novembre 21, 2025

La Sensibilité individualiste: Anarchisme et individualisme

La Sensibilité individualiste

Anarchisme et individualisme

Les mots anarchisme et individualisme sont fréquemment employés comme synonymes. Des penseurs, fort différents d'ailleurs les uns des autres, sont qualifiés un peu au hasard tantôt d'anarchistes, tantôt d'individualistes. C'est ainsi que l'on parle indifféremment de l'anarchisme ou de l'individualisme stirnérien, de l'anarchisme ou de l'individualisme nietzschéen, de l'anarchisme ou de l'individualisme barrésien (1), etc. Dans d'autres cas, pourtant, cette identification des deux termes n'est pas regardée comme possible. On dit couramment: l'anarchisme proudhonien, l'anarchisme marxiste, l'anarchisme syndicaliste; mais on ne dira pas : l'individualisme proudhonien, marxiste, syndicaliste. On parlera bien d'un anarchisme chrétien ou tolstoÏen, mais non d'un individualisme chrétien ou tolstoÏen. 

 


D'autres fois, on a fondu les deux termes en une seule appellation: l'Individualisme anarchiste. Sous cette rubrique, M. Hasch désigne une philosophie sociale qu'il distingue de l'anarchisme proprement dit, et dont les grands représentants sont, d'après lui, un Goethe, un Byron, un Humboldt, un Schleiermacher, un Carlyle, un Emerson, un Kierkegaard, un Renan, un Ibsen, un Stirner, un Nietzsche (2). Cette philosophie se résume dans le culte des grands hommes et l'apothéose du génie. - Pour désigner une telle doctrine, l'expression d'individualisme anarchiste nous semble contestable. La qualification d'anarchiste, prise au sens étymologique, semble s'appliquer difficilement à des penseurs de la race de Goethe, des Carlyle, des Nietzsche, dont la philosophie semble au contraire dominée par des idées d'organisation hiérarchique et de sériation harmonieuse des valeurs. D'autre part, l'épithète d'individualiste ne s'applique peut-être pas avec une égale justesse à tous les penseurs qu'on vient de nommer. Si elle convient bien pour désigner la révolte égotiste, nihiliste et anti-idéaliste d'un Stirner, elle s'appliquera difficilement à la philosophie hégélienne, optimiste et idéaliste d'un Carlyle qui subordonne nettement l'individu à l'Idée.

Il règne donc une certaine confusion sur l'emploi des deux termes : anarchisme et individualisme, ainsi que sur les systèmes d'idées et de sentiments que ces termes désignent. Nous voudrions ici essayer de préciser la notion de l'individualisme et en déterminer le contenu psychologique et sociologique en le distinguant de l'anarchisme (3). 

Partons d'une distinction nette : celle qu'il convient d'établir entre un système social et une simple attitude intellectuelle ou sentimentale. Là réside, selon nous, la différence initiale qui doit être établie entre anarchisme et individualisme. L'anarchisme, quelle qu'en soit la formule particulière, est essentiellement un système social, une doctrine économique, politique et sociale, qui cherche à faire passer dans les faits un certain idéal. Même l'amorphisme de Bakounine, qui se définit par l'absence de toute forme sociale définie, est encore, après tout, un certain système social. - Par contre, l'individualisme nous semble être un état d'âme, une sensation de vie, une certaine attitude intellectuelle et senti-mentale de l'individu devant la société.

Nous n'ignorons pas qu'il existe dans la terminologie sociologique un certain individualisme qu'on appelle Individualisme du droit. C'est l'individualisme qui proclame l'identité foncière des individualités humaines et par suite leur égalité au point de vue du droit. Il y a là une doctrine juridique et politique bien définie et non une simple attitude de pensée. Mais il est trop clair que cette doctrine n'a d'individualiste que le nom. En effet, elle insiste exclusivement sur ce qu'il y a de commun chez les individus humains; elle néglige de parti pris ce qu'il y a en eux de divers, de singulier, de proprement individuel ; bien plus, elle voit dans ce dernier élément une source de désordre et de mal. On le voit, cette doctrine est plutôt une forme de l'humanisme ou du socialisme qu'un véritable individualisme. Qu'est-ce donc que l'individualisme ? Entendu dans le sens subjectif et psychologique que nous venons de dire, l'individualisme est un esprit de révolte antisociale. C'est, chez l'individu, le senti-ment d'une compression plus ou moins douloureuse résultant de la vie en société ; c'est en même temps une volonté de s'insurger contre le déterminisme social ambiant et d'en dégager sa personnalité. Qu'il y ait lutte entre l'individu et son milieu social, c'est ce qu'il n'est guère possible de contes-ter. Une vérité élémentaire de sociologie, c'est qu'une société est autre chose qu'une somme d'unités. Par le fait du rapprochement de ces unités, les parties communes et semblables tendent à se fortifier et à écraser les parties non communes. Une certaine notion d'un ordre social extérieur et supérieur aux individus se forme et s'impose. Elle s'incarne dans des règles, des usages, des disciplines et des lois, dans toute une organisation sociale qui exerce une action incessante sur l'individu. D'autre part, dans tout individu (à des degrés divers, il est vrai, suivant les individualités) se font jour des différences de sensibilité, d'intelligence et de volonté qui répugnent au nivellement inséparable de toute vie en société et par suite aussi se font jour des instincts d'indépendance, de jouissance et de puissance qui veulent s'épanouir et qui rencontrent les normes sociales comme autant d'obstacles. Les sociologues et les moralistes qui se placent au point de vue des intérêts de la société ont beau qualifier ces tendances de " vagabondes ", d'inconséquentes, d'irrationnelles, de dangereuses ; elles n'en ont pas moins leur droit à l'existence. C'est en vain que la société veut les mater brutalement ou hypocritement; c'est en vain qu'elle multiplie, contre l'indépendant et le rebelle, les procédés d'intimidation, de vexation et d'élimination; c'est en vain qu'elle s'efforce, par l'organe de ses moralistes, de convaincre l'individu de sa propre débilité et de son propre néant ; le sentiment du moi - du moi socialement haïssable - reste indestructible en certaines âmes et y provoque invinciblement la révolte individualiste. 

Deux moments peuvent être distingués dans l'évolution du sentiment individualiste. Au premier moment, l'individu a conscience du déterminisme social qui pèse sur lui. Mais, en même temps, il a le sentiment d'être lui-même une force au sein de ce déterminisme. Force très faible, si l'on veut, mais enfin force capable, malgré tout, de lutter et peut--être de vaincre. En tout cas, il ne veut pas céder sans essayer ses forces contre la société, et il engage la lutte avec elle, comptant sur son énergie, sa souplesse et au besoin son manque de scrupules. C'est l'histoire des grands ambitieux, des lutteurs sans merci pour la puissance. Un Julien Sorel représente ce type dans l'ordre littéraire. Un cardinal de Retz, un Napoléon, un Benjamin Constant le représentent dans l'ordre des faits, à des degrés très inégaux d'énergie, d'absence de scrupules et aussi de succès. Quelles que soient les qualités déployées par l'individualité forte dans sa lutte pour l'indépendance et la puissance, il est rare qu'elle demeure victorieuse dans cette lutte inégale. La société est trop forte ; elle nous enveloppe d'un réseau trop solide de fatalités pour que nous puissions longtemps triompher d'elle. Le thème romantique de la lutte titanesque de l'individualité forte contre la société ne va jamais sans un leitmotiv de découragement et de désespoir ; il aboutit invariablement à un aveu de défaite. " Dieu a jeté, dit Vigny, la terre au milieu de l'air, et de même l'homme au milieu de la destinée. La destinée l'enveloppe et l' emporte vers le but toujours voilé. - Le vulgaire est entraîné ; les grands caractères sont ceux qui luttent. - Il y en a peu qui aient combattu toute leur vie ; lorsqu'ils se sont laissés emporter par le courant, ces nageurs ont été noyés. - Ainsi Bonaparte s'affaiblissait en Russie, il était malade et ne luttait plus : la destinée l'a submergé. - Caton fut son maître jusqu'à la fin (4) . " Un sentiment de révolte impuissante contre les conditions sociales où le sort l'a jeté remplit les imprécations romantiques de M. de Couaen. Le testa-ment de M. de Camors exhale le découragement d'un vaincu. Les " Fils de Roi ", de M. de Gobineau, dans le roman des Pléiades, déclarent la guerre à la société ; mais ils sentent eux-mêmes qu'ils ont affaire à trop forte partie et que le nombre imbécile les écrasera (5). Vigny dit encore : " Le désert, hélas ! c'est toi, démocratie égalitaire, c'est toi, qui a tout enseveli et pâli sous tes petits grains de sable amoncelés. Ton ennuyeux niveau a tout enseveli et tout rasé. Eternellement la vallée et la colline se déplacent, et seulement on voit, de temps à autre, un homme courageux; il s'élève comme la trombe et fait dix pas vers le soleil, puis il retombe en poudre, et l'on n'aperçoit plus au loin que le sinistre niveau de sable (6). " Benjamin Constant reconnaît l'omnipotence tyrannique de la société sur l'individu, dans l'ordre du sentiment comme dans l'ordre de l'action. " Le sentiment le plus passionné ne saurait lutter contre l'ordre des choses. La société est trop puissante, elle se reproduit sous trop de formes, elle mêle trop d'amertume à l'amour qu'elle n'a pas sanctionné (7) ... "

Le sentiment auquel aboutissent les fortes individualités est celui d'une disproportion irrémédiable entre leurs aspirations et leur destinée. Pris entre des fatalités contraires, ils se débattent impuissants et exaspérés. Les aveux de ce genre abondent dans Vigny. " Il n'y a dans le monde, à vrai dire, que deux sortes d'hommes : ceux qui ont et ceux qui gagnent... Pour moi, né dans la première de ces deux classes, il m'a fallu vivre comme la seconde, et le sentiment de cette destinée qui ne devait pas être la mienne me révoltait intérieurement (8). " Un Heine présente le même spectacle d'inadaptation douloureuse, ce flottement et ce déchirement d'une individualité supérieure tiraillée entre les influences sociables existantes, entre les idéaux et les partis antagonistes et ne voulant se fixer nulle part. " Ce que le monde poursuit et espère maintenant, écrit Heine en 1848, est devenu complètement étranger à mon cœur ; je m'incline devant le destin, parce que je suis trop faible pour lui tenir tête. "

A côté de ces révoltés de grand style, il en est d'autres de moindre envergure. Ce sont les mécontents ordinaires qui, incapables de se dresser seuls contre une société qu'ils jugent oppressive, unissent leurs forces à celles d'autres individus qui se sentent également lésés. Ces mécontents forment une petite société en lutte avec la grande. C'est l'histoire de toutes les sectes révolutionnaires. Petites à l'origine, elles tendent à s'élargir et à transformer la société à leur image. Ainsi entendu, l'esprit de révolte est bien un dissolvant social ; mais il est en même temps un germe de société nouvelle. Il joue un grand rôle dans l'histoire, où il représente l'esprit de changement et de progrès.

Mais, ici encore, l'effort fait par les individus pour secouer les servitudes existantes aboutit à une déception. Une tyrannie abattue est remplacée par une autre. La minorité victorieuse se transforme en majorité tyrannique. C'est là le cercle vicieux de toute politique. Le progrès, dans le sens de l'affranchissement de l'individu, n'est jamais qu'un trompe l'œil. Il n'y a eu, en réalité, qu'un déplacement d'influences et de servitudes. Sous la poussée de la minorité révolutionnaire, les idées et les sentiments collectifs se sont attachés à d'autres objets, se sont incarnés en un nouvel idéal. Mais, en tant que collectifs et partagés par une grande masse d'hommes, ces idées et ces sentiments tendent aussitôt à devenir impératifs. Cristallisés en dogmes et en normes, ils sont désormais une autorité qui n'admet pas plus la contradiction que l'ancienne autorité détruite. La conclusion logique de ce cercle vicieux de l'histoire semble être celle qu'indique Vigny : l'indifférence en matière politique. " Peu nous importe quelle troupe fait son entrée sur le théâtre du pouvoir (9). " 

Nous arrivons ainsi au second moment de l'individualisme. Le premier moment était la révolte cou-rageuse et confiante de l'individu qui se flattait de dominer la société et de la façonner suivant son rêve. Le second est le sentiment de l'inutilité de l'effort. C'est, en face des contraintes et des fatalités sociales, une résignation forcée, mêlée malgré tout d'une hostilité, irréductible. L'individualisme est l'éternel vaincu, jamais dompté. C'est l'Esprit de Révolte si admirablement symbolisé par Leconte de Lisle dans son Caïn et dans son Satan. 

 


 

D'abord, Caïn jette à la face de Dieu son cri de révolte :


Pourquoi rôder toujours par les ombres sacrées,

Haletant comme un loup des bois jusqu'au matin ?

Vers la limpidité du Paradis lointain

Pourquoi tendre toujours tes lèvres altérées ?

Courbe la face, esclave, et subis ton destin.


Rentre dans le néant, ver de terre! Qu'importe

Ta révolte inutile à Celui qui peut tout ?

Le feu se rit de l'eau qui murmure et qui bout ;

Le vent n'écoute pas gémir la feuille morte.

Prie et prosterne-toi. - Je resterai debout !


Le lâche peut ramper sous le pied qui le dompte,

Glorifier l'opprobre, adorer le tourment,

Et payer le repos par l'avilissement ;

Jahveh peut bénir dans leur fange et leur honte

L'épouvante qui flatte et la haine qui ment.


Je resterai debout ! Et du soir à l'aurore,

Et de l'aube à la nuit, jamais je ne tairai

L'infatigable cri d'un cœur désespéré !

La soif de la justice, ô Khéroub, me dévore.

Ecrase-moi, sinon, jamais je ne ploierai !


Dans la Tristesse du diable, le poète exprime le découragement du lutteur :


Les monotones jours, comme une horrible pluie,

S'amassent, sans l'empli, dans mon éternité ;

Force, orgueil, désespoir, tout n'est que vanité ;

Et la fureur me pèse et le combat m'ennuie.

Presque autant que l'amour la haine m'a menti !

J'ai bu toute la mer des larmes infécondes.

Tombez, écrasez-moi, foudres, monceaux des mondes,

Dans le sommeil sacré que je sois englouti !

Et les lâches heureux, et les races damnées,

Par l'espace éclatant qui n'a ni fond ni bord,

Entendront une voix disant: Satan est mort

Et ce sera ta fin, œuvre des six journées !

Descendons des hauteurs de ce symbolisme. Ramené à des termes terrestres, l'individualisme est le sentiment d'une antinomie profonde, irréductible, entre l'individu et la société. L'individualiste est celui qui, par vertu de tempérament était prédisposé à ressentir d'une manière particulièrement vive les désharmonies inéluctables entre son être intime et son milieu social. C'est en même temps l'homme à qui la vie a réservé quelque occasion décisive de constater cette désharmonie. En lui, soit par la brutalité, soit par la continuité de ses expériences, s'est avéré ce fait que la société est pour l'individu une perpétuelle génératrice de contraintes, d'humiliations et de misères, une sorte de création continuée de la douleur humaine. Au nom de sa propre expérience et de sa personnelle sensation de vie, l'individualiste se croit en droit de reléguer au rang des utopies tout idéal de société future où s'établirait l'harmonie souhaitée entre l'individu et la société. Loin que le développement de la civilisation diminue le mal, il ne fait que l'intensifier en rendant la vie de l'individu plus compliquée, plus laborieuse et plus dure au milieu des mille rouages d'un mécanisme social de plus en plus tyrannique. La science elle-même, en intensifiant dans l'individu la conscience des conditions vitales qui lui sont faites par la société, n'aboutit qu'à assombrir ses horizons intellectuels et moraux. Qui auget scientiam augel et dolorem.

On voit que l'individualisme est essentiellement un pessimisme social. Sous sa forme la plus modérée, il admet que, si la vie en société n'est pas un mal absolu et complètement destructif de l'individualité, elle est du moins pour l'individu une condition restrictive et oppressive, une sorte de carte forcée, un mal nécessaire et un pis-aller.

Les individualistes qui répondent à ce signalement forment un petit groupe morose dont le verbe révolté, résigné ou désespéré fait contraste avec les fanfares d'avenir des sociologues optimistes. C'est Vigny disant : " L'ordre social est toujours mauvais. De temps en temps il est seulement supportable. Du mauvais au supportable, la dispute ne vaut pas une goutte de sang (10). " C'est Schopenhauer regardant la vie sociale comme le suprême épanouisse-ment de la méchanceté et de la douleur humaine. C'est Stirner, avec son solipsisme intellectuel et moral, perpétuellement en garde contre les duperies de l'idéalisme social et contre la cristallisation intellectuelle et morale dont toute société organisée menace l'individu. C'est, à certaines heures, un Amiel avec son stoïcisme douloureux qui perçoit la société comme une limitation et une compression de sa libre nature spirituelle. C'est un David Thoreau, le disciple outrancier d'Emerson, le " bachelier de la nature ", prenant le parti de s'écarter des voies ordinaires de l'activité humaine et de devenir un " flâneur " épris d'indépendance et de rêve, " un flâneur dont chaque instant toutefois serait plus rempli de travail vrai que la vie entière de pas mal d'hommes occupés ".

C'est un Challemel-Lacour avec sa conception pessimiste de la société et du progrès. C'est, à certaines heures peut-être aussi, un Tarde, avec l'individualisme teinté de misanthropie qu'il exprime quelque part : " Il se peut que le flux de l'imitation ait ses rivages et que, par l'effet même de son déploiement excessif, le besoin de sociabilité diminue ou plutôt s'altère et se transforme en une sorte de misanthropie générale, très compatible d'ailleurs avec une circulation commerciale modérée et une certaine activité d'échanges industriels réduits au strict nécessaire, mais surtout très propres à renforcer en chacun de nous les traits distinctifs de notre individualité intérieure. "

Même chez ceux qui, comme M. Maurice Barrès, répugnent, par dilettantisme et tenue d'artiste, aux accents d'âpre révolte ou de pessimisme découragé, l'individualisme reste un sentiment de " l'impossibilité qu'il y a d'accorder le moi particulier avec le moi général (11). " C'est une volonté de dégager le premier moi, de le cultiver dans ce qu'il peut avoir de plus spécial, de plus poussé et fouillé dans le détail et en profondeur. " L'individualiste, dit M. Barrès, est celui qui, par orgueil de son vrai moi, qu'il ne parvient pas à dégager, meurtrit, souille et renie sans trêve ce qu'il a de commun avec la masse des hommes... La dignité des hommes de notre race est attachée exclusivement à certains frissons, que le monde ne connaît ni ne peut voir et qu'il nous faut multiplier en nous (12). "

Chez tous, l'individualisme est une attitude de sensibilité qui va de l'hostilité et de la défiance à l'indifférence et au dédain vis-à-vis de la société organisée où nous sommes contraints de vivre, vis-à-vis de ses règles uniformisantes, de ses redites monotones et de ses contraintes assujettissantes. C'est un désir de lui échapper et de se retirer en soi jugh monou proz monou. C'est par-dessus tout le sentiment profond de " l'unicité du moi ", de ce que le moi garde malgré tout d'incompressible et d'impénétrable aux influences sociales. C'est, comme dit M. Tarde, le sentiment de " la singularité profonde et fugitive des personnes, de leur manière d'être, de penser, de sentir, qui n'est qu'une fois et qui n'est qu'un instant (13) ".

Est-il besoin de montrer combien cette attitude diffère de l'anarchisme ?

Sans doute, en un sens, l'anarchisme procède de l'individualisme (14). Il est en effet la révolte antisociale d'une minorité qui se sent opprimée ou désavantagée par l'ordre de choses actuel. Mais l'anarchisme ne représente que le premier moment de l'individualisme : le moment de la foi et de l'espérance, de l'action courageuse et confiante dans le succès. L'individualisme à son second moment se convertit, comme nous l'avons vu, en pessimisme social.

Le passage de la confiance à la désespérance, de l'optimisme au pessimisme est ici, en grande partie, affaire de tempérament psychologique. Il est des âmes délicates vite froissées au contact des réalités sociales et par suite promptes à la désillusion, un Vigny ou un Heine par exemple. On peut dire que ces âmes appartiennent au type psychologique qu' on a appelé sensitif. En elles le sentiment du déterminisme social, dans ce qu'il a de compressif pour l'individu, se fait particulièrement obsédant et écrasant. Mais il est d'autres âmes qui résistent aux échecs multipliés, qui méconnaissent même les leçons les plus dures de l'expérience et qui restent inébranlables dans leur foi. Ces âmes appartiennent au type actif. Telles ces âmes d'apôtres anarchistes : un Bakounine, un Kropotkine, un Reclus. Peut-être leur confiance imperturbable dans leur idéal tient-elle à une moindre acuité intellectuelle et émotionnelle. Les raisons de doute et de découragement ne les frappent pas assez vivement pour ternir l'idéal abstrait qu'ils se sont forgés et pour les conduire jusqu'à l'étape finale et logique de l'individualisme : le pessimisme social.

Quoi qu'il en soit, l'optimisme de la philosophie anarchiste n'est pas douteux. Cet optimisme s'étale, souvent simpliste et naïf, dans ces volumes à couverture rouge-sang de bœuf qui forment la lecture familière des propagandistes par le fait ! L'ombre de l'optimiste Rousseau plane sur toute cette littérature. L'optimisme anarchiste consiste à croire que les dés-harmonies sociales, que les antinomies que l'état de choses actuel présente entre l'individu et la société ne sont pas essentielles, mais accidentelles et provisoires, qu'elles se résoudront un jour et feront place à une ère d'harmonie.

L'anarchisme repose sur deux principes qui semblent se compléter, mais qui au fond se contredisent. L'un est le principe proprement individualiste ou libertaire formulé par Guillaume de Humboldt et choisi par Stuart Mill comme épigraphe de son Essai sur la Liberté : " Le grand principe est l'importance essentielle et absolue du développement humain dans sa plus riche diversité." L'autre est le principe humaniste ou altruiste qui se traduit sur le terrain économique par le communisme anarchiste. - Que le principe individualiste et le principe humaniste se nient l'un l'autre, c'est ce que prouvent à l'évidence la logique et les faits. Ou le principe individualiste ne signifie rien, ou il est une revendication en faveur de ce qu'il peut y avoir de divers et d'inégal chez les individus, en faveur des traits qui les différencient, les séparent et au besoin les opposent. L'humanisme au contraire, vise à l'assimilation de l'espèce humaine. Son idéal est, suivant l'expression de M. Gide, de faire de cette expression: " nos semblables " une réalité. En fait, nous voyons à l'heure actuelle l'antagonisme des deux principes s'affirmer chez les théoriciens les plus pénétrants de l'anarchisme, et cet antagonisme logique et nécessaire ne peut manquer d'amener la désagrégation de l'anarchisme comme doctrine politique et sociale (15). Quoi qu'il en soit et quelques difficultés que puisse rencontrer celui qui voudrait concilier le principe individualiste et le principe humaniste, ces deux principes rivaux et ennemis se rencontrent du moins sur ce point qu'ils sont tous deux nettement optimistes. - Optimiste, le principe de Humboldt l'est en ce qu'il affirme implicitement la bonté originelle de la nature humaine et la légitimité de son libre épanouissement. Il s'oppose à la condamnation chrétienne de nos instincts naturels, et on conçoit les réserves que M. Dupont-White, le traducteur de l'Essai sur la Liberté, a cru devoir faire du point de vue spiritualiste et chrétien (condamnation de la chair) en ce qui concerne ce principe (16). Non moins optimiste est le principe humaniste. L 'humanisme, en effet, n'est rien autre chose que la divination de l'homme dans ce qu'il a de général, de l'espèce humaine et par conséquent de la société humaine. On le voit, l'anarchisme, optimiste en ce qui concerne l'individu, l'est davantage encore en ce qui concerne la société. L'anarchisme suppose que les libertés individuelles livrées à elles-mêmes s'harmoniseraient naturellement et réaliseraient spontanément l'idéal anarchiste de la société libre.

Quelle est, en regard des deux points de vue opposés, le point de vue chrétien et le point de vue anarchiste, l'attitude de l'individualisme ? L'individualisme, philosophie réaliste, toute de vie vécue et de sensation immédiate, répugne également à ces deux métaphysiques : l'une, la métaphysique chrétienne, qui affirme a priori la perversité originelle ; l'autre, la métaphysique rationaliste et rousseauiste, qui affirme non moins a priori la bonté originelle et essentielle de notre nature. - L 'individualisme se place devant les faits. Or ceux-ci lui font voir dans l'être humain un faisceau d'instincts en lutte les uns avec les autres et dans la société humaine un groupement d'individus nécessairement aussi en lutte les uns avec les autres. Par le fait de ses conditions d'existence, l'être humain est soumis à la loi de la lutte : lutte intérieure entre ses propres instincts, lutte extérieure avec ses semblables. Si reconnaître le caractère permanent et universel de l'égoïsme et de la lutte dans l'existence humaine, c'est être pessimiste, il faudra donc dire que l'individualisme est pessimiste. Mais il faut ajouter aussitôt que le pessimisme de l'individualisme, pessimisme de fait, pessimisme expérimental en quelque sorte, pessimisme a posteriori, est totalement différent du pessimisme théologique qui prononce a priori, au nom du Dogme, la condamnation de la nature humaine. D'autre part, l'individualisme ne se sépare pas moins nettement de l'anarchisme. Si, avec l'anarchisme, il admet le principe de Humboldt comme une expression de la tendance normale et nécessaire de notre nature à son plein épanouissement, il reconnaît en même temps que cette tendance est condamnée à ne jamais se satisfaire, à cause des désharmonies intérieures et extérieures de notre nature (17). En d'autres termes, il considère le développement harmonique de l'individu et de la société comme une utopie. - Pessimiste en ce qui concerne l'individu, l'individualisme l'est davantage encore en ce qui concerne la société : L 'homme est par nature un être désharmonique, en raison de la lutte intérieure de ses instincts. Mais cette désharmonie est accrue par l'état de société qui, par un douloureux paradoxe, comprime nos instincts en même temps qu'il les exaspère . En effet, du rapprochement des vouloir--vivre individuels se forme un vouloir-vivre collectif qui devient immédiatement oppressif pour les vouloir-vivre individuels et qui s'oppose de toutes ses forces à leur épanouissement. L'état de société pousse ainsi à bout les désharmonies de notre nature ; il les exaspère et les met dans la plus désolante lumière. La société représente ainsi vraiment, suivant la pensée de Schopenhauer, le vouloir-vivre humain à son maximum de désir, de lutte, d'inassouvissement et de souffrance. 

De cette opposition entre l'anarchisme et l'individualisme en découlent d'autres.

L'anarchisme croit au Progrès. L'Individualisme est une attitude de pensée qu'on pourrait appeler non historique. Il nie le devenir, le progrès. Il voit le vouloir-vivre humain dans un éternel présent. Comme Schopenhauer, avec qui il offre plus d'une analogie, Stirner est un esprit non historique. Il croit lui aussi que c'est chimère d'attendre de demain quelque chose de neuf et de grand. Toute forme sociale, par le fait qu'elle se cristallise, écrase l'individu. Pour Stirner, pas de lendemain utopique, pas de " Paradis à la fin de nos jours " ; il n'y a que l'aujourd'hui égoïste. L'attitude de Stirner en face de la société est la même que celle de Schopenhauer devant la nature et la vie. Chez Schopenhauer, la négation de la vie reste toute métaphysique et, si l'on peut dire, toute spirituelle. (On se rappelle que Schopenhauer condamne le suicide, qui en serait la négation matérielle et tangible.) De même la rébellion de Stirner contre la société est une rébellion toute spirituelle, toute intérieure, toute d'intention et de volonté intime. Elle n'est pas, comme chez un Bakounine, un appel à la pandestruction. Elle est, à l'égard de la société, un simple acte de défiance et d'hostilité passive, un mélange d'indifférence et de résignation méprisante. Il ne s'agit pas pour l'individu de lutter contre la société ; car la société sera toujours la plus forte. Il faut donc lui obéir, - lui obéir comme un chien. Mais Stirner, tout en lui obéissant, garde pour elle, en guise de consolation, un immense mépris intellectuel. C'est à peu près l'attitude de Vigny vis-à-vis de la nature et de la société. " Un désespoir paisible, sans convulsions de colère et sans reproches au ciel, est la sagesse même (18). " Et encore : " Le silence sera la meilleure critique de la vie. "

L'anarchisme est un idéalisme exaspéré et fou. L'individualisme se résume en un trait commun à Schopenhauer et à Stirner : un impitoyable réalisme. Il aboutit à ce qu'un écrivain allemand appelle une " désidéalisation " (Entidealisierung) (19) foncière de la vie et de la société. " Un idéal n'est qu'un pion ", dit Stirner. - A ce point de vue, Stirner est le représentant le plus authentique de l'individualisme. Son verbe glacé saisit les âmes d'un tout autre frisson que le verbe enflammé et radieux d'un Nietzsche. Nietzsche reste un idéaliste impénitent, impérieux, violent. Il idéalise l'humanité supérieure. Stirner représente la plus complète désidéalisation de la nature et de la vie, la plus radicale philosophie du désabusement qui ait paru depuis l'Ecclésiaste. Pessimiste sans mesure ni réserve, l'individualisme est absolument antisocial, à la différence de l'anarchisme, qui ne l'est que relativement (par rapport à la société actuelle).

L'anarchisme admet bien une antinomie entre l'individu et l'Etat, antinomie qu'il résout par la suppression de l'Etat; mais il ne voit aucune antinomie foncière, irréductible, entre l'individu et la société. L'anarchisme, s'il anathémise l'Etat, absout et divinise presque la société. C'est que la société représente à ses yeux une croissance spontanée (Spencer), tandis que l'Etat est une organisation artificielle et autoritaire (20). Aux yeux de l'individualiste, la société est tout aussi tyrannique, sinon davantage, que l'Etat. La société, en effet, n'est autre chose que l'ensemble des liens sociaux de tout genre (opinion, mœurs, usages, convenances, surveillance mutuelle, espionnage plus ou moins discret de la conduite des autres, approbations et désapprobations morales, etc). La société ainsi entendue constitue un tissu serré de tyrannies petites et grandes, exigeantes, inévitables, incessantes, harcelantes et impitoyables, qui pénètrent dans les détails de la vie individuelle bien plus profondément et plus continûment que ne peut le faire la contrainte étatiste. D'ailleurs, si l'on y regarde de près, la tyrannie étatiste et la tyrannie des mœurs procèdent d'une même racine : l'intérêt collectif d'une caste ou d'une classe qui désire établir ou garder sa domination et son prestige. L'opinion et les mœurs sont en partie le résidu d'anciennes disciplines de caste en voie de disparaître, en partie le germe de nouvelles disciplines sociales qu'apporte avec elle la nouvelle classe dirigeante en voie de formation. C'est pourquoi, entre la contrainte de l'Etat et celle de l'opinion et des mœurs, il n'y a qu'une différence de degré. Elles ont au fond même but : le maintien d'un certain conformisme moral utile au groupe et mêmes procédés : vexation et élimination des indépendants et des réfractaires. La seule différence est que les sanctions diffuses (opinion et mœurs) sont plus hypocrites que les autres. Proudhon a raison de dire que l'Etat n'est que le miroir de la société. Il n'est tyrannique que parce que la société est tyrannique. Le gouvernement, suivant la remarque de Tolstoï, est une réunion d'hommes qui exploitent les autres et qui favorisent surtout les méchants et les fourbes. Si telle est la pratique du gouvernement, c'est que telle est aussi celle de la société. Il y a adéquation entre ces deux termes : Etat et société. L'un vaut ce que vaut l'autre. L'esprit grégaire ou esprit de société n'est pas moins oppressif pour l'individu que l'esprit étatiste ou l'esprit prêtre, qui ne se maintiennent que grâce à lui et par lui. Chose étrange! Stirner lui-même semble partager, sur les rapports de la société et de l'Etat, l'erreur d'un Spencer et d'un Bakounine. Il proteste contre l'intervention de l'Etat dans les actes de l'individu, mais non contre celle de la société. " Devant l'individu, l'Etat se ceint d'une auréole de sainteté ; il fait par exemple une loi sur le duel. Deux hommes qui conviennent de risquer leur vie afin de régler une affaire (quelle qu'elle soit) ne peuvent exécuter leur convention parce que l'Etat ne le veut pas ; ils s'exposeraient à des poursuites judiciaires et à un châtiment. Que devient la liberté de l'arbitre ? Il en est tout autrement là où, comme dans l'Amérique du Nord, la société décide de faire subir aux duellistes certaines conséquences désagréables de leur acte et leur retire, par exemple, le crédit dont ils avaient joui antérieurement. Refuser son crédit est l'affaire de chacun, et s'il plaît à une société de le retirer à quelqu'un pour l'une ou l'autre raison, celui qu'elle frappe ne peut pas se plaindre d'une atteinte à sa liberté : la société n'a fait qu'user de la sienne. La société dont nous parlions laisse l'individu parfaitement libre de s'exposer aux suites funestes ou désagréables qu'entraînera sa manière d'agir et laisse pleine et entière sa liberté de vouloir. L'Etat fait précisément le contraire : il dénie toute légitimité à la volonté de l'individu et ne reconnaît comme légitime que sa propre volonté, la loi de l'Etat (21)." - Etrange raisonnement. La loi ne me frappe pas. - En quoi suis-je plus libre si la société me boycotte ? De tels raisonnements légitimeraient tous les attentats d'une opinion publique infectée de bigoterie morale contre l'individu C'est sur de tels raisonnements qu'est bâtie la légende de la liberté individuelle dans les pays anglo-saxons (22) . Stirner sent bien lui-même le vice de son raisonnement, et il en arrive un peu plus loin à sa célèbre distinction entre société et association. Dans l'une (la société), l'individu est pris comme moyen ; dans l'autre (l'association), il se prend lui-même comme fin et traite l'association comme un moyen de puissance et de jouissance personnelle : " Tu apportes dans l'association toute ta puissance, toute ta richesse, et tu t'y fais valoir. Dans la société, toi et ton activité êtes utilisés. Dans la première, tu vis en égoïste ; dans la seconde, tu vis en homme, c'est-à--dire religieusement : tu y travailles à la vigne du Seigneur. Tu dois à la société tout ce que tu as, tu es son obligé et tu es obsédé de devoirs sociaux ; à l'association, tu ne dois rien ; elle te sert, et tu la quittes sans scrupule dès que tu n'as plus d'avantages à en tirer... " " Si la société est plus que toi, tu la feras passer avant toi, et tu t'en feras le serviteur; l'association est ton outil, ton arme, elle aiguise et multiplie ta force naturelle. L'association n'existe que pour toi, et par toi, la société au contraire te réclame comme son bien et elle peut exister sans toi. Bref, la société est sacrée et l'association est ta propriété, la société se sert de toi et te sers de l'association (23). "

Distinction vaine, s'il en fut ! Où fixer la limite entre société et association ? L'association ne tend-elle pas, de l'aveu de Stirner, à se cristalliser aussitôt en société ?

De quelque façon qu'il s'y prenne, l'anarchisme est dans l'impossibilité de concilier les deux termes antinomiques : société, liberté individuelle. La société libre rêvée par lui est une contradiction dans les termes. C'est du fer en bois, c'est un bâton sans bout. Parlant des anarchistes, Nietzsche écrit : " On peut déjà lire sur tous les murs et sur toutes les tables leur mot de l'avenir : société libre. - Société libre ! Parfaitement ! Mais je pense que vous savez, messieurs, avec quoi on la construit ? - Avec du bois en fer (24)... " L'individualisme est plus net et plus franc que l'anarchisme. Il met Etat et société et association sur le même plan ; il les renvoie dos à dos et les jette autant que possible par-dessus bord. " Toutes les associations ont les défauts des couvents ", dit Vigny.

Antisocial, l'individualisme est volontiers immoraliste. Ceci n'est pas vrai d'une façon absolue. Chez un Vigny, l'individualisme pessimiste se concilie avec un stoïcisme moral hautain, sévère et pur. Toutefois, même chez Vigny, un élément immoraliste subsiste : une tendance à désidéaliser la société, à disjoindre et à opposer les deux termes : société et moralité, et à regarder la société comme une génératrice fatale de lâcheté, d'inintelligence et d'hypocrisie. " Cinq-Mars Stello, Servitude et Grandeur militaires sont les chants d'une sorte de poème épique sur la désillusion ; mais ce ne sera que des choses sociales et fausses que je ferai perdre et que je foulerai aux pieds les illusions; j'élèverai sur ces débris, sur cette poussière, la sainte beauté de l'enthousiasme, de l'amour, de l'honneur (25)... " Il va sans dire que chez un Stirner, un Stendhal, l'individualisme est immoraliste sans scrupule ni réserve. - L'anarchisme est imbu d'un moralisme assez grossier. La morale anarchiste, pour être sans obligation ni sanction, n'en est pas moins une morale . C'est au fond la morale chrétienne, abstraction faite de l'élément pessimiste que renferme cette dernière. L'anarchiste suppose que les vertus nécessaires à l'harmonie sociale fleuriront d'elles-mêmes. Ennemie de la coercition, la doctrine accorde la faculté de puiser dans les magasins généraux aux paresseux eux-mêmes. Mais l'anarchiste est persuadé que, dans la cité future, des paresseux seront très rares ou même qu'il n'y en aura pas. 

Optimiste et idéaliste, imbu d'humanisme et de moralisme, l'anarchisme est un dogmatisme social. Il est une " cause ", au sens que Stirner donne à ce mot. Autre chose est une " cause ", autre chose une simple attitude d'âme individuelle. Une cause implique une adhésion commune à une idée, une croyance partagée et un dévouement à cette croyance. Tel n'est pas l'individualisme. L'individualisme est antidogmatique et peu enclin au prosélytisme. Il prendrait volontiers pour devise le mot de Stirner : " Je n'ai mis ma cause en rien. " Le véritable individualiste ne cherche pas à communiquer aux autres sa propre sensation de la vie et de la société. A quoi bon ? Omne individuum ineffabile. Persuadé de la diversité des tempéraments et de l'inutilité d'une règle unique, il disait volontiers avec David Thoreau : " Je ne voudrais pas pour tout le monde que quelqu'un adoptât ma façon de vivre : car, sans compter qu'avant qu'il l'ait bien apprise, j'en aurai peut-être découvert une autre, - je voudrais qu'il y eût au monde autant de personnes différentes que possible ; mais je voudrais que chacun prit bien soin de suivre son chemin à lui et non pas celui de son père, de sa mère ou de son voisin. " L'individualiste sait qu'il y a des tempéraments réfractaires à l'individualisme et qu'il serait ridicule de vouloir les convaincre. Aux yeux d'un penseur épris de solitude et d'indépendance, d'un méditatif, d'un pur adepte de la vie intérieure comme Vigny, la vie sociale et ses agitations apparaissent comme quelque chose de factice, de truqué, d'exclusif de tout sentiment sincère et fortement senti. Et inversement ceux qui par tempérament éprouvent un impérieux besoin de vie et d'action sociale, ceux qui se lancent dans la mêlée, ceux qui ont des enthousiasmes politiques et sociaux, ceux qui croient à la vertu des ligues et des groupements, ceux qui ont sans cesse à la bouche ces mots : l'Idée, la Cause..., ceux qui croient que demain apportera quelque chose de neuf et de grand, ceux-là méconnaissent et dédaignent nécessairement le méditatif, qui abaisse devant la foule la herse dont parle Vigny. La vie intérieure et l'action sociale sont deux choses qui s'excluent. Les deux sortes d'âmes ne sont pas faites pour se comprendre. En antithèse qu'on lise d'un côté les Aphorismes de Schopenhauer sur la Sagesse de la vie, cette bible d'un individualisme réservé, défiant et triste, ou le Journal intime d'Amiel, ou le Journal d'un poète de Vigny; d'un autre côté, qu'on lise un Benoît Malon, un Elisée Reclus ou un Kropotkine, et on verra l'abîme qui sépare les deux sortes d'âmes.

Si l'on demande maintenant quels sont les traits les plus saillants du dogmatisme anarchiste, on peut répondre que le premier et plus important de ces traits est l'intellectualisme ou le scientisme. Quelles que soient les différences qui séparent le marxisme orthodoxe et l'anarchisme traditionnel, on peut les considérer, suivant la fine remarque de E. Ed. Berth, comme " les deux aspects divergents, mais complémentaires d'une même psychologie sociale, de cette psychologie sociale très intellectualiste et très rationaliste qui a régné dans la seconde moitié du dernier siècle (26)". Ce qui caractérise l'anarchisme, c'est la foi en la science. Les anarchistes sont en général de grands liseurs, des fer-vents de la science. C'est aussi la foi en l'efficacité de la science pour fonder une société rationnelle- " Personne, dit M. Berth, n'a voué à la Science un culte plus fervent, personne n'a cru à la vertu de la science avec plus d'ardente foi que les anarchistes individualistes. Ils ont toujours opposé la Sciences à la Religion et conçu la Libre pensée comme une anti-Eglise... " " Mais, ajoute M. Berth, il convient d'insister sur cette religion de la Science si éminemment développée chez les anarchistes individualistes. Il y a deux parties dans la Science : l'une formelle, abstraite, systématique, dogmatique, sorte de cosmologie métaphysique, très éloignée du réel et prétendant cependant enserrer ce réel divers et prodigieusement complexe dans l'unité de ses formules abstraites et simples ; c'est la Science tout court, avec un grand S, la Science une, qui prétend faire pièce à la Religion, lui opposer solution à solution et donner du monde et de ses origines une explication rationnelle, - et il y a les sciences, diverses, concrètes, ayant chacune leur méthode propre, adaptée à leur objet particulier, -sciences qui serrent le réel d'aussi près que possible et ne sont de plus en plus que des techniques raisonnées. Ici, la prétendue unité de la science est rompue. Il va de soi que la partie formelle et métaphysique est celle qu'ont surtout cultivée les anarchistes. Elle procure à ceux qui s'y adonnent une ivresse intellectuelle qui leur donne une formidable illusion de puissance. Elle remplace la religion, elle comble le vide laissé dans l'âme par la foi évanouie. On possède le monde ; on le tient en quelques for-mules simples et claires: quel empire ! et quelle revanche pour un isolé, un solitaire, un sauvage! il échappe à la faiblesse et à la misère inhérentes à sa solitude, et le voilà maître de l'Univers (27) ! " - De cet intellectualisme scientiste découle l'autoritarisme anarchiste. " L'intellectualisme anarchiste - il n'échappe pas à la loi de tout intellectualisme -aboutit ainsi au plus parfait autoritarisme. C'est fatal. Il n'y a pas place pour la liberté dans un système intellectualiste, quel qu'il soit. La liberté, c'est l'invention, le droit et le pouvoir de trouver quelque chose de nouveau, d'ajouter du neuf à l'uni-vers : mais s'il y a une vérité une et universelle, qui nous est révélée par la religion ou par la science. et en dehors de laquelle il n 'y a ni bonheur individuel, ni ordre social, la liberté n'a pas de raison d'être, elle n'existe que négativement; la science réclame la liberté contre la religion, et quand la science domine, la religion réclame la liberté contre la science, mais comme il ne peut exister deux vérités unes et universelles, il faut que l'une extermine l'autre ; car, s'il y a une vérité, c'est au nom de cette vérité une que doit se réaliser l'unité sociale, l'unité morale, nationale, internationale, humaniste (27). " - L'intellectualisme scientiste a marqué de son empreinte tous les plans de réorganisation sociale d'après les formules anarchistes. Les premiers théoriciens de l'anarchie font appel à des considérations cosmologiques, physiques, biologiques aussi prétentieuses que nuageuses (28). La biologie, notamment est invoquée à tout propos à l'appui des utopies anarchistes. C'est elle qui nous montre chez les êtres vivants le spectacle de " l'autonomie dans l'harmonie " et nous invite à réaliser cet idéal dans les sociétés humaines. C'est elle qui nous suggère l'idée égalitaire de l'équivalence des fonctions et des organes dans l'organisme biologique et, par analogie, dans l'organisme social. L'idéal vague d'évolution intervient comme un deus ex machina pour résoudre les difficultés. - C'est également du progrès de la science qu'on attend le bien-être futur de l'humanité. Le progrès scientifique et mécanique engendrera un tel regorgement de richesses que la " prise au tas " suffira comme moyen de répartition (29).

Il va de soi que l'individualisme ne retient rien de ces rêveries pseudo-scientifiques. Pour l'individualiste, la Science n'existe pas ; il existe seulement des sciences, c'est-à-dire des méthodes d'investigation plus ou moins prudentes et sûres. Rien de plus contraire au véritable esprit scientifique que le scientisme unitaire dont il a été question plus haut. - L'individualiste d'ailleurs est médiocrement ami de l'intellectualisme, où il voit avec raison une menace d'autoritarisme. Avec les Bayle, les Stendhal. les Fourier, il nie volontiers l'action de l'idée sur la conduite ; il limite le champ de la prévoyance, il appelle de ses vœux la liberté et le hasard. La prévoyance nous forge des chaîne ; elle nous rend prudents, timorés, calculateurs. L'individualiste chante volontiers avec Stirner l'heureuse liberté de l'instant, il se défie des généralisations de la sociologie qui, pour être une science inexacte, n'en est pas moins despotique; il s'insurge contre l'oligarchie de savants rêvée par M. Berthelot avec autant de vanité que les anciens papes rêvaient d'une théocratie universelle. L'individualiste aime peu les plans de réorganisation sociale ; son attitude en face de ces problèmes est celle, toute négative, défi-nie par l'Ennemi des Lois de M. Barrès: " Que mettrez-vous à la place, m'allez-vous dire ? Je l'ignore, quoique j'en sois fort curieux. Entraîné à détruire tout ce qui est, je ne vois rien de précis à substituer là. C'est la situation d'un homme qui souffre de brodequins trop étroits: il n'a souci que de les ôter... De toute sincérité, je me crois d'une race qui ne vaut que pour comprendre et désorganiser (30). " 

Les différences qui viennent d'être indiquées du point de vue théorique entre l'anarchisme et l'individualisme en entraînant d'autres sur le domaine de la pratique.

La ligne de conduite recommandée par l'individualisme vis-à-vis de la société établie diffère notablement de celle que prescrit l'anarchisme.

Pour l'individualiste, le problème qui se pose est celui-ci : Comment faire pour vivre dans une société regardée comme un mal nécessaire ?

La seule solution radicale que comporte le pessimisme social serait, ce semble, le suicide ou la retraite dans les bois. Mais si, à tort ou à raison, l'individualiste répugne à cette extrémité, une autre solution se présente à lui, solution non plus radicale, mais seulement approchée, relative, fondée sur un accommodement aux nécessités de la vie pratique. - Le problème est ici analogue à celui que Schopenhauer s'est posé au début des Aphorismes sur la sagesse dans la vie. Il s'agit pour lui d'exposer un art de rendre la vie aussi agréable et aussi heureuse que possible, ou, selon son expression, une " eudémonologie ". Or, l'idée d'une telle eudémonologie est en contradiction directe avec la conception générale que Schopenhauer s'est faite de la vie. Par conséquent l'eudémonologie qu'il va exposer sera expressément donnée par lui comme une philosophie inférieure, exotérique, faite du point de vue de l'erreur, une concession à la faiblesse humaine et aux nécessités de la vie pratique. " Pour pouvoir traiter cette question, dit Schopenhauer, j'ai dû m'éloigner entièrement du point de vue élevé, métaphysique et moral, auquel conduit ma véritable philosophie. Tous les développements qui vont suivre sont donc fondés, dans une certaine mesure sur un accommodement, en ce sens qu'ils se placent au point de vue habituel, empirique, et en conservant l'erreur (31). " Exactement de la même façon, il est permis à l'individualiste, au pessimiste social de se demander comment il pourra s'arranger pour réaliser le maximum d'indépendance relative, compatible avec un état social forcément oppressif et tyrannique. Il s'agit d'un problème pratique qui consiste à relâcher le plus possible les chaînes sociales, à reculer le plus possible les entraves que la société inflige à l'individu, à établir une sorte de transaction et de modus vivendi tolérable pour l'individu condamné à vivre en société.

La tactique de l'individualiste contre la société sera infiniment plus complexe, plus délicate, plus riche, plus nuancée et plus variée que celle, grossière et brutale, de l'anarchisme. - Chacun ici pourra se faire son plan de vie individuelle, se composer un recueil de recettes pratiques pour louvoyer avec la société, pour lui échapper dans la mesure du possible, pour passer à travers les mailles du filet dont elle l'enserre ou, si l'on préfère, pour glisser entre les embûches sociales, en ne laissant que le moins possible de laine aux ronces du chemin.

Cette tactique peut porter sur deux points :

1° œuvre d'affranchissement extérieur de l'individu vis-à-vis des relations et influences sociales où il se trouve engagé (cercles sociaux et autorités dont il dépend) ; 2° méthode d'affranchissement intérieur ou hygiène intellectuelle et morale propre à fortifier en soi les sentiments d'indépendance et d'individualisme.

Sur le premier point, on pourrait peut-être, en s'aidant des observations et des préceptes des moralistes individualistes, dresser un petit programme qui comporterait les articles suivants :

a. Réduire au minimum les relations et les assujettissements extérieurs. Pour cela, simplifier sa vie ; ne s'engager dans aucun lien, ne s'affilier à aucun groupe (ligues, partis, groupements de tout genre), capable de retrancher quelque chose à notre liberté (Précepte de Descartes). Braver courageusement le Vae soli. Cela est souvent utile ;

b. Si le manque d'indépendance économique ou la nécessité de nous défendre contre des influences plus puissantes et plus menaçantes nous contraint de nous engager dans ces liens, ne nous lier que d'une façon absolument conditionnelle et révocable et seulement dans la mesure où notre intérêt égoïste l'ordonne ;

c. Pratiquer contre les influences et les pouvoirs la tactique défensive qui peut se formuler ainsi : Divide ut liber sis. Mettre aux prises les influences et les pouvoirs rivaux; maintenir soigneusement leurs rivalités et empêcher leur collusion toujours dangereuse pour l'individu. S'appuyer tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre, de manière à les affaiblir et les neutraliser l'un par l'autre. Amiel reconnut les heureux effets de cette tactique. " Tous les partis, dit-il, visent également à l'absolutisme, à l'omnipotence dictatoriale. Heureusement qu'ils sont plu-sieurs et qu'on pourra les mettre aux prises (32) " ;

d. En vertu de ce jeu de bascule, quand un pou-voir acquiert une prépondérance par trop forte, il devient, de droit, l'ennemi. A ce point de vue, l'individualisme peut admettre parfaitement l'existence de l'Etat, mais d'un Etat faible, dont l'existence est assez précaire et menacée pour qu'il soit besoin de ménager les individus ;

e. S'accommoder en apparence de toutes les lois, de tous les usages auxquels il est impossible de se dérober. Ne pas nier ouvertement le pacte social ; biaiser avec lui quand on est le plus faible. L'individualiste, d'après M. R. de Gourmont, est celui qui " nie, c'est-à-dire détruit dans la mesure de ses forces le principe d'autorité. C'est celui qui, chaque fois qu'il le peut faire sans dommage, se dérobe sans scrupule aux lois et à toutes les obligations sociales. Il nie et détruit l'autorité en ce qui le concerne personnellement; il se rend libre autant qu'un homme peut être libre dans nos sociétés compliquées (33) ".

Les préceptes relatifs à l'attitude politique méritent une mention spéciale. En principe, l'individualisme est indifférent aux régimes politiques par ce qu'il est également hostile à tous. L'idée-mère de Stello est que tous les régimes politiques : monarchie (Voir l'Histoire d'une puce enragée), république bourgeoise {Histoire de Chatterton), république jacobine (une Histoire de la Terreur), persécutent également le poète, c'est-à-dire l'individualité supérieure, géniale et indépendante. " Donc, dit Stello, constatant cet ostracisme perpétuel, des trois formes du pouvoir possibles, la première nous craint, la seconde nous dédaigne comme inutiles, la troisième nous hait et nous nivelle comme supériorités aristocratiques. Sommes-nous donc les ilotes éternels des sociétés ? " David Thoreau refusait de voter et appelait la politique : " quelque chose d'irréel, d'incroyable et d'insignifiant ". -Toutefois il est des cas où l'individu peut utilement s'occuper de politique. Cela peut être un moyen pour lui de combattre et de neutraliser d'autres influences sociales dont il souffre. - D'autre part, par le fait même qu'il est, en principe, également défiant à l'égard de tous les régimes, l'individualisme peut, en pratique, s'accommoder de tout et se concilier avec toutes les opinions (34).

Parmi les individualistes, il en est qui sont particulièrement sévères pour la démocratie. D'autres s'inspirent de M. Bergeret, qui se rallie à elle comme au régime le moins dogmatique et le moins unitaire -" La démocratie, dit M. Bergeret, est encore le régime que je préfère. Tous les liens y sont relâchés, ce qui affaiblit l'Etat, mais soulage les personnes et procure une certaine facilité de vivre et une liberté que détruisent malheureusement les tyrannies locales. "

A côté de la tactique extérieure qui vient d'être exposée prend place une méthode d'hygiène intellectuelle et morale qui a pour but de maintenir notre indépendance intérieure. Elle pourrait aussi se résumer en ces quelques préceptes :

a. Cultiver en soi le scepticisme social, le dilettantisme social et toutes les attitudes de pensées qui ressortissent à l'individualisme.

b. Se pénétrer du caractère précaire, fictif (35) et, au fond, facultatif du pacte social et de la nécessité pour l'individu de corriger ce que ce pacte a de trop tyrannique par toutes les ressources de la casuistique individualiste la plus tolérante et la plus large :

c. Méditer et observer ce précepte de Descartes écrivant de Hollande : " Je me promène parmi les hommes comme s'ils étaient des arbres. " S'isoler , se retirer en soi, regarder les hommes autour de soi comme les arbres d'une forêt; voilà une véritable attitude individualiste ;

d. Méditer et observer ce précepte de Vigny : " Séparer la vie poétique de la vie politique ", ce qui revient à séparer la vie vraie, la vie de la pensée et du sentiment, de la vie extérieure et sociale ;

e. Pratiquer cette double règle de Fourier : Le Doute absolu (de la civilisation), et l'Ecart absolu (des voies battues et traditionnelles) ;

f. Méditer et observer ce précepte d'Emerson : " Ne jamais se laisser enchaîner par le passé, soit dans ses actes, soit dans ses pensées " ;

g. Pour cela, ne pas perdre une occasion de se dérober aux influences sociales habituelles, de fuir la cristallisation sociale. L 'expérience la plus ordinaire atteste la nécessité de ce précepte. Quand nous avons vécu pendant quelque temps dans un milieu étroit qui nous circonvient et nous harcèle de ses mesquineries, de ses petites critiques, de ses petits dangers et de ses petites haines, rien ne nous rend le sentiment de nous-même comme une courte absence, un court voyage. On sent alors combien l'on était, à son insu, comme harnaché et domestiqué par la société. On rentre les yeux dessillés, le cerveau rafraîchi et nettoyé de toute la petite sottise sociale qui l'envahissait. D'autres fois, si l'on ne peut voyager, on peut du moins se mettre à la suite d'un grand voyageur du rêve. Je me souviens d'un ami qui, malade, isolé dans de petites villes méchantes, entouré de petites haines et de ragots imbéciles, se donnait une sensation infinie de joie et de liberté en relisant les Reisebilder. Il s'échappait avec Heine dans le monde enchanté du rêve, et le milieu n'existait plus pour lui.

Ces quelques préceptes individualistes n'ont qu'une valeur d'exemples. On en trouverait un grand nombre d'analogues dans les Aphorismes de Schopenhauer et aussi chez Vigny et chez Stirner. Ils suffisent à caractériser la psychologie de l'individualiste et à la distinguer de celle de l'anarchiste. 

Disons un mot en terminant des destinées probables de l'anarchisme et de l'individualisme.

A l'heure actuelle, l'anarchisme semble être entré, soit comme doctrine, soit comme parti, dans une période de désagrégation et de dissolution. M. Laurent Tailhade, transfuge, il est vrai, du parti, constatait naguère cette dissolution avec un mélange de mélancolie et d'ironie. La raison de cette désagrégation se trouve vraisemblablement dans la contra-diction intime, que nous avons signalée plus haut. C'est la contradiction qui existe entre les deux principes que l'anarchisme prétend concilier : le principe individualiste ou libertaire et le principe humaniste ou solidariste, qui se traduit sur le terrain économique par le communisme. Par l'évolution même de la doctrine, ces deux éléments tendent de plus en plus à se dissocier. Chez un certain nombre d'anarchistes (surtout des intellectuels), nous pouvons voir l'anarchisme se muer plus ou moins nette-ment en individualisme pur et simple, c'est-à-dire en une attitude de pensée fort différente de l'anarchisme proprement dit, et compatible au besoin avec l'acceptation d'institutions politiques et sociables fort éloignées de l'idéal anarchiste traditionnel. D'autres, en plus grand nombre, surtout ceux qui mettent au premier plan les questions de vie matérielle et d'organisation économique, font bon marché de l'individualisme et le dénoncent volontiers comme une fantaisie d'aristocrate et une égoïsme intolérable. Leur anarchisme aboutit à un socialisme extrême, à une sorte de communisme humanitaire et égalitaire qui ne fait aucune place à l'individualisme. - Ainsi se révèle dans l'anarchisme un antagonisme de principes et de tendances qui constitue pour la doctrine un germe fatal de désagrégation (36). L'individualisme tel que nous l'avons défini, -sentiment de révolte contre les contraintes sociales, sentiment de l'unicité du moi, sentiment des antinomies qui s'élèvent inéluctablement dans tout état social entre l'individu et la société, pessimisme social, - l'individualisme, disons-nous, ne semble pas près de disparaître des âmes contemporaines. Il a trouvé dans les temps modernes plus d'un interprète sincère et passionné, dont la voix aura long-temps encore un écho dans les âmes éprises d'indépendance. L'individualisme n'a pas le caractère passager et artificiel d'une doctrine politique et sociale telle que l'anarchisme. Les raisons de sa pérennité sont d'ordre plutôt psychologique que social. En dépit des prédictions des sociologues optimistes, qui, comme M. Draghicesco (37), se persuadent que la marche de l' évolution sociale et le fonctionnement mécanique de quelques lois sociologiques simples, telles que la loi d'intégration sociale, auront la vertu, dans un avenir plus ou moins lointain, de rationaliser et de socialiser complètement les instincts humains, d'assimiler, d'égaliser et de domestiquer toutes les âmes, de noyer l'individu dans la collectivité, d'effacer en lui tout sentiment d'individualité, toute velléité d'indépendance et de résistance aux soi-disant lois de la raison et de morale, d'amener enfin l'avènement de cette race de " lâches heureux " dont parle Leconte de Lisle, il est permis de croire que l'individualisme restera une forme permanente et indestructible de la sensibilité humaine et qu'il durera autant que les sociétés elles--mêmes. 

Georges Palante

La Sensibilité individualiste - 5 - Anarchisme et individualisme
Ce texte est paru pour la première fois sous forme d'article en 1907 dans la Revue philosophique.

Voir en liens, les autres concepts :

https://www.librairal.org/wiki/Georges_Palante:La_Sensibilit%C3%A9_individualiste

 


 

Notes

(1) A vrai dire, la philosophie sociale de Stimer, celle de Nietzsche et celle de M. Maurice Barrès (dans Un homme libre et dans l'Ennemi des lois) mériterait plutôt, comme on le verra d'après les distinctions que nous allons établir, l'épithète d'individualisme que celle d'anarchisme.

(2) Voir Hasch, l'Individualisme anarchiste, Max Stirner, p. 276 (F. Alcan).

(3) Nous avons essayé de défendre, dans notre livre : Combat pour l'Individu, un certain individualisme qui a été qualifié par plusieurs critiques d'anarchisme intellectuel. L'épithète d'anarchiste n'a rien qui nous fasse peur. Mais, pour la clarté des idées, nous croyons qu'il convient de maintenir distinctes les deux expressions: anarchisme et individualisme.

(4) Vigny, Journal d'un poète, p. 25 (éd. Ratisbonne).

(5) Voir le roman des Pléiades, p. 22, 23, etc.

(6) Vigny, Journal d'un poète, p. 262.

(7) Benjamin Constant, Adolphe, p. 202.

(8) Vigny, Journal d'un poète, p. 236.

(9) Vigny, Journal d'un poète, p. 161.

(10) Vigny, Journal d'un poète.

(11) M. Barrès, Un Homme libre-.

(12) Ibid., p. 100.

(13) Tarde, les lois de l'imitation, sub fine (F. Alcan).

(14) Nietzsche a dit en ce sens : " L'anarchisme n'est qu'un moyen d'agitation de l'individualisme " (Volonté de puissance, § 337).

(15) Nous faisons allusion ici à un récent et très intéressant débat entre deux théoriciens de l'anarchisme, MM. Malato et Janvion, dans le journal L'Ennemi du Peuple (1903) et à une série d'articles intitulés Individualisme et Humanisme et écrits par M. Janvion dans ce journal. Le conflit entre l'individualisme et l'humanisme est porté à. l'aigu dans ce débat, où M. Janvion, adversaire de l'humanisme, nous semble donner de beaucoup les meilleures raisons.

(16) " Eh bien, dit M. Dupont-White, je ne puis croire à ce dogme! Ce n'est pas chose à proposer aux hommes que de se montrer tels qu'ils sont, que d'apparaître tout entiers. Si notre nature était une en ce sens qu'elle fût purement spirituelle, on pourrait à ce titre encore lui rendre la main et la livrer à tout son essor: l'égarement ne serait pas à craindre... mais quand un être porte en lui des impulsions si différentes, si contradictoires, n'est-il pas bien hasardeux de le convier au développement de toute sa nature dans sa plus riche diversité ? Encore un peu et vous direz comme Fourier que les passions viennent de Dieu et que le devoir vient de l'homme. C'est tout au moins trop de complaisance pour les penchants très divers, quelques-uns très saugrenus, qui persistent avec tant d'éclat au-dessus du singe. " La conclusion est à peu près celle que donnerait M. Brunetière: " Gardez-vous de provoquer un être ainsi fait et ainsi conditionné à s'épanouir dans toutes ses proportions. Qu'il se cultive et se manifeste à certains égards, soit: mais surtout qu'il se borne, qu'il se réduise, qu'il s'efface, tel est l'idéal à son usage. Au surplus, ceci n'est pas une question : nous ne sommes en société que pour en tirer ce bénéfice d'une contrainte mutuelle, je dirais presque d'une mutilation universelle. " (Dupont-White, préface de l'Essai sur la Liberté de St. Mill.)

(17) M. Metchnikoff, malgré son optimisme, reconnaît pleinement les désharmonies de la nature humaine dans la vie morale et sociale. Il est vrai qu'il semble attendre des progrès de la science une atténuation de ces désharmonies. Voir B. Metchnikoff. Etudes sur la nature humaine, Essai de philosophie optimiste, p. 137 et suiv.

(18) Vigny, Journal d'un poète, p. 32.

(19) L'expression est de M. J. Volkelt, dans son livre : A. Schopenhauer, seine Persönlichkeit, seine Lehre, sein Glaube, p. 47.

(20) Voir aussi, sur ce point, Bakounine, Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, p. 285 et suiv.

(21) Stimer, l'Unique (trad. Reclaire, p. 286).

(22) Ce qui prouve encore qu'il y a parallélisme entre Etat et société et que le libéralisme de l'un vaut celui de l'autre, c'est la récente mesure prise par l'Etat américain contre l'écrivain russe Gorki dans les circonstances qu'on sait . Une telle mesure, qui heureusement paraîtrait impossible et ridicule en France, n'est possible là-bas que grâce à un certain état de l'opinion publique.

(23) Stirner, l'Unique, éd. Reclaire, p. 383.

(24) Nietzsche, Le Gai savoir, § 356.

(25) Journal d'un poète, p. 17.

(26) Edouard Berth, Anarchisme individualiste, marxisme orthodoxe, syndicalisme révolutionnaire (Mouvement socialiste du 1er mai 1905, p. Il).

(27) Ed. Berth, loc. cit., p. 14.

(28) On peut se reporter sur ce point à un numéro de la Plume datant de l'époque héroïque de l'anarchie (mai 1893). Ce numéro contient un exposé théorique des fondements scientifiques de l'anarchisme par André Veydaux et un plan de la société future aux points de vue économique, politique, sexuel, moral, etc., par les principaux écrivains anarchistes de l'époque. Voici un échantillon des rêveries pseudo-scientifiques de M. André Veydaux, où il s'appuie sur l'autorité de M. de Lanessan : " L'atome se meut librement dans sa sphère équilibrée par la gravitation de l'atomisme ambiant. Le témoignage de la nature est irrécusable. Minéralité, végétalité, animalité présentent dans leurs manifestations intimes le spectacle de l'harmonie dans l'autonomie. "... " La centralisation existe--t-elle réellement chez les êtres pluricellulaires ? Leurs cellules sont-elles divisées en cellules dominatrices et en cellules obéissantes, en maîtres et en sujets ? Tous les faits que nous connais-sons répondent négativement avec la plus grande netteté. Je n'insisterai pas sur l'autonomie réelle dont jouit chacune des cellules de tout organisme pluricellulaire ; car, s'il est vrai que toutes dépendent les unes des autres, il est vrai aussi que aucune ne commande aux autres que les organismes pluricellulaires même les plus élevés ne sont en aucune façon comparables à une monarchie ni à toute autre gouvernement autoritaire et centralisé. Autonomie et solidarité, telle serait la base d'une société qui aurait été construite sur le modèle des êtres vivants... (De Lanessan, le Transformisme). " La société, continue M. A. Veydaux, fonctionnera de l'individu aux groupes polymorphes, occasionnels, mobiles ; du groupement au faisceau de groupements homologues et équivalents, fédérations ou corporations, et ainsi de suite jusqu'à l'extrême association ; ce sera le libre jeu des individualités ; ce sera la variété dans l'unité; car c'est le spectacle public de l'Harmonie naturelle, c'est la loi de l'Evolution ; c'est la condition sine qua non de l'existence des sociétés humaines. "

Plus loin le théoricien se transforme en poète (?) :

Tous bateaux ont bien libre jeu en même port.

Pesant sur l'eau d'un proportionnel effort i

Par le gros vaisseau l' esquif est-il étouffé ?

(La Plume, mai 1893.)

(29) C'est ce communisme fainéant que Lafargue flétrissait

par avance dans son fameux pamphlet du Droit à la Paresse.

(30) M. Barrès, l'Ennemi des lois, p. 25.

(31) Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse, Introduction (F. Alcan).

(32) Amiel, Journal intime, II, p. 88.

(33) R. de Gourmont, Epilogues, II, p. 308.

(34) C'est peut-être de ce point de vue qu'il est possible de concilier le conservatisme politique de M. Barrès avec ses idées individualistes développées dans Un Homme libre et dans l'Ennemi des lois. Peut-être aussi M. Barrès joue-t-il le jeu de bascule qui consiste à traiter en ennemi le parti le plus fort. Ou, peut-être, obéit-il à une appréhension de sa sensibilité d'artiste. Voyant, à tort ou à raison, dans le socialisme montant l'avènement d'une barbarie mortelle à l'individualité et à l'art, il se réfugie, toujours par le même jeu de bascule, dans le parti le plus rigidement conservateur et traditionaliste. - Il con-vient d'ajouter d'ailleurs que l'attitude individualiste de M. Barrès n'est pas toujours bien nette. S'il semble bien individualiste dans l'Ennemi des lois et Un Homme libre, d'autre part, dans un curieux opuscule intitulé: De Hegel aux cantines du Nord, il semble recommander un véritable anarchisme fédéraliste.

(35) Voir l'article du Dr Toulouse intitulé: le Pacte social (Journal, juillet 1905).

(36) M. Fouillée, dans son livre Nietzsche et l'Immoralisme, retrace l'évolution actuelle de l'anarchisme et indique le conflit entre la tendance individualiste à la Stirner et la tendance humanitaire qui se traduit sur le terrain métaphysique par un monisme naturaliste à la Spinoza. Après avoir cité un passage M. Reclaire, le traducteur de Stirner, qui prétend substituer à la conception stirnérienne de l' c Unique " celle d'un moi commun et universel, " fond commun " des individualités, M. Fouillée ajoute: " On le voit, l'anarchisme théorique a fini par devenir de nos jours un monisme à la Spinoza et à la Schopenhauer: l'Unique, qui n'était d'abord qu'un individu et un ego, s'est transformé en ce fond commun à tout que la c Science " nous fait entrevoir, que la c Philosophie " seule dégage. L'Unique " l'Un-Tout. " (Fouillée, Nietzsche et l'immoralisme, p. 8, F. Alcan.)

(37) Draghicesco, l'Individu dans le Déterminisme social (F. Alcan).

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Informations du côté d' Alain Madelin !

Du libéralisme à l’intelligence artificielle : Alain Madelin ne lâche rien !

Inlassable chantre des idées libérales, Alain Madelin revient en première ligne. Face aux ravages de l'étatisme, l'ancien ministre de l'Économie et des Finances troque la théorie pour l'offensive, avec le projet Kairos. 
 
Connaissez-vous Pascal Brutal ? Cette bande dessinée de Riad Sattouf, parue en 2006 chez Fluide Glacial, imagine une France dystopique présidée par Alain Madelin, élu de justesse face au trotskiste Olivier Besancenot. Dans cette fiction, la politique du nouveau président a provoqué toutes sortes de désastres, dont le moindre n’est pas l’autonomie de la Bretagne.
 
 

Cette France « ultra-libérale » est un pays orwellien où les inégalités explosent. Les « ultra-riches » se retranchent derrière des murailles, tandis que les laissés-pour-compte pleurent la disparition d’un État réduit à peau de chagrin.

Madelin y est évidemment présenté sous les traits du grand méchant. Un rôle d’épouvantail que la gauche lui a sciemment collé dès ses débuts en politique. Rarement caricature fut plus vaine. Fils d’un OS chez Renault et d’une dactylo, ayant grandi (comme Eddy Mitchell) sur la colline de Belleville, Alain Madelin s’est élevé par le travail et n’a jamais renié son milieu d’origine.

Un enfant de Belleville

Il l’expliquait déjà devant Thierry Ardisson dans son émission Tout le monde en parle, en 2005 : « On est dans un pays où ceux qui connaissent l’économie ne s’occupent pas des pauvres et où ceux qui s’occupent des pauvres ne connaissent rien à l’économie. J’aimerais marier les deux ! » 

C’est toujours son combat, comme il l’explique aujourd’hui à Valeurs actuelles : « La gauche tente de renouer avec le peuple grâce à la taxe Zucman. C’est une vision particulièrement démagogique et archaïque. L’appliquer serait mettre l’économie en panne et dans une société sans croissance, il ne peut pas y avoir de justice sociale. »

Un souci qui transparaissait à l’écran le 14 septembre dernier. Invité de LCI, le théoricien n’a pu retenir son émotion en évoquant, d’une voix soudainement étranglée, le sort des classes populaires : « Vous avez 10 % des Français qui sont à 20 ou 30 euros près. Allez voir une caisse de supermarché enfin de mois et vous verrez des hésitations, pour quelques euros, d’une famille. Ça donne envie de faire quelque chose ! »

Longtemps caricaturé en Cassandre, il fait preuve d’un optimisme étonnant

Ce “quelque chose” s’appelle le projet Kairos. Référence au dieu grec de l’opportunité, celui qui surgit lorsqu’il faut saisir sa chance et passer à l’action. Made lin façonne ses nouveaux projets depuis ses bureaux de la rue de Bourgogne, à deux pas de l’Assemblée nationale. À ses côtés, notamment, ses partenaires de feu “la bande à Léo” : les anciens ministres Gérard Longuet et Hervé Novelli.

Nous ne cherchons pas seulement à sortir de l’impasse actuelle, mais à déverrouiller l’avenir.

Armé d’une curiosité jubilatoire, le cérébral fait pièce à sa réputation de Cassandre : « Je suis très optimiste. Même s’il faudra surmonter bien des difficultés, nous sommes à l’orée des dix années les plus fabuleuses de l’histoire de l’humanité. Grâce aux innovations, nous allons entrer dans l’ère de l’exponentielle, avec un hyper-capitalisme qui va transformer nos sociétés. Voilà pourquoi nous ne cherchons pas seulement à sortir de l’impasse actuelle, mais à déverrouiller l’avenir. »

En clair, Alain Madelin et sa fine équipe s’appliquent à mettre l’intelligence artificielle au service du libéralisme. Il faut le voir, avec des allures de professeur Nimbus, présenter leur nouvel algorithme maison : un outil destiné à tester les arguments libéraux auprès de chaque segment de la population, pour les affiner, les polir, les rendre toujours plus percutants.

Il y a quelque chose de savoureux à observer ce presque octogénaire – entré au gouvernement en 1986 – distribuer des leçons de modernité à un “nouveau monde” qui l’avait oublié depuis sa déroute du premier tour de la présidentielle de 2002, lorsqu’il s’était abîmé à 3,91 %.

Faire turbuler le système

Au sujet de la classe politique du moment, Madelin se montre évidemment sévère : « Il y en a quelques-uns qui se soignent, mais ils ne sont pas tous guéris. » Et de pronostiquer un franc renouvellement dans les années à venir. Sans surprise, David Lisnard, qui lui a succédé dans le rôle de héraut du libéralisme, est celui qui l’intéresse le plus : « Heureusement qu’il est là ! » Sophie de Menthon (Je suis pour David Lisnard, Bernard Cazeneuve, Manuel Valls, Bruno Retailleau… Sans oublier Alain Madelin, qui m’a convertie au libéralisme lorsque j’avais 35 ans.) souligne pourtant ce qui les distingue : « Madelin est un homme d’idées, un macroéconomiste, là où Lisnard est un maire, quelqu’un qui a les pieds sur terre. L’idéal serait qu’ils fassent un ticket ! »

La dirigeante du mouvement patronal Ethic (Entreprises de taille humaine indépendantes et de croissance) se souvient d’un homme aussi détonnant que précurseur : « Je suivais de près Idées action, qui était davantage un mouvement qu’un parti politique, que j’ai contribué à monter avec lui dans les années 1990. Il y avait un côté Macron avant Macron. Je me souviens notamment avoir conseillé Alain Madelin de s’inspirer des réunions Tupperware pour organiser des réunions militantes chez les gens ! »

S’il juge que vous n’êtes pas assez intéressant ou à son niveau, il vous oublie rapidement. Mais lorsqu’on a la chance de le connaître vraiment, on découvre un homme d’une grande générosité intellectuelle, capable de beaucoup de sensibilité et d’un humour surprenant.

Sophie de Menthon fait la description d’un caractère bien trempé : « C’est un homme plutôt froid au premier abord, qui peut parfois sembler méprisant, très conceptuel ou intellectuellement dominateur. S’il juge que vous n’êtes pas assez intéressant ou à son niveau, il vous oublie rapidement. Mais lorsqu’on a la chance de le connaître vraiment, on découvre un homme d’une grande générosité intellectuelle, capable de beaucoup de sensibilité et d’un humour surprenant. »

Notre présent économique confirme ses analyses d’hier

De colloques en débats, Alain Madelin est aujourd’hui un expert réclamé, au point d’être parfois comparé à un prophète. Peut-être parce que notre présent économique confirme ses analyses d’hier. Pour le président du groupe Union centriste au Sénat, Hervé Marseille : « L’homme a pour mérite de toujours assumer une ligne claire. Aux côtés de François Léotard et de quelques autres, il fut dès les années 1980 l’un de ceux qui portaient des idées innovantes et audacieuses, incarnant une sensibilité différente de celle des dirigeants de la droite de l’époque, Chirac et Giscard. »

Frédéric Masquelier, maire Les Républicains de Saint-Raphaël, a ainsi accueilli Alain Madelin, début novembre, lors des Rencontres de l’Avenir, organisées dans sa commune.

Un geste qui tenait lieu d’hommage pour l’édile varois, venu à la politique lors d’un meeting du candidat libéral en 1994, à Nice : « Il fait partie des rares hommes politiques à avoir de vraies convictions, une matrice intellectuelle solide. Aujourd’hui encore, il joue le rôle d’indispensable aiguillon des idées libérales. C’est aussi un homme engagé contre le totalitarisme. Lors des Rencontres de l’Avenir, il a pu discuter avec des descendants de victimes des Khmers rouges, ou encore avec le fils du commandant Massoud. »

À son côté, Madelin s’est recueilli devant le monument dédié aux victimes du communisme, le seul en France, que le maire avait inauguré en août dernier, malgré les protestations fielleuses de la gauche locale. Instant grave, traversé par une idée simple, presque obstinée. La liberté, encore et encore .

La suite ici: 

https://www.valeursactuelles.com/clubvaleurs/politique/du-liberalisme-a-lintelligence-artificielle-madelin-ne-lache-rien 


 

Alain Madelin

Alain Madelin, né le 26 mars 1946 à Paris, est un homme politique français, candidat libéral à l'élection présidentielle de 2002. 
 

Biographie

Fils de Gaétan Madelin, ouvrier spécialisé de Renault et d'Aline, femme de ménage, il passe son enfance à Belleville, à Paris.

Choqué par les accords d'Évian, il s'engage dès 16 ans pour la cause nationaliste et devient familier des bagarres avec les militants d'extrême gauche. En 1963 il est à la Fédération des Étudiants Nationalistes où il est responsable de l'action militante. Il sera blessé à l'entrée du lycée Turgot dans une bagarre entre lycéens communistes et membres de la FEN. En 1964, alors qu'il étudie le droit à Assas, il est l'un des fondateurs du mouvement Occident, mouvement étudiant d'extrême droite, avec Gérard Longuet et Patrick Devedjian. Revenant sur cette époque, il déclare qu'il s'agit d'un :

« anticommunisme militant, extrême et passionné, qui a accompagné une bonne partie de ma vie d'étudiant. Et comme à ce moment-là, la France de l'anticommunisme était marginalisée, nous avons été systématiquement confinés à l'extrême droite. En face, ils étaient pour Mao et Pol Pot, pour les Gardes rouges et pour les Khmers rouges. Je ne regrette pas de ne pas avoir choisi ce camp-là.[1] »

Le 12 janvier 1967, Occident opère une action commando contre des militants d'extrême gauche qui distribuent des tracts à la faculté de Rouen. Le commando, dont fait partie Madelin, laisse sur le carreau cinq blessés dont un grave, crâne fracturé et même percé d'un coup de clé à molette. Ironie du sort, ce blessé grave n'est autre qu'un futur journaliste du journal Le Monde, Serge Bolloch.

Les militants d'Occident affrontent les manifestants de mai 68 ; le groupuscule est dissous à l'issue de la crise.

À l'automne 1968, Alain Madelin retourne à la faculté de droit d'Assas, et adhère aux Républicains indépendants de Valéry Giscard d'Estaing. Il obtient une licence de droit. L'avocat prête serment en 1971, mais ne coupe pas vraiment les ponts. Il travaille dans différents instituts et organismes patronaux, notamment avec Georges Albertini, un ex-lieutenant du collaborationniste Marcel Déat, qui fut un des derniers ministres du maréchal Pétain.

Il intègre l'état-major de Valéry Giscard d'Estaing, qui est élu président en 1974. (idem en 1981)

En 1978, Alain Madelin est élu député d'Ille-et-Vilaine et devient vice-président du Conseil régional de Bretagne ; il fait sensation en arrivant sans cravate dans l'hémicycle.

Lorsque la droite gagne les élections législatives en 1986 et que débute la première cohabitation, Jacques Chirac le nomme ministre de l'Industrie, des Postes et Télécommunications et du Tourisme. Le scénario se répète lorsque la droite gagne les élections législatives en 1993 et qu'Édouard Balladur, Premier ministre de la seconde cohabitation, nomme Alain Madelin ministre des Entreprises et du Développement économique.

Son passage laisse deux traces notables : d'une part les contrats de retraite dit « Madelin », permettant aux non-salariés de se constituer une retraite par capitalisation ; d'autre part une simplification des démarches de création d'entreprise, avec la mise au point du statut d'entreprise unipersonnel (EURL et EARL).

En 1995, Alain Madelin est élu maire de Redon.

Lorsque l'UDF se range derrière Édouard Balladur à l'élection présidentielle de 1995, il choisit de soutenir Jacques Chirac. Élu, ce dernier le nomme ministre de l'Économie et des Finances, mais ses positions le mènent à la démission au bout de trois mois, et il est remplacé par Jean Arthuis. Lors de son passage au ministère, il ne fait pas montre d'un libéralisme excessif : il approuve une hausse importante des impôts ; il signe avec d'autres ministres la Loi anti-Reichman, destinée à empêcher les gens de s’assurer librement en dehors de la Sécurité sociale (loi jamais appliquée en l'état, et rapidement remaniée, puisque contraire aux dispositions communautaires).

À la victoire de la gauche en 1997, il prend la tête du Parti républicain. À l'été 1997, il renomme ce parti Démocratie Libérale.

Il se présente à l'élection présidentielle de 2002, mais ne parvient pas à atteindre le seuil de 5 % des voix qui lui permettrait de se faire rembourser ses frais de campagne : financièrement acculé, il rejoint avec son parti l'UMP en 2002, et se retire rapidement de la vie politique.

La vie post politique

Avec Henri Lepage, il a fondé dans les années 1990 le (futur cyber) Institut Euro 92, qui constitue depuis lors une réserve inestimable d'articles portant sur des sujets aussi variés que la monnaie, l'environnement, la santé, ou encore l'histoire des idées libérales. Il aussi a continué à prendre part à la vie intellectuelle française avec les cercles libéraux.

Il est aujourd'hui avocat au barreau de Paris, divorcé, et a trois enfants.

Depuis novembre 2007, il préside le Fonds mondial de solidarité numérique créé en 2005 sous l'égide du président sénégalais Abdoulaye Wade. En 2011, il a cofondé le fonds de Private Equity Latour Capital.

Il reste un observateur attentif de la vie politique française. À la primaire de la droite en 2016, il soutient Alain Juppé, et manifeste une certaine approbation des propositions d'Emmanuel Macron pendant la campagne de 2017.

En 2025, il s'inscrit sur X (anciennement Twitter).

Fonctions et carrière politique

Mandats électifs

  • Député d'Ille-et-Vilaine (1978-1986, 1988-1993 et depuis 1995).
  • Parlementaire européen (1989, 1999-2002).
  • Conseiller régional de Bretagne (1992-1998).
  • Conseiller général du canton de Redon (Ille-et-Vilaine, 1994-1995).
  • Maire de Redon (Ille-et-Vilaine, 1995-2001).

Responsabilités exercées

  • Ministre de l'industrie, des postes et télécommunications et du tourisme (1986-1988).
  • Vice-président de l'Union pour la Démocratie française, UDF (1991-1996).
  • Ministre des entreprises et du développement économique, chargé des petites et moyennes entreprises et du commerce et de l'artisanat (1993-1995).
  • Ministre de l'Économie et des finances dans le gouvernement Juppé (18 mai-26 août 1995).
  • Président de Démocratie libérale (1997-2002).

Sanction disciplinaire

  • 02/02/1984 Infraction : « Injures ou menace envers le président de la République française » (Article 73 du Règlement de l'Assemblée nationale) Peine: « Censure simple » (privation pendant un mois de l'indemnité parlementaire). Contexte : pendant le débat portant sur la loi visant le groupe Hersant, François d'Aubert, Alain Madelin et Jacques Toubon avaient mis en cause l'honneur du président François Mitterrand en rappelant les relations que le chef de l'État avait entretenues, au sein d'une revue féminine intitulée Votre Beauté, avec d'anciens responsables du CSAR (la Cagoule).

Publications

  • 1987, "Non au désarmement idéologique", In: Henri Lepage et Serge Schweitzer, dir., De l'ancienne économie à la nouvelle économie, Librairie de l'Université, Aix-en-Provence, pp297-302
  • 1988, "Actualité de Frédéric Bastiat", In: "Un libéral : Frédéric Bastiat", Presses de l’IEP de Toulouse, Rencontres de Sorrèze, 19 et 21 février 1987, ISBN 2-903847-24-10
  • 1997,
    • a. dir., "Aux sources du modèle libéral français", Paris: Perrin
    • b. "Préface. Le modèle libéral français", In: Alain Madelin, dir., "Aux sources du modèle libéral français", Paris: Perrin, ppi-viii

Citations

Sur Madelin

  • Madelin, - le "grand libéral français", qui restera dans l'histoire de France le ministre des finances qui a le plus augmenté les impôts. (Claude Reichman)
  • La démission d’Alain Madelin de son poste de ministre des Finances et de l’Économie est un événement politique majeur dont les conséquences se feront sentir de manière durable. (...). Le ralliement d’Alain Madelin a apporté à Jacques Chirac l’appui décisif dont il avait besoin, grâce au vote d’un grand nombre de Français qui ont vraiment cru au changement, qui ont vraiment pensé qu’on allait enfin mettre fin à la dérive monstrueuse du tout-État et redonner sa place à la discipline de la responsabilité individuelle. Tous ces hommes et ces femmes qui, jour après jour, s’épuisent à produire et à créer en dépit d’obstacles réglementaires et fiscaux croissants espéraient sincèrement la reconnaissance à laquelle ils ont droit. Ils sont aujourd’hui victimes d’une terrible trahison. (Pascal Salin, Le vrai libéralisme: Droite et gauche unies dans l'erreur, 2019)

De Madelin

  • "Bien souvent au lieu de réclamer « moins d'État », nous devrions en fait demander «plus de droit ». Telle est la vraie démarche libérale". Alain Madelin, 1997, "Préface. Le modèle libéral français", In: Alain Madelin, dir., "Aux sources du modèle libéral français", Paris: Perrin, pv
 

Référence

Liens externes

 

La modernité de la pensée libérale....

par Alain Genestine 22 Janvier 2008, 22:39 Politique

Par formation, par tradition, le français ne serait pas fait pour un libéralisme qui, par nature, nous-dit on, correspond beaucoup mieux aux particularités historiques et sociologiques du monde anglo-saxon qu'au nôtre.

Propos d'Alain MADELIN

Il s'agit-là d'une idée reçue. Nous avons perdu de vue le rôle central joué par les auteurs libéraux français des 18ème et 19ème siècles dans la fomation, la conceptualisation et la diffusion des idées libérales. Sans leurs apports, le libéralisme serait sans doute resté une pensée inachevée.

 Rien n'est plus habituel, par exemple, que de faire remonter les sources de la pensée économique libérale à Adam Smith. Le philosophe écossais serait non seulement le fondateur de la science économique, mais plus encore le véritable inventeur, le " découvreur " du libéralisme économique. Présenter les choses ainsi occulte tous les apports d'une tradition française qui, tout au long du 18ème siècle, a produit des ouvres essentielles. Elle minimise notamment le rôle fondamental de Turgot dans la formation des concepts de base de la pensée économique libérale moderne. Des travaux scientifiques ont récemment révélé l'ampleur des emprunts qu'Adam Smith avait réalisé auprès de son illustre contemporain français.


De même, on oublie que la grande littérature libérale des Etats-unis s'inscrit directement dans la tradition d'une école d'économie politique américaine fondée au début du 19ème siècle par l'ancien Président Thomas Jefferson sur la base d'un manuel qui n'était autre que la traduction réalisée par lui d'un ouvrage d'un auteur français, le comte Destutt de Tracy. Ainsi, bien des idées qui nous reviennent aujourd'hui d'outre-Atlantique ne sont en fait que des reformulations et développements modernisés de concepts ou d'analyses dont les prémisses ont généralement été posées par des auteurs bien français : par exemple toute l'analyse moderne des mécanismes de la croissance de l'Etat que l'on retrouve déjà anticipée chez les auteurs libéraux de la Restauration (Charles Comte, Charles Dunoyer, Augustin Thierry), et plus encore chez Frederic Bastiat et les collaborateurs du Journal des Economistes.
 

Sur un plan scientifique, beaucoup d'économistes seront sans doute étonnés d'apprendre qu'il existe actuellement un courant anglo-saxon qui vise à réhabiliter l'oeuvre de ces économistes français du 19ème siècle en démontrant que leurs jugements se fondaient sur une démarche scientifique incomparablement supérieure à celle de leurs rivaux britanniques, les fameux Manchestériens (Ricardo, Malthus...) présentés dans tous les cours d'université comme les fondateurs, à la suite d'Adam Smith, de la vraie science économique. Alors que ces derniers éprouvaient encore beaucoup de mal à résoudre le problème des origines de la valeur ? et contribuaient ainsi à entretenir les germes de ce qui allait plus tard former le coeur de la doctrine marxiste ?, les économistes français rejetaient déjà résolument les ambiguités de la théorie de la valeur-travail pour adopter (malheureusement sans être encore en mesure de l'expliciter clairement) une conception "subjective" et très moderne de la valeur.


Enfin, il est à la mode d'accuser les libéraux contemporains du péché d'économicisme, et de leur reprocher de ne plus accorder suffisamment d'attention aux vraies valeurs de l'Humanisme européen. En faisant le procés de l'Etat-étouffe-tout, en appelant à la régression des dépenses publiques, en condamnant les nationalisations et les excès de l'économie administrée, en dénonçant les abus de la protection socialisée, en se faisant les défenseur de la propriété, les libéraux "à l'anglo-saxonne" trahiraient les idéaux humanistes de leur tradition. Le libéralisme présenterait le défaut rédhibitoire de conduire à la victoire des comportements individualistes, au détriment de tout ce qui peut incarner la présence de valeurs de solidarité ou d'identités collectives.


Ce procès de l'individualisme n'a rien de nouveau. C'était déjà ce que socialistes et conservateurs reprochaient de concert aux libéraux français du 19 ème siècle. Les travaux de ces derniers prouvent pourtant à quel point ce reproche est infondé, et résulte plus de fantasmes idéologiques et politiques que d'une analyse réelle de la pensée de ceux qui étaient concernés.


Que Benjamin Constant ou Alexis de Tocqueville échappent généralement à cette opprobe n'empêche pas que les autres partageaient le plus souvent la même conviction sur l'importance du rôle des traditions, du respect des valeurs et des solidarités communautaires, mais que c'était précisément au nom de la préservation de celles-ci qu'ils s'attaquaient aux monopole de l'Etat moderne avec une virulence très souvent bien au-delà de ce que l'on trouve aujourd'hui dans la pensée libérale même la plus agressive. Excellents prophètes de ce qui allait s'enchaîner avec l'avènement des Etats providence contemporains, et en raison même des leçons qu'ils avaient eux-mêmes tirées de leur expérience révolutionnaire, les libéraux français du 19ème siècle ont été les premiers à comprendre que c'est l'excès d'Etat qui conduisait paradoxalement à l'anomie sociale aujourd'hui si fréquemment mise au débit du libéralisme.


Les vrais contours du libéralisme

Ces remarques sur l'histoire de la pensée libérale dans notre pays me conduisent tout naturellement à préciser une nouvelle fois les contours de cette pensée libérale, ainsi que les contributions qu'elle apporte tant au progrès social qu'au progrès économique. La pensée libérale est très souvent assimilée à un certain nombre de recettes économiques qui asservissent l'homme et le mettraient au service exclusif des chiffres. En réalité, cela n'a aucun sens. La pensée libérale, avant d'être une pensée économique, est une pensée philosophique, juridique et politique de la libération de l'homme.

Un libéralisme philosophique et politique

Le libéralisme correspond d'abord et avant tout à l'idée que l'homme est un être moral, un être de conscience, un être libre, libre de faire le bien comme le mal. Et c'est précisément cette liberté de choisir en conscience de faire l'un ou l'autre, l'un plutôt que l'autre, qui fonde sa responsabilité; responsabilité vis-à-vis de Dieu son Créateur pour les uns, vis à vis des exigences de sa raison pour les autres. A son tour, c'est parce que le libéralisme voit d'abord et avant tout dans chaque être individuel ce qu'il y a de responsable, qu'il en conclue que tous les hommes sont moralement égaux, et qu'il pose ainsi le principe de l'égale dignité de tous les êtres humains.


Défini de cette façon, le libéralisme est le produit d'une longue histoire philosophique qui débute en Grèce il y a vingt cinq siècles, est ensuite portée par le grand souffle du christianisme, et se trouve finalement consacré par les déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, véritable charte des libertés individuelles. C'est une doctrine qui, par construction, se déclare l'ennemie irréductible de toutes les thèses qui prônent l'inégalité des hommes ou des races.


Concrètement, cela veut dire que pour les libéraux il existe au-dessus de tout pouvoir humain, qu'il soit d'essence autocratique ou démocratique, une autre loi, fruit de la nature de l'homme, de son histoire et de notre civilisation, qui s'impose à lui comme à tous les autres hommes, et qui limite ce qu'il peut naturellement faire ? par exemple violer les droits des autres. Au nom de ce principe essentiel je suis de ceux qui considèrent que si 51 % des français, ou même 99 % votaient la suppression des droits de l'homme, cela n'empêcheraient pas ceux-ci de continuer à exister, et donc de s'imposer à tous comme un devoir moral.


Pour moi, c'est d'abord cela être libéral. C'est un refus farouche de la loi du plus fort; et donc de ramener le droit à la simple expression du choix des plus forts, ou des plus nombreux.


Un libéralisme juridique

Il s'ensuit qu'aux yeux d'un libéral la démocratie ne peut se réduire à l'exercice du seul principe majoritaire. La loi de la majorité doit se trouver équilibrée par un principe de limitation du pouvoir qui protège les droits des minorités ? à commencer par ceux de la plus petite de ces minorités, l'individu.


C'est ainsi que la conception libérale de la démocratie repose sur la présence de limites constitutionnelles délimitant les pouvoirs du législateur et du gouvernement. Dans la démocratie libérale, la loi ne saurait se réduire à la volonté et aux caprices d'une majorité d'un jour. La loi ne peut être que le produit de procédures complexes où s'inscrit l'héritage accumulé d'une longue histoire juridique et culturelle.


Le libéralisme est donc une approche des relations humaines et politiques fondées sur la priorité de l'ordre juridique.


Il existe deux méthodes pour assurer l'ordre social : la première consiste à donner des ordres, à en user et à en abuser, en étendant indéfiniment le pouvoir des contraintes de l'Etat. La seconde cherche non pas à commander les hommes au moyen d'une autorité dite supérieure, mais à établir les droits et les obligations réciproques des individus. C'est la méthode juridique, la méthode libérale.


Bien souvent au lieu de réclamer "moins d'Etat", nous devrions en fait demander "plus de droit". Telle est la vraie démarche libérale.


Un libéralisme économique

Le libéralisme économique est bien évidemment indissociable des deux caractéristiques précédentes. C'est l'ordre juridique d'une société d'hommes libres, citoyens d'un Etat soumis au droit ? l'Etat de droit ?, qui est la source de la croissance et de la prospérité économique.

L'essor des disciplines macro-économiques nous a habitué à raisonner en termes de "demande", de "capital", "d'investissement", de "productivité"... Mais à manier les équations de plus en plus complexes, nous en sommes arrivés à perdre de vue l'essentiel : à savoir qu' "il n'y a de richesse que d'hommes".

Pour le libéral que je suis, la croissance, l'emploi n'ont en définitive d'autre origine que l'homme, sa liberté et sa créativité. Ce n'est pas dans l'étude de la macro-économie que se trouve le secret de la prospérité économique, mais dans les institutions et la manière dont elles stimulent sa créativité en faisant appel à sa liberté et à son sens de la responsabilité.

A cet égard la référence du libéralisme au "laissez faire" est la source d'immenses malentendus. Ce n'est pas le libéralisme en soi, mais la trahison des grands principes de droit par des Etats qui ne conservent plus que les apparences de l'ordre libéral qui est la cause des grands dérèglements économiques et sociaux.

Historiquement, le "laissez faire, laissez passer" constituait une réaction contre le colbertisme, son dirigisme étouffant, et ses privilèges sclérosants. C'était, prioritairement, un revendication de responsabilité. "Laissez faire, laissez passer", c'était une façon de permettre l'ascension des individus, la liberté d'épanouissement des originalités personnelles.

C'est ainsi une erreur que de laisser croire que la pensée libérale réduit l'homme au rôle de simple agent économique dont la seule fonction serait de produire, de consommer ou d'investir. Pour un libéral, l'économie est d'abord et avant tout faite d'hommes et de femmes plus ou moins incités à faire preuve d'initiative, à entreprendre, à innover, à travailler, à faire preuve de responsabilité dans des structures sociales qui favorisent plus ou moins le meilleur de chacun.

La dimension sociale du libéralisme

Celle-ci est encore plus mal connue. L'étiquette libérale a trop servi dans le passé à couvrir des marchandises frelatées et diverses formes de conservatisme qui n'avaient rien à voir avec le libéralisme.

C'est ainsi que le libéralisme est trop souvent identifié à une absence de générosité sociale, une loi de la jungle où le fort triompherait aisément des faibles. Ce n'est pas exact.

Certes, pour les libéraux, la confiance dans les libertés économiques est le plus sûr moyen pour conduire à la prospérité. Mais les libéraux sont les premiers à reconnaître que s'il y a dans l'homme un besoin de liberté, il y existe aussi bien entendu un besoin de sécurité.

Cette vérité d'évidence, vous la retrouverez très clairement exprimée chez les libéraux français du 19ème siécle. Chez Frédéric Bastiat par exemple, qui a consacré de très belles pages à montrer que le besoin de sécurité est fondamental dans l'âme humaine, et qu'il faut travailler à donner aux hommes les moyens d'assurer leur sécurité car cela ne se fait pas tout seul.

C'est pourquoi les libéraux du 19ème siècle furent les initiateurs de nombreuses institutions de protection sociale sous forme d'assurances ou de sociétés de secours mutuels ; institutions destinées à prévenir la maladie, le chômage, ou la vieillesse, à permettre aux ouvriers de se créer un patrimoine au travers de caisses d'épargne. C'est un libéral, l'économiste Gustave de Molinari, qui, joignant l'acte à la parole, tenta par exemple le premier en France de créer des "Bourses du travail". Bien des expériences et réalisations qui ont marqué l'évolution de notre société et de son environnement social à la fin du 19ème siècle, furent en fait le produit d'initiatives libérales.

La grande différence avec la pensée sociale contemporaine est que les libéraux mettent l'accent sur le rôle prioritaire des associations et du monde associatif. La pensée libérale est une pensée d' équilibre, une pensée qui considère que si l'on veut éviter l'oppression des faibles par les forts il existe une autre voie que le recours à la loi ou à l'Etat : la libre association. Le libéral est quelqu'un qui, à une intervention de l'Etat préfère, chaque fois que cela est possible, une intervention des intéressés eux mêmes, spontanément associés.

C'est ainsi, là encore, qu'au 19ème siècle, ce sont les libéraux qui, en France, demandaient la liberté des syndicats, syndicats libres et libre entreprise étant à leurs yeux deux formes complémentaires d'un même ordre social. Pour autant toutefois que ces syndicats respectent eux-mêmes le jeu des libertés, et n'utilisent pas l'Etat pour passer d'un ordre de contrats volontaires à un nouvel ordre d'essence réglementaire construit sur une pyramide d'alibis quasi-contractuels.

La pensée du 21ème siècle

Pour terminer, je voudrais montrer que ces idées, bien qu'elles soient illustrées par la pensée de gens d'hier, sont en réalité plus actuelles que jamais.

A la veille de notre entrée dans le 21ème siècle, nous sommes en effet confrontés à un formidable changement. Après la révolution agricole, puis la révolution industrielle, voici que se profile la troisième grande vague de changement dans l'histoire de l'Humanité.

La mondialisation de l'économie, la réduction des distances et l'accélération du temps, la révolution des technologies de l'information et de la communication annoncent une nouvelle civilisation. A la civilisation de l'usine va succéder celle du savoir.

Nous vivons la révolution d'une économie globale où capitaux et informations ne connaissent plus de frontières. Une économie où ce ne sont plus seulement les matières premières ou les sources d'énergie qui comptent, mais, de plus en plus, le savoir, le travail, l'organisation. Nous entrons dans un monde où, plus que jamais, ce qui va compter, ce sont les talents, les capacités d'imagination et de créativité des hommes.

Ainsi esquissé, ce 21ème siècle, porte en lui une formidable promesse. Le 20ème siècle a été le siècle des Etats avec ses deux guerres mondiales, puis celui de l'Etat-providence et du pouvoir montant des bureaucraties. Depuis le grand évènement que fut la chute du mur de Berlin, le 21ème siècle apporte au contraire avec lui la promesse d'un monde qui fera davantage confiance à l'homme, d'un monde qui remet l'homme au coeur de la société.

Les nouveaux horizons de la science apportent non seulement de nouvelles chances de prospérité, d'emplois et de croissance, mais encore une croissance d'un type nouveau : une croissance plus soucieuse de l'homme et de son environnement, lui offrant de nouvelles possibilités d'être et d'apprendre. Une croissance créatrice de nouveaux produits, de nouveaux services, donc de nouveaux métiers, et porteuse d'une culture plus accessible.

Simultanément, cette plus grande ouverture au monde suscite un besoin de proximité, la nécessité de repères sécurisants et d'espaces à taille humaine, et la possibilité de s'épanouir au sein de multiples communautés ? dont la plus naturelle reste la famille ?, d'associations volontaires, de solidarités professionnelles et culturelles.

Ce 21ème siècle sera un siècle de citoyens plus libres et plus responsables, plus autonomes mais aussi plus solidaires au sein d'une société de plus grande harmonie; un siècle donnant davantage de place à une société civile infiniment plus riche.

Bien évidemment, je ne dis pas que cette mutation ira sans problème. J'en déduis néanmoins que ce siècle sera marqué par un grand choix libéral, par le retour en force de systèmes de valeurs et de cohésion sociétale beaucoup plus proches des valeurs libérales auxquelles j'adhère que cela n'a jamais été le cas depuis bien longtemps.

Voilà pourquoi il est si important aujourd'hui de renouer avec les racines historiques et intellectuelles du libéralisme, et notamment du libéralisme français, sans doute le plus riche de tous. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé de lancer ces premières université populaires libérales, pour mieux faire connaître les sources et les fondements de la pensée libérale, et montrer leur grande modernité.

 


 

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D) La nouvelle prime d’activité ne résout en rien l’empilement des aides sociales françaises, alors que la création d’un impôt négatif permettrait de le faire - Libre échange avec Alain Madelin

E) Alain Madelin et tous les posts de Contrepoints

F) "De quel Droit ?", conférence Alain Madelin - Par Institut Turgot

G) Alain Madelin dresse un constat de la loi éponyme vingt ans après sa création. - par AG2R La Mondiale

 

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 Sommaire:

A) Alain Madelin : "ce que je ferai pour aider les entreprises" - par Isabelle Jouanneau - Entreprendre

B) Différents liens sur des posts de l'UL qui concerne Alain Madelin

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Sommaire:

A) Une politique pro-croissance et pro-capital est nécessaire et possible - Détroyat Associés, Alain Madelin

B) Alain Madelin : "La fiscalité la plus juste est une fiscalité pro-croissance"- Par - Le Point

C) UNE FISCALITÉ PRO-CROISSANCE - Alain Madelin

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E) Mitch McConnell, paradoxal nouvel homme fort à Washington - Par
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