octobre 14, 2014

De l'individualité comme l'un des éléments du bien-être par John Stuart MILL (1859)

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On vient de voir les raisons pour lesquelles il est impératif de laisser les hommes libres de former leurs opinions et de les exprimer sans réserve ; on a vu également que si cette liberté n'est pas accordée, ou du moins revendiquée, en dépit de l'interdiction, les conséquences en sont funestes pour l'intelligence et la nature morale de l'homme.

 
 
Examinons à présent si ce ne sont pas les mêmes raisons qui exigent que les hommes soient libres d'agir selon leurs opinions - c'est-à-dire libres de les appliquer à leur vie sans que leurs semblables les en empêchent physiquement ou moralement, tant que leur liberté ne s'exerce qu'à leurs seuls risques et périls. Cette dernière condition est naturellement indispensable. Personne ne soutient que les actions doivent être aussi libres que les opinions. Au contraire, même les opinons perdent leur immunité lorsqu'on les exprime dans des circonstances telles que leur expression devient une instigation manifeste à quelque méfait. L'idée que ce sont les marchands de blé qui affament les pauvres ou que la propriété privée est un vol ne devrait pas être inquiétée tant qu'elle ne fait que circuler dans la presse ; mais elle peut encourir une juste punition si on l'exprime oralement, au milieu d'un rassemblement de furieux attroupés devant la porte d'un marchand de blé, ou si on la répand dans ce même rassemblement sous forme de placard. Les actes de toute nature qui sans cause justifiable nuisent à autrui peuvent être contrôlés - et dans les cas les plus graves, ils le doivent - par la réprobation et, si nécessaire, par une intervention active des gens. La liberté de l'individu doit être contenue dans cette limite: il ne doit pas nuire à autrui.
 
Et dès lors qu'il s'abstient d'importuner les autres et qu'il se contente d'agir suivant son inclination et son jugement dans ce qui ne concerne que lui, les mêmes raisons qui montrent que l'opinion doit être libre prouvent également qu'on devrait pouvoir, sans vexations, mettre son opinion en pratique à ses propres dépens. Que les hommes ne soient pas infaillibles, que ses vérités ne soient, pour la plupart, que des demi-vérités, que l'unité d'opinions ne soit pas souhaitable si elle ne résulte pas de la comparaison la plus libre et la plus totale des opinions contraires, et enfin que la diversité d'opinions ne soit pas un mal mais un bien tant que l'humanité n'est pas mieux à même de reconnaître toutes les facettes de la vérité : voilà des principes applicables tant à la manière d'agir des hommes qu'à leurs opinions. De même qu'il est utile, tant que l'humanité est imparfaite, qu'il y ait des opinions différentes, il est bon qu'il y ait différentes façons de vivre et que toute latitude soit donnée aux divers caractères, tant qu'ils ne nuisent pas aux autres, et qu'il est donné à chacun d'éprouver la valeur des différents genres de vie. Bref, il est souhaitable que l'individualité puisse s'affirmer dans tout ce qui ne touche pas directement les autres. Si ce n'est pas le caractère propre de la personne, mais les traditions et les mœurs des autres qui dictent les règles de conduite, c'est qu'il manque l'un des principaux ingrédients du bonheur humain, et en tout cas l'ingrédient le plus essentiel du progrès individuel ou social.

Lorsqu'on soutient ce principe, La plus grande difficulté ne réside pas tant dans l'appréciation des moyens qui conduisent à un but reconnu que dans l'indifférence générale des gens envers le but lui-même. Si l'on considérait le libre développement de l'individualité comme l'un des principes essentiels du bien-être, si on le voyait non pas comme accessoire coordonné à tout ce qu'on désigne par civilisation, instruction, éducation, culture, mais comme un élément et une condition nécessaires de toutes ces choses, il n'y aurait pas de danger que la liberté fût sous-estimée, et il n'y aurait pas de difficulté extraordinaire à tracer la frontière entre elle et le contrôle social. Mais malheureusement, les modes de pensée habituels ne reconnaissent que rarement une valeur intrinsèque ou un mérite spécifique à la spontanéité individuelle. La majorité, satisfaite des coutumes habituelles de l'humanité (parce que c'est elle qui les a faites ce qu'elles sont), ne voit pas pourquoi ces coutumes ne satisferaient pas tout le monde. Plus encore, la spontanéité n'entre pas dans l'idéal de la plupart des réformateurs moraux et sociaux: on la considère avec jalousie, comme un obstacle gênant, voire rebelle à l'acceptation générale de ce qu'ils jugent être le mieux pour l'humanité. Rares sont ceux qui, en dehors de l'Allemagne, comprennent cette doctrine à l'origine du traité de l'éminent savant et politicien Wilhelm von Humboldt

« La fin de l'homme, non pas telle que la suggèrent de vagues et fugitifs désirs, mais telle que la prescrivent les décrets éternels ou immuables de la raison, est le développement le plus large et le plus harmonieux de toutes ses facultés en un tout complet et cohérent » 

; de sorte que l'objet « vers lequel doit tendre constamment tout être humain, et en particulier ceux qui ont l'ambition d'influencer leurs semblables, est l'individualité de la puissance et du développement. » Il y a pour cela deux conditions à remplir: « la liberté et la variété des situations », de l'union desquelles naissent « la vigueur individuelle et la diversité », lesquelles fusionnent enfin dans « l'originalité » .


Cependant, si neuve et si surprenante que puisse paraître une doctrine telle que celle de Humboldt qui attache tant de prix à l'individualité, il faut néanmoins pouvoir l'évaluer.
 
Personne n'estime que la perfection en matière de conduite humaine consiste à se copier tout simplement les uns les autres. Personne n'estime non plus que le jugement ou le caractère particulier d'un homme ne doit compter pour rien dans sa manière de vivre et de soigner ses intérêts. D'un autre côté, il serait absurde de prétendre que les hommes doivent vivre comme si on ne connaissait rien dans le monde avant leur naissance, comme si jamais encore l'expérience n'avait montré que certaines façons de vivre étaient préférables à d'autres. Nul ne conteste qu'on doive élever et instruire la jeunesse de façon à lui faire profiter des acquis de l'expérience humaine. Mais c'est là le privilège et la condition propre d'un être humain dans la maturité de ses facultés que de se servir de l'expérience et de l'interpréter à sa façon. C'est à lui de découvrir ce qui, dans l'expérience transmise, est applicable à sa situation et à son caractère. Les traditions et les coutumes des autres sont, jusqu'à un certain point, des témoignages de ce que leur expérience leur a appris, et elles justifient une présomption qui, comme telle, est digne de respect. Mais il se peut en premier lieu que l'expérience des autres soit trop étroite, ou qu'il l'ait mal interprétée; il se peut deuxièmement que leur interprétation soit juste sans toutefois convenir à un individu particulier. Les coutumes sont faites pour les vies et les caractères ordinaires ; mais un individu peut avoir une vie et un caractère extraordinaires. Troisièmement, même si les coutumes sont à la fois bonnes en soi et adaptées à l'individu, il se peut que se conformer à la coutume uniquement en tant que telle n'entretienne ni ne développe en lui aucune des qualités qui sont l'attribut distinctif d'un être humain. Les facultés humaines de la perception, du jugement, du discernement, de l'activité intellectuelle, et même la préférence morale, ne s'exercent qu'en faisant un choix. Celui qui n'agit jamais que suivant la coutume ne fait pas de choix. Il n'apprend nullement à discerner ou à désirer ce qui vaut mieux. La force intellectuelle et la force morale, tout comme la force physique, ne s'améliorent qu'avec l'exercice. On n'exerce pas ses facultés en faisant ou en croyant une chose simplement parce que d'autres la font ou qu'ils y croient. Si une personne adopte une opinion sans que les principes de celle-ci lui paraissent concluants, sa raison n'en sortira pas renforcée, mais probablement affaiblie ; et si elle fait une action (qui n'affecte ni les affections ni les droits d'autrui) dont les motifs ne sont pas conformes à ses opinions et à son caractère, ceux-ci tomberont dans l'inertie et la torpeur au lieu d'être stimulés.

Celui qui laisse le monde, ou du moins son entourage, tracer pour lui le plan de sa vie, n'a besoin que de la faculté d'imitation des singes. Celui qui choisit lui-même sa façon de vivre utilise toutes ses facultés : l'observation pour voir, le raisonnement et le jugement pour prévoir, l'activité pour recueillir les matériaux en vue d'une décision, le discernement pour décider et, quand il a décidé, la fermeté et la maîtrise de soi pour s'en tenir à sa décision délibérée. Il lui faut avoir et exercer ces qualités dans l'exacte mesure où il détermine sa conduite par son jugement et ses sentiments personnels. Il est possible qu'il soit sur une bonne voie et préservé de toute influence nuisible sans aucune de ces choses. Mais quelle sera sa valeur relative en tant qu'être humain ? Ce qui importe réellement, ce n'est pas seulement ce que font les hommes, mais le genre d'homme qu'ils sont en le faisant. Parmi les œuvres de l'homme que la vie s'ingénie à perfectionner et à embellir, la plus importante est sûrement l'homme lui-même. A supposer que ce soit des machines - des automates d'apparence humaine - qui construisent les maisons, cultivent le blé, se battent à la guerre, jugent les causes, élèvent des églises et disent les prières, ce serait encore une perte considérable d'échanger ces automates contre les hommes et les femmes qui peuplent aujourd'hui les parties les plus civilisées du monde, car ils ne sont que de tristes échantillons de ce que la nature peut et veut produire. La nature humaine n'est pas une machine qui se construit d'après un modèle et qui se programme pour faire exactement le travail qu'on lui prescrit, c'est un arbre qui doit croître et se développer de tous côtés, selon la tendance des forces intérieures qui en font un être vivant.

On concèdera probablement qu'il est préférable que les hommes cultivent leur intelligence et qu'il vaut mieux suivre intelligemment la coutume - quitte à dévier à l'occasion - que de s'y conformer aveuglément et mécaniquement. Jusqu'à un certain point, il est admis que notre intelligence doit nous appartenir; mais on n'admet pas aussi volontiers qu'il doit en être de même pour nos désirs et nos impulsions, et qu'en posséder de forts puisse être autre chose qu'un péril et un piège. Et pourtant, désirs et impulsions font partie de la perfection de l'être humain, au même titre que les croyances et les contraintes ; et de fortes impulsions ne sont dangereuses que lorsqu'elles sont mal équilibrées: lorsqu'un ensemble de buts et d'inclinations s'est fortement développé au détriment d'autres avec qui il aurait dû coexister. Ce n'est pas parce que les désirs des hommes sont forts qu'ils agissent mal, mais parce que leurs consciences sont faibles. Il n'y a pas de lien naturel entre des impulsions fortes et une conscience faible : le lien naturel s'établit en sens inverse. Dire que les désirs et les sentiments d'une personne sont plus forts et plus variés que ceux d'une autre, c'est dire simplement qu'il y a en elle davantage de matière brute de la nature humaine; ce qui signifie que si elle est capable de plus de mal, elle est aussi capable de plus de bien. De fortes impulsions, c'est simplement une autre façon de nommer l'énergie. L'énergie a beau pouvoir être employée à de mauvaises fins, on tirera toujours davantage d'une nature énergique que d'une nature indolente et apathique. Ceux qui ont le plus de sensibilité naturelle sont aussi ceux qui peuvent développer les sentiments les plus cultivés. Cette ardente sensibilité qui rend les impulsions personnelles vives et puissantes peut aussi bien engendrer l'amour le plus passionné de la vertu que la maîtrise de soi la plus sévère. C'est en cultivant ces deux tendances que la société fait son devoir et protège ses intérêts, et non en rejetant l'étoffe qui fait les héros, parce qu'elle n'en fabrique justement pas. On dit d'une personne qu'elle a du caractère lorsqu'elle a des désirs et des impulsions personnels qui sont l'expression de sa propre nature telle que l'a développée et modifiée sa propre culture.
 
Celui qui n'a ni désirs ni impulsions personnels n'a pas davantage de caractère qu'une machine à vapeur. Si un individu a des impulsions non seulement personnelles, mais fortes et dominées par une volonté puissante, il a ce qu'on appelle un caractère énergique. Penser qu'il ne faut pas encourager le développement de l'individualité en matière de désirs et d'impulsions, c'est soutenir que la société n'a nul besoin de natures fortes - qu'elle ne s'en trouve pas mieux pour contenir un grand nombre de personnes de caractère - et qu'il n'est pas souhaitable de voir la moyenne des hommes posséder trop d'énergie.

Dans les sociétés naissantes, ces énergies étaient peut-être trop développées, et la société n'avait pas le pouvoir de les discipliner et de les contrôler. C'était un temps où l'élément de spontanéité et d'individualité dominait à l'excès, et où le principe social avait à lui livrer de rudes combats. La difficulté était alors d'amener les hommes puissants de corps ou d'esprit à obéir à des règles qui prétendaient contrôler leurs impulsions. Pour vaincre cette difficulté, la loi et la discipline, à l'instar des papes dans leur lutte contre les empereurs, proclamèrent leur pouvoir sur l'homme tout entier, revendiquant le droit de contrôler sa vie tout entière afin de pouvoir contrôler aussi son caractère, que la société n'était pas parvenue à contenir jusque-là. Mais, aujourd'hui, alors que la société a largement raison de l'individu, le danger qui guette la nature humaine n'est plus l'excès, mais la déficience des impulsions et des inclinations. Les choses ont bien changé depuis que les passions des puissants, forts de leur position ou de leurs talents personnels, étaient en rébellion constante contre les lois et les règlements et devaient être étroitement bridées pour que leur voisinage pût jouir de quelque sécurité. A notre époque, de la classe la plus haute à la plus basse, tout le monde vit sous le regard d'une censure hostile et redoutée. Non seulement en ce qui concerne les autres, mais en ce que ne concerne qu'eux-mêmes, jamais les individus et les familles ne se demandent : « Qu'est-ce que je préfère ? Qu'est-ce qui conviendrait à mon caractère et à mes dispositions ? Qu'est-ce qui permettrait à ce qu'il y a de plus élevé et de meilleur en moi d'avoir libre jeu, de se développer et de prospérer ? » Mais au contraire, ils se demandent: « Qu'est-ce qui convient à ma situation ? » ou « Que font ordinairement les personnes de ma position et de ma fortune ? » ou pire encore « Que font ordinairement les personnes d'une position et d'une fortune supérieures à la mienne ? » Je ne veux pas dire qu'ils préfèrent l'usage à leurs inclinations, car jamais il ne leur vient à l'idée qu'ils puissent avoir d'aspirations autres que la coutume. Ainsi l'esprit lui-même plie sous le joug, et même dans ce que les gens font pour leur plaisir, leur première pensée va à la conformité: ils aiment en masse; ils ne portent leur choix que sur les choses qu'on fait en général ; ils évitent comme un crime toute singularité de goût, toute excentricité de conduite, si bien qu'à force de ne pas suivre leur naturel, ils n'ont plus de naturel à suivre. Leurs capacités humaines sont atrophiées et inertes ; ils deviennent incapables du moindre désir vif, du moindre plaisir spontané; ils n'ont généralement ni opinions ni sentiments de leur cru, ou vraiment leurs. Maintenant, est-ce là la condition idéale de la. nature humaine ?

Oui, si l'on en croit la théorie calviniste. Selon elle, le plus grand péché de l'homme, c'est d'avoir une volonté propre. Tout le bien dont l'humanité est capable tient dans l'obéissance.
 
Vous n'avez pas le choix; vous devez agir ainsi et non autrement: « Tout ce qui n'est pas un devoir est péché. » La nature humaine étant complètement corrompue, il n'y a de rachat pour quiconque n'a pas tué en lui la nature humaine. Pour celui qui accepte semblable théorie, ce n'est pas un mal que de réprimer toutes les facultés, toutes les capacités et tous les sentiments humains: l'homme n'a besoin d'aucune aptitude si ce n'est celle de s'abandonner à la volonté de Dieu; et s'il se sert de ses facultés dans un but autre que d'accomplir cette volonté plus efficacement, il vaudrait mieux pour lui qu'il ne les possède pas. Voilà la théorie du calvinisme, et nombre de ceux qui ne se considèrent pas calvinistes la professent sous une autre forme plus modérée; l'adoucissement consiste à donner une interprétation moins ascétique de la volonté supposée de Dieu, en affirmant qu'il veut que les hommes satisfassent certaines de leurs inclinations, non pas à leur manière, mais par l'obéissance, c'est-à-dire d'une certaine manière prescrite par l'autorité, et qui doit être la même pour tous.

Sous l'une ou l'autre de ces formes, on tend maintenant fortement vers cette théorie étroite de la vie, et vers ce type de caractère humain étriqué et borné qu'elle favorise. Sans aucun doute, nombreux sont ceux qui croient sincèrement que les hommes ainsi torturés et rabougris sont tels que les a voulus leur créateur, tout comme beaucoup croient que les arbres sont bien plus beaux taillés en boule ou en formes d'animaux que laissés dans leur état naturel. Mais si cela fait partie de la religion de croire que l'homme a été créé par un Être bon, il est alors plus logique de croire que cet Être a donné à l'homme ses facultés pour qu'il les cultive et les développe, et non pour qu'elles soient extirpées et réduites à néant, et qu'Il se réjouit chaque fois que ses créatures font un pas vers l'idéal qu'elles portent en elles, qu'elles accroissent une de leurs facultés, de compréhension, d'action ou de jouissance. Il existe un modèle d'excellence humaine bien différent du calvinisme, à savoir que l'humanité n'a pas reçu sa nature seulement pour en faire l'abnégation. « L'affirmation païenne de soi » est un des éléments de la valeur humaine, au même titre que « l'abnégation chrétienne de soi » . Il y a un idéal grec de développement personnel, auquel se mêle, sans s'y substituer, l'idéal platonicien et chrétien de maîtrise de soi. Peut-être vaut-il mieux être un John Knox qu'un Alcibiade, mais mieux vaut encore être un Périclès ; et s'il existait un Périclès aujourd'hui, aucune des bonnes qualités de John Knox ne lui ferait sans doute défaut.

Ce n'est pas en noyant dans l'uniformité tout ce qu'il y a d'individuel chez les hommes, mais en le cultivant et en le développant dans les limites imposées par les droits et les intérêts d'autrui, qu'ils deviennent un noble et bel objet de contemplation; et de même que l’œuvre prend le caractère de son auteur, de même la vie humaine devient riche, diversifiée, animée, apte à nourrir plus abondamment les nobles pensées et les sentiments élevés ; elle renforce le lien entre les individus et l'espèce, en accroissant infiniment la valeur de leur appartenance a celle-ci. À mesure que se développe son individualité, chacun acquiert plus de valeur à ses propres yeux et devient par conséquent mieux à même d'en acquérir davantage aux yeux des autres. On atteint alors à une plus grande plénitude dans son existence, et lorsqu'il y a davantage de vie dans les unités, il y en a également davantage dans la masse qu'elles composent. On ne peut pas se dispenser de comprimer les spécimens les plus vigoureux de la nature humaine autant que nécessaire pour les empêcher d'empiéter sur les droits des autres ; mais a cela, on trouve ample compensation, même du point de vue du développement humain. Les moyens de développement que l'individu perd par l'interdiction de satisfaire des penchants nuisibles aux autres s'obtiennent surtout aux dépens du développement d'autrui. Et lui-même y trouve une compensation, car la contrainte imposée à son égoïsme autorise du même coup le meilleur développement possible de l'aspect social de sa nature. Être astreint pour le bien des autres aux strictes règles de la justice développe les sentiments et les facultés qui ont pour objet le bien des autres. Mais d'être ainsi contraint par le seul déplaisir des autres à ne pas commettre d'actions susceptibles de leur nuire ne développe par ailleurs rien de bon, sinon une force de caractère qui se manifestera peut-être par une résistance à la contrainte. Si l'on se soumet, c'est une contrainte qui émousse et ternit le caractère. Pour donner une chance équitable à la nature de chacun, il faut que différentes personnes puissent mener différents genres de vie. Les époques où une telle latitude a été laissée sont celles qui se signalent le plus à l'attention de la postérité. Le despotisme lui-même ne produit pas ses pires effets tant qu'il laisse subsister l'individualité ; et tout ce qui opprime l'individualité est un despotisme, quel que soit le nom qu'on lui donne, qu'il prétende imposer la volonté de Dieu ou les injonctions des hommes.

Après avoir identifié individualité et développement et démontré que seul l'entretien de l'individualité produit et peut produire des êtres humains bien développés, je pourrais clore ici mon argumentation; en effet, que dire de plus ou de mieux en faveur d'un certain état des affaires humaines, si ce n'est qu'il rapproche de la perfection à laquelle les hommes peuvent aspirer. Ou alors, que dire de pire d'un obstacle au bien, si ce n'est qu'il empêche ce progrès ? Il se peut cependant que ces considérations ne suffisent point à convaincre ceux qui ont le plus besoin d'être convaincus; aussi est-il nécessaire de montrer en outre que ces êtres humains développés peuvent être de quelque utilité aux non-développés. Il faut montrer à ceux qui ne souhaitent pas la liberté et qui n'en auraient pas l'usage qu'ils peuvent être récompensés de permettre aux autres d'en user sans entrave.

Tout d'abord, j'aimerais suggérer qu'il est possible pour eux d'apprendre quelque chose des hommes qui goûtent cette liberté. Personne ne niera que l'originalité ne soit un élément précieux dans les affaires humaines. On a toujours besoin de gens non seulement pour découvrir des vérités nouvelles et signaler le moment où ce qui fut autrefois une vérité cesse de l'être, mais encore pour initier des pratiques nouvelles et donner l'exemple d'une conduite plus éclairée, montrant davantage de goût et de bon sens dans les affaires humaines. Ceci ne saurait être contredit par quiconque ne croit pas que le monde ait déjà atteint la perfection dans toutes ses coutumes et pratiques. Il est vrai que n'importe qui peut rendre ce service, mais rares sont ceux dans l'espèce humaine dont les expériences seraient un progrès sur l'usage établi si les autres les adoptaient. Mais ces rares personnes sont le sel de la terre ; sans elles, la vie humaine deviendrait une mare stagnante. Car non seulement ce sont elles qui introduisent les bonnes choses inconnues jusque-là, mais ce sont elles encore qui gardent en vie celles qui existent déjà. S'il n'y avait plus rien de nouveau à faire, l'intelligence humaine cesserait-elle pour autant d'être nécessaire ?

 
 
Serait-ce une raison pour ceux qui pratiquent des coutumes anciennes d'oublier pourquoi ils les pratiquent ou de les pratiquer comme du bétail, et non comme des êtres humains ? Il y a dans les croyances et les pratiques les meilleures une trop grande tendance à dégénérer en action mécanique ; et, sans cette succession de personnes dont l'originalité perpétuellement renouvelée entretient la vie de ces croyances et de ces pratiques, une telle matière morte ne résisterait guère au choc causé par une matière réellement vivante; aussi n'y aurait-il alors aucune raison pour que la civilisation ne périsse pas, comme ce fut le cas de l'Empire byzantin. À la vérité, les hommes de génie sont et demeureront probablement toujours une faible minorité; mais pour qu'il y en ait, encore faut-il entretenir le terreau dans lequel ils croissent. Le génie ne peut respirer librement que dans une atmosphère de liberté. Les hommes de génie sont, ex vi termini, plus « individuels » que les autres, et donc moins capables de se couler, sans que cette compression ne leur soit dommageable, dans les quelques moules que la société fournit à ses membres pour leur éviter la peine de se former un caractère. Si, par timidité, les hommes de génie se résignent à entrer dans un de ces moules, et à laisser s'atrophier cette partie d'eux-mêmes qui ne peut s'épanouir sous une telle pression, la société ne profitera guère de leur génie. Si en revanche, ils sont doués d'une grand force de caractère et brisent leurs chaînes, ils deviennent une cible pour la société qui, parce qu'elle n'a pas réussi à les réduire au lieu commun, se met alors à les montrer du doigt et à les traiter de « sauvages », de « fous » ou autres qualificatifs de ce genre - un peu comme si on se plaignait que le Niagara n'ait pas le flot paisible d'un canal hollandais.

Si j'insiste avec autant de force sur l'importance du génie et sur la nécessité de le laisser se développer librement, tant en pensée que dans la vie, c'est que, bien que je sache que nul ne refuse cette position en théorie, je sais aussi que le monde y est en réalité totalement indifférent. Les gens pensent que le génie est une belle chose si elle permet à un homme d'écrire un poème émouvant ou de peindre un tableau. Mais bien que le génie, dans son sens vrai d'originalité de pensée et d'action, soit pour les hommes un objet d'admiration, ils n'en pensent pas moins dans leur for intérieur qu'on peut très bien s'en passer.
 
Malheureusement, cette attitude est trop naturelle pour qu'on puisse s'en étonner. S'il y a une chose dont les esprits peu originaux ne ressentent aucun besoin, c'est bien de l'originalité. Ils sont incapables de voir à quoi elle pourrait leur servir; et d'ailleurs, comment le pourraient-ils ? S'ils le pouvaient, ils ne manqueraient pas d'originalité. Le premier service que l'originalité doive leur rendre, c'est de leur ouvrir les yeux; après quoi, seulement, ils auraient quelque chance de devenir eux-mêmes originaux. Mais en attendant, qu'ils se souviennent que rien n'a jamais été fait sans que quelqu'un le fasse en premier, et que toutes les bonnes choses qui existent sont le fruit de l'originalité ; et qu'ils soient alors assez modestes pour croire que l'originalité a encore bien des choses à accomplir et pour se persuader que moins ils en ressentent le besoin, plus elle leur est nécessaire.

En vérité, quels que soient les hommages qu'on veuille bien rendre à la supériorité d'esprit, réelle ou supposée, la tendance générale dans le monde est d'accorder la place dominante à la médiocrité. Dans l'histoire ancienne, au moyen âge - et à un degré moindre durant la longue transition entre la féodalité et l'époque actuelle -, l'individu représentait une puissance en soi ; et s'il avait de grands talents ou une position sociale élevée, cette puissance était considérable. À présent, les individus sont perdus dans la foule. En politique, c'est presque un lieu commun de dire que c'est l'opinion qui, aujourd'hui, dirige le monde. Le seul pouvoir digne de ce nom est celui des masses et celui des gouvernements en tant qu'ils se font les organes des tendances et des instincts des masses. Et cela vaut aussi bien pour les relations morales et sociales de la vie privée que pour les affaires publiques. Ceux dont les opinions passent pour l'opinion publique diffèrent selon les pays : en Amérique, c'est toute la population blanche; en Angleterre, c'est principalement la classe moyenne. Mais toujours ils forment une masse : une médiocrité collective. Et, nouveauté plus grande encore, les gens de la masse n'empruntent plus leurs opinions aux dignitaires de l'Église ou de l'État, mais à quelques chefs notoires et à des livres. Leurs avis sont formés par des hommes très semblables à eux qui, par l'intermédiaire des journaux, s'adressent à eux ou parlent en leur nom dans l'inspiration du moment. Je ne me plains pas de cet état de choses. Je n'affirme pas que rien de mieux soit compatible en règle générale avec la médiocrité actuelle de l'esprit humain. Mais cela n'empêche pas le gouvernement de la médiocrité d'être un gouvernement médiocre. Jamais gouvernement d'une démocratie ou d'une aristocratie nombreuse ne s'est élevé et n'aurait pu s'élever au-dessus de la médiocrité, que ce soit dans ses actes politiques, les opinions, les talents, la mentalité qu'il produit, si la multitude souveraine ne s'était pas laissée guidée (comme elle l'a toujours fait à ses meilleurs moments) par les conseils et l'influence d'un homme ou d'une minorité plus doué et plus instruit. L'initiation aux choses sages et nobles vient et doit venir des individus, et d'abord généralement d'un individu isolé. L'honneur et la gloire de l'homme du commun est de pouvoir suivre cette initiative, d'avoir le sens de ce qui est sage et noble et de s'y laisser conduire les yeux ouverts. Je n'encourage pas ici cette sorte de « culte du héros » qui applaudit l'homme fort et génial quand il s'empare du gouvernement du monde et le réduit à ses ordres contre son gré. Tout ce à quoi un tel homme peut prétendre, c'est la liberté de montrer la voie. Le pouvoir de forcer les autres à l'emprunter est non seulement contraire à la liberté et aux développement du reste de la population, mais corrupteur pour l'homme de génie lui-même. il semble bien cependant que partout où les masses composées d'hommes ordinaires deviennent le pouvoir dominant, le contre-poids et le correctif de cette tendance se traduise par l'individualité toujours plus marquée des penseurs les plus éminents. C'est surtout dans de telles circonstances qu'au lieu de réprimer les individus exceptionnels, il faudrait les encourager à agir différemment de la masse. Autrefois, il n'y avait aucun avantage à ce qu'ils agissent différemment, si ce n'était pas pour agir mieux. Aujourd'hui, le simple exemple de la non-conformité, le simple refus de plier le genou devant la coutume est en soi un véritable service. Justement parce que la tyrannie de l'opinion est telle qu'elle fait de l'excentricité une honte, il est souhaitable, pour ouvrir une brèche dans cette tyrannie, que les gens soient excentriques. L'excentricité et la force de caractère vont toujours de paire, et le niveau d'excentricité d'une société se mesure généralement à son niveau de génie, de vigueur intellectuelle et de courage moral. Que si peu de gens osent maintenant être excentriques, voilà qui révèle le principal danger de notre époque.

J'ai dit qu'il était important de laisser le plus de champ possible aux choses contraires à l'usage, afin qu'on puisse voir en temps voulu lesquelles méritent de passer dans l'usage. Mais l'indépendance d'action et le dédain de l'usage ne méritent pas seulement d'être encouragés pour la chance qu'ils donnent de découvrir de meilleures façons d'agir et des coutumes plus dignes d'être adoptées par tous. Il n'y a pas que les gens dotés d'un esprit supérieur qui puissent prétendre à mener la vie qui leur plaît. Il n'y a pas de raison pour que toute existence humaine doive se construire sur un modèle unique ou sur un petit nombre de modèles.

Il suffit d'avoir une dose suffisante de sens commun et d'expérience pour tracer le plan de vie le meilleur, non pas parce qu'il est le meilleur en soi, mais parce qu'il est personnel. Les êtres humains ne sont pas des moutons; et même les moutons ne se ressemblent pas au point qu'on ne puisse pas les distinguer. Un homme ne trouve un habit ou une paire de souliers qui lui vont que s'ils sont faits sur mesure ou s'il dispose d'un magasin entier pour faire son choix. Trouve-t-on plus facilement chaussure à son pied que vie à sa convenance ? Ou se peut-il qu'il y ait moins de diversité dans la conformation physique et intellectuelle des hommes que dans la forme de leurs pieds ? Ne serait-ce que parce que les hommes n'ont pas tous les mêmes goûts, il ne faut pas tenter de les fabriquer tous sur le même modèle. Il y a autant d'hommes que d'itinéraires intellectuels : de même que les plantes ne peuvent pas toutes vivre sous le même climat, les hommes ne peuvent pas tous prospérer dans la même atmosphère morale. Les mêmes choses qui aident une personne à cultiver sa nature supérieure peuvent être des obstacles pour une autre. Le même mode de vie est pour l'une une stimulation salutaire qui entretient au mieux ses facultés d'action et de jouissance, tandis que pour l'autre il est un fardeau gênant qui suspend ou détruit la vie intérieure. Il y a de telles différences entre les hommes, dans leurs sources de plaisir, dans leurs façons de souffrir et de ressentir l'effet des diverses influences physiques et morales que, sans différence correspondante dans leurs modes de vie, jamais ils ne pourront prétendre à leur part de bonheur ni s'élever à la stature intellectuelle dont leur nature est capable. Pourquoi donc la tolérance devrait-elle seulement se limiter, dans le sentiment du publie, aux goûts et aux modes de vie qui arrachent l'assentiment par le nombre de leurs adhérents ? il n'y a personne (si ce n'est dans les institutions monastiques) pour nier complètement la diversité des goûts. Une personne peut, sans encourir de blâme, aimer ou ne pas aimer le canotage, le cigare, la musique, la gymnastique, les échecs, les cartes ou l'étude, et cela parce que les partisans et les ennemis de toutes ces choses sont trop nombreux pour être réduits au silence. Mais les hommes - et plus encore les femmes - qui peuvent être accusés soit de faire « ce que personne ne fait », soit de ne pas faire « ce que tout le monde fait », peuvent se voir autant dénigrés que s'ils avaient commis quelque grave délit moral. Il faut que les gens aient un titre ou quelqu'autre insigne qui les élève dans l'opinion de leurs concitoyens au niveau de gens de qualité, pour qu'ils puissent se permettre tant soi peu le luxe de faire ce qui leur plaît, sans nuire à leur réputation. Se le permettre tant soi peu, je le répète, car quiconque se permet trop ce luxe risque bien pire que l'injure, à savoir d'être traduit devant une commission de lunatico et de se voir enlever ses biens au profit de sa famille .


Il y a une caractéristique dans l'orientation actuelle de l'opinion publique qui est singulièrement de nature à la rendre intolérante envers toute démonstration marquée d'individualisme. En moyenne, les hommes ne sont pas seulement modérés dans leur intelligence, mais encore modérés dans leurs inclinations. Ils n'ont pas de goûts ou de désirs assez vifs qui les incitent à faire quoi que ce soit d'extraordinaire, si bien qu'ils ne comprennent pas ceux qui en ont et qu'ils les classent parmi les fous et les agités qu'ils ont coutume de mépriser. Maintenant, pour savoir à quoi nous attendre, supposons que, outre ce fait général, s'amorce un fort mouvement en faveur du progrès moral. De nos jours, un tel mouvement s'est amorcé : on a beaucoup fait pour promouvoir la régularité de la conduite et décourager les excès ; et il y a dans l'air un esprit philanthropique qui ne trouve pas pour S'exercer terrain plus propice que l'amélioration de ses semblables en fait de morale et de prudence. Ces tendances rendent le public plus disposé qu'autrefois à prescrire des règles de conduite générales et à s'efforcer de ramener tout le monde à la norme reçue. Et cette norme, expresse ou tacite, est de ne rien désirer vivement. Son idéal de caractère est de n'avoir pas de caractère marqué - d'estropier, à force de compression, comme le pied d'une dame chinoise, toute partie saillante de la nature humaine qui tend à rendre une personne franchement dissemblable du commun des hommes.

Comme il en va généralement des idéaux qui excluent la moitié de ce qui est désirable, la norme actuelle d'approbation ne produit qu'une imitation inférieure de l'autre moitié. Au lieu de grandes énergies guidées par une raison vigoureuse et de forts sentiments puissamment contrôlés par une volonté scrupuleuse, elle produit de faibles sentiments et de faible énergies qui, pour cette raison, peuvent se conformer à la règle, du moins extérieurement, sans grand effort de la part de la volonté ou de la raison. Déjà, les caractères énergiques et d'envergure appartiennent de plus en plus au passé. Aujourd'hui, dans notre pays, cette énergie ne s'exprime guère plus que dans les affaires. L'énergie qu'on y dépense peut encore être jugée considérable. Le peu qu'il en reste après cet emploi est utilisé à quelque passe-temps, peut-être utile, voire philanthropique, mais qui est toujours une chose unique, et généralement sans envergure. La grandeur de l'Angleterre est maintenant toute collective: petits individuellement, nous ne semblons capables de rien de grand que par notre habitude de nous associer; et cela suffit amplement à contenter nos philanthropes moraux et religieux. Mais ce sont des hommes d'une autre trempe qui ont fait de l'Angleterre ce qu'elle est; et des hommes d'une autre trempe seront nécessaires pour empêcher son déclin.


Le despotisme de la coutume est partout l'obstacle qui défie le progrès humain, parce qu'il livre une dispute incessante à cette disposition de viser mieux que l'ordinaire, et qu'on appelle, suivant les circonstances, esprit de liberté, esprit de progrès et d'amélioration. L'esprit de progrès n'est pas toujours un esprit de liberté, car il peut chercher à imposer le progrès à un peuple réticent ; et l'esprit de liberté, quand il résiste à de tels efforts, peut s'allier localement et temporairement aux adversaires du progrès ; mais la seule source d'amélioration intarissable et permanente du progrès est la liberté, puisque grâce à elle, il peut y avoir autant de foyers de progrès que d'individus. Quoi qu'il en soit, le principe progressif, sous ses deux formes d'amour de la liberté et d'amour de l'amélioration, s'oppose à l'empire de la Coutume, car il implique au moins l'affranchissement de ce joug; et la lutte entre ces deux forces constitue le principal intérêt de l'histoire de l'humanité. La plus grande partie du monde n'a, à proprement parler, pas d'histoire, parce que le despotisme de la Coutume y est total. C'est le cas de tout l'Orient. La coutume est là, souverain arbitre de toutes choses : justice et droit signifient conformité à la coutume ; et personne, si ce n'est quelques tyrans enivrés de pouvoir, ne songe à lui résister. Et nous en voyons le résultat. Ces nations doivent avoir eu autrefois de l'originalité ; elles ne sont pas sorties de terre peuplées, lettrées et profondément versées dans de nombreux arts de vivre; sous tous ces rapports, elles se sont faites elles-mêmes, et elles étaient alors les plus grandes et les plus puissantes nations du monde. Que sont-elles maintenant ? Elles sont asservies à des tribus dont les ancêtres erraient dans les forêts, tandis que les leurs avaient de magnifiques palais et des temples fastueux, à une époque où la coutume se départageait le pouvoir avec la liberté et le progrès. Un peuple, semble-t-il, peut progresser pendant un certain temps, puis s'arrêter: quand s'arrête-t-il ? Quand il perd l'Individualité. Si un tel changement devait affecter les nations de l'Europe, ce ne serait pas exactement sous la même forme: le despotisme de la coutume qui menace ces nations n'est pas précisément l'immobilisme. C'est un despotisme qui proscrit la singularité, mais qui n'exclut pas le changement, pourvu que tout change en même temps. Nous en avons fini avec les costumes traditionnels de nos aïeux. Chacun doit encore s'habiller comme les autres mais la mode peut changer une ou deux fois par an. Nous prenons alors soin de changer pour l'amour du changement, et non par une quelconque idée de beauté ou de commodité; car la même idée de beauté ou de commodité ne frapperait pas tout le monde au même moment, et ne serait pas abandonnée par tous simultanément. Mais nous sommes tous progressistes comme nous sommes tous versatiles; nous inventons continuellement de nouvelles choses en mécanique, et nous les conservons jusqu'à ce qu'elles soient remplacées par de meilleures; nous sommes avides d'amélioration en politique, en éducation et même en morale, quoiqu'ici notre idée d'amélioration consiste surtout à persuader ou à forcer les autres d'être aussi bons que nous-même. Ce n'est pas au progrès que nous nous opposons; au contraire, nous nous flattons d'être le peuple le plus progressiste qui vécût jamais. C'est contre l'individualité que nous sommes en guerre ; nous croirions avoir fait merveille si nous nous étions rendus tous semblables, oubliant que la dissemblance d'une personne à l'autre est la première chose qui attire l'attention, soit sur l'imperfection de l'un de ces types et la supériorité de l'autre, soit sur la possibilité de produire quelque chose de meilleur que chacun d'eux, en combinant les avantages des deux. L'exemple de la Chine peut nous servir d'avertissement : c'est une nation fort ingénieuse, et à certains égards, douée de beaucoup de sagesse, grâce à l'insigne bonne fortune d'avoir reçu de bonne heure un ensemble de coutumes particulièrement justes, oeuvre dans une certaine mesure d'hommes auxquels les européens les plus éclairés doivent accorder, dans certaines limites, le titre de sages et de philosophes. Ces coutumes sont remarquables aussi par l'excellence de leur méthode pour imprimer autant que possible leurs meilleurs préceptes dans tous les esprits de la communauté, et pour s'assurer que ceux qui en sont le mieux pénétrés occuperont le poste honorifique et les fonctions de commandement. Assurément le peuple qui avait créé cette méthode avait découvert le secret du progrès humain, et il devait se maintenir a la tête du progrès universel ! Or, au contraire, les Chinois se sont immobilisés; ils sont depuis des milliers d'années tels que nous les voyons, et, s'ils doivent s'améliorer encore, ce sera nécessairement grâce à des étrangers. Ils ont réussi au-delà de toute espérance l'entreprise à laquelle les philanthropes anglais s'adonnent avec zèle : uniformiser un peuple en faisant adopter par tous les mêmes maximes et les mêmes règles pour les mêmes pensées et les mêmes conduites. Voilà le fruit. Le régime moderne de l'opinion publique est, sous une forme non organisée, ce que sont les systèmes éducatif et politique chinois sous une forme organisée. Et, si l'individualité n'est pas capable de s'affirmer contre ce joug, l'Europe, malgré ses nobles antécédents et le christianisme qu'elle professe, tendra à devenir une autre Chine.

Et, jusqu'à présent, qu'est-ce qui a préservé l'Europe de ce sort ? Pourquoi la famille des nations européennes continue-t-elle de progresser ? Pourquoi n'est-elle pas une partie stationnaire de l'humanité ? Ce n'est certes pas grâce à leurs prétendues qualités supérieures, car là où elles existent, c'est à titre d'effet, et non de cause ; mais c'est plutôt grâce à leur remarquable diversité de caractère et de culture. En Europe, les individus, les classes, les nations sont extrêmement dissemblables : ils se sont frayé une grande variété de chemins, chacun conduisant à quelque chose de précieux; et bien qu'à chaque époque ceux qui empruntaient ces différents chemins aient été intolérants les uns envers les autres, et que chacun eût préféré obliger tous les autres à suivre sa route, leurs efforts mutuels pour freiner leur développement ont rarement eu un succès définitif. Et, peu à peu, chacun en est venu à accepter bon gré mal gré, le bien qu'apportaient les autres. Selon moi, c'est à cette pluralité de voies que l'Europe doit son développement varié. Mais déjà elle commence à perdre considérablement cet avantage. Elle avance décidément vers l'idéal chinois de l'uniformisation des personnes. Dans sa dernière oeuvre importante, M. de Tocqueville remarque combien les Français d'aujourd'hui se ressemblent plus que ceux de la génération précédente. La remarque vaudrait encore bien davantage pour les Anglais.

 
 
Dans un passage déjà cité, Wilhelm von Humboldt désigne deux conditions nécessaires au développement humain - nécessaires pour rendre les hommes dissemblables - à savoir la liberté et la variété des situations. La seconde de ces deux conditions se perd chaque jour en Angleterre. Les circonstances qui entourent les différentes classes et les différents individus et qui forment leurs caractères, s'uniformisent chaque jour davantage. Autrefois, différents rangs sociaux, différents voisinages, différents métiers et professions vivaient pour ainsi dire dans des mondes différents ; à présent ils vivent tous largement dans le même monde. Aujourd'hui ils lisent plus ou moins les mêmes choses, écoutent les mêmes choses, regardent les mêmes choses ; ils vont aux mêmes endroits ; leurs espérances et leurs craintes ont les mêmes objets ; ils ont les mêmes droits, les mêmes libertés et les mêmes moyens de les revendiquer. Si grandes que soient les différences de positions qui subsistent, elles ne sont rien auprès de celles qui ont disparu. Et l'assimilation continue.
 
Tous les changements politiques de l'époque la favorisent, puisqu'ils tendent tous à élever les classes inférieures et à abaisser les classes supérieures. Toute extension de l'éducation la favorise, parce que l'éducation réunit les hommes sous des influences communes et leur donne accès au stock général de faits et de sentiments. Le progrès des moyens de communication la favorise en mettant en contact personnel les habitants de contrées éloignées et en entretenant une succession rapide de changements de résidence d'un lieu à l'autre. Le développement du commerce et des manufactures favorise encore cette uniformisation en diffusant plus largement les avantages du confort et en offrant tous les plus hauts objets d'ambition à la compétition générale, d'où il s'ensuit que le désir de s'élever n'appartient plus exclusivement à une classe, mais à toutes. Un moyen d'uniformisation générale plus efficace encore que tous ceux-ci, c'est l'établissement complet, dans ce pays et dans d'autres, de l'ascendant de l'opinion publique dans l'État. A mesure que se nivellent les différents rangs hiérarchiques supérieurs de la société, qui permettaient aux personnes retranchées derrière elles de mépriser l'opinion de la multitude, à mesure que l'idée même de résister à la volonté du public, lorsque cette volonté est manifeste, disparaît de l'esprit des politiciens, il cesse d'y avoir aucun soutien social pour la non-conformité à savoir aucun pouvoir indépendant dans la société, lui même opposé à l'ascendant des masses, qui a intérêt à prendre sous sa protection les opinions et les tendances opposées à celles du public.

La réunion de toutes ces causes forme une si grande masse d'influences hostiles à l'Individualité qu'on ne voit guère comment elle conservera son terrain. Elle le gardera avec une difficulté croissante, à moins que les plus intelligents n'apprennent à en sentir la valeur - à tenir pour bénéfiques les différences, même si elles ne vont pas dans le sens d'une amélioration et même si certaines leur semblent apporter une dégradation. Si jamais les droits de l'individualité doivent être revendiqués, le temps est venu de le faire, car l'uniformisation n'est pas terminée. C'est seulement au début du processus qu'on peut réagir avec succès contre l'empiétement. L'uniformisation des caractères est une exigence qui croît par ce dont elle se nourrit. Si on attend pour y résister que la vie soit presque réduite à un type uniforme, alors tout ce qui s'écartera de ce type sera considéré comme impie, immoral, voire monstrueux, et contre nature. L'humanité devient rapidement incapable de concevoir la diversité lorsqu'elle s'en est déshabituée un temps.

 
 
Source: De la liberté &3


Traduit de l’anglais par Laurence Lenglet
 à partir de la traduction de Dupond White (en 1860)
 

Libéralisme, aliénation et servitude

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L’avoir et l’être 

« La société de consommation a privilégié l'avoir au détriment de l'être ».

La sentence de Jacques Delors mérite d’être commentée, car elle dit tout et son contraire.

 

Au premier degré, il s’agit d’une attaque contre le libéralisme : la recherche de la rentabilité et de la productivité aboutirait à déposséder l’être humain de sa personnalité (être) pour le rendre esclave de la consommation (avoir). Le libéralisme serait aliénation, servitude. L’abondance de toutes choses dégraderait les vertus morales. Le libéralisme serait corrupteur.

Mais il s’agit aussi d’une curieuse conception de l’être humain, emporté dans la spirale sociale, privé de toute volonté, de toute autonomie, incapable de braver les interdits ou les pulsions de la société. Alors est-ce l’homme qui a changé de nature en consommant, ou est-ce la société qui a emporté l’homme dans le matérialisme ? Responsabilité personnelle ou collective ? 

Consommation subie ou consommation choisie 

L’esclavage de l’homme pourrait venir de la pression exercée par les producteurs sur les consommateurs, notamment à travers la publicité. Celui qui serait spontanément porté vers une vie d’équilibre et de modération en serait rendu incapable par le matraquage publicitaire dont il est l’objet. Il consomme, surconsomme, s’endette, se surendette. Il n’est pas jusqu’au keynésianisme, pourtant aux antipodes du libéralisme pour expliquer que consommer est un devoir, un bienfait social, parce que la dépense, même inconsidérée, crée des emplois et des richesses. C’est le sens de la Fable des Abeilles de Mandeville.

L’être humain ne serait-il qu’un jouet entre les mains des magiciens de la publicité et des mass media ? C’est ce qu’a prétendu John Kenneth Galbraith : 

« Ce sont les entreprises qui imposent des produits aux consommateurs, et non l'inverse ».

Heureusement il n’en est rien. La publicité est avant tout une information sur les services rendus par un produit. L’information sur le produit fait partie du produit, et le producteur n’a aucun intérêt à tromper durablement tous les consommateurs. Certes, les études de marché ont pour but de mettre en avant ce qui a le plus de chance de plaire au client. Mais c’est le sens de l’économie et de l’entreprise que de répondre aux insatisfactions. Si la publicité est mensongère, le client finira bien par s’en apercevoir. Sans doute essayer un produit pour s’apercevoir qu’il n’est pas celui que l’on désire engendre une dépense et un gaspillage, d’autant plus dommageables que le produit est cher. Voilà pourquoi l’acheteur d’une automobile n’est pas aussi influençable que l’acheteur d’une poudre à laver ; il cherchera à confronter l’information donnée par le constructeur avec celle qu’il peut trouver dans son entourage, dans des revues spécialisées, auprès d’autres utilisateurs. Dès lors, la consommation est bien l’objet d’un libre choix. 

La liberté du choix  

C’est le titre d’un ouvrage célèbre de Milton Friedman. Si la société de consommation et l’économie de marché sont l’objet de tant d’attaques, c’est que trop de beaux esprits s’arrogent le droit de dire ce qui est bien et ce qui est mal, de ranger les consommations nécessaires de celles qui ne le sont pas. Il y a le nécessaire et le superflu.

 

Mais qui est capable de définir le superflu ? Le superflu de l’un peut être tenu pour nécessaire par l’autre. Et, suivant les circonstances, je tiendrai demain pour superflu ce qui me semble aujourd’hui nécessaire. Ai-je besoin de lunettes de soleil les jours de pluie ?

En fait, ceux qui se proposent et se permettent de juger les choix des consommateurs sont hostiles à la liberté du choix ; ils ne veulent pas admettre la subjectivité des décisions individuelles.

Ainsi les choix de consommation sont-ils l’expression de la personnalité. Cela est visible même dans des communautés réduites comme la famille, où il pourrait y avoir un mimétisme niveleur. Trois frères peuvent pratiquer trois sports différents. L’un claque tout son argent, l’autre fait construire une maison, un troisième collectionne les objets de luxe.

En ce sens il est impossible d’opposer l’avoir et l’être. Car ce que je consomme (avoir) est un reflet de mes goûts (être). Et ce que je possède (avoir) n’est en général que le résultat de mes talents personnels (être). 

La liberté et le marché limitent la corruption 

La vertu morale du marché est de rendre les hommes responsables de leurs décisions. Ils ne peuvent consommer que sur la base des services qu’ils ont eux-mêmes rendus. Nous sommes tous simultanément consommateurs et producteurs.

Cette correspondance entre libres choix et justes rémunérations est brisée dans plusieurs cas, qui précisément sont éloignés de la logique de l’échange marchand. Il y a le cas de celui qui consomme plus que ce qu’il a produit : il vit à crédit – ce qui n’est pas une vie. Il y a le cas de celui qui sans produire a de l’argent pour consommer : il bénéficie d’une redistribution du « droit à consommer » qu’est l’argent. Il y a enfin et surtout le cas des économies dirigées, où ne peut vivre dans l’aisance qu’une nomenklatura politique et bureaucratique. Ici c’est le règne du marché noir, des prévarications, des spoliations : oui, vraiment, il s’agit d’une société où l’être est sacrifié sur l’autel de l’avoir. Mais voilà : ce n’est pas une société de liberté. 

La liberté ordonnée à la dignité 

En fait, ce que Jacques Delors déplore, c’est que les choix de consommation puissent modifier la personnalité des êtres humains, jusqu’à la ruiner. Ce risque est réel, mais c’est le risque de la liberté : nous avons le choix entre nous épanouir et développer nos vertus morales et spirituelles, ou nous avilir et cultiver nos vices.

Sans doute les habitants des pays pauvres n’ont-ils pas, ou pas autant, à gérer ce dilemme de la consommation qui détruit. La « société de consommation » suppose un niveau de développement et de croissance qui donne le choix aux consommateurs, c’est déjà mieux que rien.

Que les personnes fassent de mauvais choix, considérés en tout cas comme tels dans une perspective morale traditionnelle, c’est encore et toujours le corollaire de la liberté. Dans cette perspective, on peut certainement condamner certaines consommations (de drogue par exemple) qui transforment l’homme libre en esclave dépendant. On peut aussi regretter qu’une partie importante du budget passe en consommations « subies » ou mimétiques (avalanches de jouets, énormes voitures, etc.).

Mais ce sont alors les qualités personnelles qui font défaut. L’éducation n’a pas été adaptée à la liberté nouvelle : les « nouveaux riches » n’ont pas encore maîtrisé la liberté qui leur est offerte par le progrès économique. Beaucoup de gens ne savent pas encore que la liberté a pour prolongement la responsabilité, et que la liberté n’a pas été inscrite dans notre nature pour nous faire revenir à l’état animal. La liberté est faite pour que nous soyons un peu plus humains, un peu plus dignes. Il faut parfois toute une vie, ou plusieurs générations, pour le comprendre. Etre plus en ayant plus : tel est le défi, il est moral et personnel.
 
Source: Libres.org , Aleps
 

Libéralisme, argent et corruption

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Le sale argent, l’argent sale 
La condamnation morale de l’argent est aussi vieille que l’argent lui-même. « Aucun homme ne peut servir deux maîtres : car toujours il haïra l'un et aimera l'autre. On ne peut servir à la fois Dieu et Mammon. (§ Matthieu 6:24). ». Ici argent signifie possession, culte de la richesse, matérialisme, et autres vices qui se proposent aux choix de l’homme libre. Il aura fallu le 20ème siècle pour que la condamnation de l’argent devienne aussi condamnation du capitalisme et du libéralisme, comme chez Anatole France « L'argent est devenu honorable. C'est notre unique noblesse. Et nous n'avons détruit les autres que pour mettre à la place cette noblesse la plus oppressive la plus insolente et la plus puissante de toutes. » Le lien est évident : le libéralisme économique qui imprègne le capitalisme débouche sur la croissance, c'est-à-dire la multiplication des richesses. Si les richesses sont immorales, libéralisme et capitalisme le sont aussi.


 
Cette condamnation s’est alourdie avec la pratique de l’argent sale. Un film récent porte ce titre, avec pour sous-titre : poison de la finance. C’est le commerce de l’argent lui-même (la finance) qui devient suspect parce qu’il abrite des mouvements d’argent de source illégale et immorale, comme la drogue ou la corruption. Par extension, la corruption devient un attribut du libéralisme. Dans le film en question, la corruption est associée à la mondialisation : plus de frontière pour la mafia (commentaire habituel après la tuerie de Dusseldorf le 15 août dernier). La corruption est aussi au cœur de la lutte contre les paradis fiscaux, ouverte depuis quelques années.
 
La corruption dans la vie économique
Il ne fait aucun doute qu’un certain nombre de scandales défraient la chronique économique chaque jour. Hier on apprenait que des joueurs de handball perdaient des matchs pour gagner des paris. Cet hiver, la Barclays Bank a été amenée à s’excuser (et son directeur à démissionner) parce que certains de ses « traders » avaient trafique le taux Libor (taux d’intérêt pratiqué à Londres qui guide un grand nombre de taux dans le monde), les malversations portant sur quelque 5.000 milliards de dollars. Il y a huit ans, la société Enron a volé ses salariés en dilapidant l’argent de leurs retraites. Et le système « Madoff » a ruiné des centaines de milliers de personnes : les fonds confiés à ce financier véreux avaient une rentabilité élevée parce qu’ils étaient remboursés sur les sommes nouvelles collectées mais il n’y avait aucune réserve ni aucun actif chez Madoff (« la chaîne de Ponzi »). Toutes ces malversations sont évidemment une tare dans un système de liberté économique, mais elles sont inévitables compte tenu de la nature humaine. C’est la rançon de toute liberté : des gens malhonnêtes peuvent en abuser et léser les autres. Ce n’est pas le libéralisme économique qui est en cause, c’est la nature humaine « Si tous les hommes étaient des anges, le gouvernement ne serait pas nécessaire », disait James Madison, l’un des pères fondateurs de la démocratie américaine. Madison exprimait ainsi la nécessaire intervention de l’Etat pour garantir la liberté et la sécurité. Ce rôle subsidiaire d’un Etat gendarme, chargé d’utiliser la force publique pour moraliser les immoraux, les malhonnêtes et les voleurs, est-il correctement assumé aujourd’hui ?
 
La « mesure » de la corruption
En fait, la corruption telle qu’on l’observe aujourd’hui échappe à la vigilance des Etats. Mieux : elle prend source et appui dans le pouvoir politique. C’en est au point que les définitions officielles de la corruption associent corruption et pouvoir politique : « la corruption consiste en l’abus d'un pouvoir reçu en délégation à des fins privées » dit Transparency International. Le Conseil de l’Europe est encore plus précis, en parlant de « l'utilisation et l'abus du pouvoir public à des fins privées ».
Les affaires les plus connues de corruption tournent autour du pouvoir politique, du financement des partis, de l’enrichissement personnel des gouvernants et chefs d’Etat. En France, cette année les ventes d’armes au Pakistan (attentat de Karachi) et le financement de la campagne de 2007 (Bettencourt) ont tenu la vedette. Mais la situation dans notre pays n’est pas la pire. Transparency International publie chaque année un « indice de perception de la corruption ». Dans les 178 pays étudiés, les trois quarts sont « perçus » comme gravement corrompus. Les 10 pays les moins corrompus sont le Danemark, la Nouvelle Zélande, Singapour, la Suède, le Canada, les Pays Bas, l’Australie, la Suisse et la Norvège et en queue de classement on trouve la Somalie, la Birmanie, l’Afghanistan, l’Irak, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Soudan, le Tchad, le Burundi et la Guinée. La Russie est un haut lieu de la corruption (154ème). Les Etats-Unis sont en 22ème position et la France en 25ème.



Quand le gendarme devient voleur
La géographie de la corruption démontre une forte corrélation entre dictature politique et corruption. Ce sont les pays où le pouvoir de l’Etat est le plus fort, le plus concentré, qui sont les plus atteints. Lord Acton est l’auteur de la célèbre formule : 

« Tout pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument ».
 
Même dans les démocraties occidentales, l’Etat Providence est la source d’une corruption permanente et généralisée. Quand le secteur public représente une moitié de l’activité nationale, les marchés publics sont déterminants pour les entreprises. Quand la réglementation rend difficile voire arbitraire l’exercice d’une profession, les démarches, les pressions occultes et les enveloppes se multiplient. La loi Royer sur l’implantation des grandes surfaces a été pendant longtemps la première source de financement des partis politiques français. Quand le marché est bloqué par les administrations et quand les pénuries apparaissent, le marché noir se développe. Quand il faut l’accord d’un fonctionnaire pour les actes de la vie courante, le bakchich est de droit. Et s’il n’y avait pas d’enfers fiscaux, il n’y aurait pas de paradis fiscaux.
On ne peut pas non plus sous-estimer l’importance du favoritisme, du népotisme et du communautarisme. Dans beaucoup de pays, appartenir à un clan, avoir des relations, sont des modes d’enrichissement plus efficaces que l’entreprise, le mérite ou le travail. Aux Etats-Unis, l’administration fédérale, surtout depuis Barack Obama, se trouve entre les mains de personnes avec lesquelles et entre lesquelles on peut faire du business. La corruption est le fruit de ce que l’on appelle «  crowny capitalism », un système qui assoit le succès des affaires sur les relations que les dirigeants d’entreprises entretiennent avec le gouvernement. Hélas ceux qui à juste titre méprisent et dénoncent la corruption se trompent souvent d’adresse : ce n’est pas le libéralisme qui est en cause mais, une fois de plus, le poids de l’Etat, allant parfois jusqu’à la dictature politique, qui est aussi dictature de l’argent.
 

Source: Libres.org , Aleps
 


La myopie du marché !

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C’est Raymond Barre qui a vulgarisé cette expression. Le Premier Ministre des années 1976-1981 passait pourtant pour un libéral…
 
L’idée est bien simple : le marché permet en un moment donné d’équilibrer l’offre et la demande d’un produit, de sorte qu’un contrat puisse être conclu entre acheteur et vendeur sur la quantité et le prix d’un produit, mais là s’arrête son mérite. S’agissant de préparer l’avenir, de déterminer ce qu’il faudra produire et consommer dans un avenir plus ou moins proche, aucune indication n’est fournie par le marché, et il appartient donc aux autorités publiques de définir les orientations et les priorités sur le long terme.

 
 
Marché conclu, marché révolu
Suivant ce raisonnement, le marché conclu aujourd’hui serait sans conséquence pour demain. Une fois passé, le marché s’efface de la mémoire collective, personne ne s’en souvient, personne ne s’en soucie. En effet, dira-t-on, les conditions dans lesquelles l’accord a pu se nouer entre les parties ne se retrouveront jamais dans les jours suivants. Les termes du contrat ne peuvent donc se transposer dans des transactions futures. Le prix est éphémère. Il n’a aucune signification.
Voilà donc producteurs et consommateurs frappés d’amnésie : ils ne peuvent se référer à ce qui s’est passé hier pour prendre leurs décisions aujourd’hui. Chaque fois on repart à zéro, le passé est effacé, et on signera un nouveau contrat sans référence au précédent. On ne dira pas : c’était moins cher, c’était trop cher. Le marché ne donnerait aucune indication, aucune information.
 
La sagesse et l’art divinatoire des gouvernants
En revanche les hommes de l’Etat, les pouvoirs publics, auraient la science du futur. Ils seraient capables de savoir quelles activités doivent être développées, celles qui au contraire sont appelées à décliner ou disparaître. Les socialistes connaissent actuellement « les emplois du futur » et vont tout faire pour y préparer les jeunes. Il est d’ailleurs fortement question de remettre en selle un Commissariat au Plan (jadis présidé par Monsieur Guéno). Le planificateur a en effet la chance de centraliser les données statistiques, de disposer de modèles prévisionnels très élaborés, il est protégé contre les groupes de pression, ses décisions sont donc scientifiques. Il dispose enfin des plus beaux esprits issus des plus prestigieuses des grandes écoles.
Cette « présomption fatale » a été démasquée par Von Mises et Hayek dans les années 1930, quand les partisans de la planification soviétique se disaient capables de diriger scientifiquement l’économie, au lieu de la laisser évoluer au gré de marchés instables. Les économistes libéraux acceptent bien l’idée que demain ne sera pas comme aujourd’hui, mais précisément parce que nul ne sait ce que sera demain, car rien ne se reproduit à l’identique, rien ne peut se modéliser, car le seul fait qu’un choix ait été fait dans le passé modifie toute la logique des choix futurs. Le planificateur est donc incapable de maîtriser une « incertitude radicale ». On ne peut même pas imaginer des scénarios alternatifs auxquels on attribuerait des probabilités, puisque l’on ne sait pas ce qui peut se passer. De la sorte, il ne faut pas s’étonner des échecs de la planification partout où elle s’est installée. Elle a ruiné les pays communistes, mais aussi les peuples pauvres qui se sont abandonnés aux illusions d’un développement planifié. Sur les quelque quinze plans que la France s’est donnée depuis 1945, aucun n’a pu aller à son terme.
Pour ne pas en rajouter, on passera sous silence les pressions qui s’exercent sur le planificateur, y compris les pressions électorales, puisque la conclusion des plans s’inscrit dans les lois de finances sous forme de subventions, réglementations et autres privilèges. S’il y a des myopes en matière d’économie, ce sont bien les hommes politiques, dont les regards sont rivés sur les prochaines échéances électorales.
 
Les prix et les profits : les signaux du marché
Depuis Adam Smith, on sait que le marché est un processus dynamique, et non une transaction éphémère. Le prix d’un instant va être gardé en mémoire. Il est appelé à évoluer ; quand il diminue c’est qu’il y a des excédents et inversement une hausse des prix traduit une pénurie. Excédents et pénuries ont une influence sur le taux de profit : les bonnes affaires se font quand il y a pénurie et il faut déguerpir en cas d'excédents. L’art et la mission des entrepreneurs consistent à interpréter ces évolutions, et à s’y adapter. Au lieu d’une planification macro-économique et bureaucratique, nous voici en présence d’une planification micro-économique et responsable. Les erreurs se paieront, les innovations seront récompensées.
Voilà pourquoi la manipulation des prix par les autorités publiques produit des désastres : elle égare les entrepreneurs, encourage des activités désuètes à se maintenir et bloque la croissance d’activités prospères. Mettre le marché à l’heure de la politique, c’est en effet le rendre myope. Les entrepreneurs ne savent plus que faire quand l’incertitude sur les prix et les profits s’installe. Ils vont donc réduire leur énergie créative et la croissance se ralentira, les emplois disparaîtront aussi.




Le marché, processus de découverte
Loin d’être myope, le marché est au contraire orienté vers le plus long terme. Israël Kirzner a précisé que la vertu essentielle de l’entrepreneur, c’est sa vigilance, la qualité de la vigie qui est capable de voir la terre lointaine avant tout autre. C’est cette antériorité d’information qui incite un entrepreneur à risquer l’innovation là où les autres n’ont pas encore compris les vraies perspectives offertes. Dans la vie économique, des occasions apparaissent sans cesse, mais tout le monde ne peut les saisir. Le marché déverse quotidiennement des milliers d’information et donne aux entrepreneurs les moyens de découvrir ce qui est bon pour lui, parce que cela est bon pour le client.
Evidemment, certains regrettent cette « instabilité », ou cette « précarité ». Mais c’est la rançon nécessaire du progrès. Dans une économie stationnaire, il n’y a pas de surprise, mais il n’y a pas de progrès. Le marché prépare des jours meilleurs, il n’est pas myope, il est explorateur, il est pionnier.
 
 

Source: Libres.org , Aleps
 

Libéralisme et préservation de la nature

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Le libéralisme, c’est la pollution et le pillage
Le libéralisme est productiviste. En assignant aux hommes la croissance économique à tout prix, dans une perspective de profit, il détruit la nature. La faune et la flore sont menacées par une exploitation éhontée, les réserves en énergie fossile sont épuisées, l’avenir de la planète est compromis par le réchauffement terrestre dû à la suractivité industrielle, la santé elle-même est menacée par la pollution.
Le célèbre écologue Paul R. Ehrlich affirme : « Nous avons une croissance économique déjà trop forte. La croissance économique dans les pays riches comme le nôtre [les Etats Unis] est une maladie, en aucun cas un remède ».
Les médias nous régalent quotidiennement de ces perspectives catastrophiques : les marchands de peur font de bonnes affaires. La traduction politique se résume en un slogan : « Halte à la croissance », qui implique halte à la mondialisation marchande, halte au système fondé sur le profit et l’exploitation. Il y a une dimension politique et idéologique dans cette doctrine, et elle s’est notamment exprimée à travers les écrits et discours d’Al Gore, vice Président des Etats Unis, prix Nobel de la Paix, et son film couvert de gloire (deux Oscars) « Une vérité qui dérange ». Mais est-ce la vérité ? 

 
 
On a échappé à l’apocalypse
Sur le thème éternel de l’homme prédateur et irresponsable, les thèses néo-malthusiennes réapparaissent régulièrement. Dans les années 1960 le club de Rome affolait la terre entière avec ses prévisions « scientifiquement » établies : surpopulation et famine, pollution, épuisement des ressources naturelles (et notamment du pétrole). Il n’y aurait plus de subsistances pour les milliards d’être humains à venir (au point qu’Ehrlich recommandait la stérilisation). Les milliards sont venus, mais pas la famine, nul dans ce camp n’avait prévu l’émergence des pays pauvres grâce à la mondialisation et à la liberté économique.
Une nouvelle vague d’anti-libéralisme est venue avec le « développement durable » inventé à la conférence de Rio en 1992, une conférence venue à point pour faire oublier l’échec de la planification et la chute du bloc communiste. Aujourd’hui le développement durable est un mythe collectif qui tire argument du réchauffement de la planète, de la disparition d’espèces et d’essences de nature à rompre l’équilibre écologique, de la pollution automobile et industrielle, et enfin de la fin de l’ère du pétrole et du nucléaire. Sans doute la crise a-t-elle rendu la croissance économique plus sympathique que naguère. Mais la crise elle-même ayant été mise au passif du libéralisme, écologie et économie se combinent pour condamner le marché et la mondialisation.
Pourtant l’apocalypse n’a pas davantage de réalité. Ont été démasqués les mensonges et les montages du GIEC sur le réchauffement de la planète, et surtout son origine humaine. Les énergies renouvelables en sont au stade expérimental, tandis que la découverte des gaz de schistes, ou de nouveaux sites pétrolifères, ont totalement changé le défi énergétique.  
D’autre part, on a pu observer l’extraordinaire « bond en avant » de l’économie mondiale, mais aussi des « indices de développement humain » pour les trois quarts des habitants de la planète : santé, instruction, promotion. Les bidonvilles font progressivement place aux logements, alimentés en eau et en électricité. 
 
Les droits de propriété protègent l’environnement
En fait, les positions extrêmes des écologistes reposent sur une erreur anthropologique. L’être humain a tout intérêt à prendre soin de son environnement pour améliorer son cadre de vie mais aussi son potentiel de progrès économique.
Le vrai drame n’est pas l’homme, mais l’existence de « biens communs ». Appartenant à tout le monde, ils ne sont à personne. Aristote avait déjà observé que l’on ne gère bien que ce dont on est propriétaire, ce que l’on a « en propre », et non en partage. Si la terre est en partage, comme dans les « vaines pâtures », elle est dégradée, si les champs sont enclos elle est conservée.
S’agit-il des espèces animales ? L’éléphant disparaît en Afrique parce qu’il est sauvage, il se multiplie en Inde parce qu’il est domestiqué. La pêche est destructrice quand la mer est offerte à tout le monde, c’est à celui qui pille le premier ; au contraire les poissons sont protégés dans des pêches délimitées, et on crée de plus en plus de fermes marines en haute mer, baleines et autres cétacés réapparaissent. Les parcs naturels livrés au public sont mal entretenus (Yellowstone en a été un exemple dramatique), alors que des parcs privés conservent la faune et la flore. Il n’y a guère de solution au manque mondial d’eau que sa privatisation, qui évite tout gaspillage : l’eau devenue marchande prend sa valeur. Pour l’air pur lui-même, les solutions à base de droits de propriété sont praticables : les achats de droits à polluer dégagent le pollueur du risque de procès en pollution, mais à la longue leurs coûts amènent le pollueur à éliminer totalement ou partiellement la pollution.
Le droit de propriété est la meilleure réponse au défi des ressources naturelles.
Or, le droit de propriété, et la possibilité de les transmettre, sont l’une des bases du libéralisme.
L’écologie marchande, fondée sur la liberté et la propriété, est plus efficace et surtout plus humaine que l’écologie politique, porteuse d’arbitraires et d’oppressions.



L’homme, notre ultime ressource
C’est le célèbre psychologue et économiste Julian Simon qui a rappelé cette vérité fondamentale : en dernière analyse c’est dans les qualités de l’homme que se trouve l’origine des ressources. Avant la découverte du moteur à explosion, le pétrole avait-il une autre valeur que celle d’une huile malodorante dont le seul usage était d’allumer des lampes ?

Comme l’écrit Michael Crishton (« Un avenir environnementaliste ») : « Théodore Roosevelt, la personnalité préoccupée par l’environnement la plus célèbre en 1900, ne connaissait pas par exemple les mots : Aéroport, Micro-onde, Antenne, Neutron, Antibiotique, Energie nucléaire, Bombe atomique, Pénicilline, DVD, Ordinateur, Ecosystème, Radio, Gène, Robot, Internet, Tsunami, Laser, Vidéo, Masseur, Virus, etc. » 
L’homme n’est pas destructeur, il est créateur. L’expression « destruction créatrice » dont on abuse est mal venue, à moins que l’on appelle destruction la disparition de produits, de moyens et de techniques qui condamnaient leurs utilisateurs à la pauvreté, à la maladie ou à l’ignorance. La création du vaccin a détruit l’épidémie.
Par comparaison, l’héritage du collectivisme, ennemi de la propriété, n’aura été que ruines, pollutions, maladies et tares sociales. Priver l’homme de sa liberté et de sa propriété, c’est l’empêcher de « dominer la terre », ce qui est dans sa nature et sa mission. « La terre d’abord », disent les écologistes, « L’homme d’abord » rappelle le libéralisme.
 

Source: Libres.org , Aleps
 
La page de L&L:

Q d'ENVIRONNEMENT

 
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octobre 13, 2014

La libre entreprise et le libre échange responsable du chomâge ?

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La liberté, c’est la fin du travail
 
Jeremy Rifkin est le grand prophète de la « troisième révolution industrielle ». Elle est encore à venir, mais elle ne manquera pas de se produire rapidement parce que la société libérale actuelle produit du chômage, dégrade la planète, et surconsomme des énergies fossiles.
Ce serait donc la triste rançon d’une économie où la recherche du profit consiste à vouloir toujours plus, donc à produire toujours plus en supprimant de plus en plus d’emplois.

 
 
La troisième révolution
Pour Rifkin et les siens, les technologies actuelles privent un grand nombre de salariés de leur emploi. Le travail naguère accompli par l’homme est désormais confié à des machines et robots, nés de l’informatique. L’informatique ne pourra jamais absorber tous les chômeurs victimes de la course à la productivité. La mondialisation aggrave le phénomène, car c’est vers les pays où le travail est moins payé et moins qualifié que les entreprises se délocalisent.
La technologie, la productivité, la mondialisation : voilà les ennemies du travail.
Il y aurait cependant une parade à cette prospective apocalyptique : la révolution à base de nouvelles énergies (dont l’hydrogène produit à partir d’énergies renouvelables). Cette nouvelle ère technologique s’accompagnerait d’un développement d’un tiers secteur ni public ni marchand et de la réapparition de l’empathie, désir de se dégager du matérialisme pour se mettre au service des autres.
 
Vers la saturation des biens économiques ?
La prospective de Rifkin passe tout à fait sous silence un trait fondamental de la nature humaine : nous sommes des insatisfaits. L’être humain préfère toujours plus à moins. Sa soif de satisfactions est inextinguible.
La célèbre échelle de Maslow rend à peu près compte du phénomène : après avoir pensé à survivre et à se protéger (besoin de nourriture, de logement, de vêtement), l’homme pense à communiquer (transport, langage, loisirs), puis aussi à élargir ses connaissances (instruction, culture), et à prendre conscience de sa dimension spirituelle. A chaque degré de cette échelle, les insatisfactions sont toujours présentes. La nourriture est devenue un plaisir autant qu’une condition de survie. L’imprimerie a élargi le savoir. La « révolution industrielle » a multiplié les produits, en quantité et en qualité.
Pourquoi cet élan vital, cette tension vers l’infini, cesseraient-ils avec le temps ? Nous disons bien que l’homme est un « éternel » insatisfait. Ce que Rifkin prend pour une course à l’apocalypse n’est en fait qu’une quête de progrès personnel. Qu’elle se fasse dans des conditions hasardeuses ne change rien à l’affaire ; tout au contraire, cela explique l’innovation qui vient corriger les erreurs de choix antérieures.
 
Le chômage progrès
L’innovation, il est vrai, va déplacer les efforts productifs d’un produit vers un autre, d’une technique à l’autre, d’une entreprise à l’autre. Ce déplacement se fait parfois à l’intérieur même de l’entreprise, et c’est ce qui assure sa pérennité et celle des emplois : au sein de la firme, on développe tel modèle, tel département, et on y adapte le personnel.
Mais il est également probable que le déplacement amène à supprimer des emplois.
En ce sens, on peut dire en effet que le progrès crée du chômage.
Il faut cependant observer les caractéristiques de ce chômage :
1° Il est d’une amplitude bien faible, et ne représente guère que 2 ou 3 % du total de la main d’œuvre active. Sur une population de 25 millions d’actifs, on peut estimer à 250.000 le nombre de personnes qui quittent un emploi chaque année. C’est une sorte de « volant d’inertie » de l’économie. On est loin des 3 millions de chômeurs.
2° Il est de courte période, car en même temps que des emplois anciens disparaissent à cause de l’innovation, de nouveaux emplois apparaissent. Ce qui est décisif, c’est le temps de passage des uns aux autres, c’est la facilité avec laquelle la main d’œuvre peut se déplacer et s’adapter. Les systèmes de placement et de formation sont ici en cause. Mais c’est surtout la réglementation qui importe : elle peut favoriser ou entraver la fluidité des emplois. Jusqu’à une période récente, la durée moyenne de chômage aux Etats Unis était inférieure à 6 mois. Le chômage progrès n’est donc pas la cause du chômage de longue durée, qui est bien plus dramatique, humainement et économiquement.
 
Le chômage refus
En fait le chômage massif et de longue durée connu depuis des années par certains pays (comme la France) ne doit rien à la productivité ni à l’innovation. Il est dû aux interventions intempestives de l’Etat sur les marchés et dans les entreprises. Il oppose un refus à l’adaptation et à la mobilité.
Contre l’innovation qui menace certains emplois, les pouvoirs publics vont adopter des politiques de soutien : subventions, prix administrés, exonérations fiscales et sociales, permettent la survie d’entreprises incapables de s’adapter. Les nouveaux emplois n’apparaîtront pas, tandis que l’on s’accrochera à des emplois qui, à plus ou moins long terme, disparaîtront de toutes façons. On peut manquer de main d’œuvre dans certains secteurs, alors qu’elle est pléthorique ailleurs. Les entreprises publiques, dont les déficits sont couverts par les contribuables, peuvent se permettre de « garantir » des emplois. La meilleure garantie : l’emploi à vie des fonctionnaires – ce qui écarte tout risque d’innovation et de productivité !
Mais, pire encore, la réglementation du marché du travail a des effets destructeurs d’emplois. Les difficultés administratives et sociales mises à l’embauche et au licenciement dissuadent les entreprises de gonfler leurs effectifs. Les rémunérations (à commencer par le SMIC) ferment l’accès au travail des jeunes en particulier.



Progrès de l’emploi, progrès des hommes
En Europe, comme l’a démontré Gary Becker, le chômage massif provient de ce que l’on subventionne le travail non qualifié : son coût relativement élevé par rapport au salaire d’une personne qualifiée donne la préférence à celui qui est qualifié. Un travailleur non qualifié qui bénéficie d’un salaire supérieur à sa productivité ne voit pas l’intérêt de se qualifier : le supplément de gain ne vaut pas un effort ou une responsabilité supplémentaire. Or, il se trouve aussi que le travailleur sans qualification est celui qui sera le premier évincé, et celui qui subit la pression la plus forte de la concurrence des travailleurs des pays émergents.
Distorsion des prix et des profits, irresponsabilité, rigidité : voilà de quoi créer toutes les conditions d’un chômage qui devient ainsi un fléau social.
C’est un scandale public, doublement public : d’une part, parce que l’origine en est la puissance publique ; d’autre part, parce que l’on sait très bien réduire ce chômage au minimum et que les autorités publiques ne veulent pas le faire.
Jeremy Rifkin et les autres se trompent : ce n’est pas la technique qui tue l’emploi, c’est la politique. Les hommes qui cherchent le progrès ne sont pas suicidaires ; ils méritent qu’on les laisse libres de progresser eux-mêmes et d’occuper les emplois du progrès.
 

Source: Libres.org , Aleps par Jacques Garello
 

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