délégué, que ce pouvoir soit absolu ou très partiel, je suis ipso facto responsable vis-à-vis de ces autres personnes de tous les torts qu’il pourrait leur faire, aussi longtemps qu’il agit dans la limite des pouvoirs que je lui ai accordés. Mais il n’existe aucun individu que les décisions du Congrès aurait lésé dans sa personne ou sa propriété, qui puisse aller trouver les électeurs individuels et leur intenter une action en responsabilité pour les actes de leurs prétendus mandataires et délégués. Ce fait est la preuve que ces prétendus représentants du peuple, ceux de tout le monde, ne sont en réalité mandatés par personne”.


De plus, le vote ne peut prétendre, de par sa nature même, instituer le gouvernement de la majorité et encore moins le consentement volontaire à l’Etat. Aux Etats-Unis, par exemple, moins de 40 % des électeurs prennent la peine d’aller voter ; parmi ceux-ci, il se peut que 21 % votent pour un candidat, alors que 19 % votent pour l’autre. Or une proportion de 21 % ne représente guère le règne de la majorité et encore moins le consentement libre de tous. (En un certain sens, et sans égard à la démocratie ou aux élections, la “majorité” soutient toujours le gouvernement au pouvoir. Nous y reviendrons plus bas.)
 
Enfin, comment se fait-il que les impôts soient exigés de tout un chacun, que l’on ait voté ou non et, plus spécifiquement, que l’on ait voté pour le candidat heureux ou malheureux ?
Comment peut on interpréter l’abstention ou le vote pour le candidat battu comme une approbation des actions du gouvernement élu ?


Même pour ceux qui participent au scrutin, le fait de voter ne représente pas davantage un consentement volontaire à l’Etat.
Lisons les fortes pages de Spooner
 
 
“En fait, il n’y a pas de raison d’interpréter le fait que les gens votent bel et bien comme une preuve de leur approbation. Il faut au contraire considérer que, sans qu’on lui ait demandé son avis, un homme se trouve encerclé par les hommes d’un Etat auquel il n’a pas le pouvoir de résister ; des hommes d’un Etat qui le forcent à verser de l’argent, à exécuter des tâches et à renoncer à l’exercice d’un grand nombre de ses Droits naturels, sous peine de lourdes punitions. Il constate aussi que les autres exercent cette tyrannie à son égard par l’utilisation qu’ils font du bulletin de vote. Il se rend compte ensuite que s’il se sert à son tour du bulletin en question, il a quelque chance d’atténuer leur tyrannie à son endroit, en les soumettant à la sienne. Bref, il se trouve malgré lui dans une situation telle que s’il use du bulletin de vote, il a des chances de faire partie des maîtres, alors que s’il ne s’en sert pas il deviendra à coup sûr un esclave. Il n’a pas d’autre alternative que celle-là. Pour se défendre, il en choisit le premier terme. Sa situation est analogue à celle d’un homme qu’on a mené de force sur un champ de bataille, où il doit tuer les autres, s’il ne veut pas être tué lui-même. Ce n’est pas parce qu’un homme cherche à prendre la vie d’autrui pour sauver la sienne au cours d’une bataille qu’il faut en inférer que la bataille serait le résultat de son choix. Il en est de même des batailles électorales, qui ne sont que des substituts à la guerre ouverte.
Est-ce parce que sa seule chance de s’en tirer passe par l’emploi du bulletin de vote qu’on doit en conclure que c’est un conflit où il a choisi d’être partie prenante ?
Qu’il aurait de lui-même mis en jeu ses propres Droits naturels contre ceux des autres, à perdre ou à gagner selon la loi du nombre ?”

“On ne peut douter que les plus misérables des hommes, soumis à l’Etat le plus oppressif de la terre, se serviraient du bulletin de vote si on leur en laissait l’occasion, s’ils pouvaient y voir la moindre chance d’améliorer leur sort. Mais ce n’en serait pas pour autant la preuve qu’ils ont volontairement mis en place les hommes de l’Etat qui les opprime, ni qu’ils l’acceptent en quoi que ce soit” .


Si l’impôt, payé sous la contrainte, est impossible à distinguer du vol, il s’ensuit que l’Etat, qui subsiste par l’impôt, est une vaste organisation criminelle, bien plus considérable et efficace que n’importe quelle mafia “privée” ne le fut jamais. Son caractère criminel devrait sauter aux yeux non seulement en vertu de la théorie de l’injustice et des Droits de propriété exposée dans ce livre mais aussi pour les gens ordinaires, qui ont toujours considéré que le vol était un délit. Comme nous l’avons vu plus haut, le sociologue allemand Franz Oppenheimer a bien résumé la situation en notant qu’il y a deux méthodes, et deux seulement, pour acquérir des biens dans la société :
 
(1) la production et l’échange volontaire avec les autres — la méthode du marché libre ;
 
(2) l’expropriation violente de la richesse produite par autrui. Cette dernière méthode est celle de la violence et du vol.
 
La première est à l’avantage toutes les parties en cause ; la seconde profite à la bande ou à la classe des pillards aux dépens de leurs victimes. Non sans pertinence,Oppenheimer appelle “moyens économiques” la première méthode d’obtention de la richesse et “moyens politiques” la seconde. Il définit ensuite brillamment l’Etat comme “l’organisation des moyens politiques”.


On ne trouve nulle part une définition plus forte ni plus lumineuse de l’essence criminelle de l’Etat que dans ce passage de Lysander Spooner :

“Il est vrai que d’après la théorie de notre constitution, tous les impôts seraient versés volontairement ; que notre Etat est une compagnie d’assurance mutuelle, résultant de contrats que les gens auraient volontairement passés les uns avec les autres”...


“Cette théorie de l’Etat n’a cependant rien à voir avec la réalité pratique. Le fait est que les hommes de l’Etat, tout comme un bandit de grand chemin, vont trouver les gens pour leur dire ‘la bourse ou la vie’. Et c’est sous la menace de cette violence que l’on paie un grand nombre d’impôts, sinon la plupart d’entre eux”.


“Il est de fait que les hommes de l’Etat ne se mettent pas en embuscade sur le bord des routes isolées pour sauter sur un quidam, lui coller un pistolet sur la tempe et se mettre à lui faire les poches. Mais le vol à main armée n’en est pas moins un vol à main armée, et il est bien plus ignoble et honteux”.


“Le bandit assume seul pour lui-même la responsabilité, le danger et la nature criminelle de son acte. Il ne prétend pas avoir un ‘Droit’ légitime sur votre argent, ni qu’il entend le dépenser pour votre bien. Il ne cherche pas à se faire passer pour autre chose qu’un voleur. Il n’a pas assez d’impudence en réserve pour prétendre être seulement un ‘protecteur’, ni qu’il ne s’empare de l’argent des gens contre leur volonté que pour avoir les moyens de ‘protéger’ ces voyageurs inconscients, qui se sentent parfaitement capables de se protéger eux-mêmes ou qui n’apprécient pas son mode particulier de protection. Il est bien trop sensé pour oser faire des déclarations de cette espèce. En plus, une fois qu’il a pris votre argent, il vous laisse tranquille, ce que vous souhaitiez de lui. Il ne persiste pas à vous suivre malgré vous tout au long de la route, dans l’idée qu’il est votre ‘souverain’ de plein Droit, du fait de la ‘protection’ qu’il vous procure. Il ne pousse pas ladite ‘protection’ jusqu’à vous ordonner de vous prosterner et de le servir ; vous demandant de faire ceci, vous interdisant de faire cela. Vous volant toujours davantage d’argent, aussi souvent qu’il le trouve conforme à son intérêt ou à son bon plaisir ; en vous traitant de rebelle, de traître et d’ennemi de votre patrie, et en vous fusillant sans merci si vous contestez son autorité ou résistez à ses exigences. C’est un homme bien trop droit pour se rendre coupable de telles impostures, de tels affronts et de telles vilenies. Bref, il n’essaie pas, en plus de vous avoir volé, de faire de vous sa dupe et son esclave”.


Il est instructif de se demander pourquoi les hommes de l’Etat, au contraire du brigand, ne manquent jamais de s’envelopper dans un discours de légitimité, pourquoi il faut qu’ils se laissent aller à toutes les hypocrisies exposées par Spooner. La réponse est que le brigand n’est pas un membre visible, permanent, légal ou accepté de la société, et encore moins un personnage en vue. Il doit toujours chercher à échapper à ses victimes ou aux hommes de l’Etat eux-mêmes. Or l’Etat, lui, n’est pas, comme les autres bandes de brigands, traité comme une organisation criminelle : bien au contraire, ses protégés occupent généralement des positions de haut rang dans la société. Ce statut permet aux hommes de l’Etat de se faire entretenir par leurs victimes tout en obtenant le soutien de la majorité d’entre elles ou, du moins, leur résignation devant l’exploitation dont elles sont victimes. Et la fonction des valets et alliés idéologiques des hommes de l’Etat est précisément de faire croire à la population que l’Empereur est bien habillé. Autrement dit, il revient aux idéologues d’expliquer comment, alors qu’un vol commis par une personne ou un groupe est mauvais et criminel, la même action commise par les hommes de l’Etat n’est plus du vol mais participe d’une activité légitime et même vaguement sanctifiée qui est dite “prélèvement obligatoire”. Il leur revient d’accréditer l’idée qu’un meurtre commis par une ou plusieurs personnes ou par des groupes est une action mauvaise qui doit être punie, mais que lorsque ce sont les hommes de l’Etat qui tuent, il ne s’agit pas d’assassinat mais d’une activité admirable que l’on connaît sous le nom de “guerre” ou de “répression de la subversion intérieure”. Ils doivent expliquer que si l’enlèvement et l’esclavage sont mauvais et que la loi doit les interdire quand ils sont le fait d’individus ou de groupes privés, quand, à l’inverse, ce sont les hommes de l’Etat qui commettent de tels actes il ne s’agit pas d’enlèvement ni d’esclavage mais de “service militaire” devenu nécessaire au bien commun voire conforme aux injonctions de la morale elle-même. Les idéologues de l’étatisme ont pour fonction de tisser les faux habits de l’empereur, de faire admettre à la population un système de deux poids et deux mesures, vu que lorsque les hommes de l’Etat commettent le pire des crimes, en fait ce n’en est pas un, mais quelque chose d’autre, qui est nécessaire, juste, vital et même -à d’autres époques- conforme à la volonté même de Dieu. Le succès immémorial des idéologues de l’Etat dans cette entreprise représente peut-être la plus grande supercherie de l’histoire de l’humanité.


L’idéologie a toujours été essentielle à la survie de l’Etat comme le montre son utilisation systématique depuis les anciens empires d’Orient. Bien sûr, le contenu de l’idéologie varie selon les époques, les conditions et les cultures. Dans le despotisme oriental, l’Eglise officielle considérait souvent l’Empereur comme un dieu ; à notre époque plus profane, l’argument est devenu celui de l’“intérêt général” ou du “bien public”. Mais le but est toujours le même : convaincre la population que l’Etat ne représente pas, comme on serait porté à le croire, la criminalité sur une échelle gigantesque mais plutôt quelque chose de nécessaire et de vital qui mérite soutien et obéissance. Si l’Etat éprouve un tel besoin d’idéologie, c’est qu’il se fonde toujours, en définitive, sur l’appui de la majorité de la population, qu’il soit “démocratie”, dictature ou monarchie absolue. Cet appui n’est rien d’autre que l’acceptation du système par la majorité (et non pas, répétons le, par chaque individu), qui consent à payer l’impôt, à se battre sans trop rechigner dans les guerres voulues par les hommes de l’Etat, à se soumettre à ses leurs réglementations et décrets. Point n’est besoin d’un enthousiasme actif pour garantir l’efficacité de cet appui, la résignation passive suffit. Mais l’appui est nécessaire. Car si la population était vraiment persuadée que l’Etat est illégitime, qu’il n’est ni plus ni moins qu’une immense bande de gangsters, il s’effondrerait rapidement et ne serait rien de plus qu’une mafia parmi d’autres. D’où la nécessité des idéologues stipendiés par les hommes de l’Etat et aussi de la complicité séculaire avec les intellectuels de Cour qui ressassent l’apologie de la domination étatique.


Dans son Discours de la servitude volontaire, Etienne de La Boétie fut au XVIè siècle le premier théoricien politique des temps modernes à observer que tout Etat repose sur le consentement de la majorité. Il constata que l’Etat tyrannique est toujours composé d’une minorité de la population et que, par conséquent, le maintien de son despotisme repose forcément sur la reconnaissance de sa légitimité par la majorité exploitée, sur ce que l’on appellera plus tard “l’ingénierie du consentement”. Deux cents ans après La Boétie, David Hume — bien qu’il ne fût guère libertarien — proposa une analyse similaire. Répliquera-t-on que l’efficacité des armes modernes permet à une force minoritaire de maintenir continuellement sous sa coupe une majorité hostile ? C’est ignorer le fait que ces armes peuvent être aussi entre les mains de la majorité, et que les forces armées de la minorité peuvent se mutiner et prendre parti pour la foule.


Ainsi, le besoin continuel d’une idéologie convaincante a toujours incité les hommes de l’Etat à attirer dans leur giron les intellectuels qui font l’opinion. Aux époques antérieures, les intellectuels étaient les prêtres, d’où notre remarque sur la très vieille alliance entre le Trône et l’Autel, entre l’Eglise et l’Etat. De nos jours, les économistes “scientifiques” et “positifs” et les “conseillers à la sécurité nationale” notamment jouent un rôle idéologique semblable au service du pouvoir des hommes de l’Etat.


Dans le monde moderne — où une Eglise d’Etat n’est plus possible —, il est particulièrement important pour les hommes de l’Etat de s’assurer le contrôle de l’éducation afin de façonner l’esprit de leurs sujets. Non seulement ils influencent l’Université par leurs nombreuses subventions ainsi que les institutions qu’ils possèdent, mais ils contrôlent aussi l’éducation primaire et secondaire grâce à l’institution universelle de l’école publique, aux procédures d’agrément ou contrats d’association imposées aux écoles privées, à l’obligation scolaire, etc.
 
Ajoutons à cela le contrôle à peu près total des hommes de l’Etat sur la radio et la télévision — soit par la propriété étatique pure et simple comme dans la plupart des pays soit, comme aux Etats-Unis, par la nationalisation des ondes et le système des autorisations d’émettre octroyées par un organisme fédéral pour régenter le Droit d’utiliser les fréquences et autres canaux de l’espace hertzien..
 
Ainsi, les hommes de l’Etat violent-ils nécessairement, de par leur nature même, les lois morales généralement admises et respectées par la plupart des gens, qui conviennent du caractère injuste et criminel du meurtre et du vol. Les coutumes, les règles et les lois de toutes les sociétés condamnent ces actes. Malgré sa puissance séculaire, l’Etat est donc toujours vulnérable. Il importe donc d’éclairer la population sur la vraie nature de l’Etat, de l’amener à prendre conscience que les hommes de l’Etat transgressent les prohibitions communes contre le vol et le meurtre, qu’ils violent nécessairement les règles communes du Droit pénal et de la morale.


Nous avons bien vu que les hommes de l’Etat ont besoin des intellectuels ; mais pourquoi les intellectuels ont-ils besoin des hommes de l’Etat ?
En termes clairs, c’est parce que les intellectuels, dont les services correspondent rarement à une demande impérieuse de la masse des consommateurs, trouvent pour leurs talents un “marché” mieux assuré auprès des hommes de l’Etat. Ces derniers peuvent leur accorder un pouvoir, un statut et des revenus qu’ils sont généralement incapables de se procurer par l’échange volontaire. Au cours des siècles, un grand nombre d’intellectuels (pas tous, cependant) ont recherché le Pouvoir, la réalisation de l’idéal platonicien du “philosophe-roi”. Entendez le cri du coeur poussé par le professeur Needham, grand érudit marxiste, s’inscrivant en faux contre la verte critique que Karl Wittfogel, faisait de l’alliance entre l’ Etat et les intellectuels dans le despotisme oriental :
 
“Cette civilisation attaquée si âprement par le professeur Wittfogel donnait des postes de fonctionnaires à des poètes et à des savants.” Needham ajoute qu’au cours des époques successives, les empereurs [chinois] furent servis par un grand corps de savants profondément humanistes et désintéressés”.
 
Aux yeux du professeur Needham, cela justifie sans doute l’écrasant despotisme de l’ancien orient.


Mais point n’est besoin de revenir en arrière jusqu’à l’Orient antique ni même aux professeurs de l’Université de Berlin qui, au 19è siècle, proclamaient leur intention de se constituer en “gardes du corps intellectuels de la maison des Hohenzollern”...
Dans l’Amérique d’aujourd’hui, nous avons un politologue bien connu, le professeur Richard Neustadt, qui acclame le président des Etats-Unis comme
 
“le seul symbole d’apparence monarchique de l’Union”.
 
Voici un conseiller à la sécurité nationale, Townsend Hoopes, qui écrit que:
 
“dans notre système constitutionnel, le peuple ne peut se tourner que vers le Président pour définir notre problème de politique étrangère ainsi que les programmes nationaux et les sacrifices qui y apporteront des solutions effectives”.
 
Nous avons aussi l’écho qu’en renvoie Richard Nixon, définissant son rôle à la veille de son élection à la présidence :
 
“[Le président] doit articuler les valeurs de la Nation, définir ses objectifs et organiser sa volonté.”
 
Dans la conception de Nixon, on retrouve l’idée obsédante formulée par l’universitaire Ernst Huber, dans le contexte de la Loi constitutionnelle du Grand Reich allemand des années trente.
 
Le chef d’Etat, écrivait Huber, “établit les grands objectifs à atteindre et planifie l’emploi de tous les pouvoirs de la Nation pour la réalisation des objectifs communs […] il donne à la vie nationale son vrai but et sa vraie valeur”.


Les hommes de l’Etat constituent donc une organisation criminelle qui subsiste grâce à un système permanent imposition-pillage à grande échelle et qui opèrent impunément en se ménageant l’appui de la majorité (et non, répétons-le, de tout un chacun) par une alliance avec un groupe d’intellectuels faiseurs d’opinion, qu’ils récompensent par une participation à l’exercice de leur pouvoir et au partage de leur butin. Mais on doit examiner un autre aspect crucialement important de l’Etat, c’est l’idée implicite selon laquelle l’appareil d’Etat serait le propriétaire légitime du territoire sur lequel il exerce sa juridiction. Autrement dit, les hommes de l’Etat s’arrogent un monopole de la force, du pouvoir de décision ultime, sur un territoire donné — plus ou moins grand selon les circonstances historiques et selon ce qu’ils ont pu arracher aux autres Etats. Or c’est uniquement s’il était vrai que les hommes de l’Etat sont propriétaires de leur territoire, qu’on pourrait dire qu’ils ont le Droit d’imposer des règles à ceux qui ont décidé d’y vivre. Les hommes de l’Etat seraient fondés à confisquer ou contrôler la propriété privée pour cette bonne raison qu’il n’y en aurait pas d’autre que la leur, étant eux-mêmes propriétaires exclusifs de la totalité du territoire. Et dans la mesure où les hommes de l’Etat laissent leurs sujets libres de quitter le territoire, on peut dire qu’ils se comportent tout simplement comme un propriétaire établissant des règles pour ceux qui vivent chez lui. (Telle semble être la seule justification du fruste slogan :
 
“l'Amérique, on l’aime ou on la quitte”*
 
, ainsi que de la grande importance généralement accordée au Droit d’émigrer.)
 
Bref, cette doctrine fait des hommes de l’Etat l’équivalent d’un Roi médiéval, d’un suzerain qui, du moins en théorie, était propriétaire de toutes les terres de son domaine. Le fait que les nouvelles ressources ou celles qui n’appartiennent à personne — terre vierges ou lacs — sont revendiquées par les hommes de l’Etat comme leur propriété constitue une manifestation de cette théorie implicite.
Or, la théorie de la première mise en valeur que nous avons esquissée plus haut suffit à détruire ce genre de prétentions de l’appareil étatique.


En vertu de quel Droit dans ce bas monde les criminels de l’Etat revendiquent-ils la propriété de leur territoire ?
Il est déjà assez scandaleux qu’ils aient accaparé le contrôle ultime des décisions à l’intérieur de ce territoire, en vertu de quoi le territoire tout entier leur appartiendrait-il en propre ?


L’Etat se définit donc comme une organisation caractérisée par l’une ou l’autre des propriétés suivantes ou (comme c’est presque toujours le cas dans la réalité) par les deux à la fois :
 
(1) il obtient ses revenus par la violence physique, c’est-à-dire par l’impôt) ;
(2) il acquiert un monopole coercitif de la force et du pouvoir ultime de décision dans un territoire donné.
 
Chacune de ces deux activités essentielles des hommes de l’Etat constitue en soi une agression criminelle et une prédation des Droits légitimes de propriété de leurs sujets (y compris du Droit de propriété sur soi). En effet, la première institue le vol sur une grande échelle, alors que la seconde interdit la libre concurrence des producteurs de sécurité et de décision à l’intérieur du territoire — elle interdit l’achat et la vente libres des services policiers et judiciaires . Elle est donc tout à fait juste, la critique cinglante du théoricien libertarien Albert Jay Nock :
 
“L’Etat revendique et exerce le monopole du crime” dans un territoire donné, il “interdit les assassinats privés mais il organise lui-même le meurtre sur une échelle colossale. Il punit le vol privé, mais il met la main sans scrupule sur tout ce qu’il veut, que ce soit la propriété des citoyens ou celle des étrangers”.


Insistons sur le fait que les hommes de l’Etat n’emploient pas seulement la violence pour s’assurer de leurs revenus, embaucher des propagandistes au service de l’extension de leur pouvoir, et pour imposer par la force leur monopole sur des services vitaux comme la protection policière, les pompiers, les transports ou la poste. Ils dirigent aussi plusieurs autres activités dont aucune ne peut prétendre être au service des consommateurs. Leur monopole de la force leur sert à établir, selon les termes de Nock, “un monopole du crime” — c’est-à-dire à contrôler, réglementer et soumettre à la coercition leurs malheureux sujets. Ils vont souvent jusqu’à contrôler leur moralité et leur vie quotidienne. Les recettes qu’ils ont prises par la force, les hommes de l’Etat les utilisent non seulement pour monopoliser et produire inefficacement des services qui sont par ailleurs utiles à la population, mais aussi pour accroître leur propre pouvoir au détriment de leurs sujets, qu’ils exploitent et harcèlent : ils redistribuent à eux-mêmes et à leurs séides le revenu et la richesse de la population, ils contrôlent les habitants de leur territoire, leur donnent des ordres et les soumettent à la contrainte. Dans une société vraiment libre, une société où les Droits de la personnes et de la propriété seraient protégés, l’Etat ne pourrait donc que cesser d’exister. Disparaîtraient avec lui la myriade de ses activités d’intrusion et d’agression et son énorme prédation des Droits de la personne et de la propriété. Au même moment, les services authentiques, qu’il réussit si mal à produire, seraient ouverts à la libre concurrence selon ce que les consommateurs individuels sont volontairement prêts à payer.


Le ridicule achevé du conservateur moyen appelant les hommes de l’Etat à faire respecter sa définition personnelle de la morale (par exemple pour interdire la pornographie, sous prétexte d’immoralité) apparaît ainsi en pleine lumière. Sans parler des autres arguments difficiles à réfuter qui condamnent toute morale imposée (aucun acte qui n’est pas librement choisi ne peut être tenu pour vertueux), il est à coup sûr grotesque de confier la moralité publique au groupe de malfaiteurs le plus dangereux de la société, c’est-à-dire les hommes de l’Etat.
 
L'éthique de la liberté en texte intégral ici.

Par Murray Newton Rothbard
, L'éthique de la liberté, Chapitre 22

Source:
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