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Discours sur l'impôt des boissons
Remerciements à Faré et à Jaar concernant la vidéo, via Philippe...
Citoyens représentants, [1]
Je voulais aborder la question de l'impôt des boissons telle qu'elle
me paraissait se poser dans toutes vos consciences, c'est-à-dire au
point de vue de la nécessité financière, et politique. Je
croyais, en effet, que la nécessité était le seul motif invoqué à
l'appui du maintien de cet impôt; je croyais qu'à vos yeux il réunissait
tous les caractères auxquels la science enseigne à
reconnaître les mauvais impôts; je croyais qu'il était admis que cet
impôt est injuste, inégal, d'une perception accompagnée de formalités
vexatoires. Mais, puisque ces reproches dirigés contre
l'impôt, depuis son établissement, par tous les hommes d'État, sont
aujourd'hui contestés, j'en dirai seulement quelques mots, —
très-rapidement.
D'abord, nous prétendons que l'impôt est injuste, et nous nous
fondons sur ceci: Voilà des terres qui sont à côté les unes des autres,
et qui sont assujetties à un impôt foncier, à un impôt
direct; ces terres sont classées, comparées entre elles et taxées
selon leur valeur; ensuite chacun peut y faire croître ce qu'il veut;
les uns du blé, les autres, des herbages, les autres, des
œillets et des roses, d'autres, du vin.
Eh bien, de tous ces produits, il y en a un, il y en a un seul qui,
une fois entré dans la circulation, est grevé d'un impôt qui rend au
Trésor 106 millions. Tous les autres produits agricoles
sont affranchis de cette taxe.
On peut dire que l'impôt est utile, nécessaire, ce n'est pas la
question que j'aborde; mais on ne peut pas dire qu'il ne soit injuste,
au point de vue du propriétaire.
Il est vrai qu'on dit que l'impôt ne retombe pas sur le producteur. C'est ce que j'examinerai tout à l'heure.
Nous disons ensuite que l'impôt est mal réparti.
En vérité, j'ai été fort surpris que cela ait été contesté, car enfin... (Interruption.)
Un membre à droite. Parlez un peu plus haut!
M. Le Président. J'invite l'Assemblée au silence.
M. F. Bastiat. Je veux même abandonner cet argument pour aller plus vite.
Voix diverses. Parlez! parlez!
M. F. Bastiat. Il me semble que la chose est
tellement claire, qu'il est tellement évident que l'impôt est mal
réparti, que véritablement on est embarrassé de le démontrer.
Quand on voit, par exemple, qu'un homme qui, dans une orgie, boit
pour 6 francs de vin de Champagne, paye le même impôt que l'ouvrier, qui
a besoin de réparer ses forces pour le travail, et boit
pour 6 sous de vin commun, il est impossible de dire qu'il n'y a pas
une inégalité, une monstruosité dans la répartition de l'impôt sur les
boissons. (Très-bien!)
On a presque fait un calcul infinitésimal pour établir que l'impôt
est peu de chose, que ce sont des fractions de centime, et qu'on ne
devrait pas en tenir compte. C'est ainsi qu'on met sur le
dos d'une classe de citoyens, 106 millions d'un impôt inique, en
leur disant: Ce n'est rien; vous devez vous estimer fort heureux! Les
hommes qui invoquent cet argument devraient vous dire ceci:
Nous exerçons telle industrie; et nous sommes tellement convaincus
que l'impôt, en se divisant, est insensible pour le consommateur sur
lequel il retombe, que nous nous assujettissons nous-mêmes
à l'impôt indirect et, à l'exercice, relativement à l'industrie que
nous professons. Le jour où ces hommes viendraient déclarer cela à cette
tribune, je dirais: Ils sont sincères dans leur
défense de l'impôt sur les boissons.
Mais enfin voici des chiffres. Dans le département de l'Ain, le prix
moyen des vins en gros est de 11 fr.; le prix moyen de la vente, au
détail, est de 41 fr. Voilà un écart considérable; il est
évident que celui qui, peut acheter du vin en gros paye 11 fr., et
que celui qui est obligé d'aller l'acheter au détail paye 41 fr. Entre
11 et 41 fr:, la différence est de 30 fr. (Interruption.)
Un membre à droite. Ce n'est pas l'impôt qui fait cette différence; il en est de même pour toutes les marchandises.
M. Le Président. M. de Charancey a fait ses calculs, laissez l'orateur faire, les siens.
M. F. Bastiat Je pourrais citer d'autres
départements; j'ai pris le premier sur la liste. Sans doute, il y a le
bénéfice du débitant; mais l'impôt entre pour une proportion
considérable dans un tel écart.
On a cherché à prouver des choses si extraordinaires, depuis deux
jours, que vraiment je ne serais pas étonné que l'on cherchât à prouver
celle-ci, que l'impôt ne nuit à personne, ni au
producteur, ni au consommateur. Mais alors imposons tout,
non-seulement les vins, mais tous les produits!
Je dis ensuite que l'impôt est d'une perception très-dispendieuse.
Je n'invoquerai pas de chiffres pour le prouver; par les chiffres on
prouve beaucoup de choses. Quand on avance des chiffres à
cette tribune, on croit leur donner une autorité très-grande en
disant: ce sont des chiffres officiels. Mais les chiffres officiels
trompent comme les autres; cela dépend de l'emploi qu'on en
fait.
Le fait est que, lorsque nous voyons le territoire de la France tout
entière couvert d'agents, et d'agents bien rétribués, pour la
perception de cet impôt, il est bien permis de croire que cette
perception coûte fort cher.
Enfin, nous disons que cet impôt est accompagné, dans sa perception,
de formalités vexatoires. C'est un point que les orateurs qui m'ont
précédé à cette tribune n'ont pas abordé. Cela ne m'étonne
pas, car ils appartiennent tous ou presque tous à des départements
qui ne cultivent pas la vigne. S'ils habitaient nos départements, ils
sauraient que les griefs des propriétaires de vignes
contre l'impôt des boissons sont moins dirigés contre l'impôt
lui-même, contre son chiffre, que contre ces formalités gênantes,
vexatoires et dangereuses, contre les piéges à chaque instant
tendus sous leurs pas. (Approbation à gauche.)
Tout le monde comprend, que lorsque l'on conçut cette pensée si
extraordinaire, cette immense utopie, car c'en était une grande alors,
d'établir un droit sur la circulation des vins; sans qu'un
inventaire préalable eut été fait; tout le monde, dis-je, comprend
qu'il a fallu, pour assurer la perception de ce droit, imaginer le code
le plus préventif, le plus vexatoire même, (XXX) car
autrement, comment aurait-on, fait? Il faut que, chaque fois qu'une
pièce de vin circule sur la surface du territoire, il y ait là un
employé pour savoir si elle est en règle ou non. Cela ne peut
se faire sans une armée d'employés et une foule de vexations, contre
lesquelles, je le répète, les contribuables protestent plus encore que
contre la taxe elle-même.
L'impôt des boissons a une autre conséquence très-grave que je n'ai pas entendu signaler à cette tribune.
L'impôt des boissons a jeté la perturbation dans ce grand phénomène
économique que l'on appelle la division du travail. Autrefois on
cultivait les vins dans les terres qui sont propres à cette
culture, sur les coteaux, sur les graviers; on cultivait le blé sur
les plateaux, dans les plaines, sur les terrains d'alluvion. Au
commencement, on avait imaginé l'inventaire; mais ce mode de
perception d'impôt souleva tous les propriétaires. Ils invoquèrent
le droit de propriété; et, comme ils étaient trois millions, ils furent
écoutés. Alors on rejeta le fardeau sur les cabaretiers;
et, comme ils n'étaient que trois cent mille, il fut déclaré, en
principe, que la propriété de 300,000 hommes n'était pas aussi bien une
propriété que celle de trois millions d'hommes, quoique
cependant la propriété n'ait, selon moi, qu'un seul principe.
Mais quel fut le résultat pour les propriétaires? je crois que les
propriétaires portent eux-mêmes le poids de la faute et de l'injustice
qu'ils commirent alors. Comme ils avaient la faveur de
consommer leurs produits sans payer de taxe, il arriva que, soit
pour se soustraire à la taxe, soit pour se soustraire surtout et avant
tout aux formalités et aux risques que cette perception
fait courir, les propriétaires des plaines, des alluvions, voulurent
tous avoir du vin chez eux pour leur consommation. Dans le département
que je représente ici, ou du moins dans une grande
partie de ce département, je puis affirmer qu'il n'y a pas une
métairie où l'on ne plante assez de vignes pour la consommation de la
famille: ces vignes produisent du vin très-mauvais, mais cela
offre l'immense avantage d'être délivré de l'intervention des
contributions indirectes et de tous les risques qui s'attachent à ses
visites.
Ce fait explique, jusqu'à un certain point, l'accroissement que l'on
a signalé dans la plantation des vignes. On retourne beaucoup cet
accroissement contre les plaintes des propriétaires, qui se
prétendent victimes d'une injustice; on a l'air de leur dire: Cette
injustice ne compte pas, elle n'est rien, puisqu'on plante des vignes en
France.
D'abord, je voudrais bien qu'on me citât une industrie qui, depuis
1788 jusqu'à 1850, dans l'espace de soixante-deux ans, ne se soit pas
développée dans cette proportion. Je voudrais savoir, par
exemple, si l'industrie de la houille, si l'industrie du fer, si
l'industrie du drap ne se sont pas développées dans cette proportion. Je
voudrais savoir s'il y a aucune industrie dont on puisse
dire qu'elle ne s'est pas accrue d'un quart dans l'espace de
soixante ans. Serait-il donc bien étonnant qu'en suivant sa marche
naturelle, l'industrie la plus enracinée de notre sol, l'industrie
qui pourrait fournir de ses produits l'univers entier, se fût
augmentée dans cette proportion? Mais cet accroissement, messieurs, est
provoqué par la loi elle-même. C'est la loi qui fait que l'on
arrache la vigne sur les coteaux et qu'on en plante dans les
plaines, pour se soustraire aux vexations des contributions indirectes.
C'est là une perturbation énorme, manifeste.
Je vous prie de me permettre d'appeler toute votre attention sur un
fait presque local, puisqu'il ne concerne qu'un seul arrondissement,
mais qui a une grande importance, au moins à mes yeux,
parce qu'il se rattache à une loi générale.
Ce fait, messieurs, servira aussi à répondre à cet argument qu'on a
porté à cette tribune, quand, invoquant l'autorité d'Adam Smith, on a
dit que l'impôt retombe toujours sur le consommateur;
d'où il résulte que, depuis quarante ans, tous les propriétaires de
vignobles de France ont tort de se plaindre et ne savent ce qu'ils
disent. Oui, je suis de ceux qui croient que l'impôt retombe
sur le consommateur; j'ajoute cependant cette parenthèse: c'est à la
longue, avec beaucoup de temps, quand toutes les propriétés ont changé
de mains, à la suite d'arrangements économiques qui
sont longs à se faire, que ce grand résultat est atteint; et,
pendant tout le temps que dure cette révolution, les souffrances peuvent
être très-grandes, énormes. Je vais en citer un exemple.
Dans mon arrondissement qui est vinicole, il y avait autrefois une
très-grande prospérité; l'aisance était générale; on cultivait la vigne;
le vin était consommé soit sur les lieux, soit dans les
plaines environnantes, où l'on ne cultivait pas la vigne, soit à
l'étranger, dans le nord de l'Europe.
Tout à coup, la guerre des douanes, d'un côté, la guerre des
octrois, de l'autre, et les droits réunis sont venus et ont déprécié la
valeur de ce vin.
Le pays dont je parle était cultivé tout entier, surtout en ce qui
concerne la vigne, par des métayers. Le métayer avait la moitié, le
propriétaire, l'autre moitié du produit. La superficie des
métairies était cultivée de telle sorte qu'un métayer et sa famille
pouvaient vivre du produit de la moitié du vin qui leur revenait; mais
la valeur du vin se trouvant dépréciée, il est arrivé
que le métayer n'a plus pu vivre avec sa portion. Alors il s'est
adressé à son propriétaire et il lui a dit: Je ne puis plus cultiver
votre vigne si vous ne me nourrissez pas. Le propriétaire lui
a donné du maïs pour vivre, et puis, au bout de l'année, il a pris
toute la récolte pour se rembourser de ses avances. La récolte n'ayant
pas suffi au recouvrement de ses avances, le contrat
s'est modifié non pas devant le notaire, mais de fait; le
propriétaire a eu des ouvriers auxquels il n'a donné, pour tout prix de
leur travail, que leur nourriture en maïs.
Mais il a fallu sortir de cet état de choses, et voici comment la
révolution s'est opérée. On a agrandi les métairies, c'est-à-dire que de
trois on en a fait deux, ou de deux une; puis, en
arrachant quelques champs de vigne, et en mettant du maïs à la
place, on a dit: Avec ce maïs le métayer pourra vivre, et le
propriétaire ne sera plus obligé de lui donner de quoi suffire à sa
subsistance.
Sur tout le territoire, on a donc vu abattre des maisons et détruire
des métairies. La conséquence, c'est qu'on a détruit autant de familles
que de métairies; la dépopulation a été énorme, et,
depuis vingt-cinq ans le nombre des décès a dépassé celui des
naissances.
Sans doute, quand la révolution se sera complétement faite, quand
les propriétaires auront acheté pour 10,000 fr., ce qu'ils payaient
autrefois 30,000 fr., quand le nombre des métayers sera
réduit au niveau des moyens de subsistance que le pays peut fournir,
alors je crois que la population ne pourra plus s'en prendre à l'impôt
des boissons; la révolution se sera faite, l'impôt
retombera sur le consommateur; mais cette révolution se sera faite
au prix de souffrances qui auront duré un siècle ou deux.
Je demande si c'est pour cela que nous faisons des lois. Je demande
si nous prélevons des impôts: pour tourmenter les populations, pour les
forcer de transporter le travail du coteau à la plaine
et de la plaine au coteau. Je demande si c'est là le but de la
législation. Quant à moi, je ne le crois pas.
Mais, messieurs, nous avons beau attaquer l'impôt; dire qu'il est
inégal, vexatoire, dispendieux, injuste, il y a une raison devant
laquelle tout le monde courbe la tête c'est la nécessité. C'est
la nécessité qu'on invoque; c'est la nécessité qui vous engage à
porter à cette tribune des paroles pour justifier l'impôt; c'est la
nécessité, rien que la nécessité qui vous détermine. On craint
les embarras financiers, on craint les résultats d'une réforme (car
je puis bien l'appeler une réforme) qui aurait pour conséquence
immédiate de soustraire 100 millions au Trésor public: c'est
donc de la nécessité que je veux parler.
Messieurs, la nécessité, j'en conviens, elle existe, elle est
très-pressante. Oui, le bilan, non pas de la France, mais du
gouvernement français, peut se faire en bien peu de mots. Depuis vingt
ou vingt-cinq ans, les contribuables fournissent au Trésor une somme
qui, je crois, a doublé dans cet espace de temps. Les gouvernements qui
se sont succédé ont trouvé le moyen de dévorer la
somme première, l'excédant fourni par les contribuables; d'ajouter
une dette publique de 1 milliard ou de 2 milliards; d'arriver, à
l'entrée de l'année, avec un déficit de 5 à 600 millions; enfin
de commencer l'année prochaine avec un découvert assuré de 300
millions.
Voilà où nous en sommes. Je crois que cela vaut bien la peine de se
demander quelle est la cause de cet état de choses, et s'il est bien
prudent, en face de cette situation, de venir nous dire
que, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de rétablir, tout juste
les choses comme elles étaient avant; c'est de ne rien changer ou
presque rien, ou d'une manière imperceptible, à notre système
financier, soit du côté des recettes, soit du côté des dépenses. Il
me semble voir un ingénieur, qui a lancé une locomotive et qui est
arrivé à une catastrophe, découvrir ensuite où est le vice,
où est le défaut, et, sans s'en préoccuper davantage, la remettre
sur les mêmes rails, et courir une seconde fois le même danger.
(Approbation à gauche.)
Oui, la nécessité existe; mais elle est double. Il y a deux nécessités.
Vous ne parlez que d'une nécessité, monsieur le ministre des
finances; mais je vous en signalerai une autre, et elle est très-grave;
je la crois même plus grave que celle dont vous parlez. Cette
nécessité est renfermée dans un seul mot: la révolution de Février.
Il est intervenu, par suite des abus (car je puis appeler abus tout
ce qui a conduit nos finances à l'état où elles sont maintenant), il est
intervenu un fait; ce fait, on l'a caractérisé
quelquefois en disant que c'était une surprise. Je ne crois pas que
ce fût une surprise. Il est possible que le fait extérieur soit le
résultat d'un accident qui aurait été arrêté...
M. Barthélemy Saint-Hiliaire. Retardé!
Plusieurs autres membres à gauche. Oui! oui! retardé.
M. Bastiat. Mais les causes générales ne sont pas
du tout fortuites. C'est absolument comme si vous me disiez, — alors
qu'une brise, en passant, a fait tomber un fruit de son
arbre, — que, si on avait pu empêcher la brise de passer, le fruit
ne serait pas tombé. Oui, mais à une condition, c'est que le fruit n'eût
pas été pourri et rongé.: (Approbation à gauche.) Ce
fait est arrivé, ce fait a donné une puissance politique à la masse
entière de la population; c'est un fait grave.
M. Fould, ministre des finances. Pourquoi le gouvernement provisoire n'a-t-il pas supprimé l'impôt des boissons?
M. Bastiat. Il ne m'a pas consulté, il ne m'a pas
soumis de projet de loi, je n'ai pas été appelé à lui donner des
conseils; mais nous avons ici un projet, et en repoussant votre
projet, il m'est bien permis de vous dire sur quels motifs je me
fonde. Je me fonde sur celui-ci: il pèse sur votre tête, non pas une
nécessité, mais deux; la seconde nécessité, aussi impérieuse
que la première, c'est de faire justice à tous les citoyens.
(Assentiment à gauche.)
Eh bien! je dis qu'après la révolution qui s'est faite, vous devez
vous préoccuper de l'état politique où est la France, et que cet état
politique est déplorable, permettez-moi le mot; je
n'attribue pas cela aux hommes qui gouvernent aujourd'hui, cela
remonte haut.
Est-ce qu'en France vous ne voyez pas une bureaucratie devenue
aristocratie dévorer le pays? L'industrie périt, le peuple souffre. Je
sais bien qu'il cherche le remède dans des utopies folles;
mais ce n'est pas une raison pour leur ouvrir la porte en laissant
subsister des injustices criantes, comme celles que je signale à cette
tribune.
Je crois qu'on ne se préoccupe pas assez de l'état de souffrance
dans lequel se trouve ce pays et des causes qui ont amené cet état de
souffrance. Ces causes sont dans ces 1,500 millions prélevés
sur un pays qui ne peut les payer.
Je vous supplie de faire une réflexion bien triviale, mais enfin je
la fais souvent. Je me demande ce que sont devenus mes amis d'enfance et
mes camarades de collége . Et savez-vous quelle est la
réponse? Sur vingt, il y en a quinze qui sont fonctionnaires; et je
suis persuadé que si vous faites le calcul, vous arriverez, au même
résultat. (Rires approbatifs à gauche.)
M. Bérard. C'est là la cause des révolutions.
M. Bastiat. Je me fais encore une autre question, c'est celle-ci:
En les prenant un à un, en bonne conscience, rendent ils au pays des
services réels équivalant à ce que le pays leur paye? Et presque
toujours je suis forcé de répondre: Il n'en est pas ainsi.
N'est-il pas déplorable que cette masse énorme de travail,
d'intelligence, soit soustraite à la production réelle du pays pour
alimenter des fonctionnaires inutiles et presque toujours nuisibles?
Car, en fait de fonctionnaires publics, il n'y a pas de neutralité:
s'ils ne sont pas très-utiles, ils sont nuisibles; s'ils ne maintiennent
pas la liberté des citoyens, ils l'oppriment.
(Approbation à gauche.)
Je dis que cela crée au gouvernement une nécessité, une nécessité
immense. Quel est le plan qu'on nous propose? Je le dis franchement, si
le ministre était venu dire: Il faut maintenir l'impôt
pendant quelque temps; mais voici une réforme financière que je
propose; la voici dans son ensemble; seulement il faut une certaine
période pour qu'elle puisse aboutir, il faut quatre ou cinq
ans, nous ne pouvons pas tout faire à la fois; j'aurais compris
cette nécessité, et j'aurais pu y céder.
Mais il n'y a rien de cela; on nous dit: Rétablissons l'impôt des
boissons. Je ne sais même pas si l'on ne nous fait pas pressentir qu'on
rétablira l'impôt du sel et celui de la poste.
Quant à vos diminutions de dépenses, elles sont dérisoires: c'est 3
ou 4,000 soldats de plus ou de moins; mais c'est le même système
financier, qui me semble ne pouvoir plus tenir dans ce pays
sans le perdre. (Nouvelle approbation à gauche.)
Messieurs, il est impossible de traiter ce sujet sans le traiter à
ce point de vue. La France sera-t-elle perdue, dans un très-court espace
du temps? car j'oserai demander à M. le ministre des
finances combien de temps il croit pouvoir prolonger ce système. Ce
n'est pas tout que d'aboutir à la fin de l'année, en équilibrant tant
bien que mal les recettes et les dépenses; il faut savoir
si cela peut continuer.
Mais, à ce point de vue, je suis obligé de traiter la question de l'impôt en général. (marques d'impatience à droite.)
Voix nombreuses. Parlez! parlez!
M. le Président Vous êtes dans la question.
M. Bastiat. Je crois, messieurs, que j'ai le droit
de venir ici, sous ma responsabilité, exprimer même des idées absurdes.
D'autres orateurs sont venus apporter ici leurs idées,
et j'ose croire que leurs idées n'étaient pas plus claires que les
miennes. Vous les avez écoutés avec patience; vous n'avez pas accueilli
le plan de liquidation générale de M. Proudhon, non plus
que le phalanstère de M. Considérant; mais vous les avez écoutés;
vous avez été plus loin: par l'organe de M. Thiers, vous avez dit que
quiconque croyait avoir une pensée utile était obligé de
l'apporter à cette tribune. Eh bien! lorsqu'on dit: Parlez!
lorsqu'on jette une espèce de défi, il faut au moins écouter.
(Très-bien! très-bien!)
Messieurs, dans ces derniers temps, on s'est beaucoup préoccupé de
la question de l'impôt. L'impôt doit-il être direct ou indirect?
Tout à l'heure nous avons entendu faire l'éloge de l'impôt indirect.
Eh bien! moi, c'est contre l'impôt indirect en général que je viens m'élever.
Je crois qu'il y a une loi de l'impôt qui domine toute la question,
et que je renferme dans cette formule: L'inégalité de l'impôt est en
raison de sa masse. Je veux dire par là que plus un impôt
est léger, plus il est facile de le répartir équitablement; que
plus, au contraire, il est lourd, plus, malgré toute la bonne volonté du
législateur, il tend à se répartir inégalement, plus,
comme on pourrait le dire, il tend à devenir progressif au rebours,
c'est-à-dire à frapper les citoyens en raison inverse de leurs facultés.
Je crois que c'est une loi grave, inévitable; et ses
conséquences sont tellement importantes, que je vous demande la
permission de l'éclaircir.
Je suppose que la France fût gouvernée depuis longtemps par un
système qui est le mien, qui consisterait à ce que le gouvernement
maintînt chaque citoyen dans la limite de ses droits et de la
justice, et qu'il abandonnât le reste à la responsabilité de chacun.
Je suppose cela. Il est aisé de voir qu'alors la France pourrait être
gouvernée avec 200 ou 300 millions. Il est clair que si
la France était gouvernée avec 200 millions, il serait facile
d'établir une taxe unique et proportionnelle. (Bruit.)
Cette hypothèse que je fais, elle aura sa réalité; seulement, la
question est de savoir si elle l'aura en vertu de la prévoyance du
législateur ou en vertu d'éternelles convulsions politiques.
(Approbation à gauche.)
L'idée ne m'appartient pas; si elle m'appartenait, je m'en
défierais; mais nous voyons que tous les peuples du monde sont plus ou
moins heureux selon qu'ils se rapprochent ou s'écartent de la
réalisation de cette idée. Elle est réalisée d'une manière à peu
près complète aux États-Unis.
Dans le Massachussets , on ne connaît d'autre impôt que l'impôt
direct, unique et proportionnel; par conséquent, s'il en était ainsi, et
il est aisé de le comprendre, car je n'élucide que le
principe, rien ne serait plus facile que de demander aux citoyens
une part proportionnelle à leurs valeurs réalisées; ce serait si peu de
chose que nul ne serait intéressé à cacher, dans une
grande proportion au moins, sa fortune pour y échapper.
Voilà la première partie de mon axiome.
Mais si vous demandez aux citoyens, non pas 200 millions, mais 500,
600, 800 millions; alors, à mesure que vous augmentez l'impôt, l'impôt
direct vous échappe, et il est évident que vous arrivez
à un moment où un citoyen prendrait plutôt le fusil que de payer à
l'État, par exemple, la moitié de sa fortune.
Un membre. Comme dans l'Ardèche.
M. Bastiat. Alors on ne vous payera pas. Que
faut-il donc faire? Il faut avoir recours aux impôts indirects; c'est ce
qui a lieu partout où l'on a voulu faire de grandes
dépenses. Partout, dès que l'État veut donner aux citoyens toutes
sortes de bienfaits, l'instruction, la religion, la moralité, on est
obligé de donner à cet État des taxes indirectes
considérables.
Eh bien! je dis que lorsqu'on est dans cette voie l'on tombe dans
l'inégalité des impôts. L'inégalité provient toujours des taxes
indirectes elles-mêmes. La raison en est simple. Si la dépense
était restreinte dans certaines limites, on pourrait,
très-certainement trouver certains impôts indirects qui blesseraient
l'égalité, mais qui ne blesseraient pas le sentiment de la justice,
parce que ce seraient des impôts somptuaires; mais lorsqu'on veut
prélever beaucoup d'argent, alors on émet un principe vrai, dans
l'hypothèse où je me place, en disant que le meilleur impôt est
celui qui frappe les objets de la consommation la plus générale.
C'est un principe que tous nos financiers et tous nos hommes d'État
avouent. Et, en effet, il est très-conséquent dans les
gouvernements où il s'agit de prendre le plus d'argent au peuple;
mais alors vous arrivez à l'inégalité la plus choquante.
Qu'est-ce que, c'est qu'un objet dont la consommation est
très-générale? C'est un objet que le pauvre consomme dans la même
proportion que le riche; c'est un objet sur lequel l'ouvrier dépense
tout son salaire.
Ainsi, un agent de change gagne 500 fr. par jour, un ouvrier gagne
500 fr. par an.; et la justice voudrait que les 500 fr. de l'agent de
change fournissent autant au Trésor que les 500 fr. de
l'ouvrier. Mais il n'en est pas ainsi; car l'agent de change
achètera des tentures, des bronzes, des objets de luxe avec son argent,
c'est-à-dire des objets de consommation restreinte qui ne
payent pas de taxe, tandis que l'ouvrier achète du vin, du sel, du
tabac, c'est-à-dire des objets de consommation générale qui en sont
accablés. (Bruit et interruptions diverses.)
M. Lacaze Si l'agent de change n'achetait pas ces objets, il ne ferait pas vivre l'ouvrier.
M. Bastiat. Est-ce que la suppression de l'impôt
des boissons empêcherait l'agent de change d'acheter des bronzes, et des
tentures? Aucun financier ne me démentira. Dans le
système des impôts indirects, il n'y a de raisonnable, de vraiment
raisonnable, dans ce système que je n'approuve pas, que les impôts qui
s'adressent aux objets de la consommation la plus
générale. Ainsi, vous commencez à frapper l'air respirable par
l'impôt des portes et fenêtres, puis le sel, puis les boissons, puis le
tabac, enfin ce qui est à la portée de tout le monde.
Je dis que ce système ne peut tenir en présence du suffrage
universel. J'ajoute: bien aveugle, bien imprudent qui ne voit pas aussi
la nécessité de ce côté, et ne voit que la nécessité à laquelle
je faisais allusion tout à l'heure. (Vive approbation à gauche.)
Je fais un autre reproche à l'impôt indirect, c'est celui de créer
précisément ces nécessités dont on vous parle, ces nécessités
financières. Croyez-vous que, si l'on demandait la part
contributive de chaque citoyen sous la forme directe; si on lui
envoyait un bulletin de contribution portant, non-seulement le chiffre
de ce qu'il doit pour l'année, mais le détail de ses
contributions car c'est facile à décomposer: tant pour la justice,
tant pour la police, tant pour l'Algérie, tant pour l'expédition de
Rome, etc.; croyez-vous pour cela que le pays ne serait pas
bien gouverné
[2]?
M. Charencey nous disait tout à l'heure qu'avec l'impôt indirect le
pays était sûr d'être, bien gouverné. Eh bien, moi, je dis le contraire.
Avec tous ces impôts détournés, dus à la ruse, le
peuple souffre, murmure et s'en prend à tout: au capital, à la
propriété, à la monarchie, à la république, et c'est l'impôt qui est le
coupable. (C'est vrai! c'est vrai!)
Voilà pourquoi le gouvernement, trouvant toujours des facilités, a
tant augmenté les dépenses. Quand s'est-il arrêté? quand a-t-il dit:
Nous avons un excédant de recettes, nous allons dégréver?
Jamais il n'a fait cela. Quand on a de trop, on trouve à l'employer;
c'est ainsi que le nombre des fonctionnaires est monté à un chiffre
énorme.
On nous accuse d'être malthusiens, oui, je suis malthusien en ce qui
concerne les fonctionnaires publics. Je sais bien qu'ils ont suivi
parfaitement cette grande loi, que les populations se
mettent au niveau des moyens de subsistance. Vous avez donné 800
millions, les fonctionnaires publics ont dévoré 800 millions; vous leur
donneriez 2 milliards, il y aurait des fonctionnaires pour
dévorer ces 2 milliards. (Approbation sur plusieurs bancs.)
Un changement dans un système financier en entraîne nécessairement
un correspondant dans le système politique car un pays ne peut pas
suivre la même politique, lorsque la population lui donne 2
miliards , que lorsqu'elle ne lui donne que 200 ou 300 millions. Et
ici, vous me trouverez peut-être profondément en désaccord avec un grand
nombre de membres qui siégent de ce côté (la gauche).
La conséquence forcée, pour tout homme sérieux, de la théorie
financière que je développe ici, est évidemment celle-ci que, puisqu'on
ne veut pas donner beaucoup à l'État; il faut savoir ne pas
lui demander beaucoup. (Assentiment.)
Il est évident que si vous vous mettez dans la tête, ce qui est une
profonde illusion, que la société a deux facteurs d'un côté, les hommes
qui la composent, et, de l'autre, un être fictif qu'on
appelle l'État, le gouvernement, auquel vous supposez une moralité à
toute épreuve, une religion, un crédit, la facilité de répandre des
bienfaits, de faire de l'assistance; il est bien évident
qu'alors vous vous placez dans la position ridicule d'hommes qui
disent: Donnez-nous sans nous rien prendre, — ou qui disent: Restez dans
le système funeste où nous sommes à présent engagés.
Il faut savoir renoncer à ces idées; il faut savoir être hommes, et
se dire: Nous avons la responsabilité de notre existence, et nous la
supporterons. (Très-bien! très-bien!)
Encore aujourd'hui, je reçois une pétition d'habitants de mon pays,
où des vignerons disent: Nous ne demandons rien de tout cela au
gouvernement; qu'il nous laisse libres, qu'il nous laisse agir,
travailler; voilà tout ce que nous lui demandons; qu'il protége
notre liberté et notre sécurité.
Eh bien, je crois que c'est là une leçon, émanée de pauvres
vignerons, qui devrait être écoutée dans les plus grandes villes.
(Très-bien!)
Le système de politique intérieure dans lequel ce système financier
nous forcerait d'entrer, c'est évidemment le système de la liberté, car,
remarquez-le, la liberté est incompatible avec les
grands impôts, quoi qu'on en dise.
J'ai lu un mot d'un homme d'État très-célèbre, M. Guizot, le voici:
« La liberté est un bien trop précieux pour qu'un peuple la marchande. »
Eh bien, quand j'ai lu cette sentence il y a longtemps, je me suis
dit: « Si jamais cet homme gouverne le pays, il perdra non-seulement les
finances, mais la liberté de la France. »
Et, en effet, je vous prie de remarquer comme je le disais tout à
l'heure, que les fonctions publiques ne sont jamais neutres; si elles ne
sont pas indispensables, elles sont nuisibles.
Je dis, qu'il y a incompatibilité radicale entre un impôt exagéré et la liberté.
Le maximum de l'impôt, c'est la servitude; car l'esclave est l'homme
à qui l'on prend tout, même la liberté de ses bras et de ses facultés.
(Très-bien!)
Eh bien, est-ce que si l'État ne payait pas à nos dépens un culte,
par exemple, nous n'aurions pas la liberté des cultes? Est-ce que si
l'État ne payait pas à nos dépens l'université, nous
n'aurions pas la liberté de l'instruction publique? Est-ce que si
l'État ne payait pas à nos dépens une bureaucratie très-nombreuse, nous
n'aurions pas la liberté communale et départementale?
Est-ce que si l'État ne payait pas à nos dépens des douaniers, nous
n'aurions pas la liberté du commerce? (Très-bien! très-bien! - Mouvement
prolongé.)
Car qu'est-ce qui manque le plus aux hommes de ce pays-ci? Un peu de
confiance en eux-mêmes, le sentiment de leur responsabilité. Il n'est
pas bien étonnant qu'ils l'aient perdu, on les a
habitués à le perdre à force de les gouverner. Ce pays est trop
gouverné, voilà le mal.
Le remède est qu'il apprenne à se gouverner lui-même, qu'il apprenne
à faire la distinction entre les attributions essentielles de l'État et
celles qu'il a usurpées, à nos frais, sur l'activité
privée.
Tout le problème est là.
Quant à moi, je dis: Le nombre des choses qui rentrent dans les
attributions essentielles du gouvernement est très-limité: faire régner
l'ordre, la sécurité, maintenir chacun dans la justice,
c'est-à-dire réprimer, les délits et les crimes, et exécuter
quelques grands travaux d'utilité publique, d'utilité nationale, voilà,
je crois, quelles sont ses attributions essentielles; et nous
n'aurons de repos, nous n'aurons de finances, nous n'aurons abattu
l'hydre des révolutions que lorsque nous serons rentrés, par des voies
progressives, si vous voulez, dans ce système vers lequel
nous devons nous diriger. (Très-bien!)
La seconde condition de ce système, c'est qu'il faut vouloir
sincèrement la paix; car il est évident que non-seulement la guerre,
mais même l'esprit de guerre, les tendances belliqueuses sont
incompatibles avec un pareil système. Je sais bien que le mot paix fait quelquefois circuler le sourire de l'ironie sur ces bancs; mais, véritablement, je ne crois pas que des hommes
sérieux puissent accueillir ce mot avec ironie. Comment! l'expérience ne nous apprendra-t'elle jamais rien?
Depuis 1815, par exemple, nous entretenons des armées nombreuses,
des armées énormes; et je puis dire que ce sont précisément ces grandes
forces militaires qui nous ont entraînés malgré nous dans
des affaires, dans des guerres dont nous ne nous serions pas mêlés
assurément, si nous n'avions pas eu ces grandes forces derrière nous.
Nous n'aurions pas eu la guerre d'Espagne, en 1823; nous
n'aurions pas eu, l'année dernière, l'expédition de Rome; nous
aurions laissé le pape et les Romains s'arranger entre eux, si notre
appareil militaire eût été restreint à des proportions plus
modestes. (Mouvements divers.)
Une voix à droite. Et en juin, vous n'avez pas été fâché d'avoir l'armée!
M. Bastiat. Vous me répondez par le mois de juin.
Moi, je vous dis que si vous n'aviez pas eu ces grosses armées, vous
n'auriez pas eu le mois de juin. (Hilarité prolongée à
droite. - Longue agitation.)
Une voix à droite: C'est comme si vous disiez qu'il n'y aurait pas de voleurs s'il n'y avait pas de gendarmes.
M. Bérard Mais ce sont les fonctionnaires publics des ateliers nationaux qui ont fait le mois de juin.
M. Bastiat. Je raisonne dans l'hypothèse où la
France aurait été bien gouvernée, presque idéalement gouvernée, et alors
il m'est bien permis de croire que nous n'aurions pas eu
les funestes journées de juin, comme nous n'aurions pas eu le 24
février 1848, 1830, ni peut-être 1814.
Quoi qu'il en soit, la liberté et la paix, voilà les deux colonnes
du système que je développe ici. Et remarquez bien que je ne le présente
pas seulement comme bon en lui-même, mais comme
commandé par la nécessité la plus impérieuse.
Maintenant il y a des personnes qui se préoccupent, et avec raison,
de la sécurité. Je m'en préoccupe aussi et autant que qui que ce soit;
c'est un bien aussi précieux que les deux autres; mais
nous sommes dans un pays habitué à être tellement gouverné qu'on ne
peut s'imaginer qu'il puisse, y avoir un peu d'ordre et de sécurité avec
moins de réglementation. Je crois que c'est
précisément dans cette surabondance de gouvernement que se trouve la
cause de presque tous les troubles, les agitations, les révolutions
dont nous sommes les tristes témoins et quelquefois les
victimes.
Voyons ce que cela implique.
La société se divise alors en deux parties: les exploitants et les exploités. (Allons donc! - Longue interruption.)
Une voix à droite. Ce n'est pas une telle distinction qui peut ramener la paix.
M. Bastiat. Messieurs, il ne faut pas qu'il y ait
d'équivoque; je ne fais aucune espèce d'allusion, ni à la la propriété,
ni au capital; je parle seulement de 1,800 millions qui
sont payés d'un côté et qui sont reçus de l'autre. J'ai peut-être eu
tort de dire exploités, car, dans ces 1,800 millions, il y en a une partie considérable qui va à des hommes qui
rendent des services très-réels. Je retire donc l'expression. (Rumeurs au pied de la tribune.).
M. le Président Messieurs, gardez donc le silence; vous n'êtes là qu'à la condition de garder le silence plus que tous les autres.
M. Bastiat. Je veux faire observer que cet état de
choses, cette manière d'être, ces immenses dépenses du gouvernement
doivent toujours être justifiées pour expliquées de quelque
façon par conséquent, cette prétention du gouvernement de tout
faire, de tout diriger, de tout gouverner, a dû faire naître
naturellement une pensée dangereuse dans le pays: cette population qui
est au-dessous attend tout du gouvernement, elle attend l'impossible
de ce gouvernement. (Très-bien! très-bien!)
Nous parlons des vignerons: j'ai vu des vignerons les jours de
grêle, les jours où ils sont ruinés; ils pleurent, mais ils ne se
plaignent pas du gouvernement; ils savent qu'entre la grêle et lui
n'existe aucune connexité. Mais lorsque vous induisez la population à
croire que tous les maux qui n'ont pas un caractère aussi abrupt que la
grêle, que tous les autres maux viennent du
gouvernement, que le gouvernement le laisse croire lui-même,
puisqu'il ne reçoit cette énorme contribution qu'à la condition de faire
quelque bien au peuple; il est évident que, lorsque les
choses en sont là, vous avez des révolutions perpétuelles dans le
pays, parce qu'à raison du système financier dont je parlais tout à
l'heure, le bien que peut faire le gouvernement n'est rien en
comparaison du mal qu'il fait lui-même par les contributions qu'il
soutire.
Alors le peuple, au lieu d'être mieux, est plus mal, il souffre, il
s'en prend au gouvernement; et il ne manque pas d'hommes dans
l'opposition qui viennent et qui lui disent: Voyez-vous ce
gouvernement qui vous a promis ceci, promis cela..., qui devait
diminuer tous les impôts, vous combler de bienfaits; voyez-vous ce
gouvernement comme il tient ses promesses! Mettez-nous à sa
place, et vous verrez comme nous ferons autre chose! (Hilarité
générale. — Marques d'approbation) Alors on renverse le gouvernement. Et
cependant les hommes qui arrivent au pouvoir se trouvent
précisément dans la même situation que, ceux qui les ont précédés;
ils sont obligés de retirer peu à peu toutes leurs promesses; ils disent
à ceux qui les pressent de les réaliser: Le temps n'est
pas venu, mais comptez sur l'amélioration de la situation, comptez
sur les exportations, comptez sur une prospérité future. Mais, comme, en
réalité, ils ne font pas plus que leurs prédécesseurs,
on a plus de griefs contre eux, on finit par les renverser, et l'on
marche de révolution en révolution. Je ne crois pas qu'une révolution
soit possible là où le gouvernement n'a d'autres
relations avec les citoyens que de garantir à chacun sa sécurité, sa
liberté. (Très-bien! très-bien!) Pourquoi se révolte-t-on contre un
gouvernement? C'est parce qu'il manque à sa promesse.
Avez-vous jamais vu le peuple se révolter contre la magistrature,
par exemple? Elle a mission de rendre la justice et la rend; nul ne
songe à lui demander plus. (Très-bien!)
Persuadez-vous bien d'une chose, c'est que l'amour de l'ordre,
l'amour de la sécurité, l'amour de la tranquillité n'est un monopole
pour personne. Il existe, il est inhérent à la nature humaine.
Interrogez tous ces hommes mécontents, parmi lesquels il y a bien
quelques perturbateurs sans doute... Eh! mon Dieu, il y a toujours des
exceptions. Mais interrogez les hommes de toutes les
classes, ils vous diront tous combien, dans ce temps-ci, ils sont
effrayés de voir l'ordre compromis; ils aiment l'ordre, ils l'aiment au
point de lui faire de grands sacrifices, des sacrifices
d'opinion et des sacrifices de liberté; nous le voyons tous les
jours. Eh bien! ce sentiment serait assez fort pour maintenir la
sécurité, surtout si les opinions contraires n'étaient pas sans
cesse alimentées par la mauvaise constitution du gouvernement.
Je n'ajouterai qu'un mot relativement à la sécurité.
Je ne suis pas un profond jurisconsulte, mais je crois véritablement
que si le gouvernement était renfermé dans les limites dont je parle,
et que toute la force de son intelligence, de sa
capacité fût dirigée sur ce point-là: améliorer les conditions de
sécurité des hommes, je crois qu'on pourrait faire dans cette carrière
des progrès immenses. Je ne crois pas que l'art de
réprimer les délits et les vices, de moraliser et de réformer les
prisonniers, ait fait encore tous les progrès qu'il peut faire. Je dis
et je répète que si le gouvernement excitait moins de
jalousies, d'un côté, moins de préjugés, d'un autre côté, et que
toutes ses forces pussent être dirigées vers l'amélioration civile et
pénale, la société aurait tout à y gagner.
Je m'arrête. J'ai une conviction si profonde que les idées que
j'apporte à cette tribune remplissent toutes les conditions d'un
programme gouvernemental, qu'elles concilient tellement la liberté,
la justice, les nécessités financières et le besoin de l'ordre et
tous les grands principes qui soutiennent les peuples et l'humanité;
j'ai cette conviction si bien arrêtée, que j'ai peine à
croire qu'on puisse taxer ce projet d'utopie. Et, au contraire, il
me semble véritablement que si Napoléon, par exemple, revenait dans ce
monde (Exclamations à droite) et qu'on lui dît: Voilà
deux systèmes; dans l'un, il s'agit de restreindre, de limiter les
attributions gouvernementales et par conséquent les impôts; dans
l'autre, il s'agit d'étendre indéfiniment les attributions
gouvernementales et par conséquent les impôts, et par suite il faut
faire accepter à la France les droits, réunis, — j'ai la conviction et
j'affirme que Napoléon dirait que la véritable utopie
est de ce dernier côté, car il a été bien plus difficile d'établir
les droits réunis, qu'il ne le serait d'entrer dans le système que je
viens de proclamer à cette tribune.
Maintenant on me demandera pourquoi je refuse aujourd'hui et
sur-le-champ l'impôt des boissons; je le dirai. Je viens d'exposer le
système, la théorie dans laquelle je voudrais que le
gouvernement entrât. Mais comme je n'ai jamais vu un gouvernement
qui voulût exécuter sur lui ce qu'il regarde comme une sorte de
demi-suicide, retrancher toutes les attributions qui ne lui sont
pas essentielles, je me vois obligé de le forcer, et je ne le puis
qu'en lui refusant les moyens de persévérer dans une voie funeste. C'est
pour cela que j'ai voté pour la réduction de l'impôt du
sel; c'est pour cela que j'ai voté pour la réforme postale; c'est
pour cela que je voterai contre l'impôt des boissons. (Assentiment à
gauche.)
C'est ma conviction intime que la France, si elle a foi, si elle a
confiance en elle-même, si elle a la certitude qu'on ne viendra pas
l'attaquer, du moment qu'elle est décidée à ne pas attaquer
les autres, c'est ma conviction intime qu'il est facile de diminuer
les dépenses publiques dans une proportion énorme, et que, même avec la
suppression de l'impôt sur les boissons, il restera
suffisamment, non-seulement pour aligner les recettes avec les
dépenses, mais encore pour diminuer la dette publique. (Marques
nombreuses d'approbation.)
Notes
[1]: Cette improvisation fut prononcée à l'Assemblée législative le 12 décembre
1849.
(Note de l'éditeur de l'édition originale.)
[2]:
On peut dire que c'est instinctivement que les contribuables se
récrient sur
la pesanteur des impôts, car il en est peu qui sachent au juste ce
qu'il leur en coûte pour être gouvernés. Nous connaissons bien notre
quote-part dans la contribution foncière, mais non ce que
nous enlèvent les impôts de consommation. — J'ai toujours pensé que
rien ne serait plus favorable à l'avancement de nos connaissances et de
nos mœurs constitutionnelles qu'un système de
comptabilité individuelle, au moyen duquel chacun serait fixé sur sa cotisation, sous le double rapport du
quantum et du
quarè .
En attendant que M. le ministre des finances fasse distribuer tous
les ans à chacun de nous, avec le bulletin des contributions directes,
notre
compte courant au Trésor, j'ai essayé d'en
dresser la formule, le budget de 1842 à la main.
Voici le compte de M. N..., propriétaire payant 500 fr. de
contributions directes, ce qui suppose un revenu de 2,400 à 2,600 fr, au
plus.
Doit. Le Trésor public, son compte courant avec M. N.
Sommes reçues de M. N. en 1843:
Par contribution directe
|
500
|
fr.
|
0
|
c.
|
Enregistrement, timbre, domaine
|
504
|
|
17
|
Douanes et sels
|
158
|
|
0
|
Forêts et Pèches
|
30
|
|
10
|
Contributions indirectes
|
206
|
|
67
|
Postes
|
39
|
|
0
|
Produits universitaires
|
2
|
|
50
|
Produits divers
|
21
|
|
87
|
total
|
1,162
|
fr.
|
31
|
c.
|
Avoir.
Sommes acquittées dans l'intérét de M. N.:
Pour intérêts de la dette publique
|
353
|
fr.
|
0
|
c.
|
Liste civile
|
4
|
|
0
|
Distribution de la Justice
|
20
|
|
0
|
Religion
|
36
|
|
0
|
Diplomatie
|
8
|
|
0
|
Instruction publique
|
16
|
|
0
|
Dépenses secrètes
|
1
|
|
0
|
Télégraphes
|
1
|
|
0
|
Encouragements aux musiciens et danseuses
|
3
|
|
0
|
Indigents, malades, infirmes
|
1
|
|
10
|
Secours aux réfugiés
|
2
|
|
15
|
Encouragements à l'agriculture
|
0
|
|
80
|
aux pèches maritimes
|
4
|
|
0
|
aux manufactures
|
0
|
|
23
|
Haras
|
2
|
|
0
|
Bergeries
|
0
|
|
63
|
Secours aux colons
|
0
|
|
87
|
- aux inondés et incendiés
|
1
|
|
90
|
Services départementaux
|
72
|
|
0
|
Préfets et sous-préfets
|
7
|
|
20
|
Routes, canaux, ponts et ports
|
52
|
|
60
|
Armée
|
364
|
|
0
|
Marine
|
114
|
|
0
|
Colonies
|
26
|
|
0
|
Recouvrement de l'impôt et administration
|
150
|
|
0
|
total
|
1,251
|
fr.
|
48
|
c.
|
Entre le
doit 1,162 fr. 31 c. et l'
avoir 1,251 fr.
48 c., la différence est 89, 17. — Ce solde signifie que le Trésor a
dépensé pour compte de M. N., 89 fr. 17 c. de plus qu'il
n'a reçu de lui. Mais que M. N. se rassure. MM. Rothschild et
consorts ont bien voulu faire l'avance de cette somme, et il suffira à
M. N. d'en servir l'intérêt à perpétuité; c'est-à-dire de
payer dorénavant 4 à 5 fr. de plus par an.
(
Ébauche inédite datée de 1843.)
Extrait de l'édition originale en 7 volumes (1863) des
œuvres complètes de Frédéric Bastiat, tome V,
Discours sur l'impôt des
boissons, pp. 468-493.
Texte scanné par la
BNF, transcrit et mis en hypertexte par Clément J, relu et édité par
François-René Rideau pour
Bastiat.org.
D'autres éléments et même source:
Frédéric Bastiat
http://bastiat.org/
Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas