février 16, 2025

Anarchisme libertarien : réponses à dix objections

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Anarchisme libertarien : réponses à dix objections

par Roderick T. Long

 


 

Merci à Revi N. Nair pour avoir retranscrit cette conférence de l'Université Mises de 2004. Je voudrais parler de certaines des principales objections qui ont été formulées à l'encontre de l'anarchisme libertarien et de mes tentatives pour y répondre. Mais avant de commencer à formuler des objections et d'essayer d'y répondre, il ne sert à rien d'essayer de répondre aux objections à une opinion à moins que vous n'ayez donné une raison positive de soutenir cette opinion en premier lieu. Je voudrais donc simplement dire brièvement ce que je pense être les arguments positifs en sa faveur avant de continuer à la défendre contre les objections. 

Problèmes liés au monopole forcé 

Pensez-y de cette façon. Quel mal y a-t-il à avoir un monopole sur les chaussures ? Supposons que moi et ma bande soyons les seuls légalement autorisés à fabriquer et à vendre des chaussures – ma bande et toute autre personne que j’autorise, mais personne d’autre. Quel mal y a-t-il à cela ? Eh bien, tout d’abord, d’un point de vue moral, la question est : pourquoi nous ? Qu’avons-nous de si spécial ? Maintenant, dans ce cas, parce que je me suis choisi, il est plus plausible que je doive avoir ce genre de monopole, alors peut-être que je devrais choisir un autre exemple ! Mais vous vous demandez peut-être : comment moi et ma bande pouvons-nous prétendre avoir le droit de fabriquer et de vendre quelque chose que personne d’autre n’a le droit de fabriquer et de vendre, de fournir un bien ou un service que personne d’autre n’a le droit de fournir. Au moins, pour autant que vous le sachiez, je ne suis qu’un autre mortel, un autre humain comme vous (plus ou moins). Donc, d’un point de vue moral, je n’ai pas plus le droit de le faire que quiconque.

Ensuite, bien sûr, d’un point de vue pragmatique et conséquentialiste, eh bien, tout d’abord, quel est le résultat probable du fait que moi et ma bande aurions un monopole sur les chaussures ? Eh bien, tout d’abord, il y a des problèmes d’incitation. Si je suis la seule personne qui a le droit de fabriquer et de vendre des chaussures, vous n’allez probablement pas les obtenir à très bas prix chez moi. Je peux demander autant que je veux, tant que je ne demande pas trop cher pour que vous ne puissiez pas vous les permettre du tout ou que vous décidiez que vous êtes plus heureux de ne pas avoir les chaussures. Mais tant que vous le voulez et que vous le pouvez, je vous demanderai le prix le plus élevé que je puisse obtenir de vous, car vous n’avez pas de concurrence, nulle part où aller. Vous ne devriez probablement pas non plus vous attendre à ce que les chaussures soient de très haute qualité, car, après tout, tant qu’elles sont à peine utilisables et que vous préférez toujours les porter à pieds nus, alors vous devez me les acheter. Outre le fait que les chaussures seront probablement chères et de mauvaise qualité, il y a aussi le fait que ma capacité à être la seule personne à fabriquer et à vendre des chaussures me donne un certain pouvoir sur vous. Supposons que je ne vous aime pas. Supposons que vous m’ayez offensé d’une manière ou d’une autre. Eh bien, peut-être que vous n’aurez tout simplement pas de chaussures pendant un certain temps. Il y a donc aussi des problèmes d’abus de pouvoir.  

Mais ce n’est pas seulement le problème de l’incitation, car, après tout, supposons que je sois un parfait saint et que je fabrique les meilleures chaussures possibles pour vous, que je demande le prix le plus bas possible et que je n’abuse pas de mon pouvoir. Supposons que je sois totalement digne de confiance. Je suis un prince parmi les hommes (pas au sens de Machiavel). Il reste un problème : comment puis-je savoir exactement que je fais le meilleur travail possible avec ces chaussures ? Après tout, il n’y a pas de concurrence. Je suppose que je pourrais interroger les gens pour essayer de savoir quel genre de chaussures ils semblent vouloir. Mais il existe de nombreuses façons différentes de fabriquer des chaussures. Certaines sont plus chères, d’autres moins chères. Comment puis-je le savoir, étant donné qu’il n’y a pas de marché et que je ne peux pas vraiment faire grand-chose en termes de comptabilité des profits et des pertes ? Je dois juste faire des suppositions. Donc, même si je fais de mon mieux, la quantité et la qualité que je produis ne sont peut-être pas les mieux adaptées pour satisfaire les préférences des gens, et j’ai du mal à trouver ces choses. 

Le gouvernement est un monopole forcé 

Voilà donc toutes les raisons pour lesquelles il ne faut pas avoir le monopole de la fabrication et de la vente de chaussures. A première vue, il semble que ce soient toutes de bonnes raisons pour ne pas avoir le monopole de la prestation de services de règlement des litiges, de protection des droits et de tout ce qui est impliqué dans ce que l’on pourrait appeler, au sens large, l’entreprise juridique. Tout d’abord, il y a la question morale : pourquoi un groupe de personnes obtient-il le droit d’être le seul sur un territoire donné à pouvoir offrir certains types de services juridiques ou à faire respecter certains types de règles ? Ensuite, il y a ces questions économiques : quelles seront les incitations ? Une fois de plus, il s’agit d’un monopole. Il semble probable qu’avec une clientèle captive, ils vont facturer des prix plus élevés qu’ils ne le feraient autrement et offrir une qualité inférieure. Il pourrait même y avoir des abus de pouvoir occasionnels. Et puis, même si vous parvenez à éviter tous ces problèmes et à faire entrer tous ces saints dans le gouvernement, il reste toujours le problème de savoir comment ils savent que la manière particulière dont ils fournissent des services juridiques, la combinaison particulière de services juridiques qu’ils offrent, les façons particulières dont ils le font sont vraiment les meilleures ? Ils essaient simplement de comprendre ce qui fonctionnera. Comme il n’y a pas de concurrence, ils n’ont pas beaucoup de moyens de savoir si ce qu’ils font est la chose la plus efficace qu’ils pourraient faire. L’objectif de ces considérations est donc de faire peser la charge de la preuve sur l’adversaire. C’est donc à ce stade que l’adversaire de la concurrence dans les services juridiques doit soulever des objections.

 


 

DIX OBJECTIONS À L’ANARCHISME LIBERTARIEN

(1) Le gouvernement n’est pas un monopole coercitif 

L’une des objections qui est parfois soulevée n’est pas tant une objection à l’anarchisme qu’une objection à l’argument moral en faveur de l’anarchisme : eh bien, écoutez, ce n’est pas vraiment un monopole coercitif. Ce n’est pas comme si les gens n’avaient pas consenti à cela, car dans un certain sens, les gens ont consenti au système existant – en vivant dans les frontières d’un territoire particulier, en acceptant les avantages offerts par le gouvernement, etc., ils ont, en effet, consenti. Tout comme si vous entrez dans un restaurant et que vous vous asseyez et dites : « Je prendrai un steak », vous n’avez pas à mentionner explicitement que vous acceptez de le payer ; c’est juste en quelque sorte compris. En vous asseyant au restaurant et en demandant le steak, vous acceptez de le payer. De la même manière, si vous vous installez sur le territoire d’un État donné et que vous acceptez de bénéficier de la protection de la police ou d’autres services, vous acceptez implicitement de vous conformer à ses exigences. Or, même si cet argument fonctionne, il ne règle pas la question pragmatique de savoir s’il s’agit du meilleur système possible.  

Mais je pense qu’il y a quelque chose de douteux dans cet argument. Il est certainement vrai que si je vais sur la propriété de quelqu’un d’autre, alors il semble que l’on s’attende à ce que tant que je suis sur sa propriété, je doive faire ce qu’il dit. Je dois suivre ses règles. Si je ne veux pas suivre ses règles, alors je dois partir. Alors, je vous invite chez moi, et quand vous entrez, je dis : « Vous devez porter le chapeau rigolo. » Et vous dites : « Qu’est-ce que c’est ? » Et je réponds : « Eh bien, c’est comme ça que ça fonctionne chez moi. Tout le monde doit porter le chapeau rigolo. Ce sont mes règles. » Eh bien, vous ne pouvez pas dire : « Je ne porterai pas le chapeau mais je reste quand même. » Ce sont mes règles – elles sont peut-être stupides, mais je peux le faire. Supposons maintenant que vous êtes chez vous en train de dîner, que je suis votre voisin d’à côté et que je vienne frapper à votre porte. Vous ouvrez la porte, j’entre et je dis : « Vous devez porter ce drôle de chapeau. » Et vous demandez : « Pourquoi est-ce que c’est comme ça ? » Et je réponds : « Eh bien, vous avez emménagé à côté de chez moi, n’est-ce pas ? En faisant ça, vous avez en quelque sorte accepté. » Et vous dites : « Attendez une seconde ! Quand ai-je accepté cela ? » Je pense que la personne qui avance cet argument suppose déjà que le gouvernement a une certaine compétence légitime sur ce territoire. Et ensuite, elle dit : « Eh bien, maintenant, toute personne qui se trouve sur le territoire accepte donc les règles en vigueur. » Mais elle suppose exactement ce qu’elle essaie de prouver, à savoir que cette compétence sur le territoire est légitime. Si ce n’est pas le cas, alors le gouvernement n’est qu’un groupe de personnes de plus vivant sur ce vaste territoire géographique général. Mais j’ai ma propriété, et je ne sais pas exactement quelles sont leurs dispositions, mais je suis là, dans ma propriété, et ils n’en sont pas propriétaires – du moins, ils ne m’ont pas donné d’arguments pour le prouver – et donc, le fait que je vive dans « ce pays » signifie que je vis dans une certaine région géographique sur laquelle ils ont certaines prétentions – mais la question est de savoir si ces prétentions sont légitimes. Vous ne pouvez pas supposer cela comme un moyen de le prouver.

Un autre problème avec ces arguments de contrat social implicite est qu’il n’est pas clair en quoi consiste le contrat. Dans le cas d’une commande de nourriture dans un restaurant, tout le monde sait à peu près en quoi consiste le contrat. On pourrait donc invoquer le consentement implicite. Mais personne ne suggérerait qu’on puisse acheter une maison de la même manière. Il y a toutes ces règles et ce genre de choses. Quand il s’agit de quelque chose de compliqué, personne ne dit : « Vous avez simplement accepté en hochant la tête à un moment donné », ou quelque chose comme ça. Vous devez découvrir ce qui est réellement dans le contrat ; à quoi acceptez-vous ? Ce n’est pas clair si personne ne connaît exactement les détails du contrat. Ce n’est pas si convaincant. Bon, eh bien, la plupart des arguments dont je vais parler sont pragmatiques, ou un mélange de moral et de pragmatisme. 

 (2) Hobbes : Le gouvernement est nécessaire à la coopération 

 L’argument le plus célèbre contre l’anarchie est probablement celui de Hobbes. L’argument de Hobbes est le suivant : « eh bien, écoutez, la coopération humaine, la coopération sociale, nécessite une structure de droit en arrière-plan. La raison pour laquelle nous pouvons nous faire confiance pour coopérer est que nous savons qu’il existe des forces juridiques qui nous puniront si nous violons les droits des autres. Je sais qu’elles me puniront si je viole vos droits, mais elles vous puniront également si vous violez les miens. Je peux donc vous faire confiance parce que je n’ai pas à me fier à votre personnalité. Je dois juste me fier au fait que vous serez intimidé par la loi. Ainsi, la coopération sociale nécessite ce cadre juridique soutenu par la force de l’État. » Eh bien, Hobbes suppose plusieurs choses à la fois ici. Tout d’abord, il suppose qu’il ne peut y avoir de coopération sociale sans loi. Deuxièmement, il suppose qu’il ne peut y avoir de loi à moins qu’elle ne soit appliquée par la force physique. Et troisièmement, il suppose qu’une loi ne peut être appliquée par la force physique à moins que ce ne soit par un État monopoliste.  

Mais toutes ces hypothèses sont fausses. Il est vrai que la coopération peut émerger et émerge, peut-être pas aussi efficacement qu’elle le ferait avec la loi, mais sans loi. Dans son livre Order Without Law, Robert Ellickson parle de la façon dont les voisins parviennent à résoudre leurs conflits. Il donne de nombreux exemples de ce qui se passe si la vache d’un agriculteur erre sur le territoire d’un autre agriculteur et que les deux parties règlent le problème par le biais d’accords coutumiers mutuels, etc., sans qu’il existe de cadre juridique pour résoudre le problème. Ce n’est peut-être pas suffisant pour une économie complexe, mais cela montre certainement qu’il est possible d’avoir une certaine forme de coopération sans cadre juridique réel. Deuxièmement, il est possible d’avoir un cadre juridique qui ne soit pas soutenu par la force. Un exemple serait le Law Merchant à la fin du Moyen Âge : un système de droit commercial qui était soutenu par des menaces de boycott. Le boycott n’est pas un acte de force. Mais il y a toujours des marchands qui concluent tous ces contrats, et si vous ne respectez pas le contrat, alors le tribunal le dit à tout le monde : « cette personne n’a pas respecté le contrat ; tenez-en compte si vous voulez conclure un autre contrat avec elle. » Et troisièmement, vous pouvez avoir des systèmes juridiques formels qui utilisent la force sans être monopolistiques. Puisque Hobbes n’envisage même pas cette possibilité, il ne donne pas vraiment d’argument contre elle. Mais vous pouvez certainement en voir des exemples dans l’histoire. L’histoire de l’Islande médiévale, par exemple, où il n’y avait pas de centre unique d’application. Bien qu’il y ait eu ce que l’on pourrait peut-être appeler un gouvernement, il n’avait aucun bras exécutif du tout. Il n’y avait pas de police, pas de soldats, rien. Il y avait une sorte de système judiciaire compétitif. Mais l’application de la loi était à la discrétion de qui que ce soit. Et des systèmes ont évolué pour s’en occuper. 

(3) Locke : Trois « inconvénients » de l’anarchie 

Bon, bon, les arguments les plus intéressants viennent de Locke. Locke soutient que l’anarchie implique trois choses qu’il appelle des « inconvénients ». Et « inconvénient » a un son un peu plus lourd dans l’anglais du XVIIe siècle que dans l’anglais moderne, mais son argument en l’appelant « inconvénients », qui est toujours un peu plus faible, était que Locke pensait que la coopération sociale pouvait exister dans une certaine mesure sous l’anarchie. Il était plus optimiste que Hobbes. Il pensait que, sur la base des sympathies morales d’une part et de l’intérêt personnel d’autre part, la coopération pouvait émerger. Il pensait qu’il y avait trois problèmes. L’un d’eux, disait-il, était qu’il n’y aurait pas de corpus général de lois qui seraient généralement connues, acceptées et comprises. Les gens pourraient saisir certains principes fondamentaux de la loi de la nature. Mais leurs applications et leurs détails précis seraient toujours controversés. Même les libertariens ne sont pas d’accord. Ils peuvent être d’accord sur des choses générales, mais nous sommes toujours en train de discuter entre nous sur divers points de détail. Ainsi, même dans une société de libertariens pacifiques et coopératifs, il y aura toujours des désaccords sur les détails. Et donc, à moins qu’il n’y ait un corpus général de lois que tout le monde connaisse et qui permette à chacun de savoir ce qu’il peut faire et ce qu’il ne peut pas faire, cela ne fonctionnera pas. C’était donc le premier argument de Locke. Il doit y avoir un corpus de lois universel connu de tous, applicable à tous et que chacun connaisse à l’avance. Deuxièmement, il y a un problème de pouvoir d’application. Il pensait que sans gouvernement, on n’a pas un pouvoir suffisamment unifié pour faire respecter les lois. On a juste des individus qui font respecter les lois de leur propre chef, et ils sont tout simplement trop faibles, ils ne sont pas assez organisés, ils pourraient être envahis par une bande de bandits ou quelque chose comme ça.

Troisièmement, Locke a dit que le problème est que l’on ne peut pas faire confiance aux gens pour être juges de leur propre cause. Si deux personnes sont en désaccord et que l’une d’elles dit : « Je sais ce qu’est la loi de la nature et je vais vous l’imposer », eh bien, les gens ont tendance à être partiaux et vont trouver plus plausible l’interprétation de la loi de la nature qui favorise leur propre cause. Il pensait donc qu’on ne peut pas faire confiance aux gens pour être juges de leur propre cause ; par conséquent, ils devraient être moralement tenus de soumettre leurs différends à un arbitre. Peut-être qu’en cas d’urgence, ils peuvent toujours se défendre sur place, mais dans d’autres cas où il ne s’agit pas d’une question de légitime défense immédiate, ils doivent déléguer cette tâche à un arbitre, à une tierce partie – et c’est l’État. Locke pense donc que ce sont là trois problèmes que l’on rencontre en anarchie, et que l’on ne les rencontrerait pas sous un gouvernement ou du moins sous un gouvernement approprié. Mais je pense que c’est exactement l’inverse. Je pense que l’anarchie peut résoudre ces trois problèmes, et que l’État, de par sa nature même, ne peut pas les résoudre. Prenons d’abord le cas de l’universalité, ou de l’existence d’un corpus de lois universellement connu, que les gens peuvent connaître à l’avance et sur lequel ils peuvent compter. Maintenant, est-ce que cela peut émerger dans un système non étatique ? En fait, cela est apparu dans le droit marchand précisément parce que les États ne le fournissaient pas. L’une des choses qui a contribué à l’émergence du droit marchand est que les États européens avaient chacun des ensembles de lois différents régissant les commerçants. Ils étaient tous différents. Et un tribunal en France ne pouvait pas confirmer un contrat conclu en Angleterre en vertu des lois anglaises, et vice versa. Ainsi, la capacité des commerçants à s’engager dans le commerce international était entravée par le fait qu’il n’existait pas de système uniforme de droit commercial pour toute l’Europe. Les commerçants se sont donc réunis et ont dit : « Bon, créons-en quelques-uns de nos propres. Les tribunaux édictent des règles farfelues, toutes différentes, qui ne respectent pas les décisions des autres. Nous allons donc les ignorer et créer notre propre système. » Il s’agit donc d’un cas où l’uniformité et la prévisibilité ont été produites par le marché et non par l’État. Et vous pouvez comprendre pourquoi cela n’est pas surprenant. Il est dans l’intérêt de ceux qui fournissent un système privé de le rendre uniforme et prévisible si c’est ce dont les clients ont besoin.

C’est pour la même raison que vous ne trouvez pas de cartes de retrait triangulaires. Autant que je sache, aucune loi n’interdit d’avoir des cartes de retrait triangulaires, mais si quelqu’un essayait de les commercialiser, elles ne seraient pas très populaires parce qu’elles ne s’adapteraient pas aux machines existantes. Lorsque les gens ont besoin de diversité, lorsque les gens ont besoin de systèmes différents pour différentes personnes, le marché les fournit. Mais il y a des choses où l’uniformité est meilleure. Votre carte de retrait a plus de valeur pour vous si tout le monde utilise le même type de carte ou un type compatible avec elle, de sorte que vous pouvez tous utiliser les machines où que vous alliez ; et donc, les commerçants, s’ils veulent faire du profit, vont offrir de l’uniformité. Le marché a donc intérêt à offrir de l’uniformité d’une manière que le gouvernement ne fait pas nécessairement. En ce qui concerne la question d’avoir suffisamment de pouvoir pour s’organiser pour la défense – eh bien, il n’y a aucune raison pour que vous ne puissiez pas avoir d’organisation dans l’anarchie. L’anarchie ne signifie pas que chacun fabrique ses propres chaussures. L’alternative à ce que le gouvernement fournisse toutes les chaussures n’est pas que chaque personne fabrique ses propres chaussures. De même, l’alternative au fait que le gouvernement fournisse tous les services juridiques n’est pas que chaque personne doive être son propre gendarme indépendant. Il n’y a aucune raison pour que les gens ne puissent pas s’organiser de diverses manières. En fait, si vous craignez de ne pas avoir suffisamment de force pour résister à un agresseur, eh bien, un gouvernement monopoliste est un agresseur bien plus dangereux qu’une simple bande de bandits ou autre, car il a unifié tout ce pouvoir en un seul point de la société entière. Mais je pense que, ce qui est le plus intéressant, c’est que l’argument selon lequel il faut être juge dans sa propre affaire se retourne contre l’argument de Locke ici. Car tout d’abord, ce n’est pas un bon argument en faveur du monopole, car c’est une erreur de prétendre que tout le monde devrait soumettre ses différends à un tiers, alors qu’il devrait y avoir un tiers à qui tout le monde soumet ses différends. C’est comme prétendre que tout le monde aime au moins une émission de télévision, alors qu’il y a au moins une émission de télévision que tout le monde aime. Cela ne va pas de soi. Vous pouvez demander à tout le monde de soumettre ses litiges à des tiers sans qu’il y ait un tiers auquel chacun soumette ses litiges. Supposons que vous ayez trois personnes sur une île. A et B peuvent soumettre leurs litiges à C, et A et C peuvent soumettre leurs litiges à B, et B et C peuvent soumettre leurs litiges à A. Vous n’avez donc pas besoin d’un monopole pour incarner ce principe selon lequel les gens doivent soumettre leurs litiges à un tiers.

Mais en plus, non seulement vous n’avez pas besoin d’un gouvernement, mais un gouvernement est précisément ce qui ne satisfait pas à ce principe. Car si vous avez un différend avec le gouvernement, le gouvernement ne le soumet pas à un tiers. Si vous avez un différend avec le gouvernement, il sera réglé par un tribunal gouvernemental (si vous avez de la chance – si vous n’avez pas de chance, si vous vivez sous l’un des gouvernements les plus rudes et les plus rétifs, vous n’arriverez même pas jusqu’à un tribunal). Bien sûr, il est préférable que le gouvernement lui-même soit divisé, qu’il y ait des freins et des contrepoids, etc. C’est un peu mieux, cela se rapproche de l’existence de tiers, mais ils font toujours partie du même système ; les juges sont payés par l’argent des impôts, etc. Ce n’est donc pas comme si vous ne pouviez pas avoir des approximations meilleures ou pires de ce principe parmi différents types de gouvernements. Néanmoins, tant qu’il s’agit d’un système de monopole, par sa nature, il est dans un certain sens sans loi. Elle ne soumet jamais ses différends à un tiers. 

(4) Ayn Rand : Les agences de protection privées se battront 

L’argument le plus populaire contre l’anarchie libertaire est probablement : que se passe-t-il si (et c’est le célèbre argument d’Ayn Rand) je pense que vous avez violé mes droits et que vous pensez que non, alors j’appelle mon agence de protection et vous appelez votre agence de protection – pourquoi ne veulent-ils pas simplement se battre ? Qu’est-ce qui garantit qu’ils ne se battront pas ? À quoi, bien sûr, la réponse est : eh bien, rien ne garantit qu’ils ne se battront pas. Les êtres humains ont le libre arbitre. Ils peuvent faire toutes sortes de choses folles. Ils pourraient aller au combat. De même, George Bush pourrait décider d’appuyer sur le bouton nucléaire demain. Ils pourraient faire toutes sortes de choses.  

La question est la suivante : qu’est-ce qui est le plus susceptible de régler ses différends par la violence : un gouvernement ou une agence de protection privée ? La différence est que les agences de protection privées doivent supporter les coûts de leur propre décision d’entrer en guerre. Partir en guerre coûte cher. Si vous avez le choix entre deux agences de protection et que l’une règle ses différends par la violence la plupart du temps, et l’autre par l’arbitrage la plupart du temps, vous pourriez penser : « Je veux celle qui règle ses différends par la violence, ça a l’air vraiment cool ! » Mais ensuite, vous regardez vos primes mensuelles. Et vous vous demandez : « Dans quelle mesure êtes-vous attaché à cette mentalité viking ? » Vous êtes peut-être tellement attaché à la mentalité viking que vous êtes prêt à payer pour cela, mais cela reste plus cher. Beaucoup de clients diront : « Je veux aller chez une qui ne facture pas tout ce supplément pour la violence. » Alors que les gouvernements – tout d’abord, ils ont des clients captifs, ils ne peuvent pas aller ailleurs – mais comme ils taxent les clients de toute façon, et donc les clients n’ont pas la possibilité de changer d’agence. Et donc, les gouvernements peuvent externaliser les coûts de leur participation à la guerre beaucoup plus efficacement que les agences privées. 

(5) Robert Bidinotto : Pas d’arbitre final des conflits 

Une objection courante – c’est celle que l’on trouve, par exemple, chez Robert Bidinotto, qui est un Randien qui a écrit un certain nombre d’articles contre l’anarchie (lui et moi avons eu une sorte de débat en ligne à ce sujet) – sa principale objection à l’anarchie est que dans l’anarchie, il n’y a pas d’arbitre final dans les conflits. Sous le gouvernement, un arbitre final arrive à un moment donné et résout le conflit d’une manière ou d’une autre. Eh bien, dans un régime d’anarchie, comme il n’existe pas d’organisme unique qui ait le droit de régler les choses une fois pour toutes, il n’y a pas d’arbitre final, et donc les conflits, dans un certain sens, ne finissent jamais, ne sont jamais résolus, restent toujours ouverts.  

Alors, quelle est la réponse à cette question ? Je pense qu’il y a une ambiguïté dans le concept d’arbitre final. Par « arbitre final », on pourrait entendre l’arbitre final dans ce que j’appelle le sens platonicien. C’est-à-dire quelqu’un ou quelque chose ou une institution qui garantit absolument que le conflit est résolu pour toujours ; qui garantit absolument la résolution. Ou, au contraire, par « arbitre final », on pourrait simplement entendre une personne ou un processus ou une institution ou quelque chose qui garantit de manière plus ou moins fiable la plupart du temps que ces problèmes seront résolus. Il est vrai que dans le sens platonicien d’une garantie absolue d’un arbitre final – dans ce sens, l’anarchie n’en fournit pas. Mais aucun autre système n’en fournit non plus. Prenez une république constitutionnelle minarchiste du type de celle que favorise Bidinotto. Y a-t-il un arbitre final dans ce système, au sens de quelque chose qui garantit absolument la fin du processus de conflit pour toujours ? Eh bien, je vous poursuis en justice, ou j’ai été poursuivi, ou je suis accusé de quelque chose, peu importe – je suis dans une sorte de procès. Je perds. Je fais appel. Je fais appel à la Cour suprême. Ils vont contre moi. Je fais pression sur le Congrès pour qu’il modifie les lois en ma faveur. Ils ne le font pas. Alors j’essaie de lancer un mouvement pour un amendement constitutionnel. Cela échoue, alors j’essaie de rassembler les gens pour élire de nouveaux membres du Congrès qui voteront pour. Dans un certain sens, cela peut durer éternellement. Le conflit n’est pas terminé. Mais, en fait, la plupart du temps, la plupart des conflits juridiques finissent par se terminer. Quelqu’un trouve trop coûteux de continuer à se battre. De même, dans l’anarchie – bien sûr, rien ne garantit que le conflit ne durera pas éternellement. Il y a très peu de garanties de ce genre. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas s’attendre à ce qu’il fonctionne. 

(6) Le droit de la propriété ne peut pas émerger du marché  

Un autre argument populaire, souvent utilisé par les Randiens, est que les échanges sur le marché présupposent un contexte de droit de la propriété. Vous et moi ne pouvons pas faire d’échanges de biens contre des services, ou d’argent contre des services, ou quoi que ce soit d’autre, à moins qu’il n’existe déjà un contexte stable de droit de la propriété qui nous assure les titres de propriété que nous avons. Et comme le marché, pour fonctionner, présuppose l’existence d’un contexte de droit de la propriété, ce droit de la propriété ne peut pas lui-même être le produit du marché. Le droit de la propriété doit émerger – ils doivent vraiment penser qu’il doit émerger d’un robot infaillible ou quelque chose comme ça – mais je ne sais pas exactement de quoi il émerge, mais d’une certaine manière, il ne peut pas émerger du marché. Mais leur raisonnement est un peu comme : d’abord, il y a ce droit de la propriété, et tout est mis en place, et aucune transaction sur le marché n’a lieu – tout le monde attend juste que toute la structure juridique soit mise en place. Et puis, c’est en place – et maintenant, nous pouvons enfin commencer à échanger dans les deux sens. Il est certainement vrai qu’il ne peut pas y avoir de marchés fonctionnels sans un système juridique fonctionnel ; c’est vrai. Mais ce n’est pas comme si le système juridique était d’abord en place, puis le dernier jour, il était enfin terminé – et que les gens commençaient à commercer. Ces choses naissent ensemble. Les institutions juridiques et le commerce économique naissent ensemble au même endroit, au même moment. Le système juridique n’est pas quelque chose d’indépendant de l’activité qu’il contraint. Après tout, un système juridique n’est pas un robot, ni un dieu, ni quelque chose de séparé de nous. L’existence d’un système juridique consiste dans le fait que les gens lui obéissent. Si tout le monde ignorait le système juridique, il n’aurait aucun pouvoir. C’est donc seulement parce que les gens l’acceptent en général qu’il survit. Le système juridique dépend aussi du soutien volontaire. Je pense que beaucoup de gens – une des raisons pour lesquelles ils ont peur de l’anarchie est qu’ils pensent que sous l’autorité du gouvernement, c’est comme si une sorte de garantie leur était retirée sous l’anarchie. Qu’il existe en quelque sorte ce fondement solide sur lequel nous pouvons toujours nous appuyer et qui, sous l’anarchie, disparaît. Mais ce fondement solide n’est que le produit de l’interaction des gens avec les incitations qu’ils ont. De même, quand les anarchistes disent que les gens sous l’anarchie seraient probablement incités à faire ceci ou cela, les gens disent : « Eh bien, ce n’est pas suffisant ! Je ne veux pas seulement qu’il soit probable qu’ils soient incités à faire ceci. Je veux que le gouvernement garantisse absolument qu’ils le feront ! » Mais le gouvernement, ce sont juste des gens. Et selon la structure constitutionnelle de ce gouvernement, il est probable qu’ils feront ceci ou cela. Vous ne pouvez pas concevoir une constitution qui garantira que les gens au gouvernement se comporteront d’une manière particulière. Vous pouvez la structurer de telle manière qu’ils soient plus susceptibles de faire ceci ou cela. Et vous pouvez considérer l’anarchie comme une simple extension du système de freins et contrepoids à un niveau plus large.

Par exemple, les gens se demandent : « Qu’est-ce qui garantit que les différentes agences résoudront les problèmes d’une manière particulière ? » Eh bien, la Constitution américaine ne dit rien sur ce qui se passe si les différentes branches du gouvernement ne s’entendent pas sur la manière de résoudre les problèmes. Elle ne dit pas ce qui se passe si la Cour suprême estime qu’une chose est inconstitutionnelle mais que le Congrès pense le contraire et veut aller de l’avant et agir quand même. Il est bien connu qu’elle ne dit pas ce qui se passe en cas de conflit entre les États et le gouvernement fédéral. Le système actuel, où une fois que la Cour suprême déclare quelque chose inconstitutionnel, le Congrès et le président n’essaient plus de le faire (ou du moins pas autant), n’a pas toujours existé. Souvenez-vous que lorsque la Cour suprême a déclaré inconstitutionnelle la décision d’Andrew Jackson, lorsqu’il était président, il a simplement dit : « Eh bien, ils ont pris leur décision, qu’ils la fassent appliquer. » La Constitution ne dit pas si la façon dont Jackson a procédé était la bonne. La façon dont nous procédons aujourd’hui est celle qui a émergé de la coutume. Peut-être êtes-vous pour, peut-être êtes-vous contre – quoi qu’il en soit, cela n’a jamais été codifié dans la loi. 

 (7) Le crime organisé prendra le dessus 

Une objection est que dans l’anarchie, le crime organisé prendra le dessus. Eh bien, c’est possible. Mais est-ce probable ? Le crime organisé tire son pouvoir de sa spécialisation dans des choses illégales – des choses comme la drogue et la prostitution, etc. Pendant les années où l’alcool était interdit, le crime organisé se spécialisait dans le commerce de l’alcool. Aujourd’hui, il n’est plus aussi important dans le commerce de l’alcool. Le pouvoir du crime organisé dépend donc dans une large mesure du pouvoir du gouvernement. C’est en quelque sorte un parasite des activités du gouvernement. Les gouvernements, en interdisant certaines choses, créent des marchés noirs. Les marchés noirs sont dangereux car il faut se soucier à la fois du gouvernement et des autres personnes douteuses qui se lancent dans le marché noir. Le crime organisé se spécialise dans cela. Je pense donc que le crime organisé serait plus faible, et non plus fort, dans un système libertaire. 

(8) Les riches domineront  

Une autre crainte est que les riches règnent. Après tout, la justice ne va-t-elle pas être rendue au plus offrant dans ce cas, si l’on transforme les services juridiques en biens économiques ? C’est une objection courante. Curieusement, c’est une objection particulièrement courante chez les Randiens, qui deviennent soudainement très préoccupés par les masses pauvres et démunies. Mais dans quel système les riches sont-ils plus puissants ? Dans le système actuel ou dans l’anarchie ? Bien sûr, on a toujours un certain avantage si l’on est riche. C’est bien d’être riche. On est toujours mieux placé pour corrompre les gens si l’on est riche que si l’on ne l’est pas ; c’est vrai. Mais, dans le système actuel, le pouvoir des riches est amplifié. Supposons que je sois un riche malfaisant et que je veuille que le gouvernement fasse telle ou telle chose qui coûte un million de dollars. Dois-je soudoyer un million de dollars un bureaucrate pour y parvenir ? Non, parce que je ne lui demande pas de le faire avec son propre argent. Bien sûr, si je lui demandais de le faire avec son propre argent, je ne pourrais pas le convaincre de dépenser un million de dollars en le soudoyant moins d’un million. Il faudrait au moins un million de dollars et un centime. Mais les gens qui contrôlent l’argent des impôts qu’ils ne possèdent pas personnellement et qui ne peuvent donc pas en faire ce qu’ils veulent, le bureaucrate ne peut pas simplement empocher le million et rentrer chez lui (même si cela peut s’en rapprocher étonnamment). Tout ce que j’ai à faire, c’est de le soudoyer de quelques milliers de dollars, et il peut consacrer ce million de dollars d’argent des impôts à mon projet préféré ou autre, et ainsi le pouvoir de mon pot-de-vin est multiplié. Alors que, si vous étiez le chef d’une agence de protection privée et que j’essayais de vous convaincre de faire quelque chose qui coûte un million de dollars, je devrais vous soudoyer plus d’un million. Donc, le pouvoir des riches est en fait moindre dans ce système. Et bien sûr, tout tribunal qui aurait la réputation de discriminer les millionnaires au détriment des pauvres aurait aussi probablement la réputation de discriminer les milliardaires au détriment des millionnaires. Les millionnaires ne voudraient donc pas avoir affaire à ce genre de choses tout le temps. Ils ne voudraient y être confrontés que lorsqu’ils ont affaire à des personnes plus pauvres, pas à des personnes plus riches. Les effets sur la réputation – je ne pense pas que ce serait une pratique très populaire.

Les victimes pauvres qui ne peuvent pas se permettre de recourir à des services juridiques ou qui meurent sans héritiers (là encore, les Randiens sont très inquiets de voir des victimes mourir sans héritiers) peuvent faire ce qu’ils faisaient dans l’Islande médiévale. Vous êtes trop pauvre pour payer des services juridiques, mais si quelqu’un vous a fait du mal, vous avez droit à une indemnisation de la part de cette personne. Vous pouvez vendre cette réclamation, une partie ou la totalité de la réclamation, à quelqu’un d’autre. En fait, c’est un peu comme engager un avocat sur la base d’honoraires conditionnels. Vous pouvez vendre à quelqu’un qui est en mesure de faire valoir votre réclamation. Ou, si vous mourez sans héritiers, en un sens, l’un des biens que vous avez laissés derrière vous était votre demande d’indemnisation, et vous pouvez la conserver. 

 (9) Robert Bidinotto : Les masses exigeront de mauvaises lois 

Une autre inquiétude de Bidinotto – et c’est en quelque sorte l’opposé de l’inquiétude de voir les riches gouverner – est la suivante : « eh bien, écoutez, Mises n’a-t-il pas raison de dire que le marché est comme une grande démocratie, où il y a la souveraineté du consommateur, et où les masses obtiennent tout ce qu’elles veulent ? C’est formidable quand il s’agit de réfrigérateurs, de voitures, etc. Mais ce n’est sûrement pas une bonne chose quand il s’agit de lois. Car, après tout, les masses sont une bande d’idiots ignorants et intolérants, et si elles obtiennent simplement les lois qu’elles veulent, qui sait quelles horreurs elles vont créer. » Bien sûr, la différence entre la démocratie économique du type de Mises et la démocratie politique est la suivante : eh bien, oui, elles obtiennent tout ce qu’elles veulent, mais elles vont devoir payer pour cela. Maintenant, il est parfaitement vrai que si vous avez des gens qui sont suffisamment fanatiques pour vouloir imposer quelque chose de misérable à d’autres personnes, si vous avez un groupe suffisamment large de personnes qui sont suffisamment fanatiques à ce sujet, alors l’anarchie pourrait ne pas conduire à des résultats libertariens.  

Si vous vivez en Californie, vous avez suffisamment de gens qui sont absolument fanatiques de l’interdiction du tabac, ou peut-être si vous êtes en Alabama et que c’est l’homosexualité plutôt que le tabac qu’ils veulent interdire (aucun des deux ne l’interdirait, je pense) – dans ce cas, il se pourrait qu’ils soient tellement fanatiques qu’ils l’interdisent. Mais n’oubliez pas qu’ils vont devoir payer pour cela. Donc, lorsque vous recevez votre prime mensuelle, vous voyez : eh bien, voici votre service de base – vous protéger contre les agressions ; oh, et puis voici également votre service étendu, et le supplément pour cela – regarder par la fenêtre de vos voisins pour s’assurer qu’ils ne sont pas – soit à cause du tabac, soit à cause de l’homosexualité ou de quoi que ce soit qui vous inquiète. Maintenant, les gens vraiment fanatiques diront : « Oui, je vais débourser de l’argent supplémentaire pour cela. » (Bien sûr, s’ils sont aussi fanatiques, ils vont probablement aussi causer des problèmes sous la junte.) Mais s’ils ne sont pas aussi fanatiques, ils diront : « Eh bien, si tout ce que j’ai à faire est d’aller voter pour ces lois qui restreignent la liberté des autres, eh bien, j’irais, c’est assez facile d’aller voter pour cela. » Mais s’ils doivent réellement payer pour cela – « Eh bien, je ne sais pas. Peut-être que je peux me résigner à cela. » 

(10) Robert Nozick et Tyler Cowen : Les agences de protection privées deviendront un gouvernement de facto 

Bon, une dernière considération dont je veux parler. C’est une question qui a été soulevée à l’origine par Robert Nozick et qui a depuis été poussée plus loin par Tyler Cowen. Nozick a dit : Supposons que vous ayez l’anarchie. Une des trois choses se produira. Soit les agences se battront – et il donne deux scénarios différents de ce qui se passera si elles se battent. Mais j’ai déjà parlé de ce qui se passe s’ils se battent, alors je vais parler de la troisième option. Et s’ils ne se battent pas ? Ensuite, il dit que s’ils acceptent ces contrats d’arbitrage mutuel et ainsi de suite, alors fondamentalement, tout cela se transforme en un gouvernement. Et puis Tyler Cowen a poussé cet argument plus loin. Il a dit que ce qui se passe, c’est que cela se transforme en fait en un cartel, et il sera dans l’intérêt de ce cartel de se transformer en quelque sorte en un gouvernement. Et toute nouvelle agence qui apparaît, ils peuvent simplement la boycotter. 

De la même manière que vous avez intérêt à ce que votre nouvelle carte bancaire soit compatible avec les machines de tous les autres, si vous créez une nouvelle agence de protection, vous avez intérêt à faire partie de ce système de contrats et d’arbitrage, etc., qui existe déjà. Les consommateurs ne s’adresseront pas à vous s’ils découvrent que vous n’avez pas conclu d’accord sur ce qui se passera en cas de conflit avec ces autres agences. Ce cartel pourra donc exclure tout le monde. Est-ce que cela pourrait arriver ? Bien sûr. Toutes sortes de choses pourraient se produire. La moitié du pays pourrait se suicider demain. Mais est-ce probable ? Ce cartel pourrait-il abuser de son pouvoir de cette façon ? Le problème est que les cartels sont instables pour toutes les raisons habituelles. Cela ne veut pas dire qu’il est impossible qu’un cartel réussisse. Après tout, les gens ont le libre arbitre. Mais c’est peu probable, car les motivations mêmes qui vous poussent à former un cartel vous poussent aussi à le trahir, car il est toujours dans l’intérêt de quiconque de conclure des accords en dehors du cartel une fois qu’il en fait partie. Bryan Caplan fait une distinction entre les boycotts auto-exécutoires et les boycotts non auto-exécutoires. Les boycotts auto-exécutoires sont ceux où le boycott est assez stable, car il s’agit d’un boycott contre, par exemple, le fait de faire des affaires avec des personnes qui trompent leurs partenaires commerciaux. Maintenant, vous n’avez pas besoin d’avoir une résolution d’engagement moral de fer pour éviter de faire des affaires avec des personnes qui trompent leurs partenaires commerciaux. Vous avez une raison parfaitement intéressée de ne pas faire affaire avec ces personnes. Mais pensez plutôt à un engagement à ne pas faire affaire avec quelqu’un parce que vous n’aimez pas sa religion ou quelque chose de ce genre, ou parce qu’il est membre de la mauvaise agence de protection, une agence avec laquelle vos collègues vous ont dit de ne pas traiter – eh bien, le boycott pourrait fonctionner. Peut-être que suffisamment de personnes (et peut-être tout le monde) au sein du cartel sont tellement déterminées à soutenir le cartel qu’elles ne veulent tout simplement pas traiter avec la personne. Est-ce possible ? Oui. Mais, si nous supposons qu’ils ont formé le cartel pour leur propre intérêt économique, alors c’est précisément cet intérêt économique qui conduit à la déstabilisation, car il est dans leur intérêt de traiter avec la personne, tout comme il est toujours dans votre intérêt de vous engager dans des échanges mutuellement bénéfiques. 

 PÉRIODE DE QUESTIONS 

Quoi qu’il en soit, voilà quelques-unes des objections et quelques-unes de mes réponses, et je vais les aborder. 

Q1 : Ma principale préoccupation concernant l’anarchisme est la suivante : pourquoi ne peut-on pas dire que le gouvernement n’est qu’une autre division du travail ? Parce qu’il se pourrait que certaines personnes soient meilleures ou possèdent des capacités naturelles qui les rendent plus aptes à gouverner les autres. Je ne dis pas que l’anarchie ne peut pas fonctionner, mais uniquement à partir de preuves empiriques, le fait qu’aucune des régions industrialisées du monde ne soit en état d’anarchie, et qu’elles n’aient jamais été longtemps en état d’anarchie, en dit long sur la stabilité ou la viabilité des sociétés humaines complexes dans l’état actuel. Et aussi, pour revenir à ce que j’ai dit plus tôt, on peut concevoir la relation entre le dirigeant et les dirigés comme une autre division du travail courante. Certaines personnes possèdent des capacités de leadership qui leur permettent de mieux organiser les gens que d’autres. Certaines personnes n’en ont pas. 

 RL : Sur le point de la division du travail, dans la mesure où la division du travail est volontaire – si vous êtes meilleur que moi dans tel ou tel domaine, et donc vous le faites, et ensuite j’achète vos services – tant que c’est volontaire, c’est bien. Mais quand nous parlons de division du travail et que certaines personnes sont meilleures que d’autres pour gouverner – eh bien, si je consens à ce que vous me dirigiez – peut-être que je vous engage comme conseiller parce que je pense que vous êtes meilleur que moi pour prendre des décisions, alors je prends une dernière décision qui est de vous embaucher comme conseiller, et à partir de là je fais ce que vous dites – ce n’est pas du gouvernement ; vous êtes mon employé, vous êtes un employé que je suis très religieusement. Mais gouverner implique de gouverner les gens sans leur consentement. Le fait que la division du travail soit bénéfique pour toutes les personnes concernées ne semble pas s’appliquer dans les cas où un groupe force l’autre à accepter ses services. 

Et pour ce qui est de savoir pourquoi nous ne voyons aucun pays industrialisé qui connaît l’anarchie – bien sûr, nous ne voyons pas non plus de pays industrialisés qui connaissent la monarchie. Mais les pays industrialisés n’existent pas depuis si longtemps. Il fut un temps où les gens disaient que tous les pays civilisés (ou presque tous les pays civilisés) étaient des monarchies. On trouve des gens aux XVIIe et XVIIIe siècles qui disaient : regardez, tous les pays civilisés sont des monarchies ; la démocratie ne fonctionnerait jamais. Et en disant que la démocratie ne fonctionnerait jamais, ils ne voulaient pas seulement dire qu’elle aurait divers effets négatifs à long terme ; ils pensaient simplement qu’elle s’effondrerait complètement dans le chaos en quelques mois. Quoi que vous puissiez penser de la démocratie, elle était plus viable que ce qu’ils avaient prévu. Elle pourrait durer plus longtemps, en tout cas, que ce qu’ils avaient prévu. Les choses sont donc en constante évolution. Il fut un temps où il n’y avait que des monarchies. Aujourd’hui, ce sont toutes des démocraties semi-oligarchiques. La nuit ne fait que commencer. 

Q2 : Roderick, nous apprécions tous le travail formidable que vous faites ici à l’Institut Mises, mais Ludwig von Mises n’était pas un anarchiste. Je me demandais donc si vous pouviez nous en dire plus sur votre institut et l’Institut Molinari. 

RL : Mises n’était pas vraiment un misésien ! [rires] Eh bien, j’ai mon propre groupe de réflexion. Il est un peu plus petit que celui-ci. Je ne sais pas s’il a une taille physique. Il est composé de plus d’une personne. Le conseil d’administration est composé de trois personnes. Donc, c’est trois personnes plus un site Web. Un jour, il dominera la Terre – de manière anarchique. Pour l’instant, ce qu’il fait principalement, c’est publier divers classiques libertaires et anarchistes sur son site Web. Il existe une ramification de celui-ci – la Société Molinari, qui est composée des mêmes trois personnes plus une de plus. Dans la mesure où, comme l’a dit Hayek, les faits sociaux consistent en l’attitude des gens à leur égard, plus les gens pensent qu’ils existent, plus ils existent. Tout cela existe un peu plus parce que nous nous sommes affiliés à l’American Philosophical Association. La Molinari Society organise une session lors des réunions de l’American Philosophical Association en décembre. Il s’agira donc en fait d’un événement Molinari en décembre impliquant les trois personnes plus une autre. Voilà donc le grand et glorieux progrès. Sa mission est de renverser le gouvernement. Nous avons demandé au gouvernement un statut d’exonération fiscale. (Nous verrons à quel point ils sont stupides ! Nous avons formulé la description un peu différemment lorsque nous avons envoyé les formulaires.) 

Q3 : J’allais appuyer votre argument concernant l’objection de Rand selon laquelle les transactions sur le marché nécessitent une certaine base juridique. Le fait qu’il existe des marchés noirs contredit cette affirmation. Si vous êtes un trafiquant de cocaïne et que vous vous faites arnaquer par votre intermédiaire, vous ne pouvez certainement pas aller devant un tribunal et dire « Allez l’arrêter, il ne m’a pas donné la cocaïne qu’il était censé me donner »…

 RL : Je suis sûr que quelqu’un a essayé… 

Q3 : …Maintenant, bien sûr, cela peut très facilement conduire à la violence, mais n’oubliez pas qu’il y a des gens qui essaient activement de vous arrêter, non seulement qu’ils ne vous laissent pas arbitrer, mais qu’ils vous empêchent activement de le faire. 

 RL : David Friedman avance l’argument selon lequel l’une des principales fonctions de la mafia est de servir en quelque sorte de système judiciaire pour les criminels. Ce n’est pas tout, mais la Mafia s’intéresse aux activités criminelles qui se déroulent sur son territoire, car elle veut sa part, mais elle ne veut pas non plus que des gangs se tirent dessus sur son territoire. Si vous avez un conflit, que vous avez conclu un accord criminel avec quelqu’un et qu’il vous a trompé, et que cela s’est produit dans la juridiction d’un groupe mafieux particulier, ils s’y intéresseront tant que vous lui versez votre part. S’ils ne coopèrent pas, la Mafia agira comme un tribunal et une police. Ce sont en quelque sorte des flics pour les criminels. 

Q4 : Qu’est-ce qui empêchera les sociétés de protection de devenir un racket de protection ? 

 RL : Eh bien, d’autres sociétés de protection. Si elles y parviennent, alors elles deviennent un gouvernement. Mais pendant la période où il essaie de le faire, il n’est pas encore devenu un gouvernement, donc nous supposons qu’il existe encore d’autres agences, et il est dans l’intérêt de ces autres agences de s’assurer que cela n’arrive pas. Est-ce que cela pourrait devenir un racket de protection ? En principe, les agences de protection pourraient-elles évoluer vers un gouvernement ? Certaines le pourraient. Je pense que c’est probablement le cas historiquement. Mais la question est : est-ce un résultat probable ou inévitable ? Je ne le pense pas, car il existe un système de freins et contrepoids. Les freins et contrepoids peuvent échouer dans l’anarchie, tout comme ils peuvent échouer dans le cadre des constitutions. Mais il existe un système de freins et contrepoids qui consiste en la possibilité de faire appel à d’autres agences de protection ou de créer une autre agence de protection avant que cette chose n’ait eu la chance d’acquérir ce genre de pouvoir. 

Q5 : Qui explique le mieux l’origine de l’État ? 

RL : Il existe une théorie populaire du XIXe siècle sur l’origine de l’État, que l’on retrouve sous différentes formes. On la trouve chez Herbert Spencer, chez Oppenheimer, et chez certains libéraux français comme Comte et Dunoyer, et chez Molinari, qui n’était pas vraiment français, mais belge (« Je ne suis pas un Français, je suis un Belge ! »). Cette théorie – ils en ont eu différentes versions, mais elles sont toutes assez similaires – était qu’un groupe en conquiert un autre. Souvent, la théorie était qu’une sorte de groupe de chasseurs-maraudeurs conquiert un groupe d’agriculteurs. Dans la version de Molinari, ce qui se passe est le suivant : d’abord, ils vont tuer des gens et s’emparent de leurs biens. Puis, petit à petit, ils se rendent compte qu’il vaut mieux peut-être attendre et ne pas les tuer parce que nous voulons qu’ils cultivent davantage la prochaine fois que nous reviendrons. Alors, au lieu de ça, on viendra et on prendra leurs affaires sans les tuer, puis ils cultiveront encore plus et l’année prochaine on reviendra. Et puis ils se disent, eh bien, si on prend toutes leurs affaires, alors ils n’auront pas assez de semences pour les cultiver, ou ils n’auront aucune raison de les cultiver – ils s’enfuiront ou quelque chose comme ça – donc on ne prendra pas tout. Et finalement, ils se disent : on n’a pas besoin de partir et de revenir sans cesse. On peut simplement s’installer. Et puis petit à petit, au fil du temps, on obtient une classe dirigeante et une classe dirigée. Au début, la classe dirigeante et la classe dirigée peuvent être ethniquement différentes parce qu’elles étaient des tribus différentes. Mais même si, au fil du temps, les tribus se marient entre elles et qu’il n’y a plus de différence dans leurs compositions, elles ont toujours la même structure, celle d’un groupe dirigeant et celle d’un groupe dirigé. C’était donc une théorie populaire sur l’origine de l’État, ou du moins sur l’origine de nombreux États. Je pense qu’une autre origine que l’on peut voir dans certains États ou entités apparentées est celle de situations similaires, mais dans les cas où ils réussissent à repousser les envahisseurs. Un groupe local au sein du groupe envahi dit : nous allons nous spécialiser dans la défense – nous allons nous spécialiser dans la défense du reste d’entre vous contre ces envahisseurs. Et ils y parviennent. Si vous regardez l’histoire de l’Angleterre, je pense que c’est ce qui se passe avec la monarchie anglaise. Avant la conquête normande, les premiers monarques anglais étaient des chefs de guerre dont la tâche principale était la défense nationale. Ils avaient très peu à faire à l’intérieur du pays. Ils étaient principalement dirigés contre les envahisseurs étrangers. Mais c’était un monopole. (Maintenant, la question est de savoir comment ils ont obtenu ce monopole. Je n’en suis pas si sûr.) Mais une fois qu’ils l’ont obtenu, ils ont progressivement commencé à s’impliquer de plus en plus dans le contrôle intérieur également. 

Q6 : Hector, l’histoire de Murray sur Hector ? Elle ressemble beaucoup à cette histoire et elle est sur le Web, et c’est une histoire magnifique. 

 RL : De quelle histoire sur Hector s’agit-il ? 

Q6 : La première, pourquoi devons-nous partir, restons-y… 

RL : Oh, oui. 

Q6 : Murray a fait un très bon travail là-dessus, et je le recommande. 

RL : Dans quoi ça se trouve ? 

Q6 : C’est sur LewRockwell.com. 

RL : C’est l’un des articles de Rothbard qui s’y trouvent ? D’accord. 

Q6 : Je voulais étayer votre thèse de plusieurs manières. Un autre argument en faveur de l’anarchie est que si vous êtes vraiment en faveur du gouvernement, vous devez être en faveur du gouvernement mondial, car en ce moment, il y a l’anarchie entre les gouvernements, et nous ne pouvons pas avoir cela si vous voulez un gouvernement. Très peu de gens sont en faveur d’un gouvernement mondial, et c’est incompatible avec la thèse contre l’anarchie. 

 RL : Il faut qu’il y ait un arbitre final. 

 Q6 : Un autre argument en faveur de cette idée est la question des négociations. Les fuseaux horaires et l’écartement standard des voies ferrées ont été déterminés par des négociations entre les compagnies ferroviaires. 

 RL : Et Internet. Certains aspects sont légaux, mais d’autres sont simplement coutumiers. 

 Q6 : Un autre argument en faveur de cette idée est la question du cartel. À une époque, la National Basketball Association comptait huit équipes et ne permettait à personne d’y participer, alors ils ont créé l’ABA (l’American Basketball Association, avec le ballon rouge-blanc-bleu). Donc si vous aviez un cartel qui ne laissait pas entrer d’autres personnes, ils pouvaient en créer un autre. 

RL : Que leur est-il arrivé ? 

Q6 : Ils ont fini par fusionner. Aujourd’hui, il y a une trentaine d’équipes dans la NBA. Et si ce n’est pas assez, une autre ligue peut encore voir le jour. 

RL : Le point crucial est que dans la définition autrichienne de la concurrence, ce n’est pas le nombre d’entreprises concurrentes qui compte, mais la libre entrée. Tant qu’il est possible d’en créer un autre, cela peut avoir le même effet que de le faire réellement. 

Q6 : En plus de la dissolution d’un cartel, d’autres cartels peuvent entrer en concurrence avec le premier cartel. 

RL : La XFL a-t-elle eu un effet positif ? [rires] 

 Q6 : Je voulais poser une question. Dans votre réponse à la première question, où vous avez dit que vous le nommiez comme guide, cela signifie-t-il que vous êtes de mon côté ? 

 RL : Non. 

 Q6 : — sur l’aliénabilité ? 

RL : Non, non. C’est pourquoi j’ai dit qu’il était l’employé plutôt que le propriétaire. Je crois aux droits inaliénables. 

Q6 : C’est un employé, mais vous ne pouvez pas le licencier… 

 RL : Non, je peux le licencier. C'est mon conseiller, je le suivrai toujours, mais je n'ai pas renoncé à mon droit de le licencier. 

 Le meilleur de Roderick T. Long 

Anarchisme libertarien

Par Roderick T. Long 19 août 2004 

https://www.lewrockwell.com/2004/08/roderick-t-long/libertarian-anarchism/ 

janvier 11, 2024

BASTIAT: CE QUE L'ON PENSE, ET OÙ CELA NOUS MÈNE

Ce texte ici présenté est une opinion de Jérémie T. A. Rostan de QL

agrégé de philosophie et enseigne actuellement la philosophie aux États-Unis.

M. Rostan a terminé premier au « Concours Bastiat » organisé par le site Un monde libre. Nous publions ici le texte qui lui a valu cette 1ere place.

 

 



« Je pourrais soumettre ici une foule d’autres questions à la même épreuve. Mais je recule devant la monotonie d’une démonstration toujours uniforme… »

          C’est par ces deux lignes que Frédéric Bastiat conclut son ouvrage aujourd’hui le plus célèbre, Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, dont le titre est devenu une expression proverbiale et un puissant outil de pensée dans la tradition libérale. À tel point qu'au 20e siècle, un autre grand publiciste, Henry Hazlitt, en a tiré la leçon de sa si célèbre Économie en une leçon.

 

          Pourtant, si la pensée de Frédéric Bastiat consiste bien à mettre l’opinion « à l’épreuve » afin de procéder à la « démonstration » de son absurdité, la leçon qu’il nous lègue est bien plus générale, et puissante, que cette simple distinction. 

On peut la résumer ainsi: si l’on accepte une idée, alors on doit accepter le principe dont elle se déduit, ainsi que toutes les conséquences qui en découlent.

          Telle est l’« épreuve » à laquelle Frédéric Bastiat soumet constamment l’opinion: lui faire voir le principe qu’elle suppose, et surtout les conséquences auxquelles il conduit logiquement.

          C’est là ce qui permet de « démontrer »: qu’elle est inconséquente, c’est-à-dire incohérente et contradictoire avec elle-même, et cela parce qu’elle repose sur un principe faux qui, s’il était poussé jusqu’au bout, conduirait à des absurdités manifestes – et désastreuses.
 

          Dans une fausse voie, on est toujours inconséquent, sans quoi on tuerait l’humanité. Jamais on n’a vu ni on ne verra un principe faux poussé jusqu’au bout. J’ai dit ailleurs: l’inconséquence est la limite de l’absurdité. J’aurai pu ajouter: elle en est en même temps la preuve.

          Cette leçon, Frédéric Bastiat l’énonce au chapitre VIII, intitulé « Les Machines », du même ouvrage. Outre sa validité universelle et fondamentale, elle est, dans ce contexte, particulièrement importante pour notre époque, car elle examine l’opinion selon laquelle le progrès technologique est une malédiction, cause de chômage et de misère.

          Si, pour prendre un exemple récent, l’introduction de caisses automatiques dans les supermarchés était un mal, comme le prouve le pauvre destin des caissières, alors il doit être vrai qu’une société est d’autant mieux lotie qu’elle a plus de travail à faire et moins de capital pour l’y aider – l’idéal étant, évidemment, de s’échiner en vain à mains nues. N’est-il pas horrible que la productivité augmente et qu’une même quantité de travail procure plus de satisfactions?!

          Mais si la leçon de Frédéric Bastiat importe surtout au monde d’aujourd’hui – et de demain –, ce n’est pas seulement parce qu’il est le lieu d’un progrès technologique constant: c’est aussi parce que ce dernier transforme ce lieu même, en modifie l’échelle, et l’unifie.
 

Deux principes opposés

          Toutes les opinions examinées par Frédéric Bastiat sont des préjugés favorables à l’intervention du gouvernement dans l’économie. Or ces interventions concernent toujours l’échelle nationale. Mais si elles étaient bonnes, elles devraient l’être parce qu’elles se fondent sur un principe qui l’est lui-même; par conséquent, elles devraient l’être aussi à l’échelle infra et supranationale.

          S’il est, par exemple, néfaste que certaines industries d’un certain pays se « délocalisent », il doit l’être aussi que chacun de ses citoyens « perde » un travail qu’il pourrait lui-même accomplir et échange quoi que ce soit avec qui que ce soit!

          Nous touchons ici, véritablement, au coeur de ce que Frédéric Bastiat a à nous apprendre, et au trésor de son héritage. L’échange et la contrainte sont deux principes opposés. Dès lors, si l’on admet qu’un échange quelconque, parce qu’il est libre, est réciproquement profitable, alors on doit admettre qu’il en est ainsi par principe, et la conséquence logique est qu’il en est toujours et partout ainsi du libre-échange, de quelque secteur ou échelle de l’économie qu’il s’agisse.

Inversement, si l’on défend une intervention quelconque, parce que l’on pense qu’elle conduit à un meilleur résultat que l’échange dont elle contraint la liberté, alors on doit admettre que la contrainte est un principe préférable à la liberté des échanges, ce qui doit logiquement conduire à défendre une administration totale de l’économie à l’échelle de la planète.

          S’il fallait trouver, au 20e siècle, un digne successeur à Frédéric Bastiat, ce serait donc, non pas dans le style, mais dans l’idée, l’économiste américain et philosophe libertarien de l'école autrichienne, Murray Rothbard. Celui-ci affirmait en effet: « Seuls les extrémistes sont cohérents ».

          Tel est le fond de la pensée de Frédéric Bastiat, et sa leçon pour notre époque. L’économie et la politique, la liberté et la contrainte, sont deux principes opposés entre lesquels il n’est, pas plus qu’entre aucun principe opposé, aucun « mixte » possible. Tout compromis relèverait, ici, de la contradiction.

          Soyez libéraux, donc, ou soyez socialistes, mais soyez conséquents! Et si vous penchez pour la seconde option, voyez que votre principe, s’il était « poussé jusqu’au bout », « tuerait l’humanité ».

Désordre monétaire mondial

          Un mot doit être dit, ici, de l’ordre, ou plutôt du désordre, monétaire mondial et de ce qui a façonné le 20e siècle: non pas la guerre, mais le monopole des banques centrales qui a été la condition nécessaire de la barbarie.

          La leçon de Frédéric Bastiat s’applique ici avec force. Si une banque centrale pouvait « soutenir » l’économie en augmentant la masse monétaire et étendant le crédit, de telle sorte que l’investissement soit supérieur à l’épargne et/ou la consommation à la production, alors à quoi servirait-il d’épargner et même de produire quoi que ce soit?

          Si la planche à billets était, comme l’affirme Ben Bernanke, l'actuel président de la Réserve fédérale, une « technologie miracle » pouvant quoi que ce soit d’autre que d’imprimer des billets, pourquoi ne se contenterait-on pas de cette seule production? Et, inversement, s’il est évident que des billets ne se mangent pas, pas plus qu’ils ne peuvent servir à quoi que ce soit d’autre qu’à être échangés contre une certaine richesse en fonction de leur nombre, ne l’est-il pas que la création monétaire ne produit pas la moindre richesse – pire, qu’elle en détruit?

          Mais il y a, outre la leçon qu’il nous donne, une question que Frédéric Bastiat nous pose, et à laquelle le monde d’aujourd’hui aura à répondre pour le monde de demain: Est-il jamais trop tard pour revenir sur ses pas dans une fausse voie?

          Plus on en vient « au bout », plus on s’illusionne en suivant un faux principe, « plus dure sera la chute » et le retour à la réalité. Le retour aux principes de l’économie a un coût grandissant à mesure qu’on s’en éloigne; si bien que l’on risque aussi de désespérer pouvoir les supporter.

          C’est aujourd’hui, à horizon proche – bien plus proche que la « fin du pétrole » ou les conséquences néfastes du « réchauffement climatique » –, que le simple intérêt sur la totalité des dettes publiques et privées dépassera, dans un pays comme les États-Unis, la totalité de la production annuelle.

          On s’est engagé sur cette voie parce que l’on a feint de croire en et à l’État, cette fiction à travers laquelle chacun s’efforce de vivre aux dépens de ses concitoyens et des générations futures. Ce faisant, on ne s’est pas seulement trompé de principe: on a aussi inversé toutes les valeurs, faisant de la propension de l’État à s’endetter et à étendre le crédit à la production et la consommation à crédit une vertu devant racheter la propension des capitalistes à épargner et à réaliser des profits. C’est là une faute que l’on paiera cher, mais que l’on doit racheter.

Mourir d’illusions

          À la question que nous pose Frédéric Bastiat, nous ne pourrons donc répondre que par la Dénationalisation de la monnaie et le démantèlement de l’État-providence.

          L’alternative, en effet, n’en est pas une: c’est, comme le pointait déjà Friedrich Hayek dans La Route de la Servitude, son effondrement, et avec lui celui de la civilisation.

          À cet égard, le risque est bien que le 21e siècle donne tort à Frédéric Bastiat. La raison humaine ne peut-elle aller au bout de sa propre négation? Nous avons vu que le socialisme tuerait l’humanité; et pourtant nous ne voulons, semble-t-il, toujours pas le voir. De même, face à l’effondrement de la pyramide d’emprunts construite par les Banques centrales, le monde s’est écrié: « Fiat money, pereat mundus! »

          Après tout, peut-être préférerons-nous mourir d’illusions, contraints et forcés, à vivre libres, conscients et responsables

 

Source QL

 

 

 


décembre 26, 2023

Existe-t-il des droits naturels ? *

* Ce texte a été publié pour la première fois en anglais dans la Philosophical Review, 64/2,1955, p. 175-191 (NdT).  
L’auteur emploie tout au long du texte « wrong », qui peut signifier « mal » mais également « injuste », comme l’opposé de l’adjectif « droit » (right). Il utilise également « wrong » comme une substantif désignant « un mal », « une injustice » (NdT).
L’anglais dit « due to » : c’est le premier sens identifié de « to », mieux traduit en français par « envers », qui vaut ici. Mais le français n’autorise pas la formule « dû envers » et reproduit dans ce cas l’ambiguïté propre à l’anglais (NdT).
 
 

 Philosophie analytique du droit

 Existe-t-il des droits naturels ?

Je défendrai ici la thèse suivante : s’il existe des droits moraux
quelconques, il s’ensuit qu’il existe au moins un droit naturel, le droit égal
de tous les hommes à être libres. En disant que ce droit existe, je veux dire
qu’en l’absence de certaines conditions spéciales, qui sont compatibles avec
le fait que ce droit est un droit égal pour tous, tout être humain adulte qui est
capable de choix 1) a le droit que tous les autres s’abstiennent d’employer la
coercition (coercion) ou la contrainte (restraint) contre lui, à moins que ce
ne soit pour empêcher la coercition ou la contrainte ; et 2) est libre
d’accomplir (c’est-à-dire n’a aucune obligation de s’abstenir d’accomplir)
toute action qui n’est pas coercitive ou contraignante, ou n’est pas destinée à
nuire à d’autres personnes2.
 
Je présente le droit égal de tous les hommes à être libres comme un
droit naturel pour deux raisons ; l’une comme l’autre ont toujours été mises
en avant par les théoriciens classiques des droits naturels. (1) Ce droit est un
droit que tous les hommes ont s’ils sont capables de choix ; ils l’ont en tant
qu’hommes et non pas seulement à condition d’être membres d’une société
donnée ou de se trouver dans une relation particulière les uns par rapport
aux autres. (2) Ce droit n’est ni créé ni conféré par l’action volontaire des
hommes ; alors que d’autres droits moraux le sont3. Ma thèse n’est
évidemment pas aussi ambitieuse que les théories traditionnelles des droits
naturels. En effet, bien qu’à mes yeux les hommes aient de manière égale le
droit d’être libres au sens précisé, aucun homme n’a un droit absolu ou
inconditionnel de faire ou de ne pas faire une chose particulière, ou d’être
traité d’une manière particulière ; la coercition ou la contrainte à l’égard
d’une action quelconque peut être justifiée dans des conditions spéciales
sans contredire le principe général. Ainsi mon raisonnement ne montrera pas
que les hommes ont un droit quelconque (hormis le droit égal de tous à être
libres) qui soit « absolu », « inaliénable » ou « imprescriptible ». Cela
réduira peut-être aux yeux de beaucoup l’importance de ma thèse, mais je
pense que le principe selon lequel tous les hommes ont un droit égal d’être
libres, aussi mince qu’il puisse paraître, est probablement tout ce que les
philosophes politiques de la tradition libérale ont besoin d’affirmer pour
défendre un plan d’action quelconque, même s’ils ont affirmé bien plus.
Mais ma thèse selon laquelle ce droit naturel là existe peut paraître
insatisfaisante à un autre égard ; elle consiste uniquement dans l’affirmation
conditionnelle selon laquelle s’il existe des droits moraux, alors ce droit
naturel là doit exister. Peu de gens peut-être seraient désormais disposés à
nier, comme certains l’ont fait, qu’il existe des droits moraux. En effet, le
but de ce déni était habituellement de s’opposer à une thèse philosophique
relative au « statut ontologique » des droits ; or cette objection ne prend
désormais plus la forme du déni de l’existence des droits moraux, mais du
déni de la similarité logique supposée entre les phrases employées pour
affirmer l’existence des droits et d’autres types de phrases. Il faut toutefois
se souvenir de ceci : il peut exister des codes de conduite qui sont désignés
de manière assez appropriée comme des codes moraux (bien que nous
puissions bien sûr dire qu’ils sont « imparfaits ») et qui n’emploient pas la
notion de droits ; et il n’y a rien de contradictoire ou d’absurde dans un code
ou une morale entièrement constitué de prescriptions, ou dans un code qui
prescrit seulement ce qui doit être fait pour la réalisation du bonheur ou d’un idéal de perfection humaine4. Dans de tels systèmes, les actions humaines
seraient évaluées ou critiquées en tant qu’actions conformes aux
prescriptions, ou en tant que bonnes ou mauvaises, justes ou injustes, sages
ou folles, adaptées ou inadaptées ; mais personne n’exercerait ou ne
revendiquerait de droits, ne les violerait ou n’empiéterait sur eux. Ceux qui
vivraient selon de tels systèmes ne pourraient évidemment pas, en
conséquence, être amenés à reconnaître le droit égal de tous à être libres ; en
outre, aucun raisonnement analogique ne pourrait à mon sens être construit
(et c’est là un aspect par lequel la notion de droit diffère d’autres notions
morales) pour montrer que, du simple fait que des actions ont été reconnues
comme devant ou ne devant pas être accomplies, comme justes, injustes,
bonnes ou mauvaises, il s’ensuit qu’un type spécifique de comportement
rentre dans ces catégories.
I.
(A) Les juristes ont en partie disséqué, à leurs propres fins, la notion
de droit légal, et certains de leurs résultats sont utiles5 pour élucider les
propositions de la forme « X a le droit de … » en dehors des contextes
légaux. Il est bien sûr impossible d’identifier simplement les droits moraux
et légaux, mais il y a un lien intime entre eux, et ce lien même est un trait
qui distingue le droit moral des autres concepts moraux fondamentaux. Cela
ne tient pas seulement à ce que les hommes parlent en fait avant tout de
leurs droits moraux quand ils défendent leur incorporation à un système
légal, mais aussi à ce que le concept de droit appartient à la branche de la
moralité qui se préoccupe spécifiquement de déterminer quand la liberté
d’une personne peut être limitée par celle d’une autre6, et donc de déterminer quelles actions peuvent être adéquatement soumises à des règles
légales coercitives. Les mots « droit », « diritto », et « Recht » utilisés par
les juristes continentaux n’ont pas de traduction anglaise simple, et
paraissent, aux yeux des juristes anglais, flotter de manière hésitante entre
droit et morale, mais ils délimitent en réalité une région de la morale (la
morale du droit) qui a des caractéristiques particulières. Elle est habitée par
les concepts de justice, d’équité, de droits, et d’obligation (quand on
n’utilise pas ce dernier, comme le font nombre de philosophes moraux,
comme un label général confus qui englobe toute action que nous devrions
moralement accomplir ou nous abstenir d’accomplir). La plus importante
des caractéristiques communes à ce groupe de concepts moraux est la
suivante : l’usage de la force ou de la menace n’est en rien incongru, mais
au contraire particulièrement approprié, pour assurer que ce qui est juste ou
équitable, ou ce que quelqu’un a le droit de faire, soit effectivement fait, car
c’est précisément dans ces circonstances que la coercition d’un autre être
humain est légitime. Kant, dans la Rechtslehre, considère les obligations qui
émergent dans cette branche de la morale sous le titre des « officia juris »,
« qui ne requièrent pas que le respect du devoir soit par lui-même le
principe déterminant de la volonté », et les oppose aux « officia virtutis »,
qui n’ont aucune valeur morale à moins d’être accomplis par égard pour le
principe moral. Son idée, à mon sens, est que nous devons distinguer du
reste de la morale ces principes réglant la répartition adéquate de la liberté
humaine, qui rendent seuls moralement légitime le fait, pour un être humain,
de déterminer par son choix comment un autre devrait agir ; et le fait que les
relations humaines soient conduites en conformité avec ces principes a une
valeur morale spécifique (qu’il faut distinguer de la vertu morale, dans
laquelle la volonté bonne se manifeste), même s’il a fallu recourir pour cela
à la coercition, car c’est seulement si ces principes sont respectés que la
liberté sera distribuée entre les êtres humains comme elle doit l’être. Une
caractéristique très importante d’un droit moral est à mon sens que l’on
considère que son propriétaire a une justification morale pour limiter la
liberté d’autrui et qu’il a cette justification non parce que l’action qu’il est
autorisé à exiger d’autrui a une certaine qualité morale mais simplement
parce que, dans ces circonstances une certaine répartition de la liberté
humaine sera maintenue s’il lui est permis de déterminer par son choix la
manière dont autrui devrait agir.

(B) Je peux mieux présenter cette caractéristique des droits moraux
en considérant la question de savoir si les droits et les « devoirs »7 moraux
sont corrélatifs. La thèse selon laquelle ils le sont signifie
vraisemblablement que toute proposition de la forme « X a le droit de… »
implique et est impliquée par « Y a le devoir de (ne pas) … », et à ce
moment du raisonnement nous ne devons pas supposer que les valeurs des
variables « X » et « Y » doivent être des personnes différentes. Il y a
certainement un sens de l’expression « un droit » (que j’ai déjà mentionné)
tel que, de ce que X a un droit, il ne s’ensuit pas que X ou quelqu’un d’autre
a un devoir quelconque. Les juristes ont identifié des droits en ce sens et les
ont désignés comme des « libertés », simplement pour les distinguer des
droits au sens essentiel où « droit » a « devoir » comme corrélat. Le premier
sens de « droit » est requis pour décrire ces régions de la vie sociale dans
lesquelles la compétition n’est pas critiquable, du point de vue moral du
moins. Deux personnes marchant ensemble voient toutes deux un billet de
dix dollars sur la route à une vingtaine de mètres devant eux, et il n’y a
aucun indice quant à son propriétaire. Aucun des deux n’a un « devoir » de
laisser l’autre le ramasser ; chacun a en ce sens un droit de le ramasser. Il
peut évidemment y avoir de nombreuses choses que chacun a un « devoir »
de ne pas faire pendant la course vers le billet – aucun ne peut tuer ou
blesser l’autre – et à ces « devoirs » correspondent des droits à ce qu’autrui
s’abstienne (rights to forbearances). Le caractère moralement convenable
de toute compétition économique implique ce sens minimal de « un droit »
dans lequel dire que « X a le droit de » signifie simplement que X n’a aucun
« devoir de ne pas ». Hobbes a vu que l’expression « un droit » pouvait
avoir ce sens, mais il avait tort s’il pensait qu’il n’y a aucun sens en lequel,
de ce que X a un droit, il s’ensuit que Y a un devoir ou en tout cas une
obligation.
(C) Plus importante pour notre propos est la question de savoir si
pour tous les « devoirs » moraux il existe des droits moraux corrélés, car
ceux qui ont donné une réponse affirmative à cette question ont
généralement supposé sans examen suffisant qu’avoir un droit revient
simplement à pouvoir bénéficier de l’exécution d’un « devoir » ; alors qu’en
réalité cela n’est pas une condition suffisante (et probablement pas une
condition nécessaire) pour avoir un droit. Ainsi les animaux et les bébés qui
sont susceptibles de bénéficier de l’accomplissement de notre « devoir » de
ne pas les maltraiter sont dits en conséquence avoir des droits à être traités
correctement. En général, on ne tire pas l’entière conséquence de ce
raisonnement ; la plupart des philosophes ont eu peur de dire que nous
avons des droits contre nous-mêmes car nous sommes susceptibles de
bénéficier de l’accomplissement de notre « devoir » de nous maintenir en
vie ou de développer nos talents. Mais la situation morale qui découle d’une
promesse (dans laquelle la terminologie des droits et des obligations, à
résonance légale, est la plus appropriée) illustre le plus clairement le fait que
la notion d’avoir un droit et celle de bénéficier de l’exécution d’un
« devoir » ne sont pas identiques. X promet à Y, en retour d’une faveur,
qu’il s’occupera de la mère âgée de Y pendant son absence. Des droits
résultent de cette transaction, mais c’est à coup sûr Y, à qui la promesse a
été faite, et non sa mère, qui a ou possède ces droits. La mère de Y est
certainement une personne à propos de laquelle X a une obligation et une
personne qui bénéficiera de l’accomplissement de cette obligation, mais la
personne envers laquelle il a une obligation de s’occuper d’elle est Y. C’est
là quelque chose qui est dû à Y ou possédé par Y ; et si X ne tient pas sa
promesse, ce sont les droits de Y, et non ceux de sa mère, qu’il aura
négligés, et c’est envers Y, et non envers sa mère, qu’il aura mal agi, bien
que la mère puisse être physiquement blessée. Et c’est Y qui a un droit
moral (has a moral claim) sur X, qui a le droit (is entitled) que l’on
s’occupe de sa mère, et qui peut renoncer à ce droit et libérer Y de
l’obligation. Y est, en d’autres termes, moralement en position de
déterminer par son choix comment X doit agir et de limiter de cette manière
la liberté de choix de X ; et c’est ce fait, plutôt que le fait qu’il soit
susceptible d’en bénéficier, qui permet de dire de manière correcte qu’il a
un droit. Bien sûr, la personne à qui une promesse a été faite est souvent la
seule personne susceptible de bénéficier de son accomplissement, mais ceci
ne justifie pas que l’on identifie « avoir un droit » et « bénéficier de
l’accomplissement d’un devoir ». Le point suivant est essentiel pour la
logique d’ensemble des droits : tandis que l’on identifie la personne qui est
susceptible de bénéficier de l’accomplissement d’un devoir en considérant ce qui se produira si ce devoir n’est pas accompli, on identifie la personne
qui a un droit (à qui l’accomplissement est dû (owed or due)) en examinant
la transaction ou la situation antécédente ou encore les relations entre les
parties dont a résulté le « devoir ». Ces considérations devraient nous inciter
à ne pas étendre la notion de droit à un traitement convenable aux animaux
et aux bébés qu’il est mal (wrong) de maltraiter, car la situation morale peut
être simplement et adéquatement décrite alors en disant que c’est mal ou
que nous ne devrions pas les maltraiter, ou, au sens généralisé où le
philosophe entend le « devoir », que nous avons un devoir de ne pas les
maltraiter8. Si l’usage commun autorise à parler de droits des animaux ou
des bébés, il fait un usage oiseux de l’expression « un droit », qui confondra
la situation avec d’autres situations morales différentes dans lesquelles
l’expression « un droit » a une force spécifique et ne peut pas être remplacée
par les autres expressions morales que j’ai mentionnées. On gagnera peut-
être en clarté à ce sujet si l’on considère la force de la préposition « envers »
(to) dans l’expression « avoir un devoir envers Y » (having a duty to Y) ou
« avoir une obligation envers Y » (being under an obligation to Y) (où « Y »
est le nom d’une personne) ; car son sens diffère significativement du sens
de « à » (to) dans « faire quelque chose à Y » (doing something to Y) ou
« faire du mal à Y » (doing harm to Y), où « à » indique la personne affectée
par une action*. Dans le premier couple d’expressions, « envers » (to) n’a
évidemment pas cette force, mais indique la personne envers laquelle est
liée la personne moralement liée. C’est là un développement
compréhensible de l’image du lien (vinculum juris : obligare) ; l’image
précise n’est pas celle de deux personnes liées par une chaine, mais celle
d’une personne liée, l’autre bout de la chaîne se trouvant dans les mains
d’une autre qui peut l’utiliser comme elle le choisit9. Il apparaît ainsi
absurde de parler d’avoir des devoirs ou des obligations envers nous-mêmes
– nous pouvons évidemment avoir des « devoirs » de ne pas nous faire du
mal à nous-mêmes, mais que pourrait vouloir dire, une fois saisie la
distinction entre le sens d’ « envers » (to) et le sens de « à » (to),
l’affirmation selon laquelle nous avons des devoirs ou des obligations
envers nous-mêmes de ne pas nous faire de mal à nous-mêmes ?

(D) Le lien essentiel entre la notion de droits et la limitation justifiée
de la liberté d’une personne par une autre peut être mis en relief si l’on
considère les codes de comportement qui ne prétendent pas conférer des
droits mais seulement prescrire ce qui devrait être fait. La plupart des
penseurs de la loi naturelle jusqu’à Hooker conçoivent la loi naturelle ainsi :
il existe des devoirs naturels, en conformité avec lesquels il serait
certainement bénéfique pour l’homme d’agir – des choses à faire pour
réaliser la fin naturelle de l’homme –, mais non des droits naturels. Et il
existe évidemment bien des types de codes de comportement qui prescrivent
seulement ce qui doit être fait, par exemple ceux qui règlent certaines
cérémonies. Il serait absurde de considérer que ces codes confèrent des
droits, et il est au contraire éclairant de les opposer aux règles d’un jeu, qui
souvent créent des droits, même si ce ne sont évidemment pas des droits
moraux. Même un code qui est manifestement un code moral n’a pas besoin
d’établir des droits ; le décalogue en est peut-être l’exemple le plus
important. Bien sûr, indépendamment des récompenses célestes, les êtres
humains sont susceptibles de bénéficier de leur obéissance générale aux dix
commandements : il est mal de désobéir, et cela fera portera certainement du
tort à des individus. Mais ce serait les interpréter de manière fort
surprenante que de les traiter comme s’ils conféraient des droits. Dans une
telle interprétation, l’obéissance aux dix commandements devrait être
conçue comme due (due or owed) aux individus, et non seulement à Dieu, et
la désobéissance non simplement comme mal (wrong) mais comme un mal
envers (a wrong to) les individus (en même temps qu’un tort qui leur est
fait). Les commandements ne seraient plus à lire comme des lois pénales
conçues seulement pour exclure certains types de comportements, mais
devraient être pensés comme des règles mises à la disposition des individus
et déterminant dans quelle mesure ils pourraient exiger certains
comportements de la part d’autrui. Les droits sont typiquement conçus
comme étant possédés ou détenus par, ou appartenant à, des individus, et ces
expressions reflètent la conception des règles morales non seulement
comme prescrivant une conduite mais aussi comme formant une sorte de
propriété morale des individus à laquelle ils ont droit (are entitled) en tant
qu’individus ; c’est seulement lorsque l’on conçoit ainsi les règles que l’on peut parler de droits (rights) et d’injustices (wrongs)*, en même temps que
d’actions droites (right) et injustes (wrong)10.
II.
Jusqu’ici j’ai cherché à établir qu’avoir un droit implique d’avoir une
justification morale pour limiter la liberté d’une autre personne et pour
déterminer comment elle devrait agir ; il est à présent important de voir que
la justification morale doit être d’un type particulier pour constituer un droit.
Cela ressortira le plus clairement de l’examen des circonstances dans
lesquelles les droits sont affirmés à l’aide de l’expression typique « j’ai le
droit de … ». Il me semble que cette expression est employée dans deux
types principaux de situations : (A) quand le demandeur (claimant) a une
justification spéciale pour interférer avec la liberté d’une autre personne,
que les autres n’ont pas (« J’ai le droit de recevoir ce que vous m’aviez
promis en échange de mes services ») ; (B) quand le demandeur cherche à
résister ou à s’opposer à l’interférence d’une autre personne en affirmant
qu’elle n’a pas de justification (« J’ai le droit de dire que ce que je pense »).
(A) Les droits spéciaux. Quand des droits résultent de transactions
spéciales entre les individus ou d’une relation spéciale dans laquelle ils se
trouvent l’un par rapport à l’autre, ceux qui ont le droit et ceux qui ont
l’obligation correspondante ne peuvent être que les parties impliquées dans
la transaction ou la relation spéciales. J’appelle de tels droits des droits
spéciaux pour les distinguer de ces droits moraux qui sont considérés
comme des droits valant contre (c’est-à-dire imposant des obligations à)11
tout le monde, tels ceux qui sont affirmés quand une interférence injustifiée
se produit ou risque de se produire, comme dans le cas (B) mentionné ci-
dessus.
(i) Les cas de droits spéciaux les plus évidents sont ceux qui
résultent de promesses faites. En promettant de faire ou de ne pas faire
quelque chose, nous contractons volontairement des obligations et nous
créons ou conférons des droits à ceux à qui nous promettons : nous
modifions l’indépendance morale des libertés de choix des parties relativement à une action donnée et nous créons une nouvelle relation
morale entre elles, de sorte qu’il devient moralement légitime pour la
personne à qui la promesse est faite de déterminer comment celui qui a
promis devrait agir. Celui à qui l’on a promis a sur la volonté de l’autre une
autorité ou souveraineté temporaire, relative à un sujet spécifique, ce que
nous exprimons en disant que celui qui a promis a, envers celui à qui il a
promis, une obligation de faire ce qu’il a promis. L’idée que des
phénomènes moraux – droits et devoirs ou obligations – puissent être créés
par l’action volontaire d’individus est apparue entièrement mystérieuse à
certains philosophes. Mais c’est me semble-t-il qu’ils n’ont pas vu
clairement à quel point les notions morales de droit et d’obligation sont
spéciales, ni de quelle façon particulière elles sont reliées à la répartition de
la liberté de choix ; il serait effectivement mystérieux que nous soyons
capables de rendre les actions moralement bonnes ou mauvaises par un
choix volontaire. Le cas de la promesse, qui est le plus simple, illustre deux
traits caractéristiques des droits spéciaux : (1) le droit et l’obligation ne
résultent pas de ce que l’action promise a en elle-même une qualité morale
particulière, mais simplement de la transaction volontaire entre les parties ;
(2) l’identité des parties concernées est cruciale – seule cette personne (celle
à qui l’on a promis) a une justification morale pour déterminer comment
celui qui a promis devrait agir. C’est son droit ; c’est seulement par rapport
à elle que diminue la liberté de choix de celui qui a promis, de telle sorte
que si elle choisit de libérer celui qui a promis, personne d’autre ne peut se
plaindre.
(ii) Mais la promesse n’est pas le seul type de transaction par lequel
des droits sont conférés. Ils peuvent être accordés par une personne qui
consent ou autorise une autre à interférer dans des affaires sur lesquelles,
sans ce consentement ou cette autorisation, elle serait libre de choisir pour
elle-même. Si je consens à ce que vous preniez des précautions pour ma
santé ou mon bonheur, ou si je vous autorise à vous occupez de mes intérêts,
alors vous avez un droit que les autres n’ont pas, et je ne peux pas me
plaindre de votre interférence si elle intervient dans la sphère de votre
autorité. C’est le sens de la situation dans laquelle une personne abandonne
ses droits à une autre ; et les traits typiques d’un droit y sont à nouveau
présents : la personne autorisée a le droit d’interférer non du fait de sa
nature intrinsèque mais parce que ces personnes se sont trouvées dans cette
relation. Personne d’autre (à moins d’être autorisé de la même manière) n’a en théorie un droit quelconque d’interférer12, même si la personne qui y est
autorisée n’exerce pas ce droit.
(iii) Les droits spéciaux ne se limitent pas à ceux qui sont créés par
le choix délibéré de la partie à laquelle une obligation incombe, comme dans
le cas où ils sont accordés ou résultent de promesses, et toutes les
obligations envers d’autres personnes ne sont pas délibérément contractées,
bien qu’il soit à mon sens vrai de tous les droits spéciaux qu’ils résultent
d’actions volontaires préalables. Une troisième source très importante de
droits et d’obligations spéciaux, que nous pouvons identifier dans bien des
sphères de la vie, est ce que nous pouvons appeler la mutualité des
restrictions ; et je pense que l’obligation politique n’est compréhensible que
si nous saisissons précisément ce qu’elle est et en quoi elle diffère des autres
transactions créatrices de droit (le consentement, la promesse) auxquelles
les philosophes l’ont assimilée. Il s’agit schématiquement de ceci :
lorsqu’un certain nombre de personnes conduisent une entreprise conjointe
selon des règles et restreignent ainsi leur liberté, ceux qui se sont soumis à
ces restrictions quand cela était nécessaire ont droit à ce que ceux qui ont
bénéficié de leur soumission s’y soumettent de la même manière. Les règles
peuvent prévoir que les responsables seront autorisés à imposer l’obéissance
et à arrêter des règles supplémentaires, et ceci créera une structure de droits
et de devoirs légaux, mais l’obligation morale d’obéir aux règles dans de
telles circonstances est due aux* membres coopérants de la société, et ils ont
un droit moral corrélatif à l’obéissance. Dans des situations sociales de ce
type (dont la société politique est l’exemple le plus complexe), l’obligation
d’obéir aux règles est distincte de tout autre raison morale que l’on peut
avoir d’obéir et qui soit relative aux bonnes conséquences que peut avoir
l’obéissance (par exemple la prévention de la souffrance). L’obligation est
due aux membres coopérants de la société en tant que tels, et non parce
qu’ils sont des êtres humains à qui il serait injuste d’infliger de la
souffrance. L’explication utilitariste de l’obligation politique échoue à
rendre compte de ce trait de la situation, à la fois dans sa version simple,
selon laquelle l’obligation existe parce que (et seulement si) les
conséquences directes d’un acte de désobéissance donné sont pires que
celles de l’obéissance, et dans sa version plus sophistiquée, selon laquelle
l’obligation existe même lorsque tel n’est pas le cas, si la désobéissance
augmente la probabilité que l’on désobéisse à la loi en question ou à d’autres lois dans des cas où les conséquences directes de l’obéissance sont
meilleures que celles de la désobéissance.
Dire que ceux qui ont bénéficié de la soumission des autres membres
de la société à des règles restrictives ont une telle obligation morale d’obéir
à leur tour à ces règles ne signifie évidemment pas que ce soit là le seul type
de raison morale d’obéir ou qu’il ne puisse exister aucun cas où la
désobéissance soit moralement justifiée. Il n’y a aucune contradiction ou
incorrection à dire « J’ai une obligation de faire X, quelqu’un a le droit de
me demander de le faire, mais je vois à présent que je ne devrais pas le
faire ». Ce sera parfois un moindre mal moral, dans des situations pénibles,
que d’ignorer ce que sont vraiment les droits des personnes et de ne pas
accomplir nos obligations envers elle. Cela me semble particulièrement
évident dans le cas des promesses : je peux promettre de faire quelque
chose, et contracter par là une obligation simplement parce que c’est l’une
des voies par lesquelles les obligations (qui doivent être distinguées d’autres
formes de raisons morales d’agir) sont créées ; la réflexion peut révéler qu’il
serait injuste dans ces circonstances de tenir cette promesse, car cela
causerait de la souffrance. Nous pouvons exprimer cela en disant : « Je ne
devrais pas le faire bien que j’aie une obligation envers lui de le faire », tout
simplement parce les expressions en italiques ne sont pas synonymes mais
relèvent de dimensions différentes de la morale. La tentative d’expliquer
cette situation en disant que notre obligation réelle ici est d’éviter la
souffrance et qu’il y a seulement une obligation à première vue (prima
facie) de tenir la promesse me paraît confondre deux types différents de
raison morale, et en pratique une telle terminologie obscurcit la nature
précise de ce qui est en jeu lorsque nous empiétons sur les droits des
personnes ou n’accomplissons pas nos obligations envers elles « au nom
d’un plus grand bien ».
Les théoriciens du contrat social ont établi avec justesse que
l’obligation d’obéir à la loi n’est pas seulement un cas particulier de
bienveillance (benevolence) (directe ou indirecte), mais quelque chose qui
émerge entre les membres d’une société politique particulière du fait de leur
relation mutuelle. Leur erreur fut d’identifier cette situation de restrictions
mutuelles, qui est créatrice de droits, au cas paradigmatique de la promesse.
Il y a évidemment des similitudes importantes entre les deux, et ce sont
précisément là les traits que tous les droits spéciaux ont en commun, à
savoir qu’ils résultent de relations spéciales entre les êtres humains, et non
de la nature des actions à accomplir ou de leurs effets.
(iv) Il reste un type de situation dont on peut penser qu’il crée des
droits et des obligations : lorsque les parties ont une relation naturelle spéciale, comme dans le cas d’un parent et d’un enfant. Le droit moral du
parent à ce que son enfant lui obéisse sera désormais jugé prendre fin, me
semble-t-il, lorsque l’enfant atteint l’âge « de raison », mais cela vaut la
peine de le mentionner, car certaines philosophies politiques ont recouru à
des analogies avec ce cas pour expliquer l’obligation politique, et aussi car
ce cas manifeste certains des traits des droits spéciaux que nous avons
identifiés, à savoir que le droit résulte de la relation spéciale entre les parties
(bien qu’il s’agisse ici d’une relation naturelle) et non de la nature des
actions à l’accomplissement desquelles on a droit.
(v) Il faut évidemment distinguer des droits spéciaux les libertés
spéciales, dans le cas desquelles une personne est exceptionnellement
exemptée des obligations auxquelles la plupart des autres sont soumises
mais n’acquiert pas de ce fait un droit auquel correspondrait une obligation
corrélative. Si vous me surprenez en train de lire le journal intime de votre
frère, vous me direz : « Vous n’avez aucun droit de le lire ». Je répondrai :
« J’ai le droit de le lire – votre frère m’a dit que je pouvais le faire tant qu’il
ne me disait pas de ne pas le faire, et il ne m’a pas dit de ne pas le faire ».
Dans ce cas j’ai été spécialement autorisé par votre frère, qui avait le droit
de m’interdire de lire son journal intime, donc je suis exempté de
l’obligation morale de ne pas le lire, mais votre frère n’a aucune obligation
de me laisser continuer à le lire. Des droits, et non des libertés, de s’occuper
des affaires d’autrui ou d’interférer avec elles sont accordés lorsque la
personne qui a accordé le droit ne peut pas révoquer l’autorisation quand
elle le veut.
(B) Les droits généraux. À la différence des droits spéciaux, qui
constituent une justification pour interférer avec la liberté d’une autre qui est
propre au porteur du droit, les droits généraux sont affirmés de manière
défensive, lorsque l’on anticipe une interférence injustifiée ou que l’on se
voit menacé d’une telle interférence, afin de signaler que cette interférence
est injustifiée. « J’ai le droit de dire ce que je pense »13. « J’ai le droit de
pratiquer ma religion comme je l’entends ». De tels droits ont en commun
avec les droits spéciaux deux traits importants. (1) Avoir ces droits, c’est
avoir une justification morale pour déterminer comment un autre devrait agir, en l’occurrence pour déterminer qu’il ne devrait pas interférer14. (2) La
justification morale ne résulte pas de la nature de l’action particulière à
l’accomplissement de laquelle a droit le demandeur ; cette revendication est
simplement justifiée – étant donné qu’il n’y a aucune relation spéciale entre
lui et ceux qui menacent d’inférer qui puisse justifier cette interférence – en
tant qu’elle constitue un exemple particulier du droit égal d’être libre. Mais
il y a évidemment des différences frappantes entre de tels droits généraux
défensifs et les droits spéciaux. (1) Les droits généraux ne résultent
d’aucune relation ou transaction spéciales entre les hommes. (2) Ce ne sont
pas des droits qui sont propres à ceux qui les ont, mais des droits que tous
les hommes capables de choix ont en l’absence de ces conditions spéciales
qui donnent lieu aux droits spéciaux. (3) Les droits généraux ont pour
obligations corrélatives des obligations de ne pas interférer, auxquelles tous
les autres sont soumis et non simplement les parties d’une relation ou
transaction spéciales, même s’ils seront évidemment souvent affirmés
lorsque des personnes particulières menacent d’interférer, en tant
qu’objection morale à cette interférence. Affirmer un droit général, c’est
revendiquer, en relation avec une action particulière, le droit égal qu’ont
tous les hommes d’être libres en l’absence de ces conditions spéciales qui
établissent un droit spécial de limiter la liberté d’autrui. Affirmer un droit
spécial, c’est affirmer, en relation avec une action particulière, un droit de
limiter la liberté d’autrui qui est établi par de telles conditions spéciales.
L’affirmation de droits généraux invoque directement le principe selon
lequel tous les hommes ont de manière égale le droit d’être libres,
l’affirmation d’un droit spécial invoque ce principe indirectement (comme
j’essaie de le montrer dans la section III).
III.
J’espère qu’il est clair que si l’on n’admet pas qu’il faut une
justification morale pour interférer avec la liberté d’autrui, alors la notion de
droit n’a aucune place en morale : car affirmer un droit, c’est affirmer qu’il
existe une telle justification. La fonction caractéristique, dans le discours
moral, de ces phrases dans lesquelles on peut trouver la signification de l’expression « un droit » – « J’ai le droit de… », « Vous n’avez aucun droit
de … », « Quel droit avez-vous de … ? » – est de faire porter sur les
interférences avec la liberté d’autrui, ou sur les revendications
d’interférence, un type d’évaluation ou de critique morales spécifiquement
adapté à l’interférence avec la liberté, et typiquement différent de la critique
morale des actions qui emploie des expressions telles que « droit » (right),
« mal » (wrong), « bon » (good) et « mauvais » (bad). Et ce n’est là qu’un
fondement moral parmi les nombreux qui permettent de dire « Vous devez
… » ou « Vous ne devez pas … ». Peut-être l’emploi de l’expression « Quel
droit avez-vous de… ? » montre-t-il cela plus clairement que les autres ; car
nous l’employons précisément au moment où quelqu’un interfère ou menace
d’interférer, afin de demander de quel titre moral la personne à laquelle on
s’adresse dispose pour interférer ; et nous le faisons souvent sans suggérer
en rien que ce qu’elle propose de faire est par ailleurs mal, et parfois en
laissant entendre qu’il n’y aurait rien à objecter à la même interférence de la
part d’une autre personne.
Toutefois, bien que notre emploi dans le discours moral de
l’expression « un droit » présuppose qu’il soit admis que l’interférence avec
la liberté d’autrui requiert une justification morale, ceci ne suffirait pas à soi
seul pour établir que la reconnaissance de droits moraux implique la
reconnaissance de ce que tous les hommes ont un droit à la liberté égale,
sinon en un sens qu’il serait facile de réduire à la trivialité. Car si la
signification de « un droit » ne contenait en elle-même aucune restriction
relative au type de justification morale pour interférer qui peut constituer un
droit, le principe pourrait être rendu entièrement creux. Il serait par exemple
possible d’adopter le principe et ensuite d’affirmer qu’un trait ou un
comportement donné de certains êtres humains (le fait qu’ils sont
imprévoyants ou athées, que ce sont des Juifs ou des Noirs) constitue une
justification morale pour interférer avec leur liberté. À ce stade de mon
raisonnement, n’importe quelle différence entre les hommes pourrait être
traitée comme une justification morale pour interférer et établir ainsi un
droit, de sorte que le droit égal de tous les hommes à être libres serait
compatible avec de graves inégalités. Il est tout à fait possible que le terme
« moral » introduise lui-même une restriction, quant à ce qui peut constituer
une justification morale pour interférer, qui permettrait d’éviter cette
conséquence, mais je ne peux pas encore pour ma part montrer que c’est le
cas. Il est par contre clair à mes yeux que la justification morale de
l’interférence qui doit constituer un droit d’interférer (ce qui diffère de
rendre simplement l’interférence moralement bonne ou désirable) est limitée
à certaines conditions spéciales, et que ceci est inhérent à la signification de « un droit » (à moins que cette expression soit employée de manière si
relâchée qu’elle pourrait être remplacée par les autres expressions morales
mentionnées). Les revendications d’interférence avec la liberté d’autrui qui
s’appuient sur la nature générale des activités avec lesquelles on interfère
(par exemple la folie ou la cruauté de pratiques « indigènes ») ou la nature
générale des parties (« Nous sommes Allemands ; ils sont Juifs »), même
quand elles sont bien fondées, ne relèvent pas de droits ou d’obligations
moraux. Dans de tels cas la soumission, même quand elle est adaptée, n’est
pas due aux (due to or owed to) individus qui interfèrent ; il serait tout aussi
adapté que n’importe qui appartenant à la même classe de personnes
interfère. C’est pourquoi d’autres éléments de notre vocabulaire moral
suffisent à décrire ce cas, et parler ici de droits est source de confusion.
Nous avons vu dans la section II que les types de justification de
l’interférence impliqués dans les droits spéciaux étaient indépendants de la
nature de l’action à l’accomplissement de laquelle il y a un droit, mais
dépendaient de certaines transactions et relations préalables entre individus
(tels que les promesses, le consentement, l’autorisation, la soumission à des
restrictions mutuelles). Deux questions viennent à l’esprit : (1) en vertu de
quel principe intelligible ces formes nues de promesse, de consentement, de
soumission à des restrictions mutuelles, pourraient-elles être nécessaires ou
suffisantes, indépendamment de leur contenu, pour justifier que l’on
interfère avec la liberté d’autrui ? (2) Quelles caractéristiques ces types de
transaction ou de relation ont-ils en commun ? La réponse à ces deux
question est, je pense, la suivante : si nous justifions l’interférence à partir
des fondements que nous invoquons quand nous revendiquons un droit
moral, nous invoquons en réalité indirectement comme justification le
principe selon lequel les hommes ont un droit égal d’être libres. Car nous
disons en réalité, dans le cas des promesses, des consentements et des
autorisations, que cette revendication d’interférence avec la liberté d’autrui
est justifiée par ce qu’il a, dans l’exercice de son droit égal d’être libre,
librement choisit de créer cette revendication ; et dans le cas des restrictions
mutuelles, nous disons en réalité que cette revendication d’interférer avec la
liberté d’autrui est justifiée par ce qu’elle est équitable, et elle est équitable
parce qu’elle seule permettra qu’il y ait une répartition égale des restrictions
et donc de la liberté au sein de ce groupe d’hommes. Ainsi dans le cas des
droits spéciaux comme dans celui des droits généraux, les reconnaître
implique de reconnaître le droit égal qu’ont tous les hommes d’être libres.
 
 
Herbert L. A. Hart
(1907-1992)
Traduit de l’anglais par Charles Girard
 
1 Mr Stuart Hampshire m’a d’abord incité à réfléchir dans la direction exposée ici ; et j’ai
ensuite abouti, par des voies différentes, à une conclusion similaire à la sienne.
 
2 Je crains que la terminologie complexe de la liberté appelle des explications
supplémentaires. La coercition inclut, en plus du fait d’empêcher une personne de faire ce
qu’elle choisit de faire, le fait de rendre par des menaces son choix moins éligible ; la
contrainte (restraint) inclut toute action destinée à rendre impossible l’exercice de ce choix,
et inclut donc le fait de tuer une personne ou de la réduire en esclavage. Toutefois la
concurrence ne relève ni de la coercition ni de la contrainte. Si l’on reprend la distinction
entre « avoir le droit de » et « être libre de », qui est utilisée ci-dessus et est examinée plus
avant à la section I.B, tous les hommes peuvent avoir, sans que cela contredise l’obligation
de s’abstenir de recourir à la coercition, la liberté de satisfaire s’ils le peuvent ceux au
moins de leurs désirs qui ne visent pas à exercer une coercition sur les autres ou à leur
porter préjudice, même si en réalité, du fait de la rareté, la satisfaction d’un homme cause la
frustration d’un autre. Dans des conditions de rareté extrême, cette distinction entre
concurrence et coercition ne mériterait pas d’être établie ; les droits naturels n’ont
d’importance que « quand la paix est possible » (Locke). En outre, la liberté (l’absence de
coercition) peut n’avoir aucune valeur pour ces victimes de la compétition non entravée qui
sont trop pauvres pour en user ; ce serait ainsi ergoter que de leur faire remarquer qu’ils
sont certes affamés mais libres. C’est cette vérité qui se trouve caricaturée par les marxistes
lorsque, en identifiant pauvreté et absence de liberté, ils confondent deux maux différents
 
 3 À l’exception de ces droits généraux (voir section II. B) qui sont des illustrations
particulières du droit de tous les hommes à être libres
 
 4 L’idée d’un droit se trouve-t-elle chez Platon ou Aristote ? Il semble qu’il n’y ait aucun
mot grec qui soit distinct de « droit » ou « juste » (dikaion), quoique des expressions
comme ta ema dikaia [qui pourrait être rendu par « les droits et les devoirs qui
m’incombent » (NdT)] soient, me semble-t-il, des formules légales du quatrième siècle. Les
expressions naturelles chez Platon sont to eautou (ekein) [« (posséder) ce qui est propre à
chacun » (NdT)] ou ta tini opheilomena [« ce qui est dû à quelqu’un » (NdT)] mais elles
semblent confinées à la propriété ou aux dettes. Il n’y a pas de place pour un droit moral
tant que la valeur morale de la liberté individuelle n’est pas reconnue. (NdE : les termes
grecs, aisément reconnaissable, ont été translittérés et désaccentués).

5 Comme l’a vu W. D. Lamont : voir ses Principles of Moral Judgment, Oxford, Clarendon
Press, 1946 ; pour les juristes, voir W. N. Hohfeld, Fundamental Legal Conceptions, New
Haven, Yale University Press, 1923.

6 Dans ce passage et dans ce qui suit, j’emploie « interférer avec la liberté d’autrui »,
« limiter la liberté d’autrui », « déterminer comment autrui devrait agir », pour désigner soit
le recours à la coercition soit le fait de demander qu’une personne accomplisse ou
n’accomplisse pas une action donnée. Le lien entre ces deux types d’« interférence » est
trop complexe pour être examiné ici. Je pense qu’il suffit pour mon présent propos de
signaler ceci : le fait de disposer d’une justification pour demander qu’une personne accomplisse ou n’accomplisse pas une action donnée constitue une condition nécessaire
mais non suffisante pour justifier la coercition

7 J’écris « “devoirs” » ici car l’un des facteurs obscurcissant la nature des droits est l’usage
philosophique de « devoir » et d’ « obligation » pour tous les cas où il existe des raisons
morales de dire qu’une action devrait être accomplie ou non. En réalité « devoir »,
« obligation », « droit », et « bon » viennent de différents segments de la morale,
concernent des types différents de conduite, et produisent des types différents de critique ou
d’évaluation morales. Le plus important est i) que les obligations peuvent être contractées
ou créées volontairement ; ii) qu’elles sont dues envers des personnes particulières (qui ont
des droits) ; iii) qu’elles ne résultent pas de la nature des actions qui sont obligatoires mais
de la relation entre les parties. Le langage confine généralement, mais pas invariablement,
l’usage de l’expression « avoir une obligation » à de tels cas.
 
8 Cet usage du “devoir” généralisé est susceptible d’influencer la réponse que l’on apporte à
la question de savoir si les animaux et les bébés ont des droits.
* Le français, en distinguant le fait d’avoir un devoir ou une obligation envers quelqu’un et
le fait de faire quelque chose à quelqu’un, n’entretient pas la même ambiguïté que l’anglais,
qui utilise dans les deux cas la préposition « to ». Le lecteur francophone doit garder cette
ambiguïté présente à l’esprit pour saisir l’effort de distinction que propose l’auteur ici
(NdT).

9 Voir A. H. Campbell, The Structure of Stair's Institutions, Glasgow, Jackson, 1954, p. 31.

10 Les juristes continentaux distinguent entre « subjektives » et « objektives Recht », ce qui
correspond très bien à la distinction entre un droit, qu’un individu détient, et ce qu’il est
droit (right) de faire.

11 Voir la section (B) ci-dessous

12 Bien que cela puisse être mieux qu’il intervienne (quand ce serait là le moindre de deux
maux). Voir la fin de la sous-section (iii) ci-dessous

13 La différence entre droits spéciaux et droits généraux est souvent marquée à l’oral par le
fait que le pronom est accentué lorsqu’un droit spécial est affirmé ou qu’il est nié : « Vous
n’avez aucun droit de l’empêcher de continuer à lire ce livre » renvoie au droit général du
lecteur ; « Vous n’avez aucun droit de l’empêcher de continuer à lire ce livre » nie que la
personne à laquelle on s’adresse ait un droit spécial d’interférer, mais il est possible que
d’autres aient ce droit.

14 À strictement parler, en affirmant un droit général, on affirme à la fois le droit à ce
qu’autrui s’abstienne de recourir à la coercition, et la liberté d’accomplir l’action spécifiée,
le premier face à la coercition qui nous est imposée ou dont nous sommes menacés, la
seconde en tant qu’objection à l’exigence réelle ou anticipée que l’on n’accomplisse pas
l’action. Le premier a pour corrélat une obligation incombant à tous de s’abstenir de
recourir à la coercition ; le second a pour corrélat le fait que personne n’a de justification
pour une telle exigence. Ici, selon l’expression d’Hohfeld, le corrélat n’est pas une
obligation, mais un « non-droit »
 
 
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